CHAPITRE X
Cornuaud sortit du pavillon de Marsan par une issue dérobée, se mêla à la foule et jeta un regard sur la charrette qui s’avançait au rythme pesant des bœufs dans la cour du Carrousel, escortée par des gendarmes à cheval et un détachement de gardes nationaux.
Le jour se levait, gris, lugubre, sur Paris. Aux averses de neige des jours précédents avait succédé une pluie persistante et glaciale qui transformait les rues et les places en rivières et mares de boue.
« V’là les clients du rasoir national ! s’esclaffa un sans-culotte.
— V’là les monte-à-regret ! s’écria un autre.
— Bien le bonjour à Sans-Farine ! »
Ils éclatèrent de rire. Le surnom du bourreau Samson, « Sans-Farine », déclenchait immanquablement l’hilarité parmi les spectateurs regroupés devant l’échafaud. Bon nombre d’entre eux, munis de lorgnettes, se déplaçaient à grands pas pour chercher le meilleur angle de vue. Certains grimpaient sur des échelles ou se juchaient sur les voitures proches, une place âprement négociée jusqu’à cinq sols auprès des cochers.
Cornuaud reconnut, attachés dos à dos aux ridelles de la première charrette de la matinée, quelques-uns des conspirateurs avec lesquels il avait dîné la nuit précédant l’exécution de Louis XVI. Ils ne se lamentaient pas ni ne montraient un quelconque signe de désespoir. La pâleur de leurs visages s’expliquait davantage par la froidure de ce jour de février que par l’imminence de leur mort. On leur avait coupé les cheveux et on avait découpé grossièrement les cols de leurs chemises ou de leurs robes afin de dégager leurs cous.
Des femmes, vieilles et jeunes, suivaient la charrette en abreuvant d’injures les condamnés. Chaque matin, les furies de la République accompagnaient le grincement des charrettes de leurs cris hystériques. Le peuple de Paris se passionnait toujours pour les exécutions, redevenues pourtant quotidiennes et banales après la mise en scène grandiose de la mort du dernier roi de France. Les fournisseurs, les marchands ambulants et les ouvriers interrompaient leur travail pour se presser dans la cour, espérant qu’un événement insolite viendrait perturber le rituel : un homme se débattait parfois comme un beau diable et les aides du bourreau, vêtus de tabliers rouge sang, avaient toutes les peines du monde à le maîtriser ; une femme se traînait une autre fois à genoux aux pieds des exécuteurs pour implorer sa grâce ; quelqu’un tentait de prononcer un discours grandiloquent jusqu’au moment fatidique où le couperet lui brisait net la nuque et la voix… On ne se lassait pas des têtes roulant dans le panier, des soubresauts des corps se vidant par saccades, des cadavres jetés comme des sacs de grains dans un tombereau. Fripiers et autres commerçants cernaient les charrettes dès leur arrivée dans la cour comme une nuée de corbeaux s’abattant sur une dépouille afin d’estimer au plus vite la valeur des effets des condamnés. Ils se présenteraient ensuite à la vente à l’encan qui se tenait dans le cimetière où étaient dépouillés et ensevelis les cadavres.
La sorcière vaudoun se repaissait du spectacle de ces vies fauchées par l’implacable lame. Cornuaud n’essayait pas de lutter contre la puissance de celle qui le possédait et lui ordonnait de demeurer dans la cour du Carrousel jusqu’à ce que le dernier passager de la charrette eût reçu le baiser de la « Veuve ». Comme ses nouvelles fonctions l’obligeaient à se rendre tous les jours au pavillon de Marsan, la succube avait souvent l’occasion de se réjouir : tant qu’ils s’entre-tuaient, les Blancs ne songeaient plus à enlever les hommes, les femmes et les enfants des villages de sa terre natale. Ses chefs avaient affirmé à Cornuaud que l’Assemblée prévoyait d’abolir l’esclavage malgré l’opposition des armateurs – à dessein, en réalité, d’affaiblir la puissance des cités portuaires qui rêvaient à voix haute de s’affranchir de la tutelle parisienne –, mais l’enjomineuse négresse restait sourde à ce genre de promesse, elle exercerait sa vengeance tant qu’elle occuperait son corps d’emprunt, tant qu’elle pourrait moissonner dans les champs sinistres de l’homme blanc.
Après le roulement de tambour et l’annonce réglementaires, le bourreau commença son office. Il y eut des tremblements et des gémissements parmi les condamnés lorsque, comme au théâtre, les trois coups retentirent, choc de la bascule, bruit de la lunette, chute de la lame, et que le couperet trancha la première tête, mais aucun d’eux ne se révolta, aucun ne tenta d’échapper aux aides chargés de les coucher et de les sangler sur la machine infernale. Les croassements des furies saluèrent le premier sang vermeil et ponctuèrent chaque exécution. Ni la pluie ni les vents ni les lavages quotidiens ne réussissaient à chasser l’odeur de sang qui imprégnait la cour du Carrousel. Chaque fois qu’il quittait le pavillon de Marsan, Cornuaud revoyait les images de la prise du palais des Tuileries dans la chaleur étouffante du mois d’août 1792, l’épaisse fumée, le vacarme, le désordre, l’odeur âcre de poudre… Il avait désormais l’impression de pénétrer dans une boucherie à ciel ouvert. Les spectateurs les plus proches de l’échafaud finissaient par patauger dans une mare de sang et disséminaient ensuite des traces écarlates dans les vieilles ruelles entourant le château.
L’ordinaire de Cornuaud s’était amélioré de manière considérable depuis que les citoyens Kolly et Quitre l’avaient incorporé à leur troupe du deuxième bureau. Il touchait une solde qui lui permettait de vivre décemment, ses supérieurs lui ayant trouvé un appartement sur la rive gauche de la Seine, rue de la Harpe, un petit deux-pièces humide et sombre mais bon marché en comparaison des tarifs prohibitifs pratiqués dans les autres quartiers de la capitale. Il mangeait à sa faim et sa logeuse glissait chaque soir des briques chaudes sous ses draps moyennant quelques sols par mois. Les missions qu’on lui confiait n’étaient pour l’instant guère compliquées : se rendre en compagnie de quatre ou cinq hommes chez les comploteurs et autres accapareurs dénoncés par les bons citoyens, s’assurer que les suspects ne celaient pas quelque fourniture ou quelques assignats utiles à la République. Cornuaud et les autres ressortaient pratiquement toujours de leurs expéditions avec les marchandises ou les réserves d’argent qui avaient échappé aux visites domiciliaires. Une menace brandie contre un membre de la famille, père, mère, enfants, époux, suffisait le plus souvent à obtenir une confession précise et détaillée. Depuis qu’il était entré dans ses fonctions, Cornuaud avait mis la main sur d’importantes sommes en assignats, sur des objets et des pièces en or, sur des armes et même sur des réserves alimentaires, huile, sucre, café ou grain. Il rapportait les biens saisis à ses chefs, Chérubin et Piquette, lesquels lui en remettaient une petite part qu’ils appelaient la « dîme révolutionnaire » avant de les reverser au trésor de guerre de la nation. Les suspects ne résistaient pas à ses techniques d’interrogatoire : il choisissait le plus âgé ou le plus jeune de la maisonnée, lui posait le canon de son pistolet sur la joue et menaçait de presser la détente si l’on continuait de « jouer les jean-foutre de menteurs et de prendre la nation pour une fille de rien ». Les mères parlaient dès qu’on s’en prenait à leur progéniture, les maris ne supportaient pas qu’on violente leurs épouses, les enfants suppliaient qu’on épargne leurs parents, les plus courageux promettaient les pires représailles aux monstres qui changeaient le beau royaume de France en abominable enfer, mais, contre une promesse fallacieuse de grâce républicaine, ils consentaient à se séparer de leurs dernières possessions et finissaient par indiquer les cachettes. Cornuaud n’était pas dupe : il se doutait bien qu’ils ne lui disaient pas tout, qu’ils dissimulaient d’autres richesses dans leur demeure parisienne ou à la campagne ; il feignait de s’en contenter, sachant qu’il reviendrait bientôt ; il achèverait de les dépouiller et leur ferait payer leurs menteries au centuple.
La sorcière vaudoun se réjouissait de ses nouvelles activités et lui prêtait une énergie inlassable. Il n’éprouvait pas de fatigue bien qu’il ne dormît guère plus de trois heures par nuit. Il dilapidait ses surplus d’énergie dans le ventre chaud et doux de Pélagie. La jeune et jolie catin partageait désormais la plupart de ses nuits. Il était devenu son unique client après une altercation avec Victor-Henri Charpentreau, protecteur de Pélagie, qui lui prélevait la moitié de ses gains et la battait comme plâtre quand elle ne rapportait pas assez d’argent. L’altercation, en l’occurrence, s’était achevée par la mort du protecteur : Cornuaud, à bout d’arguments, avait fini par lui planter la lame de son poignard dans l’abdomen et l’avait regardé agoniser pendant une bonne heure sans céder à ses suppliques de l’achever. Comme personne ne s’étonnait de la mort d’un tyran des bas-fonds, comme personne ne le regrettait, la police s’était épargné une enquête superflue et avait classé l’affaire en règlement de comptes entre bandes scélérates. Pélagie, ainsi libérée, avait accepté de devenir la maîtresse plus ou moins officielle d’un homme qui la traitait avec une certaine douceur et semblait de surcroît fréquenter des gens d’importance. Le matin, elle regagnait sa propre chambre située rive droite, où il la rejoignait au cours de la journée ; le soir, elle dînait avec lui dans l’un de ces innombrables établissements ouverts par les cuisiniers réduits au chômage après l’exil massif des familles aristocratiques, puis elle allait l’attendre dans le deux-pièces de la rue de la Harpe, ses pieds gelés posés sur la brique brûlante enveloppée dans un linge et glissée sous les draps.
Cornuaud avait craint les premiers temps que l’enjomineuse d’Afrique n’exige le sacrifice de Pélagie, mais il n’avait ressenti aucun symptôme annonciateur de la crise. La succube semblait décidée à épargner la jeune femme – de la même manière qu’elle ne s’était pas manifestée lorsque Justine, la couseuse de Rose Bertin, l’avait invité à s’installer chez elle. L’étrange couple qu’il formait avec la sorcière avait trouvé un certain équilibre : elle n’exigeait que des proies isolées, déliées de toute attache affective avec son corps d’emprunt ; Cornuaud, de son côté, ne souffrait pas de donner la mort à des anonymes. Les douleurs qui accompagnaient les sacrifices se faisaient moins virulentes, la fatigue moins pesante, les tremblements moins intenses. Il lui fallait simplement tuer de façon machinale, comme dame guillotine, sans éprouver ni jouissance ni remords, et, à cette fin, abolir tout jugement sur les intentions de l’entité qui le possédait. Il enfonçait sans trembler le couteau dans la gorge ou dans la poitrine de ses victimes, puis, tout en veillant à ne pas être éclaboussé de leur sang, il restait près d’elles jusqu’à ce qu’elles s’affaissent sur le sol. Il lisait de la stupeur mais aussi une forme de consentement dans leurs regards figés. Avaient-elles toujours su qu’elles croiseraient leur mort dans cette ruelle baignée de ténèbres ou dans cette cour d’immeuble aux fenêtres noires et vides ? Était-ce la fatalité des rencontres entre les victimes et leurs bourreaux sur cet immense autel qu’était la terre ?
Kolly – Chérubin – et Quitre – Piquette – se déclaraient en tout cas ravis de ses services. Bien que recruté depuis peu, il surpassait déjà par ses résultats les autres agents du deuxième bureau. Il se présentait tous les matins, aux alentours de six heures, au bureau du premier étage du pavillon de Marsan afin de recevoir les nouvelles consignes, puis, à dix heures, il se rendait en compagnie de quelques hommes triés sur le volet à l’adresse du premier suspect de la liste qu’on lui remettait.
La mort du roi de France l’avait marqué. Il avait eu l’impression d’assister, au milieu de vingt-cinq mille fils, à la mort d’un père à la fois chéri et honni. Lorsque la tête du souverain était tombée dans le panier et que Samson l’avait saisie par les cheveux pour la montrer au peuple, il avait contenu à grand-peine ses larmes. Ses voisins, des gardes nationaux, de solides gaillards pourtant, avaient éprouvé une peine aussi profonde, aussi poignante que la sienne. Le silence qui avait suivi l’exécution s’était chargé d’émotion, de douleur, et il avait fallu que les enragés, sur un signal du vicaire Roux, poussent les premiers hurlements pour que l’allégresse se propage dans les rangs comme un incendie dans du foin sec. Cornuaud n’avait pas pris part aux scènes hystériques qui s’en étaient suivies, les rixes pour un minuscule bout d’habit ou une mèche de cheveux de Louis Capet, les bousculades pour tremper un coin de mouchoir dans le sang royal, les farandoles, les chants patriotiques, l’ivresse collective… Les yeux noirs de la sorcière vaudoun avaient brillé de tout leur éclat au fond de lui. La mort du chef suprême des pillards blancs lui avait sans doute procuré une extase profonde puisqu’elle ne s’était pas manifestée pendant plusieurs jours. Cornuaud n’avait pas commis l’erreur de se croire délivré. Il la sentait désormais vivre en lui, même quand elle lui fichait la paix, il percevait sa présence, une vibration, la sensation indéfinissable et déconcertante d’être en permanence observé. Il entrevoyait parfois des paysages qu’il n’avait jamais contemplés, il marchait sur une terre rouge qu’il n’avait jamais foulée, il entendait une langue qu’il n’avait jamais parlée. À ses propres souvenirs s’ajoutaient ceux de l’enjomineuse. Elle étendait peu à peu son territoire, elle l’abandonnerait lorsqu’elle aurait aspiré sa vitalité et qu’il n’aurait plus assez de forces pour exécuter ses ordres. En s’examinant avec attention dans le miroir, il avait constaté que ses joues s’étaient émaciées, que ses cernes s’étaient creusés, que des fils blancs de plus en plus nombreux couraient dans ses cheveux autrefois d’un noir de corbeau. Il avait vieilli en accéléré. Il n’avait pas atteint ses trente-cinq ans pourtant. Une peur atroce s’était emparée de lui : il avait commis tant de crimes qu’il serait précipité en enfer après sa mort. Il ne pouvait laisser une succube négresse lui voler la moitié de sa vie. Il lui fallait trouver un magicien capable de l’affronter et de la terrasser. Mais qui ? Les prêtres exorcistes comme le père Ordrieux avaient tous été exécutés ou chassés du pays.
Du coup, Cornuaud accostait chaque nègre qu’il croisait dans la rue, y compris les hommes venus des Antilles qui machinaient près des factions girondines ou montagnardes afin d’obtenir la loi sur l’abolition de l’esclavage.
« Connais-tu, citoyen, un homme de chez toi qui s’rait… capable de défaire une malédiction ? »
Les nègres lui lançaient des regards emplis de méfiance. La Révolution n’avait-elle pas aboli, en même temps que la monarchie et les inégalités, les vieilles pratiques superstitieuses ? Les représentants des Antilles refusaient de se montrer moins éclairés que les citoyens de la métropole. Cornuaud n’obtenait d’eux rien d’autre qu’un haussement d’épaules ou une moue méprisante. Il savait pourtant qu’ils continuaient de s’adonner à leurs pratiques ancestrales, comme les habitants du pays de Retz, comme les populations des provinces françaises, comme les conventionnels qui couraient chaque nuit les officines de voyance, la maison de Catherine Théot, la prophétesse, ou les cérémonies de l’organisation de Mithra. Il lui fallait chercher et chercher encore : l’enjomineuse africaine n’était pas l’entité la plus puissante de ce monde et de ce temps. Un certain Jésus, par exemple, avait certainement le pouvoir de le délivrer. N’avait-il pas chassé Satan du corps des possédés ? Mais le Christ avait peut-être dilapidé ses dernières réserves de mansuétude au long des siècles et n’avait plus assez d’amour en lui pour racheter les larrons comme Cornuaud.
« Qu’est-ce donc que tu regardes comme ça ? » avait demandé Pélagie d’une voix ensommeillée.
Il s’était écarté du miroir avec une telle soudaineté que son crâne avait heurté l’arête d’une poutre.
« Rien, rien », avait-il bredouillé.
L’espace de quelques instants, il avait haï sa maîtresse et sa jeunesse insolente, et il avait été traversé par l’envie de l’étrangler.
« On a besoin de toi ce soir au cimetière Sainte-Catherine. »
Assis sur un coin de la table qui lui servait de bureau, Chérubin but une gorgée d’alcool au goulot d’un flacon et s’essuya les lèvres d’un geste brutal. Ils étaient tous les deux seuls dans la vaste pièce envahie de pénombre, Piquette s’étant éloigné quelques instants plus tôt pour un rendez-vous de la plus haute importance.
« À quelle heure ? demanda Cornuaud.
— Je ne sais pas au juste, citoyen. Il s’agit d’une affaire délicate, qui engage quelqu’un de très haut placé. Tu te rendras au cimetière et tu attendras devant la porte jusqu’à ce que des gens se présentent. Tu resteras à l’écart. Tu devras faire preuve d’une grande discrétion et n’intervenir qu’en cas d’absolue nécessité, j’insiste bien sur ce point.
— En v’là bien des mystères !
— Ce mystère-là engage la République, Belzébuth. Ils sont innombrables et attentifs, nos ennemis : ces jean-foutre pourraient tirer profit de cette drôle d’affaire pour salir la Révolution. Ton rôle est d’écarter les curieux quels qu’ils soient. Les écarter définitivement, je veux dire.
— Et s’ils sont trop nombreux ?
— Tu ne seras pas seul. Tu auras avec toi deux hommes qui savent manier la dague comme personne. Ils t’obéiront en tout. Ensuite, lorsque la… cérémonie sera achevée, personne ne devra suivre le carrosse. Je compte bien après que tu ne parleras jamais de ce que tu auras vu. Que personne n’en parlera jamais. »
Cornuaud n’obtint pas d’autre précision que l’adresse du cimetière, le 56 du boulevard Saint-Marcel, en direction de l’hôpital de la Salpêtrière.
« Tes deux aides t’y attendent déjà. Tu n’auras aucun mal à les reconnaître. Fais attention : ils sont dangereux. Il ne faut surtout pas que tu sois en retard. Fiche le camp. »
Cornuaud prit cependant le temps de faire un détour par la rue de la Harpe afin de prévenir Pélagie qu’elle ne devait pas l’attendre pour souper, puis, après une brève et rageuse étreinte, il sauta dans une citadine qui se faufila avec adresse entre les voitures, les piétons et les injures pour le déposer au milieu du faubourg Saint-Marcel. La nuit étendait son emprise au fur et à mesure qu’on s’éloignait du cœur de Paris. Une lanterne à réverbère sur deux était éteinte, les autres répandaient une odeur d’huile brûlée qui ne masquait pas la puanteur des tanneries et des teintureries proches. Au loin, au bord de la Seine, se dressaient la masse imposante et grise de l’hôpital de la Salpêtrière et, sur sa gauche, le mur des fermiers généraux.
Deux modestes colonnes et une grille rouillée marquaient l’entrée du cimetière Sainte-Catherine. Une lampe à réverbère projetait un rond de lumière ambrée sur les pavés luisants. Depuis l’aube, la pluie couvrait la capitale d’une mantille serrée et glaciale.
Deux hommes surgirent de l’obscurité et s’avancèrent vers Cornuaud. Comme le lui avait certifié le citoyen Kolly, il n’eut aucun mal à les reconnaître. Ces deux-là, avec leurs yeux méfiants, leur démarche de fauve, leurs redingotes sombres et leurs chapeaux à l’anglaise appartenaient à l’invisible armée des spadassins, des assassins, des hommes qui se louaient au plus offrant pour accomplir les basses besognes.
« C’est toi, l’citoyen Belzébuth ? » murmura l’un d’eux, un homme d’une quarantaine d’années dont la joue s’ornait d’une longue balafre.
Cornuaud répondit d’un hochement de tête.
« Vrai que t’es facile à reconnaître, l’ami, reprit l’autre, plus jeune, qui affectait des manières de beau mais s’exprimait avec un accent prononcé des faubourgs. T’es plus grand et large qu’un jean-foutre d’ours ! Tu sais ce qui va se passer là-dedans ?
— Aucune idée, répondit Cornuaud.
— Ça doit en tout cas être foutrement important vu la somme rondelette qu’ils nous ont promise. »
Le plus âgé des deux hommes lança un regard désapprobateur à son compagnon.
« Parle donc point d’argent à quelqu’un qu’tu connais pas si tu veux d’meurer en vie longtemps. » Puis, s’adressant à Cornuaud : « Je suis le Rôtisseur et notre jeune ami à la langue trop pendue s’appelle l’Œillet, rapport aux trous bien nets qu’il laisse sur les corps. Paraît qu’on doit s’placer sous tes ordres, citoyen. C’est ma foi ce que nous allons faire. Ordonne et nous t’obéirons. »
Cornuaud se demanda jusqu’à quel point il pouvait accorder sa confiance aux deux hommes. Il ne faudrait pas compter sur eux si les choses tournaient mal. Le Comité de sûreté générale n’hésitait pas, lui non plus, à recruter dans les bas-fonds. « Peu importe la manière, seul le résultat compte, avait l’habitude de dire Quitre. La Révolution n’est pas une poule qui se laissera croquer par le premier jean-foutre de goupil. »
« Y a qu’à attendre, à c’t’heure… »
Les onze coups d’une église proche avaient sonné depuis un bon moment lorsqu’une berline tirée par six chevaux écumants se présenta à l’entrée du cimetière. En sortirent cinq hommes vêtus de pelisses ou de capes, munis de pelles, de pioches et de lampes à huile dont les éclats changeants et dorés révélaient des visages graves. Cornuaud fit signe à ses deux compères de rester cachés le long du mur. Les nouveaux arrivants s’engouffrèrent sans un mot dans le cimetière, parcoururent une partie de l’allée centrale puis, empruntant une allée secondaire, se rendirent devant une tombe recouverte d’un monticule de terre encore meuble. Là, l’un des hommes poussa un hurlement et tomba à genoux, le visage enfoui dans ses mains. Ses accompagnateurs le laissèrent sangloter quelques instants avant de le relever avec douceur. Posté derrière une pierre tombale, Cornuaud reconnut l’homme éploré lorsque celui-ci retira son chapeau pour essuyer ses joues baignées de larmes. Il l’avait croisé à plusieurs reprises dans les couloirs de la salle du Manège et du pavillon de Marsan : Georges Danton, le Minotaure, le tribun le plus redouté de l’Assemblée, l’âme du Club des cordeliers, un homme à la laideur et à l’énergie proverbiales. La lueur des lampes accentuait l’aspect taurin de sa face large, puissante, rougie par le chagrin. Il se ressaisit et, à l’issue d’un bref conciliabule, trois de ses accompagnateurs commencèrent à profaner la tombe. Grâce aux pluies des jours précédents, ils enfonçaient sans difficulté les pelles dans la terre molle. Ils s’interrompaient de temps à autre et se tenaient quelques instants à l’écoute de la nuit, mais aucun bruit suspect ne se détachait de la rumeur de Paris. Il ne leur fallut pas longtemps pour buter sur le bois du cercueil. Lorsqu’ils l’eurent entièrement dégagé, deux d’entre eux descendirent au fond de la fosse sans prêter attention à la boue et le hissèrent sur le côté. Emporté par une nouvelle vague de désespoir, Georges Danton dut s’appuyer sur l’épaule de l’homme resté à ses côtés pour ne pas s’effondrer.
Cornuaud se rappela une conversation avec Piquette : son supérieur lui avait confié que Gabrielle, la femme du citoyen député Danton, venait de mourir en mettant son quatrième enfant au monde ; il n’y avait pas prêté attention sur le moment.
Une pression insistante sur un pan de sa redingote le fit se retourner. Le Rôtisseur désigna d’un mouvement de tête les ombres qui se déployaient silencieusement entre les tombes. Elles portaient des vêtements et des couvre-chefs sombres ainsi que des masques d’oiseau ou de lion, les mêmes qu’il avait entrevus dans les cryptes où se déroulaient les cérémonies de Mithra. Il avait cru comprendre, pourtant, que certains cordeliers, dont Jacques-André Bellerive et quelques têtes connues, appartenaient à l’organisation clandestine. La présence de ces adeptes, six à première vue, dans le cimetière Sainte-Catherine n’était certainement pas le fruit du hasard. D’un geste de la main, Cornuaud ordonna au Rôtisseur et à l’Œillet de se tenir prêts. Ils n’avaient pas attendu son signal pour tirer leurs poignards et fléchir les jambes. L’Œillet désigna les deux silhouettes à sa droite puis se frappa la poitrine pour indiquer qu’il s’occuperait de celles-là, le Rôtisseur acquiesça et montra les deux ombres du centre avant de consulter Cornuaud, qui hocha la tête et signifia qu’il se chargerait des deux dernières. Ils attendirent encore que les sectateurs de Mithra arrivent à leur hauteur pour surgir de leur cachette.
Cornuaud fondit sur ses proies et exploita l’effet de surprise pour abattre la première, affublée d’un masque de lion, d’un puissant coup de poignard dans la poitrine. L’homme s’affaissa sans un cri. Sa cape s’entrouvrit lorsqu’il toucha le sol, dévoilant un corps nu d’une maigreur désolante. Le deuxième, accoutré d’un masque d’oiseau, réagit avec une promptitude qui faillit surprendre le paydret. Un réflexe permit à Cornuaud d’esquiver la lame effilée – et peut-être empoisonnée – qui ne transperça qu’un pli de sa redingote. Il riposta au jugé. Son coup se perdit dans le vide. Il tira profit de son élan pour bondir sur le côté et rompre la distance avec son adversaire. Il sonda brièvement la nuit, ne discerna pratiquement rien des combats silencieux disputés par l’Œillet et le Rôtisseur. L’homme au masque d’oiseau qui lui faisait face, la lame levée à hauteur de sa poitrine, marchait pieds nus malgré la froidure nocturne. Il ne portait aucun vêtement sous sa cape, comme son condisciple. Cette expédition était une épreuve qui, s’il la surmontait, lui permettrait d’accéder au grade supérieur. Il avait sans doute bu une large rasade de cet élixir pompeusement appelé « haoma », le breuvage de l’immortalité, en réalité composé d’un mélange de plantes qui annihilaient la volonté des adeptes et les rendaient insensibles à la douleur.
Des coups sourds et des grincements s’élevèrent plus loin. Danton et son escorte s’affairaient à ouvrir le cercueil. Absorbés par leur tâche, ils ne prêtaient aucune attention aux combats qui se livraient dans les ténèbres du cimetière, aux frémissements des étoffes, aux cliquetis des armes, aux soupirs de blessés. Versés dans l’art de tuer en toute discrétion, le Rôtisseur et l’Œillet en finirent rapidement avec leurs adversaires. Le vent répandait une odeur piquante de sang frais. Les yeux noirs de l’enjomineuse brillèrent en Cornuaud. Sa maîtresse réclamait maintenant l’âme de l’homme au masque d’oiseau.
Le dernier survivant des sectateurs de Mithra passa à l’offensive. Ce fut comme s’il venait s’empaler sur la dague du paydret, qui n’eut qu’à se pencher sur le côté pour esquiver l’attaque et tendre le bras pour lui enfoncer sa lame dans le flanc.
Le Rôtisseur, à peine essoufflé, s’approcha de Cornuaud et attendit que le corps de l’homme au masque d’oiseau s’affaisse avant de murmurer :
« Qu’est-ce qu’on fait d’ces fous ? »
Cornuaud essuya la lame de sa dague sur la cape du cadavre.
« Y a qu’à les laisser ici, répondit-il en se relevant. Les morts sont à leur place dans un cimetière, pas vrai ?
— M’étonnerait que ceux-là soient de bons chrétiens…
— On croira qu’ils se sont écharpés les uns les autres. Ou qu’ils sont tombés sur une secte rivale. On s’en fout : la consigne était de ne laisser aucun témoin derrière nous.
— Le Rôtisseur et moi, on est des témoins », intervint l’Œillet à voix basse avec un sourire provocant.
Ces paroles rappelèrent à Cornuaud les propos de Kolly : je compte que personne, avait déclaré Chérubin, ne puisse parler de ce qui va se passer cette nuit dans le cimetière Sainte-Catherine.
Personne.
Il devait donc éliminer les deux assassins recrutés par le Comité de sûreté générale. Et lui-même ? Entrait-il dans la catégorie des témoins embarrassants ? Ses supérieurs avaient-ils prévu de le sacrifier ?
« Vous êtes à c’t’heure des serviteurs d’la nation, marmonna-t-il sans desserrer les lèvres. Aux bons serviteurs, on donne une récompense. Vous aurez qu’à disparaître après avoir touché votre solde. »
Peut-être Cornuaud avait-il une chance de s’en sortir en présentant au Comité, comme preuves de sa loyauté, les têtes de ses deux compagnons de fortune ? Il devait endormir leur méfiance avant de les égorger. L’enjomineuse africaine se délectait déjà de leur sang.
Ils s’installèrent de nouveau à leur poste d’observation, derrière les pierres tombales. Les lueurs vacillantes des lampes révélaient une scène stupéfiante devant la tombe profanée. À côté du cercueil ouvert, Georges Danton était allongé sur le cadavre entièrement dénudé d’une femme. Il fut impossible à Cornuaud de déterminer si les mouvements convulsifs, presque hystériques, du Minotaure illustraient une douleur incontrôlable ou un accouplement monstrueux. Ses accompagnateurs s’étaient retournés pour ménager un semblant d’intimité au grand cordelier. Un peu plus loin, un homme accroupi gâchait une préparation blanchâtre, du plâtre sans doute, dans un baquet de bois. De temps à autre, il ajoutait à la préparation un peu d’eau qu’il puisait dans un seau en fer-blanc.
« Ce goret fout une morte ! souffla l’Œillet.
— C’est de l’amour ou j’m’y connais point, chuchota le Rôtisseur.
— Et l’autre, là, qu’est-ce qu’il compte faire avec du plâtre ? À mon avis, y a plus grand-chose à réparer sur cette femme… »