CHAPITRE VIII
Dès qu’il n’était pas sollicité pour une mission quelconque, Antoine Schwarz suivait Jacques-André Bellerive dans ses déplacements. Armande l’avait supplié de la débarrasser de son amant et avait juré de se donner à lui dès qu’il aurait écarté la menace Bellerive, le genre de promesse qui aurait laissé le policier de marbre quelques jours plus tôt et qui, à présent, lui faisait battre le cœur et bouillir les sangs. Il violait les principes qui l’avaient guidé depuis sa jeunesse, depuis, en réalité, une déception amoureuse dont il n’avait su se remettre, mais un courant de plus en plus violent l’entraînait vers Armande. Une seule pensée l’animait désormais : éliminer par n’importe quel moyen le cordelier aux amitiés dangereuses, le Gascon à l’allure de canaille et aux yeux de braise. Il lui faudrait passer momentanément dans le camp de ceux qu’il combattait depuis toujours, les criminels, les brigands, les ennemis de la loi. Le pire était qu’il ne s’en formalisait pas. Il avait abandonné sa vieille armure de certitudes avec une facilité étonnante, lui l’Alsacien qui s’était cru incorruptible.
Il avait été requis, comme l’ensemble de ses confrères, pour l’exécution du roi. Et, comme la plupart des autres policiers, il avait désapprouvé en son for intérieur la sentence de la Convention. Mais aucun n’avait protesté, ni crié grâce comme quelques Parisiens au passage du carrosse de la Municipalité emportant l’auguste condamné sur le lieu de son supplice. Il avait assisté, au milieu de milliers de gardes nationaux et de gendarmes, au spectacle terrible de la mise à mort du souverain sur l’échafaud dressé au centre de la place de la Révolution. Quelques flocons de neige étaient tombés comme des larmes glacées. Louis avait échappé un instant aux assistants du bourreau Samson et s’était avancé vers la foule imposante et silencieuse, mais le gros Santerre avait fait rouler les tambours et, même en tendant l’oreille, Schwarz n’avait pu entendre que des bribes des dernières paroles du roi de France. Des hurlements de bête traquée où il était question de Dieu, de sang et de la France. Au cri lugubre poussé par le condamné avant que le couperet ne s’abatte sur son cou avaient répondu les gesticulations grotesques de Jacques Roux, le vicaire enragé, et l’énorme clameur des sectionnaires et des spectateurs lorsque Samson leur avait montré la tête tranchée. Puis une violente bousculade s’était produite, des hommes avaient sauté sur l’échafaud pour tremper leur pique, un mouchoir ou un bout de tissu dans le sang royal. On s’était battu pour la possession d’une mèche de cheveux ou d’un petit bout d’habit vendu aux enchères par le bourreau.
Antoine Schwarz n’avait que mépris pour les prédateurs des reliques de Louis XVI : ils se prétendaient animés par une haine farouche à l’encontre du souverain et, repris par les vieilles superstitions, ils continuaient de prêter des vertus miraculeuses à son sang, à ses vêtements, à ses cheveux. La contradiction annonçait des lendemains ténébreux, à mille lieues de la raison propagée par les philosophes des Lumières dont se réclamaient les têtes pensantes de la Révolution. Oubliant le froid, hommes et femmes dépoitraillés avaient formé des farandoles endiablées dans les rues de Paris, jusqu’à l’église de la Madeleine où avait été transporté le cadavre du roi. Le vin avait coulé à flots, aussi vermeil et enivrant que le sang. Schwarz s’était frayé un chemin au milieu de la liesse populaire jusqu’au théâtre de la République. Il y avait trouvé Armande seule et prostrée sur la banquette de sa loge.
« Bellerive sort tout juste d’ici, avait-elle balbutié. Il se trouvait place de la Révolution. La mort du roi l’a transporté de joie. Il dit que ce n’est qu’un début, qu’une multitude d’autres têtes vont tomber. Il me fait peur. Mon Dieu, Antoine, il faut absolument me délivrer de ce démon furieux. »
Première fois qu’elle l’appelait par son prénom. Il avait frissonné. Elle avait levé sur lui un regard implorant, agrandi par la frayeur. Avec ses cheveux dénoués, elle était d’une beauté stupéfiante dans sa robe légère qui ne dissimulait pas grand-chose de son corps. Elle supportait la température glaciale avec grâce. Schwarz avait repoussé à grand-peine une envie féroce de la soulever de la banquette et de la presser contre lui. Il s’était contenté de bredouiller une promesse, conscient que son accent alsacien lui revenait en même temps que les émotions, les bouffées de chaleur et la sécheresse de la gorge. Elle lui avait manifesté sa gratitude d’un baiser appuyé sur les lèvres. Il s’était enflammé comme de la paille sèche, du sommet du crâne jusqu’aux extrémités des mains et des pieds, il avait baigné toute la nuit dans une étrange euphorie, comme si son corps ne pesait pas davantage qu’une plume, comme si ses pensées trempaient dans l’alcool.
Convoqué par l’administrateur, il avait dû le lendemain matin rédiger un rapport sur la citoyenne Manon Roland et son amant supposé. Buzot, le député de la Creuse. Robespierre accusait en effet les services du ministre de l’intérieur d’être en partie responsables de l’assassinat de Le Peletier de Saint-Fargeau, et on utilisait toutes les informations glanées sur Roland et les frasques de son épouse afin de l’acculer à la démission et d’affaiblir le parti girondin.
Cela fait, Schwarz s’était mis en chasse. Bellerive était de toute façon l’une des clefs qui pouvaient ouvrir les portes de la secte de Mithra et le conduire au Père des Pères. Sa propre cause se confondait avec l’intérêt général, du moins était-ce une pensée qui l’aidait à dévoyer sa fonction. Il avait attendu jacques-André Bellerive à la sortie du Club des cordeliers et l’avait suivi dans les rues de Paris. Le jeune Gascon avait passé une partie de la journée dans la taverne de Pierre-Nicolas Chrétien, puis il avait effectué une visite au théâtre de la République, courte mais suffisante pour attiser la jalousie de Schwarz. Lorsque Bellerive était réapparu dans la rue de Richelieu, les cheveux ébouriffés, la chemise et la redingote largement ouvertes, la canne virevoltante, le policier avait été à deux doigts de lui bondir sur le râble et de lui planter sa dague entre les omoplates. Il ne s’agissait pas de commettre un assassinat au vu et au su de tous, et donc de rejoindre le camp des criminels dans un cachot ou sur l’échafaud, mais de faire disparaître un importun en toute discrétion.
Les déambulations du jeune cordelier l’avaient conduit chez Méot, le restaurant à la mode, puis, après un dîner qui avait duré près de deux heures, sur la place de la Révolution, où des hommes lavaient à grande eau les pavés maculés de sang, et enfin, à l’issue d’une courte entrevue avec un groupe de sectionnaires coiffés de bonnets phrygiens et armés de piques, dans l’aile droite du château des Tuileries, le pavillon de Marsan occupé, depuis le mois d’octobre 1792, par le Comité de sûreté générale. Dans la Cour du Carrousel, au milieu d’une foule de piétons, de furies de la République et de marchands ambulants, des ouvriers remontaient l’échafaud à grand renfort d’ahanements et d’éclats de rire.
Ce qu’avait toujours pressenti Schwarz était donc confirmé : il existait un lien entre la police politique de la Convention et l’organisation de Mithra. Les administrateurs de police proches de la Commune de Paris, cordeliers et hébertistes, avaient grogné contre la création du Comité de sûreté générale, chargé de repérer, de dénoncer et d’arrêter les adversaires de la Révolution. D’autant que ledit Comité était composé essentiellement de députés jacobins intimes de Robespierre, Vadier, David, Lebas, Amar, Goupilleau de Montaigu… La municipalité recommandait aux commissaires et aux préposés de ne point apporter leur collaboration à un organisme qu’elle percevait à la fois comme un rival et une menace. Schwarz n’aurait donc aucun informateur, aucun allié dans le pavillon de Marsan. En quatre mois, l’activité du Comité n’avait pas faibli. Il en appelait à la délation générale, et, le policier l’avait constaté à maintes reprises, l’appât du gain et la volonté de nuire transformaient immanquablement les bons citoyens en dénonciateurs féroces.
Entre quatre et sept heures, un flot ininterrompu d’hommes et de femmes aux visages inquiets et sournois s’écoula par les portes monumentales du pavillon de Marsan. Schwarz en reconnut quelques-uns parmi eux, de pauvres bougres qu’on avait arrêtés pour des peccadilles et libérés pour faire de la place aux conspirateurs, aux accapareurs, aux adversaires des factions au pouvoir. Ceux-là venaient se refaire une virginité citoyenne en livrant un ou deux noms à la vindicte révolutionnaire. Avec un peu de chance, ils s’en repartaient avec un certificat de civisme, le nouveau passeport pour la tranquillité, ou quelques livres de récompense.
Schwarz acheta des beignets au goût prononcé de rance – trente sols les quatre beignets minuscules, rassis et non sucrés, la vie chère n’était pas qu’une complainte populaire dans les rues parisiennes – à un marchand ambulant. Cependant, comme il n’aimait point le gaspillage, il les mangea jusqu’à la dernière bouchée et les fit passer avec le verre de vin chaud acheté cinq sols à un porteur. La nuit était tombée depuis un bon moment lorsque Bellerive sortit du pavillon de Marsan en compagnie d’un grand gaillard brun vêtu d’une redingote noire, d’un pantalon à pont, d’un chapeau de feutre à large bord, et d’un sans-culotte en carmagnole blanche, bonnet phrygien, pantalon rayé, pique et sabots. Les trois hommes traversèrent la cour du Carrousel où se dressait à nouveau l’inquiétante louisette après son bref séjour sur la place de la Révolution, prirent la direction du nord, longèrent le Palais-Royal où les catins, les diseuses de bonne aventure, les badauds et les marchands commençaient à se bousculer sous les arcades, parcoururent la rue de Richelieu, s’engagèrent dans la rue du Faubourg-Montmartre puis dans la rue des Martyrs, et marchèrent d’un bon pas jusqu’au mur des fermiers généraux. Ils parlementèrent avec les gendarmes de faction à la barrière d’octroi de Terne-Royale. Des nuages occultaient les étoiles et rendaient les ténèbres insondables. À la puanteur lourde et tenace du centre de Paris succédaient des relents changeants de purin, de tannerie et de vase.
Dissimulé derrière un arbre, Schwarz remonta le col de sa redingote pour protéger ses oreilles du froid de plus en plus vif. Il regretta d’avoir oublié son chapeau en sortant de son appartement. Il était sujet, depuis quelque temps, à des négligences qu’en d’autres temps il aurait jugées indignes d’un policier. Des silhouettes rôdaient dans la nuit. Les légions des coquins se tenaient près de l’enceinte des fermiers généraux, dans les parages des barrières d’octroi où transitaient les marchandises et donc les richesses. Au retour des beaux jours, catins, baladins et commerçants ambulants viendraient grossir la population des coupe-jarrets et tenter à leur façon de soulager les marchands et les passants de quelques livres. Une vie clandestine intense s’était développée à l’ombre de la gigantesque enceinte, comme des germes dans un corps malsain. Grâce à son réseau, Schwarz se tenait informé de l’évolution des bandes, des changements de chefs, des guerres parfois meurtrières pour le contrôle des territoires. Lorsqu’il estimait l’équilibre rompu, il organisait une descente avec un bataillon d’agents du guet ou de gendarmes et procédait à une vague d’arrestations. Quelques poissons, gros et petits, échappaient aux coups de filet et se réfugiaient dans les catacombes, un labyrinthe où ils attendaient tranquillement la fin des hostilités avant de réapparaître quelques jours plus tard. L’avènement de la Révolution n’avait pas changé grand-chose à cette éternelle partie de cache-cache entre police et canaille, même si les clubs, avec leur manie de recruter leurs sbires dans les bas-fonds, avaient engendré un détestable sentiment d’impunité dans les populations des faubourgs.
Les gendarmes s’écartèrent pour laisser passer Bellerive et ses deux accompagnateurs. Schwarz se présenta à son tour devant la barrière d’octroi hérissée de colonnes, éclairée par une dizaine de lanternes dont les lueurs vacillantes révélaient le mur des fermiers généraux de chaque côté du pavillon. Malgré sa hauteur de dix pieds, l’enceinte n’avait pas toujours constitué un obstacle insurmontable pour les marchands ou les trafiquants cherchant à échapper aux taxes. Les fermiers généraux étaient tombés avec la monarchie, mais la Convention avait vite saisi l’avantage qu’elle pouvait tirer du mur et de ses barrières d’octroi : ils permettaient de contrôler avec une grande efficacité les mouvements des personnes et des biens.
Un gendarme de faction barra le chemin à Schwarz, le fusil pointé vers l’avant, le bicorne de guingois, le nez et les joues rougis par le froid.
« Où donc vas-tu à cette heure-ci, citoyen ? »
Regardant par-dessus l’épaule de son vis-à-vis, Schwarz ne quitta pas des yeux les trois silhouettes qui s’éloignaient dans la nuit.
« Où se rendent-ils, ces trois-là ? »
Le gendarme fronça les sourcils.
« Me semble qu’c’est à moi de poser les questions, citoyen ! » Deux de ses confrères, alertés par son éclat de voix, accoururent dans leur direction.
« Je suis préposé de police, imbécile ! gronda Schwarz, et je suis en mission. Écarte-toi : je dois suivre ces trois hommes. »
Les petits yeux du gendarme se plissèrent de méfiance. Le froid n’était pas le seul responsable des rougeurs de son visage, à en croire son haleine empestant l’alcool.
« C’est que… j’suis point obligé d’te croire, citoyen. »
Schwarz évacua son agacement d’une brève et bruyante expiration. Il connaissait ce genre d’homme, un campagnard à qui l’uniforme donnait un sentiment de toute-puissance. Ils étaient légion ceux qui, fuyant la misère, avaient quitté leur province pour s’enrôler dans les rangs de la gendarmerie ou de la garde nationale.
« Il est des circonstances où il est préférable de croire ! siffla le policier.
— À moi, on m’a dit qu’le bon Dieu et tous ses saints étaient passés de vie à trépas, à c’t’heure ! » gloussa le gendarme.
Schwarz faillit se jeter sur lui pour lui faire rentrer ses ricanements dans la gorge. Plus loin, de l’autre côté de la barrière, l’obscurité avait absorbé les silhouettes de Bellerive et des deux autres. Il allait perdre leur piste, l’occasion ne se représenterait peut-être pas de régler son compte au jeune Gascon, de délivrer Armande.
« Je te félicite pour ta vigilance, déclara-t-il avec un sourire conciliant. Mais je suis au service de la nation et je…
— On l’est tous par ici, citoyen ! »
Schwarz ravala son orgueil, fouilla ses vêtements à la recherche d’un papier cacheté ou d’un certificat qui justifierait sa condition de policier, ne trouva qu’un mouchoir, quelques pièces et des objets sans intérêt. Il avait changé de redingote le matin et il avait oublié de récupérer le contenu des poches de l’ancienne. Il aurait sans doute pu convaincre son interlocuteur avec de la patience, mais le temps lui manquait. Il s’apprêtait à renoncer, la mort dans l’âme, quand un autre gendarme s’interposa d’une voix grave.
« Laisse donc passer ce citoyen, Paumiler. Je le connais. »
Le dénommé Paumiler décocha un regard mauvais à l’intervenant.
« Où qu’tu l’as rencontré ?
— Dans les locaux de monsieur le lieutenant général, rue Capucine, enfin, du temps où c’était le lieutenant général qui commandait la police.
— Qu’est-ce qu’un jean-foutre de ton espèce fichait chez les aristocrates ?
— J’ai pas toujours été argousin… »
Paumiler dévisagea quelques secondes son confrère, un homme à la forte corpulence et aux longs cheveux blonds, avant de hocher la tête.
« Dame, j’te crois. » Puis il releva son fusil et se tourna vers Schwarz : « Où allaient ces trois-là, j’en sais foutre rien, mais l’un d’eux avait un laissez-passer du Comité de sûreté générale. »
D’un signe de tête, il invita le policier à franchir la barrière.
« Mille excuses, citoyen, mais les consignes sont formelles, et, comme j’ai qu’une fichue tête, j’tiens pas à la perdre », ajouta-t-il tandis que le policier, après avoir marmonné un vague remerciement, s’enfonçait à grandes foulées dans la nuit noire.
Schwarz rattrapa les trois hommes au milieu du chemin qui montait vers le bourg de Montmartre. Ils s’étaient assis sur de gros rochers pour lamper une gorgée de vin au goulot d’une gourde. Averti par des éclats de voix, le policier s’était approché en catimini et les avait aperçus à la faveur d’un rayon de lune se faufilant par les déchirures des nuages. Bien que ténue, la lumière dévoilait des pentes couvertes de vignes saupoudrées d’une fine couche de givre. Derrière eux, en contrebas, Paris n’était plus qu’un gigantesque océan de ténèbres où brillaient une poignée d’étoiles englouties. Les rafales de vent apportaient par bribes la rumeur sourde de la capitale.
Bellerive et ses compères reprirent leur marche et pénétrèrent, un quart de lieue plus loin, dans le bourg endormi, une arrivée saluée par les hurlements des chiens. Le bourg de Montmartre, perché sur sa butte, ressemblait à un village d’une province de France. Il rappelait à Schwarz son Alsace natale avec ses ruelles pentues, ses vignes et ses maisons proprettes aux façades blanches et aux jardins bien entretenus. Le mur des fermiers généraux et sa situation géographique semblaient le protéger de la fureur parisienne. L’été, il bourdonnait pourtant d’une activité de ruche. Bon nombre de Parisiens importunés par la touffeur de la ville montaient respirer l’air frais sur les terrasses ombragées des guinguettes et des restaurants, et ils traînaient derrière eux toute une cohorte de détrousseurs et de filles publiques qui, au grand dam de ses habitants, transformaient le paisible bourg en cour des miracles. Puis les cohortes intempestives s’en repartaient et cédaient la place aux armées des vendangeurs dont les cris et les rires retentissaient dans la chaleur vibrante et sucrée du début de l’automne. Dix ans plus tôt, une affaire avait conduit Schwarz à Montmartre à la saison des vendanges, et l’atmosphère de liesse avait réveillé en lui des souvenirs ensoleillés et joyeux. Il éprouvait à nouveau de la nostalgie, cette nuit, en parcourant les ruelles tortueuses inondées de ténèbres. La nostalgie de son pays natal, certes, mais aussi la nostalgie d’un temps où chacun occupait sa place, où chaque fonction était bien définie, où la canaille ne fréquentait pas les ministères et les parlements. La nostalgie d’un état où lui, Antoine Schwarz, se tenait à l’écart des vicissitudes, des turpitudes, des émotions. Son manque de volonté à combattre les sentiments que lui inspirait Armande le consternait.
Bellerive et ses compagnons traversèrent le bourg et se dirigèrent vers un manoir situé à l’écart, au milieu d’un parc clos d’un mur d’enceinte à peine moins haut que celui des fermiers généraux. Une grille hérissée de piques en forme de fleur de lys fermait l’entrée monumentale. Les trois hommes longèrent le mur et arrivèrent devant une porte basse gardée par une petite troupe accompagnée de deux molosses. Schwarz se tapit derrière un talus. Le vent chassait les nuages et révélait un ciel fourmillant d’étoiles et un croissant de lune. Bien que faible, la clarté lui permit de compter une dizaine de gardes armés de fusils et de pistolets. Il fut partagé entre deux sentiments, la certitude d’avoir découvert un repaire important de l’organisation de Mithra et la crainte d’être flairé par les chiens qui, une cinquantaine de pas plus loin, poussaient des grognements sourds.
Les gardes ouvrirent la porte et invitèrent les trois visiteurs à entrer. Les chiens cessèrent de gronder, signe qu’ils n’avaient pas encore décelé la présence de Schwarz, qui se trouvait sans doute dans le bon sens du vent. Il lui fallait absolument pénétrer dans l’enceinte. Il décida de repartir dans la direction opposée et d’explorer le mur avec l’espoir de trouver une brèche ou une autre façon de s’introduire dans le parc. L’enceinte suivait d’abord un tracé parallèle au chemin de terre avant de s’incurver sur la gauche et de s’enfoncer dans un bois touffu. Il se fraya un chemin entre les branches basses et les ronces, marcha jusqu’à ce que les sifflements du vent dominent les éclats de voix des gardes et les aboiements des chiens, puis il leva la tête et constata qu’il pouvait, en se servant des branches comme de barreaux d’une échelle, atteindre le faîte du mur. Il commença son escalade, conscient des risques énormes que sa témérité lui faisait courir : il lui faudrait sans doute sauter d’une hauteur de neuf pieds de l’autre côté, il serait peut-être pris en chasse par d’autres chiens, d’autres sbires, son pistolet et sa dague seraient des armes bien dérisoires à leur opposer, il n’aurait aucun moyen de leur échapper… Comme chaque fois, sa curiosité l’emporta sur la peur. Même la pensée d’Armande ne réussit pas à infléchir sa détermination. Il avait tant de fois courtisé la chance qu’il se croyait, à tort certainement, invulnérable.
Il atteignit sans encombre le haut du mur coiffé de fougères et de ronces. Une douleur lancinante au bas du dos et dans le haut de la cuisse lui rappela que les tours d’acrobate n’étaient plus de son âge. Une bourrasque cinglante gonfla brutalement sa redingote et faillit le renverser. Il se raccrocha à l’extrémité de la branche maîtresse d’un chêne vert qui s’appuyait sur les pierres et se jetait, cinq ou six pas plus loin, dans le tronc tordu et noueux.
Schwarz résolut de descendre par les ramures de l’arbre plutôt que de sauter ; le moment aurait été mal venu de se fouler une cheville. Il transpirait à grosses gouttes lorsqu’il posa enfin le pied sur l’herbe gelée du parc. Irrité par le contraste entre la chaleur de son corps et la froidure de la nuit, il demeura quelques instants immobile, à l’écoute des bruits. Des rumeurs lointaines, indéfinissables, se glissaient entre les sifflements du vent. Il tira son pistolet, l’arma, s’éloigna d’un pas prudent du chêne vert en direction de la masse grise du manoir, les yeux fixés sur les ténèbres d’où pouvait à tout instant surgir un molosse. Il évita de s’aventurer sur les allées dégagées qui sinuaient entre les arbres fruitiers aux branches enchevêtrées et tombantes.
Un cri terrifiant déchira la nuit et déclencha un nouveau concert d’aboiements. Schwarz s’humecta l’index et le tint en l’air quelques secondes pour déterminer la direction d’où venait le vent. Il soufflait face à lui, il ne dirigeait donc pas son odeur vers les chiens. Il se remit en marche, s’avança vers le manoir, discerna des silhouettes derrière les voilages des fenêtres éclairées par d’imposants bougeoirs. Des crissements de pas sur l’herbe craquante le contraignirent à s’accroupir derrière un buisson. Deux hommes vêtus de longues tuniques claires passèrent une dizaine de pas plus loin. L’un d’eux portait un masque d’oiseau, l’autre fumait la pipe et abandonnait derrière lui une entêtante odeur de tabac. Les rares mots qu’il capta de leur conversation, griffon, Perse, héliodrome, haoma, suffirent à le conforter dans ses convictions : c’était bel et bien une cérémonie de Mithra qui se déroulait à l’intérieur du manoir. Il attendit que les deux hommes s’éloignent pour s’aventurer hors de sa cachette et se rapprocher d’une fenêtre du rez-de-chaussée.
Le cœur battant, il s’assura que personne ne déambulait dans les parages avant de coller son œil au carreau. De jeunes femmes vêtues de robes diaprées et translucides évoquant les vestales des cultes antiques s’agitaient dans une pièce ornée d’épaisses tentures rouges et bleues. Certaines d’entre elles portaient des coupes emplies d’un liquide rouge, presque noir, qui aurait pu être du sang. À la fixité de leurs yeux, à leur démarche de somnambule, à la lenteur songeuse de leurs gestes, Schwarz devina qu’elles avaient absorbé l’une de ces drogues qui annihilaient toute volonté.
Il observa un moment le ballet fascinant avant de contourner le bâtiment. La façade principale, flanquée de deux escaliers monumentaux, dominait une fontaine circulaire, un labyrinthe de buis, des bassins et des massifs symétriques. Sur l’immense perron, devant des portes grandes ouvertes, se pressait une foule d’hommes vêtus de chasubles claires et de masques qui figuraient des corbeaux, des lions et d’autres animaux que Schwarz ne reconnut pas. Il avisa un soupirail entrebâillé en bas du mur, assez large pour qu’il puisse s’y glisser. Il n’hésita pas longtemps : il poussa le vantail métallique, se faufila dans l’ouverture arrondie en commençant par les jambes, puis engagea le tronc et la tête. Il se retrouva dans une cave semi-enterrée et imprégnée d’une forte odeur de salpêtre et de terre. Il lui fallut un peu de temps pour s’habituer à l’obscurité et entrevoir les portes, les couloirs, les dizaines de caisses entassées entre les murs de fondation. Un deuxième cri retentit, suivi presque aussitôt d’une clameur. L’épouvante contenue dans ce hurlement lui glaça le sang. Le brouhaha habituel absorba peu à peu le tumulte.
Des auréoles claires maculaient le bois des caisses : elles avaient gardé des traces d’un voyage sur l’océan. Il tira sa dague, ficha la lame entre les lattes de la caisse la plus proche et s’en servit comme d’un levier. Le couvercle se souleva de quelques pouces dans un grincement horripilant. Il parvint à glisser la main puis l’avant-bras dans l’ouverture, toucha, sous une première couche de paille, une surface métallique lisse et froide. Ses doigts épousèrent ensuite la forme d’un pontet et le bois granuleux d’une crosse.
Des fusils.
Les milliers de fusils qui avaient disparu des ateliers nationaux et qui, après un séjour aux Amériques ou en Angleterre, étaient revenus sur le territoire français. Les fusils qui faisaient tant défaut au ministère de la Guerre, incapable de fournir les soldats de la nation aux prises avec toutes les armées d’Europe sur les frontières.
« Eh bien, citoyen, la visite est-elle instructive ? »
La voix avait surgi des indéchiffrables ténèbres juste devant lui, grave, saupoudrée d’une pincée d’accent du Sud-Ouest.