CHAPITRE X

Tout de suite, je sus que je ne m’étais pas trompé : les policiers de Gabiel, certainement alertés par Stanos, étaient entrés dans la bulle. Comment avaient-ils pu découvrir le passage aussi vite ? Je ne me le demandai que pendant quelques secondes. Je n’y avais pas réfléchi plus tôt, mais il était évident que leurs appareils détecteurs de radiations Z 5 m’avaient repéré dès que j’étais sorti de la bulle avec Dora. C’est-à-dire qu’ils avaient su, de façon très précise, l’emplacement du passage. Par la suite, ils avaient perdu ma trace puisque j’avais pris la précaution de passer par les vieux égouts mais, soit sur la demande de Stanos, soit par simple curiosité, ils étaient venus jusque-là.

Je ne pouvais en douter. À la clarté presque insoutenable des deux soleils de l’autre univers, je retrouvais, sur l’herbe verte, le soutien-gorge que Dora y avait laissé tomber.

Mais il était roulé en boule. L’un des « fins limiers » l’avait ramassé et froissé… après l’avoir sans doute longuement reniflé.

La maison était toujours là, devant moi. Je me retournai… Elle était également là, mais j’en apercevais l’arrière. Étrange monde ! Une bulle sphérique, mais d’apparence plate, probablement parce qu’elle était courbée suivant une dimension qui ne tombait pas sous le coup des sens humains.

Dans ma poche, je cherchai le fulgurant de Gabiel : il n’y était plus ! Les ouimait’ me l’avaient enlevé chez Stanos. Mon plan s’effondrait. J’avais eu l’idée, pour parer au plus pressé, de paralyser les policiers, de m’assurer qu’aucun d’eux n’était « contaminé » par les bêtes, puis de les traîner un par un hors de la bulle… Après quoi, on verrait. Je tenais à gagner du temps afin de les convaincre du danger. Cela n’était plus possible : je ne possédais plus le fulgurant.

Je regardai vers la maison. Tout était calme. Un frisson glissa sur mon échine : Gabiel et ses hommes étaient-ils déjà… C’était plausible, à en juger par la vitesse à laquelle éclosaient les monstres.

Tout à coup, je pensai à l’Étranger. Pourquoi ne m’avait-il pas suivi ? Lui seul, grâce à sa force prodigieuse et à sa propre bulle d’univers créée par sa ceinture magique, pourrait venir à bout des policiers.

Je fis volte-face… Un pas en avant… Hop ! Les deux soleils et le ciel rose avaient disparu, laissant la place à notre bon vieil astre du jour dans un ciel tout bleu. Les grues continuaient à pivoter en soulevant les caisses.

L’Étranger était toujours là. Je lui fis signe, montrant le passage.

— Oh ! si je pouvais vous suivre, j’y serais déjà, répondit-il à mon geste. Je sais fort bien que ma présence de l’autre côté serait très utile. Mais les bulles d’univers ne sont pas interpénétrables. Me comprenez-vous ? Pour entrer dans celle-là, il faudrait que je détruise d’abord celle qui me protège. Or à ce moment-là je me trouverais à la merci non seulement des bêtes, mais encore de vos frères humains. Je ne vous serais plus d’aucune utilité.

— Oui, fis-je, maussade. Je comprends.

Ce que je comprenais surtout, c’est qu’il était terrorisé à l’idée d’abandonner sa bulle protectrice. Je haussai les épaules et je passai de nouveau de l’autre côté, à la clarté aveuglante des deux soleils.

Là, je marchai droit devant moi vers le perron de la maison, je gravis les marches, je levai le bras, j’ouvris la porte et j’entrai.

Ils étaient là, dans la chambre, Gabiel et quatre hommes. Ils me tournaient le dos, du moins Gabiel et deux d’entre eux. Les deux autres étaient assis sur le lit gigantesque et, hébétés, regardaient leurs jambes et leurs mains.

J’entendis Gabiel demander à voix basse :

— Est-ce que c’est douloureux ?

— Pas du tout, répondit l’autre.

Et son compagnon ajouta avec inquiétude :

— J’aimerais pourtant savoir ce que c’est que cette cochonnerie-là !…

Pas besoin d’en entendre davantage. Je le savais, moi, ce que c’était !

J’avançai. Gabiel m’entendit, se retourna. J’attendais un geste de menace… Pas du tout. Il y avait du soulagement dans sa voix quand il m’accueillit :

— Tiens… Morrair !…

Il prononçait normalement les « r ». D’ailleurs, je l’avais constaté déjà, la « nouvelle mode » ne sévissait qu’en public.

— Vous avez donc échappé à Stanos, reprit-il. Décidément, vous êtes très fort. Vous êtes déjà venu ici, n’est-ce pas ?

— Oui, fis-je.

Mais ce n’était pas lui que je regardais. D’abord, les deux hommes assis sur le lit. Bien entendu, leurs jambes, leurs mains et leur visage étaient couverts de gros boutons rougeâtres. Tout de suite, j’aperçus plusieurs bêtes, guère plus grosses qu’une noix, qui descendaient du lit. Trois d’entre elles, déjà sur le parquet, commençaient à ramper vers Gabiel.

— Reculez ! criai-je.

Ce qui se passa alors conditionna, je crois, toute la suite de l’aventure. Et pourtant, c’est un simple détail qui ne mériterait même pas d’être rapporté.

Gabiel m’obéit sans hésiter. Il fit rapidement quelques pas en arrière. Il était intelligent, Gabiel… et surtout mieux informé que ses hommes.

En revanche, les deux policiers debout près de lui n’eurent pas la moindre hésitation : ils bondirent sur moi. Sans doute avaient-ils supposé que je les menaçais ? À moins que l’instinct professionnel… Mais pourquoi m’acharnerais-je sur la police de Planète Mère alors que, jusqu’alors, elle n’avait pas réussi à me mettre la main au collet ?

Donc, ils sautèrent sur moi. Je gueulai :

— Non ! Reculez !

Rien à faire. Ils me saisissaient, me tordaient les bras derrière le dos… Mais, pour m’atteindre, ils avaient traversé « la zone dangereuse », c’est-à-dire qu’ils avaient piétiné les trois bêtes qui rampaient sur le parquet ! Or, ces trois-là, je ne les voyais plus ! C’était donc qu’elles étaient sur eux : par expérience, je savais que rien ne pouvait les écraser.

Je me débattais. Je hurlais : « Laissez-moi ! Il faut que je vous explique…»

— Tu t’expliqueras quand tu seras bouclé, grogna l’un d’eux.

Ils avaient réussi à paralyser mes mouvements et me tenaient, torse allongé sur le lit, près de leurs deux compagnons contaminés. Avec horreur, je constatai que, mon visage étant à quelques centimètres des chevilles de l’un des « malades », la chair de celui-ci se boursouflait. Deux de ces pustules crevèrent en silence, livrant passage à deux petites bêtes… Et celles-ci, déjà, avançaient vers ma tête.

D’un effort de tout l’être, j’échappai aux doigts qui me tenaient.

— Mais regardez, regardez donc ! hurlai-je.

Ce n’était pas moi, qu’ils regardaient. C’était le visage de leur compagnon, de celui qui commençait à « donner naissance » aux bêtes. Il ne souffrait nullement. Les yeux exorbités, il surveillait ses jambes. Une autre pustule creva.

Alors il cria, fou d’angoisse :

— Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?

L’autre, près de lui, hurla aussi. C’étaient ses mains qui commençaient, eût-on dit, à partir en lambeaux.

Les deux policiers revenaient sur moi. Au hasard, je frappai, en atteignis un sous le menton avec le tranchant de ma main bien ouverte. Il eut un gargouillis étrange et s’affaissa. L’autre m’assomma à demi d’un formidable coup sur la nuque mais j’eus encore la force de lui planter mon coude au niveau de l’estomac, juste au moment où Gabiel criait :

— Laissez-le ! Mais laissez-le donc !

Ils cessèrent tout combat, non pour obéir à Gabiel, mais parce que l’un était allongé, inerte, et l’autre, assis, gémissait, les mains sur le ventre.

— Morrair, dit Gabiel, par tous les dieux de Planète Mère, est-ce contagieux ?

— En un sens, oui, fis-je en massant ma nuque douloureuse. Mais si aucune bête n’arrive jusqu’à vous, aucun danger.

Il épiait le parquet, autour de lui.

— Je ne vois rien…

— Bien sûr. Ces êtres de cauchemar sont invisibles… sauf pour moi.

Tout en grimaçant, je le surveillais. Son regard ne cessait d’errer du lit sur lequel deux de ses hommes se décomposaient lentement, au sol sur lequel, peut-être, une des pieuvres avançait vers lui. Il n’avait aucun moyen de le savoir, sinon moi.

— Morrair…, dit-il faiblement.

Je fis comme si je n’avais pas entendu et je murmurai :

— Voyez leurs vêtements, Gabiel…

Je sais bien que c’était atroce, que les deux gars, qui gémissaient à peine, probablement paralysés par quelque substance secrétée par les bêtes en gestation, entendaient mes paroles. Mais, pour le salut de Planète Mère, il fallait absolument convaincre Gabiel. Lui seul aurait peut-être assez de poids pour obtenir du gouvernement que l’on mît en œuvre tous les moyens de lutte.

— Dieux de Planète Mère ! souffla-t-il, anéanti.

Horrible. Bien sûr, nous voyions éclore les bêtes sur les jambes, les mains et le visage des « malades ». Mais on devinait qu’elles naissaient aussi sous les vêtements, car ceux-ci grouillaient comme un lambeau de pansement sur une blessure saturée de larves.

— Morrair…, reprit-il très fort, si fort que je compris qu’il était tel que je l’avais désiré : prêt à m’écouter enfin… Morrair…

— Oui ?

— Par tous les dieux de Planète Mère, est-ce que ces horribles choses se dirigent vers moi ?

— Cinq ou six, fis-je après un bref regard. Mais ne bougez pas, sans quoi vous risquez de passer au milieu d’elles. Un instant. Je désire savoir si, après cette courte bagarre, je ne suis pas contaminé moi-même.

Mains bien à plat, je palpai mon corps, des pieds à la tête. J’aurais évidemment senti sous mes doigts la présence de l’une de ces pieuvres indestructibles.

Je respirai un grand coup. Bien sûr, j’avais déjà été en contact avec les bêtes sans en souffrir. Mais peut-être y avait-il une question de temps… ou quelque autre raison. Chacun sait qu’un serpent venimeux, par exemple, est pratiquement inoffensif quand il a déjà mordu plusieurs personnes quelques minutes plus tôt.

— Ça va, fis-je.

— Morrair… Est-ce que ces… ces bêtes s’approchent de moi ?

Figé, il demeurait immobile, livide. Il ne regardait plus à terre. À quoi bon ? Il ne pouvait rien voir. Ses yeux demeuraient braqués en direction du lit… du lit que je n’osais pas regarder ! Je me souvenais de Jal…

— Je vous en prie, Morrair, murmura-t-il.

— Il y en a une à cinquante centimètres de votre pied droit, répondis-je.

Immédiatement il recula un peu, mais je le mis en garde :

— Il y en a d’autres derrière vous, méfiez-vous !

La sueur suintait sur son visage. Je m’approchai de lui, me penchai, ramassai les bêtes trop proches. À tout hasard, j’arrachai leurs tentacules. Mais, j’en étais déjà persuadé (et par la suite, j’en eus la preuve) ceux-ci repoussaient au bout d’un certain temps, comme les pinces des crabes.

— Tenez, dis-je en lui tendant ma main ouverte. Touchez !

— Non, non ! fit-il avec horreur.

— Si fait. J’y tiens. Celui-ci n’a plus de tentacules, ne peut donc s’accrocher à vous. Mais je veux que vous ne puissiez douter : je ne vous raconte pas de blagues. Il n’y a aucun danger… du moins je le crois… si le contact ne dépasse pas quelques secondes. J’en ai fait l’expérience plusieurs fois.

Il dut faire un gros effort pour se dominer, je le lisais dans tout son comportement, mais il finit par tendre la main, grimace aux lèvres. Du bout des doigts, il palpa… l’invisible. Puis il retira sa main d’un geste vif.

— C’est vrai… C’est vrai… Il y a quelque chose…

Et, dans un cri du cœur, oubliant tout :

— Morrair ! Foutons le camp d’ici !

Je montrai du doigt les deux hommes tombés près du lit. L’un d’eux n’avait pas encore repris connaissance, l’autre continuait à gémir en se frottant l’estomac, mais ne tarderait pas à se relever.

— Et ceux-là, qu’est-ce qu’on en fait ?

Il les regarda froidement.

— Ils sont contaminés, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Peut-on faire quelque chose dans l’immédiat ?

— Non.

— Alors, filons. Je ne suis pas lâche, Morrair. Devant un fulgurant, je ne céderais pas. Mais devant ça… Alors que notre présence est tout à fait inutile… Car elle l’est, n’est-ce pas ?

Il avait besoin de mon approbation, pour sa satisfaction personnelle !…

— Certes, dis-je. Comme vous, je ne suis pas lâche. Mais ces pauvres gars vont payer pour éviter une catastrophe à l’échelle planétaire.

— Que voulez-vous dire ?

— Réfléchissez-y, Gabiel. Un passage est ouvert entre ce monde et le nôtre. Un hasard, et ces monstres, ces bêtes, découvrent ce passage et pénètrent dans la capitale. Jusqu’à présent, il n’y a aucun moyen de lutte connu. Les Étrangers ont tout essayé. Or, elles sont des centaines, des milliers peut-être. Jugez de la vitesse de leur reproduction…

— Oui, oui, fit-il.

Il allait vers la porte, que j’avais laissée entrouverte. Pas un regard pour les hommes qui, sur le lit, gémissaient en contemplant leur chair qui se putréfiait. Quant à ceux que j’avais frappés, que pouvais-je pour eux ? Déjà, celui qui n’avait pas perdu connaissance, toujours assis à terre, oscillait d’avant en arrière, l’air hébété. J’avais vu juste : les ignobles bêtes sécrétaient quelque drogue qui paralysait l’intelligence et la sensibilité.

— Morrair…, demanda Gabiel.

Debout devant la porte ouverte, il n’osait plus avancer ! Je compris tout de suite pourquoi. Au-delà du perron, l’herbe grouillait. De place en place, on apercevait des sillons qui, lentement, s’allongeaient.

— Oui, fis-je. Chaque sillon correspond à une bête. Revenez vers le passage, mais faites tous les détours qu’il faudra pour ne pas couper l’un de ces sillons. Et soyez sans crainte : je vous affirme que je vois ces êtres d’un autre monde. Si l’un d’eux s’approche de vous, je le repousserai.

Il descendit le perron, très droit, commença à marcher dans l’herbe. Il s’efforçait à l’impassibilité, mais il haletait. Et, en zigzaguant comme un homme ivre, il se dirigea vers la tache blanche que formait le soutien-gorge de Dora. Je le suivais pas à pas, attentif. Je ne tenais nullement à ce qu’il pérît de la même mort que ses compagnons. S’il était contaminé et qu’il franchît le passage, que serait le sort de Planète Mère ?

— Morrair, fit-il soudain, il y a peut-être une solution…

— Laquelle ?

— Ces bêtes ne passent pas à travers les murailles, n’est-ce pas ? Elles ont une consistance solide, puisque j’en ai touché une.

Il frissonnait.

— Oui, répondis-je. Et alors ?

— Nous murerons le passage ! décréta-t-il. Un mur solide, aussi haut qu’il le faudra.

Je lui ris au nez (si je puis m’exprimer ainsi, car je marchais derrière lui).

— Je doute que ce soit possible, fis-je. Une faille entre deux univers, cela doit avoir une étrange forme. Je me demande même si cela a une forme… j’entends par-là une hauteur, une largeur et une épaisseur. J’en doute. Je crains qu’un tel passage n’échappe à nos sens humains.

— On peut essayer, s’obstina-t-il.

— Évidemment. Mais j’ai remarqué quelque chose, Gabiel. Devant moi, tout à l’heure, des caisses transportées par des grues ont disparu à mes yeux parce qu’elles étaient passées dans la faille d’univers. Un bras de grue a subi le même sort.

— Oui, oui ! Nous l’avons remarqué aussi avant… de passer.

— Eh bien ! repris-je, où sont-elles, ces caisses ? Où est le bras de la grue ? Les avez-vous retrouvés dans cette bulle d’univers ? Non, n’est-ce pas ?

— Mais nous sommes passés, nous, ainsi que mes hommes !

— Évidemment. Mais les caisses, inertes, ont disparu. Le fait est là. Et je pense qu’il en sera de même pour tout obstacle que vous tenterez d’édifier.

Il ne répondit rien, mais je compris qu’il était décidé à bâtir son mur… Grand bien lui fasse.

Nous arrivions près du repère laissé par Dora. Un pas encore… Gabiel disparut à mes yeux. Je le suivis, et j’émergeai sur Planète Mère, devant la coopérative. Je n’eus même pas le temps de faire un geste. Gabiel s’était retourné. Il tenait un fulgurant, et il tira sur moi.

Son visage était impassible, mais il y avait une étincelle de raillerie dans ses yeux gris. Je m’affalai, sans force. Il avait réglé le fulgurant de façon à provoquer en moi une paralysie motrice sans gravité, mais qui se prolongerait sans nul doute pendant quelques heures.

Il remit l’arme dans sa poche, se pencha.

— Je ne vous veux aucun mal, Morrair. Mais vous êtes beaucoup trop important pour Planète Mère. Je ne puis vous laisser en liberté : nous aurons besoin de vous pour les expériences que nous allons entreprendre.

Évidemment, je ne pouvais répondre, mais quelqu’un s’en chargea : l’Étranger. Il était arrivé sans bruit derrière Gabiel et l’avait happé par les vêtements, entre les omoplates. Il le souleva. Gabiel ne bougeait pas. Il était prêt à cette attaque ! Il avait dû y réfléchir pendant que je le croyais à demi fou de peur.

— Étranger, fit-il, c’est pour ton bien comme pour le nôtre que j’ai paralysé Morrair. Paralysie sans danger, mais qui m’assure qu’il ne tentera pas de fuir comme il l’a fait à diverses reprises. Le gouvernement de Planète Mère va mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose pour vaincre les bêtes. Mais, pour cela, nous avons besoin de Morrair, seul homme au monde à les apercevoir. Je me suis assuré de sa personne afin d’être sûr de sa collaboration. Comprends-tu cela ?

Si j’avais pu parler… Mais qu’aurais-je dit ? Ce qu’il y avait de tragique, c’est que Gabiel était sincère. Il aurait pu me tuer, il ne l’avait pas fait. Et pourtant, et pourtant… Cette expression de raillerie triomphante dans son regard…

Lentement, l’Étranger le reposa sur le trottoir et le lâcha.

— Morrair, me dit Gabiel, excusez-moi. Je vous jure que, après mon rapport, le gouvernement concentrera tous les moyens dont il dispose afin de lutter contre cette horrible chose. Je vais chez Stanos. Nous alerterons les dirigeants. Dans quelques minutes, dès que j’aurai pu prendre contact avec mes services, on vous emportera à la direction générale de la police. Je vous le répète, je ne vous veux aucun mal.

Il se tournait vers l’Étranger.

— Dans l’intérêt de vos amis… et de votre monde… je crois que vous devriez m’accompagner, Étranger. Bien que je sois un très haut fonctionnaire, j’aurai de la peine à persuader nos dirigeants.

— Je vous suivrai, dit l’Étranger.

Gabiel se pencha de nouveau sur moi, eut un sourire ironique. Il devait se dire que je m’étais laissé posséder comme un gamin. Et c’était vrai.

Pourtant, avec désespoir, je cherchais à échapper, même partiellement, à la paralysie. Je détestais Gabiel. Mais ça, ça…

Impossible de prononcer un mot, de bouger le petit doigt. Il haussa les épaules, et demanda à l’Étranger :

— Venez-vous ?

L’autre le suivait, sans plus s’occuper de moi. De nouveau je tentai de crier, d’alerter Gabiel… Impossible.

Allongé sur le trottoir, frôlé par les caisses que transportaient les grues, je les vis disparaître à l’angle de la coopérative. Tout espoir s’était écroulé en moi. Planète Mère allait connaître l’horreur.

Car, pendant que l’Étranger le tenait à bout de bras, j’avais pu voir deux petits monstres qui grimpaient lentement sur les vêtements de Gabiel. Et ce dernier ne s’en doutait pas.

Planète Mère était perdue.