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Deux jours plus tard, Vespasia apprit qu’une femme qu’elle avait connue et admirée autrefois était souffrante et clouée au lit. Il est rarement facile de visiter ceux qui ne vont pas bien, mais c’est plus pénible encore quand on sait l’un et l’autre que tout rétablissement est impossible. Que dire alors d’un tant soit peu honnête qui n’ait aussi des relents de désespoir ?
Vespasia avait pris un bain parfumé à ses essences favorites : lavande, romarin et eucalyptus dans des cristaux de bicarbonate de soude, un mélange revigorant et réconfortant. À présent, assise devant la glace dans son boudoir, elle attendait que sa femme de chambre achève de la coiffer. Ensuite, elle l’aiderait à fermer les minuscules boutons de sa robe. Ce jour-là, Vespasia avait choisi un ensemble indigo foncé en laine, à la fois flatteur et confortable. On devait s’habiller pour visiter les malades avec autant de soin que pour une réception.
Elle ne s’était pas encore décidée quant au sujet de conversation. Fallait-il parler du présent, qui était maintenant si différent pour elles deux ? Les souvenirs du passé – riche, turbulent, empli de triomphes et de désastres – seraient peut-être un choix plus judicieux.
Il était également délicat de savoir quel cadeau offrir. En février, les fleurs étaient rares ; celles qu’on trouvait avaient été forcées en serre et ne duraient que peu de temps. Il n’y avait pour ainsi dire pas de fruits. Puis elle se souvint que Serafina aimait le chocolat de qualité, aussi une boîte de chocolats belges sélectionnés avec soin et joliment emballés semblait-elle un présent approprié.
Elle avait songé à des Mémoires ou à des récits de voyages, mais elle n’était pas sûre que Serafina fût assez bien portante pour lire. Celle-ci vivait toujours dans sa demeure de Dorchester Terrace, avec sa petite-nièce pour dame de compagnie, mais Vespasia ignorait s’il y avait là quelqu’un qui puisse lui faire la lecture avec esprit et charme, si elle n’était pas en mesure de lire elle-même.
La femme de chambre avait terminé de la coiffer. Vespasia la remercia puis se leva afin d’enfiler son ensemble. Puisque la gentillesse exigeait qu’elle s’acquitte de cette visite avec entrain et générosité, le mieux était de ne pas perdre de temps. Il ne servait à rien de tourner et de retourner dans sa tête d’éventuels sujets de conversation. Si elle tardait trop, elle le regretterait profondément et se reprocherait son égoïsme, plus encore sa lâcheté – une faiblesse qu’elle déplorait entre toutes.
La matinée était froide et venteuse, néanmoins le trajet était court et son équipage l’attendait à la porte. Elle donna au valet de pied l’adresse de Dorchester Terrace et accepta sa main pour monter dans la voiture, puis s’installa aussi confortablement que possible, disposant avec soin ses jupes autour d’elle afin de ne pas les froisser.
Tout en regardant défiler les hautes demeures et les rares passants qui se hâtaient dans les rues maussades, courbés en avant contre les premières gouttes de pluie, elle songea à sa première rencontre avec Serafina Montserrat, près d’un demi-siècle plus tôt. Le monde était plongé dans l’effervescence. Les révolutions de 1848 avaient éveillé le désir de tout sacrifier, y compris sa propre vie, pour tenter de renverser les vieilles tyrannies. C’était illusoire. Peut-être cela l’avait-il toujours été. Pourtant, l’espace d’un bref moment, l’espoir, l’énergie et la passion avaient régné. Puis les barricades avaient été prises d’assaut, les rebelles dispersés, emprisonnés ou tués, et tout était redevenu comme avant.
Vespasia était rentrée chez elle, avait fait un mariage convenable et eu des enfants, mais jamais elle n’avait aimé comme alors. Si Serafina s’était mariée, elle aussi, et à deux reprises, elle était restée une combattante, tant au plan physique que politique.
Leurs chemins s’étaient croisés depuis, souvent. Vespasia avait voyagé dans toute l’Europe. Elle avait mis sa beauté et son intelligence au service du bien quand elle avait pu, avec une certaine discrétion. Serafina, elle, n’avait jamais été discrète.
Elles s’étaient rencontrées par hasard à Londres, Paris, Rome ou Berlin, de temps en temps à Madrid, à Naples au printemps, en Provence à l’automne. Lors de leurs retrouvailles, elles évoquaient leurs joies et leurs chagrins, échangeaient de nouveaux espoirs, de vieux souvenirs. Cette rencontre serait peut-être la dernière. Vespasia se rendit compte qu’elle était toute raide. Ses mains étaient crispées comme si elle était glacée, alors qu’elle ne manquait pas de couvertures.
Ils s’arrêtèrent devant l’entrée de Dorchester Terrace et son cocher lui ouvrit la portière. Elle accepta sa main et prit la boîte enrubannée de chocolats fourrés à la crème que Serafina affectionnait.
— Merci. Attendez-moi, s’il vous plaît.
Elle traversa le trottoir et gravit les marches, sachant qu’il était encore tôt pour une visite. Elle souhaitait voir Serafina seule, avant d’autres qui risquaient de venir à une heure plus usuelle.
Elle tendit sa carte au valet.
— Bonjour, Lady Vespasia, dit-il, ne manifestant qu’une légère surprise. Entrez, je vous prie.
— Bonjour, répondit-elle. Mrs. Montserrat se porte-t-elle assez bien pour recevoir des visiteurs ? S’il est trop tôt, je peux revenir plus tard.
— Pas du tout, madame. Elle sera enchantée de vous voir.
Il sourit et referma la porte derrière elle. Vespasia crut déceler dans sa voix plus qu’une simple politesse, peut-être même un soupçon de gratitude.
Elle pénétra dans le vaste vestibule, avec son parquet magnifique et son escalier imposant. Elle remarqua une très belle lampe encastrée dans le noyau de celui-ci.
— Je suis certain que Mrs. Montserrat souhaitera vous recevoir, mais naturellement je vais prendre la précaution de m’en assurer auprès de sa femme de chambre, expliqua-t-il. Si vous voulez bien attendre dans le petit salon où le feu est allumé, je reviendrai dans quelques instants. Désirez-vous un thé ?
— Merci, ce serait avec plaisir. Le temps n’est guère clément.
Elle n’avait accepté que parce qu’il se sentirait moins gêné de la laisser, au cas où il faudrait préparer Serafina à une visite. Peut-être aurait-elle besoin d’un peu d’aide. Il était aussi possible qu’elle ait du mal à boire un thé alitée.
Le salon était chaud et élégant, décoré d’une manière très originale. Le tapis était clair, et le papier mural du vert le plus foncé qui soit. L’effet sombre était habilement compensé par des fauteuils en brocart ambre et rose indien, et des coussins assortis. Des jetés en soie aux bords garnis de glands dans les mêmes tons étaient disposés négligemment sur les sièges.
Le feu brûlait bas, mais il avait visiblement été allumé tôt le matin, et l’air embaumait le pommier. Des paysages du nord de l’Italie étaient accrochés aux murs : le Mont-Blanc étincelant de blancheur sous un ciel clair de fin de soirée ; la lumière matinale sur l’île San Giulio, frôlant les toits du monastère et dessinant des ombres dans l’eau limpide du lac d’Orta où une demi-douzaine d’embarcations étaient amarrées, immobiles.
La pièce était éclectique, chaotique et pleine de vie, et Vespasia sourit alors qu’une foule de souvenirs s’imposaient à elle : Serafina et elle assises à la terrasse d’un café à Vienne, buvant du chocolat tout en prenant des notes pour rédiger un pamphlet. Tout autour d’elles, on entendait des rires et des bavardages excités, des plaisanteries polissonnes, des voix tendues, que la conscience du danger et de la mort rendait un peu trop fortes.
Toutes deux côte à côte sur la rive à Trieste, le dos tourné aux magnifiques bâtiments autrichiens. Au-dessus d’elles, le vaste ciel de la Méditerranée était traversé de nuages qui déployaient leurs filaments dans la lumière du soir. Serafina avait maudit l’Empire austro-hongrois avec une violence qui avait déformé ses traits et voilé sa voix.
On apporta le thé et Vespasia tressaillit, brutalement ramenée au présent. Elle l’avait presque terminé quand une jeune femme entra, refermant sans bruit la porte derrière elle. Âgée d’environ trente-cinq ans, elle avait des cheveux bruns dont l’éclat passait inaperçu, éclipsé par des cils et des sourcils trop ternes. Elle était élancée et parlait d’une voix douce.
— Lady Vespasia, comme c’est gentil à vous de venir ! Je m’appelle Nerissa Freemarsh. Ma tante Serafina est tellement heureuse que vous soyez là. Dès que vous aurez terminé votre thé, je vous emmènerai auprès d’elle. Je crains que vous ne la trouviez beaucoup plus affaiblie que dans votre souvenir, et quelque peu distraite.
Elle esquissa un sourire d’excuse.
— Il y a un certain temps que vous ne vous êtes pas vues. Je vous en prie, soyez patiente avec elle. Par moments, elle semble très désorientée. Je suis vraiment désolée.
— Ne vous inquiétez pas, je vous en prie.
Vespasia se leva, se sentant coupable de ne pas avoir rendu visite à son amie plus tôt.
— J’avoue qu’il m’arrive aussi d’oublier certaines choses.
— Mais c’est… commença Nerissa.
Puis elle s’interrompit, souriant de sa méprise.
— Bien sûr. Je sais que vous comprenez.
Elle précéda Vespasia dans le vestibule et le bel escalier. Elle marchait avec une légère raideur, soulevant d’une main le tissu sombre et uni de ses jupes afin de ne pas trébucher.
Vespasia la suivit sur le palier, puis, après qu’elle eut frappé un coup bref à la porte, dans la chambre principale. La pièce était chaude et lumineuse, même en ce triste jour d’hiver. Un feu flambait dans la cheminée ; les bûches devaient être du pommier aussi, à en juger par l’odeur sucrée qu’elles dégageaient. Les murs étaient ocre brun et les rideaux avaient un motif de fleurs, comme si Serafina pouvait emporter l’été avec elle, au mépris de la règle d’airain du temps et des saisons.
Vespasia regarda en direction du lit et sut que le choc devait se lire sur son visage.
Serafina était assise presque droite contre les oreillers placés dans son dos. Ses cheveux blancs étaient coiffés un peu négligemment. Elle n’était pas fardée, mais avec ses yeux sombres et ses sourcils bien dessinés, elle n’avait pas la pâleur d’une femme au teint plus clair. Elle n’avait jamais été belle – au sens où Vespasia l’avait été et l’était toujours –, pourtant ses traits étaient réguliers et son courage et son intelligence avaient fait d’elle un être extraordinaire. À côté d’elle, les autres femmes semblaient manquer de vitalité, prévisibles. À présent, toute cette énergie s’en était allée, ne laissant qu’une silhouette amaigrie qu’on avait du mal à reconnaître.
Serafina se tourna lentement et fixa les nouvelles venues.
Vespasia sentit sa gorge se nouer au point qu’elle ne parvenait plus à déglutir.
— Lady Vespasia est venue vous voir, tante Serafina, annonça Nerissa avec une gaieté forcée. Elle vous a apporté des chocolats belges, ajouta-t-elle en désignant la boîte superbement enrubannée.
Serafina esquissa un sourire poli. Ses yeux étaient vides d’expression.
— Comme c’est gentil, dit-elle d’un ton monocorde.
Vespasia s’avança, lui rendant son sourire au prix d’un effort qui, elle le savait, devait gâcher toute tentative de sincérité. Cette femme avait eu l’esprit aussi vif qu’elle, un sens de la repartie presque aussi aigu, et elle avait tout juste dix ans de plus qu’elle. On eût dit une coquille vide, déjà abandonnée par la vie et par son âme.
— J’espère que vous les aimerez, reprit-elle, écoutant les paroles creuses qui sortaient de sa bouche.
Un moment, elle regretta d’être venue. Serafina ne semblait pas savoir du tout qui elle était, comme si le passé avait été rayé d’un trait et qu’elles n’avaient pas partagé des liens d’amitié qu’on n’oublie jamais.
Serafina la dévisagea, une lumière naissant avec lenteur dans ses yeux, suggérant que des bribes de compréhension lui revenaient peu à peu.
— Je suis sûre que vous voudrez bavarder un peu toutes les deux, dit Nerissa doucement. Ne vous fatiguez pas, tante Serafina.
Le conseil s’adressait indirectement à Vespasia.
— Je vais mettre une nouvelle bûche dans le feu avant de partir. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, la sonnette est tout près du lit et je viendrai aussitôt.
Serafina hocha la tête presque imperceptiblement, le regard rivé à Vespasia.
— Merci, dit Vespasia.
Il n’y avait pas d’échappatoire possible. Il aurait été inexcusable de prendre congé à présent, bien qu’elle en mourût d’envie.
Nerissa se dirigea vers la cheminée et tisonna un peu le feu, projetant une pluie d’étincelles, puis déposa avec précaution une bûche dans l’âtre. Enfin elle se redressa et sourit à Vespasia.
— C’est si gentil à vous de venir, répéta-t-elle. À tout à l’heure.
Elle gagna la porte, l’ouvrit d’un mouvement fluide et sortit.
Vespasia s’assit dans le fauteuil près du lit. Que dire ? Demander de ses nouvelles à Serafina équivaudrait quasiment à se moquer d’elle.
Ce fut Serafina qui parla la première.
— Merci d’être venue, dit-elle à voix basse. J’avais peur que personne ne vous ait avertie. J’ai parfois de mauvaises journées et ma mémoire me joue des tours. Je parle trop.
Vespasia la regarda. Ses yeux n’étaient plus vides, mais emplis d’une profonde anxiété. Serafina scrutait désespérément son visage, voulant s’assurer qu’elle la comprenait. C’était comme si la femme qu’elle connaissait était revenue, ne fût-ce que l’espace d’un moment.
— Le but d’une visite est de parler, répondit Vespasia avec douceur. Quand on est seul avec ses pensées et qu’on ne se sent pas très bien, on prend plaisir à échanger des nouvelles, rire un peu, se remémorer les choses que l’on a aimées. Je serais très déçue que vous ne me parliez pas.
Serafina parut lutter pour exprimer une idée qui lui échappait.
Vespasia songea aussitôt que, sans le vouloir, elle lui avait imposé une pression supplémentaire, en donnant l’impression qu’elle espérait être divertie. Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait voulu dire. Comment faire marche arrière à présent sans avoir l’air ridicule ?
— Y a-t-il quelque chose dont vous aimeriez parler en particulier ? suggéra-t-elle.
— J’oublie des choses, avoua Serafina tout bas. Beaucoup de choses, parfois.
— Moi aussi, affirma Vespasia gentiment. La plupart n’ont aucune importance.
— Il m’arrive de confondre le présent et le passé.
Maintenant, Serafina regardait Vespasia avec fixité, comme si elle était au bord d’un abîme où un monstre hideux attendait de la dévorer.
Vespasia chercha en vain une réponse assez convaincante pour apaiser la profonde angoisse qu’elle devinait chez Serafina. Son amie était effrayée. Elle ne cherchait pas simplement à trouver des excuses à des propos quelque peu incohérents. Peut-être la terreur de perdre l’esprit était-elle plus intense et infiniment plus réelle que la plupart des gens ne le pensaient. Peut-être n’osaient-ils pas y songer !
Vespasia mit sa main sur celle de Serafina et en sentit la maigreur, la flaccidité. Cette femme avait galopé à une allure que peu d’hommes avaient osé égaler ; elle avait manié l’épée, sa lame d’acier étincelant tandis qu’elle se mouvait avec une souplesse et une grâce pleines de beauté. Dotée d’un sens remarquable de la coordination, elle avait été une tireuse d’élite au pistolet et à la carabine.
Et maintenant, sa main était molle sous les doigts de Vespasia.
— Nous oublions tous certaines choses, affirma-t-elle avec douceur. Les jeunes moins que nous, peut-être. Ils ont moins de souvenirs à se remémorer, parfois presque aucun.
Elle eut un bref sourire.
— Vous et moi avons vu des scènes incroyables : des bouchers, des boulangers et des ménagères défendant les barricades ; des couchers de soleil flamboyants sur les Alpes, qui donnaient à la neige la couleur du sang ; nous avons dansé avec des empereurs et été embrassées par des princes. Je me souviens, pour ma part, qu’un cardinal m’a abreuvée d’injures…
Elle vit Serafina sourire et acquiescer légèrement.
— Nous avons lutté pour nos convictions, poursuivit Vespasia. Nous avons l’une et l’autre gagné et perdu plus que les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent l’imaginer. Mais je veux croire que leur tour viendra un jour.
Cette fois, le regard de Serafina fut limpide.
— C’est vrai, n’est-ce pas ? C’est ce qui me fait peur.
— Qu’est-ce qui vous fait peur, ma chère ?
— J’oublie qui est réel et qui n’est qu’un souvenir, répondit Serafina. Parfois le passé est si vivant pour moi que je mélange les bagatelles du présent et les grandes questions d’alors – les gens d’aujourd’hui et ceux que nous connaissions.
— Cela importe-t-il ? Peut-être le passé est-il plus intéressant.
Le sourire apparut de nouveau dans le regard de Serafina.
— Infiniment… pour moi du moins.
Puis la peur revint, immense, suffocante. Sa voix se mit à trembler.
— Mais j’ai si peur de confondre quelqu’un avec une personne que j’ai connue et en qui j’ai eu confiance, et de laisser échapper des paroles que je ne devrais pas dire. Je sais des choses terribles, dangereuses, des histoires d’assassinats et de trahisons. Comprenez-vous ?
À vrai dire, Vespasia ne comprenait pas. Elle savait que Serafina avait été une aventurière sa vie durant. Jamais elle n’avait renoncé à ses convictions. Elle s’était mariée deux fois, mais ni l’une ni l’autre de ces unions n’avait été particulièrement heureuse, et elle n’avait pas eu d’enfants. À l’époque, meilleure cavalière et meilleur fusil que bien des hommes, elle mettait ces derniers mal à l’aise. Elle n’avait jamais appris à taire ses opinions politiques, pas plus qu’à réfréner ses audaces.
C’était la première fois que Vespasia la voyait effrayée, et elle en était grandement troublée. Cela l’emplissait d’une pitié qu’elle n’aurait jamais cru éprouver envers une femme aussi fière et aussi redoutable.
— Ces secrets représentent-ils encore une menace de nos jours ? demanda-t-elle avec un soupçon de doute.
Elle s’efforçait de rassurer Serafina sans pour autant lui donner l’impression de la traiter avec condescendance, en sous-entendant que ses secrets étaient obsolètes et qu’ils n’intéressaient plus personne. C’était un équilibre délicat, précaire. Vespasia elle-même aurait détesté être reléguée aux oubliettes, même si ce serait sans doute le cas un jour. Elle se refusait à l’envisager.
— Bien sûr que oui ! répliqua Serafina d’une voix rauque, pressante. Pourquoi diable me posez-vous cette question ? Que vous est-il arrivé ? Avez-vous donc perdu tout intérêt pour la politique ?
C’était presque une accusation. Les yeux de Serafina brillaient de colère maintenant.
Vespasia éprouva une bouffée d’irritation qu’elle réprima aussitôt. Ce n’était pas le moment de se soucier de son amour-propre.
— Pas du tout, protesta-t-elle. Mais je ne vois pas en quoi ce que je sais du passé pourrait affecter le présent.
— Vous ne mentiez pas, autrefois, murmura Serafina avec une petite grimace de déplaisir. Ou alors, vous étiez bonne comédienne.
Vespasia sentit le rouge lui monter aux joues. Le reproche était justifié. À l’évidence, ce qu’elle savait de certains événements, ceux qui la touchaient de plus près, serait encore dangereux si elle en faisait état mal à propos. Sauf qu’elle tiendrait sa langue… parce qu’elle savait exactement où elle était et avec qui elle conversait.
— Vous garderiez ce genre de secrets, affirma-t-elle à Serafina. Vous n’en souffleriez mot, même aux personnes concernées. Ce serait du plus mauvais goût.
Soudain, Serafina éclata de rire, d’un profond rire de gorge, qui ramena Vespasia quarante ans en arrière en une fraction de seconde. Elle se surprit à sourire aussi. Elle se revit avec Serafina sur la terrasse d’une villa à Capri. La senteur lourde du jasmin embaumait la nuit d’été. De l’autre côté de la baie, les deux pics du Vésuve se détachaient sur l’horizon. Le vin était doux. Quelqu’un avait fait une plaisanterie et les rires avaient fusé, détendus.
Une bûche consumée s’effondra dans l’âtre, et Vespasia revint au présent : à la pièce chaude et claire avec ses rideaux fleuris, à la vieille femme effrayée allongée dans le lit tout près d’elle.
— Dans ce cas, demandez à Miss Freemarsh de refouler certains visiteurs, déclara-t-elle avec la plus extrême gravité. Ils ne doivent plus être si nombreux. Donnez-lui une liste, dites-lui que vous ne souhaitez pas les voir. Vous avez sans doute une femme de chambre susceptible de vous aider ?
— Oh, oui. J’ai toujours Tucker, répondit Serafina avec chaleur. Dieu la bénisse. Elle est presque aussi âgée que moi ! Mais quelle raison pourrais-je donner ?
Elle fouilla le regard de Vespasia, quêtant son aide.
— Aucune. Vous êtes libre de décider qui recevoir ou pas, cela ne la concerne en rien. Si elle insiste, dites-le-lui. Ou inventez un prétexte.
— Je l’aurai oublié dans l’intervalle !
— Eh bien, posez-lui la question ! Si elle répète vos paroles, vous aurez votre réponse. Si elle prétend qu’elle ne s’en souvient pas, repartez de zéro vous aussi.
Serafina se laissa aller contre les oreillers en souriant, une expression lointaine dans les yeux.
— Voilà qui ressemble davantage à la Vespasia dont je me souviens. C’était le bon temps, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Vespasia avec fermeté et sincérité. C’était une époque merveilleuse. Nous avons vécu plus intensément que la plupart des gens ne vivront jamais.
— Et affronté bien des périls.
— Oh, oui. Et nous y avons survécu. Vous êtes là, et moi aussi.
Elle sourit à la vieille femme étendue immobile dans le lit.
— Nous avons vécu et nous pouvons partager nos souvenirs.
La main de Serafina se crispa lentement sur le drap et l’anxiété réapparut sur ses traits.
— C’est ce que je crains, murmura-t-elle. Et si je pensais m’adresser à vous, alors qu’en réalité ce serait quelqu’un d’autre ? Et si mon esprit me ramenait aux jours passés à Vienne, à Budapest ou en Italie, et que je dise quelque chose de compromettant ?
Elle fronça davantage les sourcils. Son visage était profondément troublé.
— Je connais des secrets terribles, Vespasia, des choses qui auraient pu déshonorer certaines des plus grandes familles. Je n’ose pas les nommer, pas même ici, dans ma propre chambre. Voyez-vous…
Elle se mordit la lèvre.
— Je sais qui vous êtes en ce moment, mais d’ici une demi-heure je l’aurai peut-être oublié. Je m’imaginerai que c’est le passé, et que vous êtes quelqu’un d’autre, qui ne me comprend pas comme vous. Je pourrais…
Elle déglutit.
— … je pourrais me croire replongée dans un des vieux complots, dans une vieille lutte où il y a tout à perdre ou à gagner… et vous révéler quelque chose de dangereux… de secret. Vous comprenez ?
Vespasia mit très doucement sa main sur celle de Serafina et sentit les tendons noueux sous ses doigts.
— Ma chère, vous êtes à Londres à présent, à la fin février 1896, et vous savez exactement qui je suis. Ces vieux secrets appartiennent au passé. L’Italie est unie, hormis la petite partie de l’Est toujours sous la férule de l’Autriche. La Hongrie a de moins en moins de pouvoir au sein de l’Empire et Vienne gouverne encore la péninsule balkanique. La plupart de ceux que nous connaissions sont morts. D’autres ont repris le flambeau. Nous ne savons même plus qui.
— Vous, non, chuchota Serafina. Mais moi, je connais des secrets qui comptent – des amours et des haines qui ont de l’importance encore aujourd’hui. Cela ne remonte pas à si longtemps. Pour les politiciens, peut-être, pas dans la mémoire de ceux qui ont été trahis.
Vespasia chercha un argument à même de rassurer cette femme effrayée, et d’une logique imparable, sous peine de donner à Serafina le sentiment d’être incomprise et, en fin de compte, abandonnée.
— Peut-être Miss Freemarsh pourrait-elle veiller à ne pas vous laisser seule avec vos visiteurs, si vous le lui demandez ? suggéra-t-elle. Compte tenu des circonstances, cela n’aurait rien d’étrange.
Serafina eut un sourire sombre.
— Nerissa ? Elle pense que je m’imagine des choses. Elle ignore tout du passé. À ses yeux, je suis une vieille femme qui embellit ses souvenirs pour attirer l’attention sur elle et compenser la monotonie du présent. Elle est beaucoup trop polie pour le dire ainsi, mais je le lis dans son regard.
Serafina baissa les yeux sur la couverture.
— D’ailleurs, elle a d’autres préoccupations. Je crois qu’elle est amoureuse. Je me souviens de mes propres émois dans la même situation, lorsque je me demandais s’il viendrait ce jour-là, de mes tourments quand je songeais qu’il me préférait peut-être une autre femme.
Elle leva de nouveau la tête vers Vespasia, un mélange d’humour et de tristesse dans ses yeux, accompagné d’une interrogation.
— Bien sûr, admit Vespasia. Personne n’oublie cela. Peut-être fait-on semblant de temps à autre, parce que ce bonheur-là se raréfie à mesure que l’on vieillit. Nous nous souvenons du plaisir et avons tendance à occulter la douleur.
Elle reporta ses pensées au problème présent.
— Nerissa a-t-elle la moindre idée de qui vous étiez et de ce que vous avez accompli ?
Serafina secoua la tête.
— Non. Comment le pourrait-elle ? Le monde était différent à l’époque. Je connaissais tous les personnages influents de mon empire, et vous du vôtre. Nous savions trop de choses. Je me demande si c’est toujours vrai pour vous.
Un instant, Vespasia se sentit déconfite. Elle en savait bien plus long sur le monde actuel et ses secrets politiques et privés qu’elle ne l’aurait avoué à quiconque, même à Thomas Pitt. Comment Serafina avait-elle pu la percer à jour aussi aisément en l’espace d’un quart d’heure ?
La réponse était simple : parce que, au fond, elles étaient semblables, des femmes de conviction et de passion, des femmes qui s’étaient servies de leur courage et de leur charme pour influencer les hommes qui détenaient le pouvoir de transformer les nations.
— Quelques-uns, admit-elle. Ils sont anciens aussi, sans doute gênants, mais certainement inoffensifs.
Serafina se mit à rire.
— Menteuse ! lança-t-elle d’un ton enjoué. Si c’était vrai, il y aurait de la tristesse dans votre voix, or je n’en perçois pas. Je n’entends aucun regret.
— Pardon, dit Vespasia sincèrement. Je vous ai sous-estimée, et c’était grossier de ma part.
— Je vous pardonne. Je m’y attendais. L’on doit mentir pour survivre. Ce que je redoute, c’est qu’à mesure que ma santé se détériore je perde tout jugement et peut-être même la capacité de continuer à mentir.
Vespasia éprouva un nouvel accès de pitié envers elle, plus poignant encore. Serafina avait été une vraie lionne, et à présent elle était seule et blessée, terrorisée par les fantômes du passé.
— Je parlerai à Miss Freemarsh, dit-elle avec fermeté. Et Tucker ? A-t-elle encore de l’autorité auprès des autres domestiques ?
— Oh, oui, Dieu la bénisse ! Je ne voudrais avoir personne d’autre qu’elle. Mais elle a au moins soixante-dix ans et je ne peux attendre d’elle qu’elle soit là constamment. Parfois, je vois combien elle est fatiguée.
— Peut-être pourriez-vous avoir une garde à plein temps, du moins durant la journée, quand vous risquez d’avoir des visites. Quelqu’un d’assez sensé pour interrompre une conversation qui prend un tour confidentiel.
— De telles personnes existent-elles ? demanda Serafina d’un ton empreint de doute.
— Certainement, répondit Vespasia, bien que l’idée lui fût venue à l’instant. Qu’arrive-t-il aux gens qui ont occupé des postes importants au gouvernement ou dans le service diplomatique ou même dans le système judiciaire, et qui savent des choses qu’il serait désastreux d’évoquer à tort et à travers ? Eux aussi vieillissent et tombent malades – ou ils boivent trop !
Serafina rit de nouveau. C’était un son léger et gai, un écho de la personne qu’elle avait été.
— Grâce à vous, je me sens beaucoup mieux, dit-elle avec sincérité. Je vieillis affreusement mal, je deviens un danger pour ceux que j’ai aimés et qui m’ont fait confiance, mais au moins je ne suis pas seule. Si vous n’êtes pas trop occupée à accomplir de grandes choses, je vous en prie, revenez me voir.
— Je reviendrai avec plaisir, déclara Vespasia. Même si j’avais assez de chance pour accomplir de grandes choses… ce dont je doute.
Elle se leva.
— Je vais aller voir Miss Freemarsh et Tucker si possible. Ensuite, je chercherai une garde intelligente et discrète.
— Merci, répondit Serafina, d’une voix rauque de gratitude et peut-être de soulagement.
Vespasia quitta la pièce et poursuivit son chemin dans le couloir en direction de l’office où elle espérait trouver Tucker. Elle se souvenait de celle-ci toute jeune, à l’époque où elle avait commencé à travailler. Elles étaient alors toutes en Italie, et Vespasia elle-même n’avait pas vingt ans. Elle l’avait revue brièvement, peut-être une dizaine de fois au fil des années, mais la reconnaîtrait-elle à présent ? Elle devait avoir beaucoup changé.
Une jeune bonne s’approchait, une pile de linge fraîchement repassé dans les bras.
— Pardon, pourriez-vous m’indiquer où trouver Miss Tucker ? demanda Vespasia.
La servante fit une demi-révérence.
— Oui, milady. Elle doit être à l’office. Voulez-vous que j’aille la chercher ?
— S’il vous plaît. Dites-lui que Vespasia Cumming-Gould aimerait lui parler.
Tucker apparut quelques instants plus tard, marchant avec raideur mais la tête haute. Vespasia la reconnut aussitôt. Son visage était pâle et ridé, et ses cheveux étaient blancs, mais elle avait toujours les mêmes pommettes hautes, et de grands yeux bleus légèrement enfoncés dans leurs orbites.
— Bonjour, Tucker, dit Vespasia à mi-voix. Je vous suis obligée d’être venue si vite. Comment allez-vous ?
— Très bien, je vous remercie, milady.
C’était la seule réponse qu’elle eût jamais donnée à pareille question, même quand elle avait été malade ou blessée.
— J’espère que vous allez bien vous-même ?
— Oui, je vous remercie.
S’étant acquittée des politesses de rigueur, Vespasia aborda le sujet qui les préoccupait l’une et l’autre.
— Je viens de voir Mrs. Montserrat. Elle n’est pas en bonne santé et tient beaucoup à ne froisser personne à cause d’un éventuel trou de mémoire.
À l’expression de Tucker, elle sut que la servante avait immédiatement saisi à quoi elle faisait allusion. Elles étaient deux femmes, la fille d’un comte et une domestique, debout dans un couloir silencieux, réunies par des souvenirs et une compréhension mutuelle. Et pourtant, il était impensable, surtout pour Tucker, que les conventions du rang fussent jamais abolies entre elles.
— Il serait peut-être souhaitable que vous restiez avec Mrs. Montserrat le plus souvent possible, qu’elle se souvienne ou non de vous en prier. Même si vous ne faites rien de plus que l’assurer qu’elle n’a rien dit d’indiscret, cela lui apporterait un grand réconfort.
Tucker inclina imperceptiblement la tête.
— Oui, milady. Je ferai de mon mieux. Miss Freemarsh…
Elle se ravisa et se tut, quoi qu’elle eût été sur le point d’ajouter.
— Merci, dit Vespasia, sachant qu’elle n’avait pas besoin d’en dire davantage. Cela m’a fait plaisir de vous revoir, Tucker. Bonne journée.
— Bonne journée, milady.
Vespasia regagna le palier.
— C’était gentil à vous de venir, dit Nerissa lorsqu’elle la retrouva au pied de l’escalier.
— Pas du tout, rétorqua Vespasia un peu plus sèchement qu’elle n’en avait eu l’intention.
Le réconfort que lui avait procuré son bref échange avec Tucker s’était déjà dissipé. Elle était profondément perturbée et son désarroi l’avait prise par surprise. Elle s’attendait au déclin physique, le jugeant dans une certaine mesure inévitable. En revanche, la perte de ses facultés mentales, voire de sa propre identité, constituait une déchéance qu’elle n’avait jamais envisagée. Peut-être parce qu’elle n’osait pas. Pourrait-elle un jour être aussi isolée et aussi effrayée que Serafina, dépendante d’une génération qui ne savait ni ne comprenait rien d’elle ? Des gens comme cette jeune femme distante qui s’imaginait que la compassion n’était rien de plus qu’un devoir, un acte dénué de sens.
— Je suis ici parce que Serafina et moi sommes amies depuis plus longtemps que vous ne l’imaginez, ajouta-t-elle d’un ton encore sec. J’ai eu grand tort de ne pas venir plus tôt. J’aurais dû me renseigner sur son état de santé.
— Elle ne souffre pas, déclara Nerissa doucement.
Quelque chose dans le ton patient de sa voix irrita Vespasia au plus haut point. On aurait dit qu’elle ne jugeait pas Vespasia tout à fait capable d’appréhender la réalité.
Au prix d’un effort considérable, Vespasia ravala une réponse mordante. Elle avait besoin de la coopération de cette jeune femme et ne pouvait se permettre de s’en faire une ennemie.
— C’est ce qu’elle m’a affirmé, répondit-elle. Cependant, elle est très malheureuse. Peut-être ne vous l’a-t-elle pas dit, mais elle est persuadée qu’elle risque d’être indiscrète en raison de ses pertes de mémoire, et cette pensée la chagrine énormément.
Nerissa sourit.
— Oh, oui, j’ai peur qu’elle ne sache plus toujours très bien où elle est, ou en quelle année nous sommes. Elle raconte pas mal d’histoires sans queue ni tête, mais c’est inoffensif, je vous l’assure. Elle parle de gens qu’elle connaissait il y a des années comme s’ils étaient encore en vie, et pour être franche, je crois qu’elle a tendance à embellir son passé.
Son expression devint plus patiente encore.
— Néanmoins, c’est tout à fait compréhensible. Quand le passé est infiniment plus excitant que le présent, qui ne voudrait pas s’y attarder un peu ? Et nous avons tous tendance à nous remémorer nos souvenirs avec un peu plus de couleur et de lumière qu’ils n’en possédaient réellement.
Vespasia aurait voulu dire à cette jeune femme au corps sain et au visage indifférent que le passé de Serafina Montserrat était plus haut en couleur que celui d’aucune autre femme que Nerissa pourrait rencontrer dans sa vie ! Hormis peut-être Vespasia – mais pour ce qui était de l’aventure en soi, même Vespasia ne pouvait rivaliser.
Cependant, son intention était de protéger Serafina, d’apaiser ses peurs, fondées ou non, plutôt que de remettre Nerissa Freemarsh à sa place.
— Peu importe la réalité, dit-elle, honteuse de cette dérobade qu’elle savait pourtant nécessaire.
Il lui était impossible de livrer à Nerissa des faits plus précis. À l’évidence, la jeune femme ne considérait pas la vérité comme assez importante pour l’entourer de discrétion.
— Serafina craint de révéler par inadvertance les affaires privées d’une tierce personne, continua-t-elle. Ne serait-il pas possible de restreindre le nombre de ses visiteurs et de toujours avoir quelqu’un auprès d’elle qui interviendrait au cas où elle donnerait l’impression de s’égarer ? Si elle était sûre que cela ne puisse pas arriver, elle serait sans doute beaucoup moins anxieuse. Tucker est excellente, mais elle ne peut être présente tout le temps. Je peux chercher une personne appropriée et vous suggérer quelques noms.
Nerissa lui adressa un sourire étrangement pincé.
— C’est très gentil à vous, mais tante Serafina la renverrait en peu de temps. Elle déteste qu’on la dorlote. Quant à l’idée qu’elle connaît toutes sortes de secrets d’État et des choses terribles sur la vie privée des archiducs et autres, tout cela sort droit de son imagination. Les rares personnes qui lui rendent visite le savent. Elle prend plaisir à rêver tout haut de cette manière et il n’y a pas de mal à cela. Personne n’y attache d’importance, je vous assure.
Vespasia se demanda si c’était vrai. Trente ou quarante ans plus tôt, Serafina avait indéniablement connu une foule de détails sur les rébellions fomentées au sein du vaste Empire austro-hongrois. Elle avait participé à certaines. Elle avait dîné, dansé et très probablement eu des liaisons avec des membres de second rang de la famille royale – et même de tout premier plan, pour autant que Vespasia le sût. Mais tout cela remontait à bien longtemps. La plupart d’entre eux étaient morts et leurs scandales avaient été enterrés avec eux, en même temps que leurs rêves.
Nerissa sourit de nouveau.
— C’est gentil à vous de vous inquiéter, répéta-t-elle, mais je ne peux pas interdire tous ses visiteurs à tante Serafina. Elle se retrouverait terriblement seule. Parler aux gens, évoquer des souvenirs et peut-être broder un peu, est plus ou moins l’unique plaisir qu’il lui reste. Quant à engager une personne supplémentaire, ce n’est pas une solution. Je ne souhaite pas le dire à tante Serafina, mais financièrement, ce ne serait guère sage en ce moment.
Vespasia ne pouvait la contredire. C’eût été vain autant qu’impertinent. Elle ignorait tout de la situation financière de Serafina.
— Je vois.
— J’espère que vous reviendrez la voir, Lady Vespasia. Vous avez toujours été une de ses préférées. Elle parle souvent de vous.
Vespasia en doutait, mais s’abstint de la contredire.
— Nous avons toujours eu beaucoup d’affection l’une pour l’autre, répondit-elle. Bien sûr que je reviendrai. Merci d’avoir été si patiente.
Nerissa la raccompagna à la porte. L’équipage attendait le long du trottoir, les chevaux piaffant dans le vent.
Victor Narraway s’ennuyait déjà à mourir à la Chambre des lords. Après son renvoi de la Special Branch et son aventure en Irlande – qui avait eu sur lui un effet beaucoup plus bouleversant qu’il ne l’avait prévu –, il avait éprouvé le besoin d’exercer son intelligence et au moins quelques-uns de ses talents. Thomas Pitt le remplaçait désormais à la tête de la Special Branch. Narraway ne pouvait se mêler de ce qui s’y passait sans donner l’impression qu’il doutait de sa compétence. Cela serait revenu à miner tout ce que Pitt pouvait accomplir, non seulement aux yeux de Pitt lui-même, mais pour ses subordonnés et ses supérieurs au gouvernement. Ç’aurait été trahir la loyauté dont Pitt avait fait preuve envers lui dans l’affaire O’Neil1 alors que sa culpabilité semblait établie – de fait, sur le plan moral, il était clair qu’il était en partie coupable. Néanmoins, Pitt s’était abstenu de le blâmer pour quoi que ce fût.
Réduit au rôle de simple observateur, privé du droit d’intervenir, Narraway se sentait plus seul qu’il ne s’y était attendu.
Il avait envisagé un voyage à l’étranger et s’était rendu en France à la fin de l’automne. Il avait toujours aimé ses magnifiques paysages. Il s’était promené dans ses cités les plus anciennes, révisant des connaissances à demi oubliées et y ajoutant de nouvelles. Cependant, au bout d’un moment, il s’était lassé de ce plaisir, faute d’avoir quelqu’un avec qui le partager. Il n’y avait pas de Charlotte cette fois. C’était une douleur à laquelle il préférait encore ne pas penser.
Il avait eu tout loisir d’aller plus souvent au théâtre, qu’il avait toujours aimé. Le monde de la comédie s’était à ses yeux grandement appauvri depuis qu’Oscar Wilde avait été mis au ban de la société en raison de sa vie privée et que son œuvre n’était plus jouée sur scène. Il ressentait cette absence avec une acuité particulière.
Restaient l’opéra et les récitals de musique, Beethoven ou Liszt – deux de ses compositeurs favoris. Mais la passion de la musique ne faisait qu’aviver son désir d’agir, de mettre son énergie au service d’une cause.
Ce soir-là, il était assis dans son cabinet de travail, entouré de ses bibliothèques pleines de livres et de ses petites aquarelles de marines, le feu allumé, les appliques à gaz projetant des flaques de lumière sur la table et le sol. Après avoir pris un repas léger, il lisait un article sur la visite récente d’un homme politique à Berlin, cherchant désespérément et en vain une étincelle d’intrigue ou de nouveauté. Il fut donc ravi lorsque son valet vint lui annoncer que Lady Vespasia Cumming-Gould désirait le voir.
Il se redressa sur sa chaise, soudain complètement réveillé.
— Faites-la entrer, dit-il aussitôt. Apportez le meilleur vin rouge…
— Plutôt du blanc, monsieur, sans doute ? suggéra le domestique.
— Non, elle préfère le rouge, répondit Narraway avec assurance. Et quelque chose de bon à manger. Des toasts légèrement grillés et un peu de pâté. S’il vous plaît.
— Bien, milord.
L’homme sourit, s’attardant avec plaisir sur le titre. Il en était extraordinairement fier.
Vespasia entra quelques instants plus tard. Elle était vêtue d’une tenue sombre, ni mauve ni bleue à la lueur du gaz, mais entre les deux – un ton discret qui évoquait un ciel nocturne. Jamais il ne l’avait vue porter des couleurs criardes ou mal assorties. Lorsqu’elle était dans une pièce, on n’avait d’yeux que pour elle.
Il alla à sa rencontre. Il était plus grand qu’elle, mais pas de beaucoup. Il songea à l’accueillir par les formules de politesse habituelles et y renonça. Ils se connaissaient trop bien pour cela à présent, surtout après l’incident avec la reine à Osborne.
— Bonsoir, Victor, dit-elle avec un léger sourire.
Elle avait récemment commencé à l’appeler par son prénom, et cela procurait à Narraway plus de plaisir qu’il n’aurait voulu l’admettre. Personne d’autre ne l’appelait par son nom de baptême.
— Lady Vespasia.
Il la considéra avec attention. En dépit de son calme apparent, il y avait de l’inquiétude dans son regard.
— Ce n’est pas Thomas, au moins ? demanda-t-il avec une anxiété soudaine.
Elle sourit.
— Non. Pour autant que je le sache, il va très bien. Je désire vous parler d’une affaire, sans conséquence peut-être, mais je dois m’en assurer.
Il lui indiqua le fauteuil en face du sien. Elle s’assit d’un mouvement fluide, ses jupes retombant en plis souples autour d’elle.
— Cela doit avoir de l’importance pour vous, répondit-il. Mon ennui n’est pas évident au point que vous soyez venue dans le seul but de me secourir. Tout au moins, je l’espère.
Elle sourit malgré elle. L’humour illumina son visage, ravivant l’éclat de sa beauté.
— Oh, mon Dieu, murmura-t-elle. Est-ce affreux ?
— Ennuyeux à mourir.
Il croisa les jambes et se laissa confortablement aller en arrière dans son fauteuil.
— La plupart du temps, reprit-il. Personne ne me dit rien d’intéressant. Soit on suppose que je le sais déjà – et c’est fort possible, en effet –, soit on a peur d’être vu en train de me parler et de donner à penser qu’on me confie de noirs secrets.
Le valet réapparut avec le vin et la collation. Il les servit, puis se retira.
Vespasia but une gorgée de vin.
Narraway attendit.
— Connaissez-vous Serafina Montserrat ? demanda-t-elle à voix basse.
Il fouilla sa mémoire.
— A-t-elle à peu près notre âge ?
C’était un euphémisme. Vespasia avait plusieurs années de plus que lui, mais c’était un détail insignifiant.
Elle sourit.
— Les bonnes manières des lords ont déteint sur vous, Victor. Cela ne vous ressemble pas d’être aussi… indirect. Elle est un peu plus âgée que moi, et beaucoup plus que vous.
— Dans ce cas, j’ai entendu parler d’elle, mais seulement en passant, dans des conversations portant sur le nationalisme italien et certains sursauts révolutionnaires en Autriche-Hongrie.
— Elle n’aimerait guère que nos efforts soient qualifiés de « sursauts », commenta Vespasia avec ironie.
Il y avait une lueur amusée dans son regard, une certaine douleur aussi.
— Pourquoi cette question ? Lui est-il arrivé quelque chose ? s’enquit-il.
— Le temps, répondit-elle d’une voix empreinte de regret. Il a été plus cruel envers elle qu’avec la plupart d’entre nous.
— Elle est souffrante ? Vespasia, cela ne vous ressemble pas d’être aussi évasive.
Il se pencha en avant, soucieux à présent.
— Qu’est-ce qui vous inquiète ? Nous nous connaissons assez bien pour ne pas tourner ainsi autour du pot.
Vespasia sembla se détendre un peu, comme si elle n’était plus seule à porter son fardeau.
— Elle perd la mémoire, dit-elle enfin. Au point de s’imaginer qu’elle est de nouveau jeune, et mêlée à toutes sortes d’intrigues avec des gens qui ne sont plus en vie – ou qui sont depuis belle lurette installés dans une retraite confortable.
Il ne comprenait pas encore bien pourquoi cette nouvelle la troublait autant. Il y avait plus que de la pitié dans ses yeux : on y lisait l’ombre de la peur.
Il patienta, observant le reflet des flammes sur son visage.
Elle prit un autre toast et y étala du pâté.
— Elle a peur de trahir accidentellement des secrets qui ont encore de l’importance, expliqua-t-elle. Croyez-vous que ce soit possible ? Sa nièce, Nerissa Freemarsh, m’assure qu’elle se fait des idées. Elle ne l’a pas dit aussi explicitement, mais elle a laissé entendre que Serafina se montait la tête pour rendre sa vie essentiellement fastidieuse plus excitante qu’elle ne l’est. Elle ne serait pas la première à embellir la vérité pour attirer l’attention.
Elle baissa les yeux, comme si elle avait honte de faire une suggestion, qu’elle devait cependant envisager.
— Dans sa situation, ce serait fort compréhensible. Si j’étais confinée à ma chambre, seule et dépendante des autres pour presque tout, surtout de gens qui sont préoccupés par leur propre vie et ignorent tout de la mienne, il se pourrait que je me réfugie dans les souvenirs d’un passé où j’étais solide et courageuse, où je pouvais agir à ma guise et aller où bon me semblait. Personne ne souhaite être l’obligé des autres, et devoir supplier alors qu’on était habitué à donner des ordres.
Narraway redoutait lui aussi ce moment. Il était encore en excellente santé et son esprit n’avait rien perdu de sa vivacité, mais déjà il était relégué à une vie professionnelle en eaux calmes. Peut-être un lent déclin dans l’obscurité l’attendait-il, et même en fin de compte l’impuissance dont elle parlait avec tant de pitié. Des paroles de déni lui montèrent aux lèvres. Puis il croisa son regard calme et plein de compréhension, et elles restèrent non dites.
— Qu’attendez-vous de moi ?
Elle n’hésita qu’un instant.
— J’ai connu Serafina à l’époque des révolutions de 1848, de l’unification de l’Italie et de sa libération de la domination autrichienne. Nous nous sommes peu vues depuis, et nous n’avons pas eu de longues conversations. Je sais qu’elle s’est battue et qu’elle a été extraordinairement brave, bien plus que moi. Mais détenait-elle réellement des secrets qui pourraient encore avoir de l’importance aujourd’hui ? Ces vieilles révolutions sont si loin ! Y a-t-il encore des gens qui se soucient de savoir qui a dit ou fait quoi ?
Il réfléchit pendant quelques minutes avant de lui répondre. Les boulets de charbon s’effondrèrent dans l’âtre et il prit une délicate pince en laiton pour en ajouter d’autres.
— Dans le monde politique, j’en doute, dit-il enfin. En revanche, si elle est au courant de quelque trahison personnelle, les souvenirs de ce genre ont la vie dure. Même si, comme vous dites, la plupart des gens concernés sont morts, et que tout cela n’avait qu’un rapport lointain avec la Grande-Bretagne. Toutefois, je vais me renseigner discrètement, ne serait-ce que pour vous tranquilliser et vous assurer qu’il ne reste personne dont elle pourrait mettre la vie en péril. J’ai peur de ne pas avoir de meilleure idée pour l’instant.
Elle lui sourit, le visage éclairé par la gratitude.
— Merci. Ce sera un début, et nous ne pouvons peut-être pas faire davantage.
— A-t-elle peur pour sa propre sécurité ?
Elle parut stupéfaite.
— Je ne le pense pas. Non. Elle craint de révéler le secret de quelqu’un d’autre dans un moment d’égarement.
Il la regarda par-dessus la table basse et le plateau contenant encore des reliefs de nourriture. La bouteille de vin reposait sur son socle, le verre poussiéreux reflétant les flammes.
— Vous en êtes sûre ?
Elle écarquilla les yeux.
— Eh bien, non, avoua-t-elle doucement. J’ai cru que c’était la perte de ses facultés qui l’effrayait le plus, l’idée qu’elle puisse trahir tout ce qu’elle a été par le passé en parlant trop. Il se peut que vous ayez raison, et qu’elle redoute qu’on ne tente de la réduire au silence, peut-être en la tuant. Mais que pourrait-elle bien savoir qui importe encore à ce point, tant d’années plus tard ?
— Je ne sais pas, admit-il en prenant un toast à son tour. Peut-être rien. Mais au moins me rendrai-je utile. Je vous préviendrai dès que j’aurai appris quelque chose.
— Merci, Victor. Je vous en sais gré.
Il sourit.
— Je ne peux rien entreprendre ce soir. Prenez encore un peu de vin et terminons ce pâté.
Le lendemain matin, Narraway commença à se renseigner sur Serafina Montserrat. Par le passé, il aurait eu accès aux dossiers de la Special Branch. Ou, plus simplement, il aurait pu aller interroger son prédécesseur. À présent, il n’avait pas d’autorité, pas de position qui l’autorisât à demander quoi que ce fût, et surtout aucune possibilité d’exiger que l’échange demeurât confidentiel.
Certes, il aurait pu consulter Pitt, mais ce dernier avait sans doute d’autres chats à fouetter. De plus, il ne saurait certainement rien lui-même ; il était encore un enfant à l’époque des activités politiques de Serafina, à supposer d’ailleurs que celles-ci fussent réellement significatives.
Il entama ses recherches à son club sur le Strand, s’adressant d’un ton dégagé à l’un des membres les plus anciens. Il n’apprit rien du tout. Une seconde tentative auprès d’un autre membre ne donna pas plus de résultat.
Vers le milieu de l’après-midi, il avait épuisé les voies évidentes, qui étaient rares de toute manière. Il ne voulait pas éveiller la curiosité, de sorte qu’il avait posé des questions très générales, qui ne concernaient que des lieux et des dates, sans mentionner personne en particulier. Les réponses n’avaient pas été dénuées d’intérêt : ses interlocuteurs avaient évoqué le souvenir d’espoirs éphémères, de rêves de liberté qui n’avaient jamais été réalisés. Le nom de Vespasia avait été cité en passant, mais pas celui de Serafina. Si elle avait effectivement su quelque chose qui puisse mettre quiconque en danger ou dans l’embarras, elle s’était montrée d’une extrême discrétion.
Quand arriva le crépuscule, il commençait à croire que l’imagination de Serafina était beaucoup plus fertile que la réalité ne l’avait été. En traversant d’un pas vif Russell Square sous les arbres dénudés qui gouttaient, il parvint à la conclusion qu’il devait s’adresser à une source mieux informée et poser des questions plus directes.
Il sourit de sa propre inefficacité. Il aurait dû éprouver plus de compassion envers Serafina Montserrat, surtout si elle avait été autrefois aussi remarquable que Vespasia l’avait dit. Perdre son pouvoir revient à se regarder disparaître, comme si des fragments de vous-même échappaient à votre contrôle et se volatilisaient, vous laissant de plus en plus diminué et démuni, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de vous hormis un cœur minuscule conscient de sa seule existence et incapable d’influer sur quoi que ce soit d’autre.
Il aurait dû avoir plus de pitié pour les vieillards en général, les traiter avec la dignité qu’il leur accorderait s’ils étaient plus puissants que lui au lieu de l’être moins. Il prit la résolution de le faire, mais tiendrait-il parole ?
En débouchant sur Woburn Place, il héla un fiacre qui passait. Après avoir donné son adresse au cocher, il s’y engouffra avec soulagement.
Le lendemain, il téléphona au ministère des Affaires étrangères et demanda à parler à Lord Tregarron, dont il avait fait la connaissance lorsqu’il travaillait à la Special Branch. Il prit rendez-vous avec lui pour le soir même. Le père de Tregarron, décédé quelques années auparavant, avait été un spécialiste de l’Empire austro-hongrois. Il maîtrisait l’allemand et le hongrois, les deux langues principales parmi les onze que parlait la mosaïque de peuples et de nationalités réunis bon gré mal gré dans cet empire qui se prétendait être le descendant du Saint Empire romain germanique de l’Europe médiévale, héritier de l’influence et de la puissance de Rome elle-même.
Narraway passa le plus clair de la journée à lire les ouvrages disponibles à la bibliothèque du British Museum, rafraîchissant sa mémoire sur l’histoire de l’Empire au cours du demi-siècle écoulé, ainsi que sur les diverses rébellions tentées par les États qui le constituaient afin d’obtenir plus d’autonomie. Il ne fut pas du tout surpris d’apprendre que Serafina était italienne. Englouties par l’Autriche, Venise et Trieste avaient perdu leur culture antique et leurs liens avec leur propre peuple. Venise avait recouvré sa liberté, ce qui n’était pas encore le cas pour Trieste et ses environs.
Il ne trouva que de rares mentions du nom de Serafina, et même alors, elles étaient indirectes, suggérant que le personnage, quoique intéressant, était dénué d’importance. Fabulait-elle, ainsi que Vespasia l’avait craint, afin d’embellir après coup une vie qu’elle sentait lui échapper ?
Après le dîner, il se rendit chez Tregarron, sur Gloucester Place. Comme il descendait de son fiacre, les premières gouttes d’une pluie glaciale s’écrasèrent sur l’allée dallée. Le valet de pied l’introduisit immédiatement dans un cabinet de travail aux murs occupés par des bibliothèques remplies de beaux livres, et des marines représentant les Cornouailles. Tregarron le rejoignit quelques instants plus tard.
— Bonsoir, Narraway, dit-il d’un ton enjoué. Puis-je vous offrir un verre ? Du cognac ? Un bon cigare ? Quel triste temps ! L’affaire doit être importante pour vous arracher à votre cheminée à cette heure-ci.
Il désigna à Narraway un grand fauteuil en cuir. Celui-ci s’assit confortablement et déclina le cigare.
— Non, merci. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps que nécessaire. C’est aimable à vous de me recevoir.
— Vieille habitude, répondit Tregarron d’un ton ironique, avant de s’installer en face de lui, se calant en arrière et croisant les jambes. Que puis-je faire pour vous ? Vous avez parlé de l’Autriche-Hongrie. L’Empire s’en va à vau-l’eau, surtout après cette terrible affaire à Mayerling.
Il eut une grimace où se mêlaient le regret et une indéniable pointe de dégoût.
— Le fils unique de l’empereur, l’héritier du trône, se suicide avec sa maîtresse dans un pavillon de chasse. Si c’est bien de cela qu’il s’agit, évidemment.
Il laissa sa phrase flotter dans l’air comme une question.
— Peut-être est-ce la meilleure interprétation qu’ils aient pu trouver, étant donné les circonstances.
— Sottises, déclara Narraway d’un ton bref. À moins qu’il n’ait perdu l’esprit. Aucun prince royal ne se donne la mort, parce qu’il ne peut épouser sa maîtresse. Que son épouse ait été ennuyeuse à mourir, ou même une vraie mégère, on vit séparément, voilà tout. Cela a été pratiqué par plus de rois que je n’ai eu de bons repas. Le vieil empereur lui-même a une maîtresse, bien qu’il se soit marié par amour, apparemment.
Tregarron sourit, révélant de belles dents saines.
— Mon père a passé des années à Vienne. D’après lui, François-Joseph était censé épouser la sœur aînée de l’impératrice, mais il est tombé fou amoureux de Sissi et n’a voulu accepter personne d’autre.
— Oui, votre père était sans doute au courant, admit Narraway. Toutefois, cela rend encore plus improbable l’hypothèse selon laquelle Rodolphe aurait tué sa maîtresse et se serait suicidé parce qu’il ne pouvait faire d’elle une impératrice, le moment venu.
— Était-ce de l’affaire de Mayerling que vous vouliez me parler ? demanda Tregarron avec curiosité. En quoi cela concerne-t-il notre gouvernement, ou la Special Branch, d’ailleurs ?
— Non, cela n’a rien à voir avec Mayerling ou avec l’archiduc, dit Narraway rapidement. Cela remonte à beaucoup plus loin, peut-être à une trentaine, voire à une quarantaine ou à une cinquantaine d’années.
— Doux Jésus !
Tregarron parut stupéfait, puis amusé.
— Je n’étais même pas né ! Quel âge me donnez-vous donc ?
Narraway sourit.
— Je pensais à votre père. Vous avez dit qu’il avait passé des années à Vienne…
On frappa un coup léger à la porte et, sans attendre une réponse, Lady Tregarron entra dans la pièce. Âgée d’environ quarante-cinq ans, elle était toujours extrêmement séduisante, dans un style discret, plaisant. Ses traits n’avaient rien de remarquable, ses cheveux étaient d’un châtain assez ordinaire, mais il émanait d’elle une sorte de sérénité qui suggérait que la colère lui était étrangère.
— Bonsoir, Lord Narraway. Quel plaisir de vous voir ! Pouvons-nous vous offrir quelque chose ? Une tasse de thé, peut-être ? J’imagine que vous avez déjà dîné, sinon je suis certaine que la cuisinière trouverait de quoi vous préparer un sandwich, à tout le moins.
— Une tasse de thé serait parfaite, déclara Narraway. Il fait un temps épouvantable.
— Êtes-vous sûr que vous ne désirez rien de plus ? insista-t-elle avec sollicitude.
— Je ne veux pas vous déranger longtemps. Je peux en arriver à l’objet de ma visite plus rapidement que je ne l’ai fait jusque-là.
Il se tourna vers Tregarron.
— Avez-vous entendu parler d’une femme appelée Serafina Montserrat ? Peut-être en relation avec les affaires autrichiennes ?
Le visage de Tregarron s’altéra légèrement, mais son expression était indéchiffrable.
— Montserrat ? répéta-t-il. Non, je ne crois pas. C’est le genre de nom qu’on n’oublie pas. Italien ? Ou espagnol, peut-être ?
— Italien. Du Nord, du territoire occupé par l’Autriche.
Tregarron secoua la tête.
— Je suis désolé, cela ne me dit rien.
Le regard de Lady Tregarron alla de l’un à l’autre, puis elle s’excusa afin de prier la bonne d’apporter du thé.
Narraway savait que Tregarron mentait. Le changement intervenu dans son regard, la répétition du nom pour se donner le temps de réfléchir avant de nier, le trahissait. Cependant, il était inutile de reposer la question, car Tregarron avait déjà adopté une position qui ne lui permettait pas de revenir en arrière sans admettre qu’il avait menti. Quelle explication pouvait-il y avoir à cela ? Si Narraway l’avait interrogé en l’absence de Lady Tregarron, la réponse aurait-elle été différente ?
Le déni de Tregarron venait-il du désir de garder ses distances avec une affaire quelconque ? Les secrets détenus par Serafina étaient trop anciens pour affecter quiconque à présent, sans parler d’influer sur une affaire gouvernementale. Voulait-il protéger la réputation d’un ami ? Quelqu’un dont le nom serait encore terni par un lien avec Serafina ?
Ou sa réticence venait-elle simplement du fait que Narraway n’était plus membre de la Special Branch ? Tregarron ne lui faisait peut-être pas confiance, mais se refusait à être assez brutal pour le dire. Narraway se sentit particulièrement blessé à cette pensée, ce qui était ridicule. Des mois avaient passé depuis son renvoi. Il aurait dû surmonter sa déception et trouver un nouvel exutoire à son énergie. Des années de temps libre s’étiraient devant lui, sans qu’il ait le moindre but à sa vie.
Il se força à adopter un ton léger, dénué de toute émotion.
— Je suppose que cela n’a pas d’importance, dit-il avec désinvolture. C’était une requête pour une amie. Apparemment, la santé de Mrs. Montserrat est devenue très fragile. Il s’agissait d’informer ceux qui pourraient se faire du souci pour elle afin qu’ils puissent lui rendre visite avant qu’il ne soit trop tard.
Tregarron demeura parfaitement immobile, le corps rigide dans son grand fauteuil confortable.
— Dois-je en déduire que Mrs. Montserrat est mourante ?
Narraway haussa les épaules.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Je crois qu’elle est d’un âge très avancé.
Tregarron cilla.
— Vraiment ? Je suppose que tout cela remonte à très loin. Le temps passe si vite.
Il eut un sourire empreint de regret, qui n’atteignit pas ses yeux.
Narraway hésita. Devait-il montrer à Tregarron qu’il s’était trahi ou en apprendrait-il davantage en faisant mine de n’avoir rien remarqué ? Il opta pour la seconde solution.
— Oui, dit-il avec un soupir. Nous étions tous beaucoup plus jeunes, et nous avions des rêves et de l’énergie que, personnellement, je ne possède plus.
Tregarron se détendit.
— En effet. Tout est toujours plus compliqué que les jeunes le supposent. Peut-être cela vaut-il mieux. S’ils comprenaient toutes les raisons pour lesquelles les choses ne peuvent se produire, ou réussir, ils ne tenteraient jamais rien. Ce qui est sûr, c’est que c’est un sacré gâchis à présent. Nous n’avons pas besoin d’agitateurs d’aucune sorte, surtout en Autriche. Les pauvres diables ont déjà assez de mal à contrôler un empire en train de s’écrouler, sans que des idéalistes écervelés s’en mêlent.
Il changea de position et croisa de nouveau les jambes avant de poursuivre.
— Les circonstances qui entourent la mort du fils de l’empereur ont suscité un des pires scandales du siècle et Dieu sait pourtant qu’il y en a eu de graves. Nous en avons eu quelques-uns nous-mêmes. Maintenant son neveu, le seul héritier restant, est marié à une femme que François-Joseph considère indigne de la position qui va lui revenir. La situation en Hongrie va de mal en pis. La plus grande partie de l’Europe reconnaît que les Hongrois sont traités comme des citoyens de second ordre dans leur propre pays. L’Italie et les Balkans sont en proie à des troubles croissants. Et j’ai peur que tout cela ne soit rien à côté du chaos qui règne en Russie, et du pouvoir considérable et grandissant de l’Allemagne, qui est désormais unie et prend goût à sa force.
Il se mordit la lèvre et fixa gravement Narraway.
— Nous avons plus que notre part de soucis. Laissons le passé reposer en paix s’il le peut.
— C’était sans importance, mentit Narraway. Une gentillesse que j’aurais pu rendre.
Il esquissa un sourire d’excuse.
— Je m’ennuie quelque peu à écouter les lords de la Chambre. Peut-être devrais-je me trouver un passe-temps rustique, sauf que je ne suis pas un homme de la campagne. Je n’y vais que rarement.
Tregarron fronça les sourcils.
— Peut-être devriez-vous rester à Londres et écouter les lords avec plus d’attention. Je gage que vous pourriez trouver matière à discuter, les inciter à se pencher de temps à autre sur une question utile.
Il marqua une brève pause.
— Il… me déplaît de vous poser cette question, mais avez-vous confiance en ce Pitt qu’on a nommé à votre succession à la Special Branch ? Je sais qu’il était bon policier, mais ce n’est pas du tout la même chose, n’est-ce pas ! Il aura besoin de jugement, d’une intuition aiguë que son expérience dans la police ne lui aura pas enseignée. S’il est brillant pour ce qui est d’élucider un mystère et de remonter une piste jusqu’à l’auteur d’activités criminelles, est-il en mesure de se faire une idée d’ensemble, de saisir les ramifications politiques d’un événement ?
Narraway, qui avait parfaitement compris le sens de la question de Tregarron, affecta une légère perplexité afin de se donner le temps de répondre.
Tregarron se pencha en avant et combla le silence comme s’il s’y sentait obligé, au cas où il aurait offensé Narraway.
— Je sais qu’il a des qualités et qu’il est sans doute d’une honnêteté irréprochable, et qu’après ce désastre avec Gower nous irions à la catastrophe sans honnêteté. Mais, pour l’amour du ciel, Narraway, nous avons aussi besoin d’un peu de sophistication ! Il nous faut un homme à même d’anticiper, de déjouer les plans de nos ennemis les plus capables, pas seulement de mettre la main sur l’épaule de celui qui a commis le crime, le fanatique qui a un bâton de dynamite dans sa poche.
— À mon avis, l’un des plus grands atouts de Pitt sera que des hommes qui se croient intelligents le sous-estimeront, répondit Narraway.
Les sourcils de Tregarron s’arquèrent brusquement, et une pointe d’humour éclaira son visage.
— Dois-je me considérer comme remis à ma place ?
Narraway sourit, sincèrement amusé cette fois.
— Pas à moins que vous ne le souhaitiez, dit-il tranquillement. J’ai toute confiance en Pitt, et vous pouvez faire de même.
Il se sentait moins sûr de lui qu’il ne l’avait laissé entendre à Tregarron lorsqu’il sortit sous la pluie, une demi-heure plus tard. L’honnêteté innée de Pitt risquait-elle de le rendre aveugle à la duplicité d’autrui ?
Né dans la classe des serviteurs, Pitt avait été élevé dans le respect du maître du domaine : Sir Arthur Desmond, un homme d’honneur et de grande gentillesse. Sans en avoir conscience, Pitt s’attendrait-il que d’autres possédant la même position et la même fortune lui ressemblent ?
Comment réagirait-il à la désillusion lorsqu’il découvrirait que tel n’était souvent pas le cas ?
Puis Narraway se souvint de l’affaire de Buckingham Palace et songea que ses craintes étaient dénuées de fondement. Allongeant le pas, il se dirigea vers Baker Street, où il trouverait sans doute un fiacre pour le ramener chez lui.
1- Voir Lisson Grove, 10/18, n° 4333. (N.d.T.)