12
Assis dans le salon de la gouvernante à Dorchester Terrace, Pitt attendait Nerissa Freemarsh. Il était sûr qu’elle allait le faire patienter et ne fut pas déçu. Cela lui donnait le temps de réfléchir soigneusement à ce qu’il allait lui dire, quelle part de vérité lui révéler, quelle pression exercer sur elle. Au début, il avait ressenti à son égard une certaine compassion. À un moment ou à un autre durant sa carrière dans la police, il avait vu nombre de jeunes femmes célibataires dépendre d’un parent qui les utilisait comme servantes sans les rémunérer. La plupart du temps, ce parent était une mère qui avait tenté en vain de les marier ; d’autres fois, la mère avait délibérément gardé une de ses filles à la maison, précisément dans le but de s’en faire une domestique.
C’était épouvantable de vivre dans la dépendance, de regarder la vie sans y participer, même si nombre de ceux qui vivaient pleinement la leur étaient en réalité bien moins heureux qu’ils ne prétendaient l’être. Nerissa avait fait partie de ceux qui n’avaient guère eu le choix. Elle ne possédait ni le charme ni l’audace nécessaires pour se lancer seule à l’aventure comme Serafina l’avait fait, et peut-être Serafina l’avait-elle secrètement méprisée pour cela. Nerissa s’en serait rendu compte, même si elle n’avait pu mettre un nom sur l’attitude de sa tante.
Nerissa était-elle flattée que le mari d’une autre femme lui ait fait des avances, ait professé une sorte d’amour à son égard ? Ou avait-elle pour lui des sentiments plus sincères que ceux qu’il éprouvait pour elle ? Pitt l’insultait-il en supposant que l’intérêt de Blantyre se portait exclusivement sur Serafina et que Nerissa ne lui avait fourni qu’un prétexte pour venir ? Il ressentait une certaine colère à la pensée qu’un homme avait pu se servir de son évidente vulnérabilité. À présent, il devait se préparer à exposer une blessure, la scène allait être pathétique et ferait peine à voir. Peu importait que Nerissa fût un être essentiellement égoïste, son chagrin émanerait néanmoins du désespoir.
La porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé et Nerissa entra. Elle se tint devant lui tandis qu’il se levait. Ce jour-là, elle portait une broche en cristal et en jais et des boucles d’oreilles assorties qui illuminaient son visage. Elles étaient splendides. Pitt se demanda brièvement si elles avaient appartenu à Serafina.
— Bonjour, Miss Freemarsh, dit-il à voix basse. Je suis navré de vous déranger de nouveau, mais plusieurs faits ont été mis au jour et je dois vous poser d’autres questions.
Elle semblait plus calme. Aucun signe d’inquiétude n’apparut sur son visage à l’annonce de cette nouvelle.
— Vraiment ? Je suis au courant du suicide de Mrs. Blantyre, répondit-elle froidement, toujours debout face à lui. C’est une tragédie, sans doute inévitable, hélas ! J’imagine qu’elle tenait ma tante pour responsable de la mort de son père, ou tout au moins de sa capture par les Autrichiens qui l’ont exécuté pour insurrection. Je savais qu’elle était…
Elle chercha le mot juste, cassant sans être ouvertement cruel.
— … fragile. J’ignorais que son état était si sérieux. Je suis désolée. Le suicide est un péché, mais dans ces circonstances, il vaut peut-être mieux qu’elle se soit donné la mort plutôt que d’affronter l’arrestation et un procès, et tout le déshonneur qui va avec.
Son visage se crispa.
— Elle aurait pu être enfermée dans un asile ou même condamnée à la pendaison, je suppose. Oui, je… je… je dois la respecter pour cela. Pauvre femme.
Pitt la dévisagea, assailli par un mélange de pitié, d’écœurement et de révulsion. Savait-elle que c’était Blantyre qui avait trahi Lazar Dragovic, assassiné Serafina, puis Adriana ? Avait-elle entendu la conversation ? Était-elle même complice ou innocente de tout hormis d’être tombée amoureuse du mari d’une autre ?
Maintenant qu’il se trouvait face à face avec elle, il ne savait que croire.
— Asseyez-vous, je vous en prie, Miss Freemarsh. Je crains que la situation ne soit pas aussi simple.
Elle obéit docilement, les mains jointes sur ses genoux, et il reprit sa place dans le fauteuil de la gouvernante.
— Vous n’allez pas rendre l’affaire publique, au moins ? demanda-t-elle avec consternation. Ce n’est sûrement pas dans l’intérêt du gouvernement ? C’est simplement la tragédie d’une femme qui a souffert enfant et qui n’a jamais surmonté sa perte.
Ses traits se durcirent.
— Allez-vous traîner son mari dans la boue et lui causer un embarras qu’il ne mérite pas, et dans quel but ? Je vous en prie, ne dites pas que c’est au nom de la justice. Ce serait totalement absurde et de la dernière hypocrisie. Ma tante a causé la mort du père de Mrs. Blantyre, qu’elle ait ou non été justifiée politiquement. Mrs. Blantyre a eu une enfance perturbée à la suite de cet événement. Je crois savoir qu’elle a assisté à cette scène épouvantable. Jamais elle n’a su qui l’avait trahi, jusqu’à ce que tante Serafina commence à divaguer et se dénonce malgré elle. Mrs. Blantyre aura été saisie d’un désir hystérique de vengeance et l’aura tuée, et se sera ensuite donné la mort après avoir pris conscience de son geste. La justice a déjà été plus que servie, me semble-t-il.
Il la regarda en se demandant si elle croyait sincèrement ce qu’elle disait ou si elle s’en était persuadée parce que c’était la justification dont elle avait besoin.
— Vous en êtes sûre ? demanda-t-il comme s’il en cherchait la preuve.
— Tout à fait sûre. Et si vous y réfléchissez, vous verrez que c’est parfaitement logique.
Il n’y avait aucun doute visible chez elle, aucun malaise. Pitt ne décelait pas davantage de pitié. Elle ne pouvait ou ne voulait s’imaginer à la place d’Adriana.
— Quand votre tante vous a-t-elle parlé de la mort de Lazar Dragovic ? s’enquit-il en affectant un intérêt poli. Et quand avez-vous compris que Dragovic était le père d’Adriana ?
Nerissa parut stupéfaite.
— Je vous demande pardon ?
Elle cherchait à gagner du temps, à comprendre où il voulait en venir.
— Vous êtes au courant de l’histoire de Dragovic et vous savez qu’Adriana a été témoin de sa mort à l’âge de huit ans, expliqua-t-il. Quelqu’un vous l’a dit. Ce n’est pas un récit qu’on trouve dans les livres d’histoire, évidemment, sinon Adriana aurait su dès le départ ce qui s’était passé. Seuls ceux qui ont assisté à la scène connaissent la vérité.
Il vit sa gorge se nouer sous l’effort qu’elle fit pour avaler sa salive.
— Oh ! Oui, je vois.
Ses mains s’étaient crispées sur ses genoux, les jointures toutes blanches.
— Quand votre tante vous a-t-elle raconté tout cela ? insista-t-il. Et pourquoi ? Elle ne peut pas avoir désiré que vous le disiez à quelqu’un, et certainement pas à Adriana Blantyre.
— Je… je ne m’en souviens pas.
Elle prit une profonde inspiration.
— Je dois l’avoir déduit à force d’écouter ses délires. Elle était vraiment incohérente parfois. Lady Vespasia pourrait vous le confirmer. C’étaient des bribes de phrases, sans lien aucun, alors qu’elle ne savait pas qui était présent et qui pouvait l’entendre.
— Et vous avez deviné à partir de ces bribes qu’Adriana Blantyre était en réalité la fille de Lazar Dragovic, que Serafina Montserrat avait livré ce dernier aux Autrichiens et qu’Adriana et elle avaient assisté à l’exécution, ce qui avait fait perdre la tête à Adriana, bien qu’elle ignorât qui était l’auteur de la trahison ?
Il dissimulait à peine son incrédulité.
— Et quand elle a par la suite deviné la vérité, également à partir des divagations de Mrs. Montserrat, elle a perdu l’esprit au point d’assassiner celle-ci ? Pourtant, il ne vous est pas venu à l’esprit de mentionner cela à qui que ce soit lorsque Mrs. Montserrat a été tuée. Vous êtes une femme brillante, complexe et tout à fait extraordinaire, Miss Freemarsh.
À présent, il ne tentait même plus d’empêcher le sarcasme de percer dans sa voix.
Elle le dévisagea de nouveau. Le peu de couleur sur ses joues s’était retiré, et son teint était de cendre.
— Je ne… je ne vois pas ce que vous voulez dire, balbutia-t-elle.
— Oh que si, Miss Freemarsh ! Vous savez un grand nombre de faits concernant Mrs. Blantyre et son passé que vous n’avez pas appris de sa bouche, parce qu’elle n’était pas au courant elle-même. Son mobile pour le meurtre de Mrs. Montserrat était qu’elle venait tout juste de découvrir cette apparente trahison. Mrs. Montserrat n’avait pas conscience d’avoir révélé quoi que ce soit, sinon elle aurait pris des précautions pour se protéger. Miss Tucker, tout au moins, aurait été informée. Et naturellement, Mrs. Blantyre aurait été immédiatement soupçonnée du meurtre de Mrs. Montserrat. Il est donc évident qu’elle n’a confié cela à personne. Comment êtes-vous au courant ?
— Je…
Elle déglutit de nouveau, comme si elle suffoquait.
— Je vous l’ai dit. Je… je l’ai découvert en écoutant ma tante Serafina, exactement comme Mrs. Blantyre. Si elle l’a fait, pourquoi avez-vous tant de mal à comprendre que je l’aie fait aussi ?
— Parce que vous voudriez me faire croire que sa réaction a été de commettre un crime, alors que la vôtre a été de ne rien faire, même après la mort de Mrs. Montserrat.
Nerissa était rigide, les muscles raidis de ses épaules tendant le tissu de sa robe. Elle voulut prendre la parole, se ravisa et lui lança un regard de défi.
Il attendit.
— Il est absurde que vous affirmiez ne pas comprendre, dit-elle enfin avec colère. Mrs. Blantyre l’a bel et bien appris de la bouche de ma tante. Comme vous l’avez dit clairement, elle était la seule personne à être au courant de l’exécution de Lazar Dragovic et c’est elle qui l’a trahi. Vous avez vous-même fait remarquer que je n’aurais pas pu le savoir. J’étais tout juste née à l’époque.
Un accent de triomphe perçait dans sa voix. Ses yeux étaient plus vifs, ses joues reprenaient leur couleur.
— Vous supposez que Mrs. Blantyre a appris la vérité par les récits confus de votre tante, et que sa certitude était telle qu’elle a assassiné Mrs. Montserrat sans chercher à vérifier auprès de quiconque qu’elle ne se trompait pas.
Elle arqua ses sourcils.
— Vérifier ? s’étonna-t-elle. Quelle drôle d’idée ! Et auprès de qui ? Où donc aurait-elle pu trouver quelqu’un ? Voulez-vous dire qu’elle aurait dû embarquer pour la Croatie et se mettre à la recherche des rebelles survivants d’il y a trente ans ? C’est ridicule !
Elle laissa échapper un petit rire méprisant.
— Et même si elle y était parvenue, tante Serafina serait morte avant son retour.
— Exactement, déclara Pitt. Il n’y a guère de satisfaction à tuer quelqu’un qui est mourant. À vrai dire, cela n’a presque aucun sens.
Nerissa avait plissé les yeux.
— Dans ce cas, pourquoi avons-nous cette conversation ridicule ?
— C’est vous qui l’avez entamée, Miss Freemarsh. Je ne songeais pas qu’elle aurait pu aller se renseigner en Croatie ou ailleurs, mais seulement rentrer chez elle.
— Je vous demande pardon ? fit-elle d’un ton sarcastique.
— Je me disais qu’elle aurait consulté son mari, expliqua-t-il. Après tout, il a eu des liens avec les rebelles à l’époque. Il était l’un d’entre eux, ou a feint de l’être. Je crois qu’en réalité il a toujours été un farouche défenseur de l’unité et de l’hégémonie de l’Autriche sur les autres régions de l’Empire.
Elle ne dit rien.
— À la place d’Adriana, je serais simplement rentré à la maison et je lui aurais posé la question. Pas vous ? insista-t-il.
Elle le fixa dans un silence coléreux, comme si sa question ne méritait pas de réponse.
— Sauf, évidemment, si Serafina avait bel et bien laissé échapper quelque chose, poursuivit-il impitoyablement. Mais pas un aveu de culpabilité. Pourquoi aurait-elle trahi ? Elle a toujours été une rebelle, une combattante de la liberté – sinon pour la Croatie, du moins pour la partie de l’Italie du Nord qui était sous le joug autrichien.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Que le traître n’était pas Serafina mais Evan Blantyre et que c’est cela qu’Adriana a découvert.
Nerissa se débattait contre la vérité, la repoussait de toutes ses forces.
— Comment osez-vous proférer une absurdité pareille ? protesta-t-elle sèchement. Si tante Serafina avait su cela ou même si elle l’avait cru, pourquoi ne l’aurait-elle pas dit il y a des années ? Pourquoi aurait-elle laissé Adriana Dragovic l’épouser ?
— C’est une question que je me suis posée, admit Pitt. Et puis j’ai compris qu’Adriana était belle mais pauvre, l’orpheline d’un homme exécuté par les Autrichiens. Et de santé fragile. Il était probable qu’elle n’aurait jamais d’enfant. Quelles chances avait-elle de faire un mariage convenable ? Elle avait rencontré Evan Blantyre, il était amoureux d’elle et pouvait lui offrir une vie très agréable. Serafina n’avait sans doute aucune preuve contre lui. Il avait agi en vertu de sa loyauté envers l’Autriche parce qu’il croyait passionnément que l’Empire était une bonne chose pour l’Europe – une conviction qu’il a conservée. Serafina aimait assez Adriana pour la laisser être heureuse et en sécurité. Quand elle a su qu’elle perdait la tête, sa plus grande crainte a été de révéler accidentellement la vérité et d’imposer à Adriana un fardeau qu’elle ne pourrait supporter.
Nerissa expira lentement.
— Il me semble qu’elle avait raison de le craindre puisque c’est exactement ce qui s’est produit.
— Vraiment ? dit-il avec une incrédulité qui ne pouvait échapper à la jeune femme. Et par conséquent, Adriana l’a tuée et puis est rentrée chez elle et s’est suicidée ? Pourquoi, pour l’amour du ciel ?
Nerissa fit mine de secouer la tête.
Pitt se pencha en avant. Sa voix était pressante.
— C’était son mari qui avait trahi son père, pas Serafina. Si elle allait tuer quelqu’un, ç’aurait été lui, non ? Sauf qu’elle ne savait pas, Miss Freemarsh. Serafina a emporté ses secrets dans la mort avant de les avoir révélés à quiconque – sauf peut-être à Mr. Blantyre. Il lui a rendu visite, n’est-ce pas ? Quand il venait ici en prétendant que c’était pour vous voir, en tant qu’amant, mais qu’il s’asseyait à son chevet pour que tout ait l’air respectable. N’est-ce pas ce qu’il vous disait ? Seulement, en réalité, c’était l’inverse. Il venait voir Serafina, pour savoir jusqu’à quel point elle perdait la tête et ce qu’elle risquait de trahir à Adriana.
— Non ! cria-t-elle. Non ! C’est horrible !
Elle esquissa un geste rapide de la main, comme pour balayer ses paroles.
— En effet, admit-il. Mais nous parlons d’un homme qui croit en la valeur de l’Empire austro-hongrois pardessus tout. Il a trahi son ami Lazar Dragovic, l’a livré à la torture et à la mort. Il a épousé la fille de Dragovic, peut-être par remords, peut-être parce qu’elle était belle et vulnérable. Peut-être qu’il se sentait rassuré de savoir où elle était. Et que ce mariage lui donnait une importance parmi ceux qui cherchent encore à se libérer de la férule autrichienne. Dieu sait que la péninsule des Balkans n’en manque pas.
— C’est…
Elle ne put achever sa phrase.
— Logique, dit-il. Oui. Et vous n’êtes qu’une victime de plus, sur le plan moral et sentimental.
Elle se raidit, mais les larmes roulaient sur ses joues.
— Je n’ai rien fait… commença-t-elle avant de s’interrompre de nouveau.
— Je suis prêt à accepter que vous ne saviez pas que Blantyre allait tuer Serafina, et que vous ne l’avez peut-être pas compris immédiatement après, ajouta-t-il, radouci. Il est possible que vous ayez refusé de penser à la mort d’Adriana, ou de réfléchir à ce qui devait être la vérité. Pour le moment, je ne vois aucun intérêt à vous inculper de complicité. Cependant, si vous refusez de coopérer, cela risque de changer.
— Co… opérer ? Comment ?
Elle ouvrit la bouche pour nier toute complicité, et même toute connaissance des faits, mais les mots moururent sur sa langue. Elle avait su – ou du moins deviné –, mais s’était refusée jusqu’au bout à formuler ses pensées. Elle comprenait que Pitt le lisait dans son regard.
— Dites-moi qui était ici le jour où Serafina Montserrat a été tuée, et la veille aussi.
— La… la veille ?
Elle tordait ses mains sur ses genoux.
— Oui. Et, je vous en prie, ne faites pas d’erreurs ni d’omissions. Si vous mentez et que nous le découvrions par la suite, cela sera un signe accablant de culpabilité, de votre part, en tout cas – et sans doute de celle de l’individu concerné, sinon pourquoi le cacher ?
Elle tremblait à présent. Il avait l’impression de l’entendre claquer des dents.
— Vous n’avez pas le choix, Miss Freemarsh, si vous désirez vous sauver. Et naturellement, je vais m’entretenir une fois du plus avec certains membres du personnel.
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle parle, comme si elle cherchait encore le moyen de ne pas s’engager.
Il attendit en silence.
— Mr. Blantyre était là le jour où tante Serafina est morte, dit-elle enfin. Il venait souvent. Deux à trois fois par semaine. Il passait du temps avec moi… et avec elle.
— Et vous êtes certaine qu’il était ici ce jour-là ? insista-t-il.
— Oui.
— L’a-t-il vue seul, avant l’arrivée de Mrs. Blantyre ?
— Oui.
Sa voix était à peine audible.
— Quelle raison a-t-il donnée ?
— Celle que vous avez dite. Pour… sauvegarder les apparences.
— Y a-t-il eu d’autres visiteurs ?
Il ne savait pas au juste pourquoi il posait la question, hormis qu’il décelait une réticence chez elle, un désir de dissimuler autre chose.
— Je préférerais l’apprendre de votre bouche plutôt que par le personnel. Accordez-vous cette dignité, Miss Freemarsh. Il ne vous en reste guère. À propos, si j’étais à votre place, je garderais mon personnel. Tant que vos domestiques sont employés ici, ils ont tout intérêt à rester discrets. S’ils partent, certains s’en étonneront, et ils parleront probablement, que vous les menaciez ou non. Vous n’êtes pas très bien placée vous-même pour faire autre chose que garder le silence. Mais si l’on ne vous poursuit pas en justice, vous jouirez d’une situation financière confortable et vous serez libre de vous conduire à votre guise.
Elle écarquilla les yeux.
— Qui d’autre est venu ? répéta-t-il.
— Lord Tregarron, avoua-t-elle dans un souffle.
— Pourquoi ?
— Je vous demande pardon ?
— Pourquoi Lord Tregarron est-il venu ? Pour vous voir ou pour rendre visite à Mrs. Montserrat ? J’imagine que les deux sont vrais, sinon vous n’auriez pas été aussi réticente à l’admettre.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Oui.
— Pourquoi désirait-il voir Mrs. Montserrat ? Ils étaient amis ?
Elle hésita.
Il ne répéta pas sa question.
— Non, dit-elle enfin, parlant par à-coups, comme si chaque mot lui infligeait une douleur physique. Sa visite était… un prétexte. Je ne sais pas s’il s’intéressait à moi – s’il faisait semblant – ou à tante Serafina et à ses souvenirs – concernant toutes sortes de choses.
— Il a passé longtemps auprès d’elle ?
— Pas… très longtemps. Je…
Elle prit plusieurs inspirations et expulsa l’air de ses poumons, luttant pour maîtriser ses émotions.
— J’avais le sentiment qu’il ne l’aimait pas, mais qu’il souhaitait le cacher, et pas seulement par courtoisie ou pour ne pas m’offenser parce qu’elle était ma tante.
— Merci, dit Pitt, sincère. A-t-il paru s’intéresser à Mr. ou à Mrs. Blantyre ?
— Pas… plus que je ne m’y attendais, compte tenu de…
Elle laissa la phrase en suspens, hésitant à l’achever.
— Je comprends. Merci, Miss Freemarsh. Je crois que c’est tout pour l’instant. J’aimerais parler à Miss Tucker maintenant.
Tucker confirma les dires de Nerissa, notamment les visites de Tregarron, réparties sur les quatre ou cinq semaines précédant la mort de Serafina.
Il la remercia et retourna à Lisson Grove, le cerveau en ébullition. Il ne songeait plus à la mort de Serafina, ni à celle d’Adriana, mais à deux autres questions.
La première, et la plus pressante, concernait la loyauté d’Evan Blantyre. Avait-il donné à Pitt les informations concernant le duc Alois par loyauté envers l’Empire austro-hongrois, un attachement qu’il semblait n’avoir jamais perdu, en dépit du fait qu’il travaillait pour le gouvernement britannique ? Si tel était le cas, si sa trahison de Lazar Dragovic, puis le meurtre de Serafina et celui d’Adriana avaient eu pour but de préserver l’unité au cœur de l’Europe, Pitt pouvait s’y fier sans hésitation. Il pourrait s’occuper du procès et de la condamnation d’Evan Blantyre une fois le duc Alois venu et reparti.
En revanche, si Blantyre avait un autre dessein en tête, son témoignage était tout sauf fiable.
Une autre question se posait. Quelle serait son attitude envers Blantyre après le départ du duc Alois ? Que pouvait-il faire ? Il ne doutait plus désormais que Blantyre avait tué Serafina et Adriana, mais il doutait d’avoir en sa possession des preuves suffisantes pour condamner un homme aussi respecté et aussi en vue.
Cependant, cette question-là devrait attendre. Dans moins de deux jours, le duc allait traverser la Manche et débarquer en Angleterre. Le meurtre de deux personnes, si tragique soit-il, passerait inaperçu en comparaison des conséquences d’un assassinat politique à Londres ; à plus forte raison si la Special Branch, dûment avertie, n’était pas parvenue à l’empêcher.
Il s’entretint avec Stoker à Lisson Grove. Après avoir traité une ou deux affaires urgentes, il repartit et héla un fiacre pour se rendre au cabinet de Blantyre. En dépit de son deuil, Blantyre avait décidé de continuer à travailler. La visite du duc Alois ne pouvait être reportée. Il y avait des dispositions à prendre, des détails à régler, et Evan Blantyre, avec sa connaissance intime de l’Autriche et son affection pour ce pays, était l’homme tout désigné pour s’en charger. Nombre de gens qui avaient aussi à un moment donné perdu un proche comprenaient et admiraient sa décision de poursuivre ses activités.
Pitt lui avait téléphoné au préalable et Blantyre l’attendait dans son bureau.
— Y a-t-il du nouveau ? s’enquit-il en s’asseyant dans son grand fauteuil près de la cheminée.
Il leur avait servi un whisky sans prendre la peine de demander l’avis de Pitt. On était à la mi-mars, mais il faisait un froid mordant, et ils étaient tous les deux las et glacés.
— Oui, répondit Pitt, posant aussitôt le splendide verre taillé sur la petite table à sa droite sans avoir bu. Je sais qui a tué Serafina et pourquoi. Mais vous aussi.
Il observa le visage sensible, hagard, de Blantyre et n’y vit pas le moindre tressaillement, pas même un changement dans ses yeux.
— Et qui a tué Mrs. Blantyre, continua Pitt. Là encore, vous le savez aussi.
Cette fois, ses traits exprimèrent une souffrance que Pitt sentit sincère. Il avait dû lui en coûter de tuer sa femme, mais il n’avait pas eu le choix. Adriana ne lui aurait jamais pardonné pour la mort de son père et peut-être pas pour celle de Serafina. Même si elle n’avait rien dit à personne, il aurait eu conscience qu’elle l’observait. Il se serait torturé à imaginer ce qu’elle éprouvait pour lui et à se demander à quel moment elle perdrait le contrôle d’elle-même et exploserait.
Pitt continua calmement.
— Je sais aussi qui a donné Lazar Dragovic aux Autrichiens pour qu’il soit roué de coups et exécuté, ce qui, bien sûr, est l’origine de tout le reste.
— C’était nécessaire, répondit Blantyre d’un ton presque anodin.
On aurait cru qu’il évoquait une erreur financière regrettable, ou le renvoi d’un vieux domestique, fidèle mais inefficace.
— Vous ne comprenez peut-être pas, poursuivit-il. Vous êtes un homme de logique et de déduction qui parvient à des conclusions et laisse à d’autres le soin d’agir. Mon père était ainsi. Intelligent et engagé, mais jamais assez pour mettre en péril son confort personnel.
Une profonde amertume se peignit sur son visage, altérant sa voix au point qu’il suffoquait presque.
— N’importe qui pouvait vivre ou mourir pourvu qu’il dorme la nuit.
Pitt resta silencieux.
Blantyre se pencha en avant, le verre de whisky encore à la main.
— L’Empire austro-hongrois est au cœur de l’Europe. Nous en avons déjà parlé. J’ai essayé de vous expliquer combien il est complexe, il semble hélas que vous ne soyez qu’un « petit Anglais », au fond. Je vous aime bien, mais que diable, vous n’avez aucune vision. Vous n’êtes qu’un provincial. L’Empire britannique s’étend sur les trois quarts du globe, par plaques ici et là : la Grande-Bretagne, Gibraltar, Malte, l’Égypte, le Soudan, la majeure partie de l’Afrique jusqu’au Cap, les territoires du Moyen-Orient, tout le continent de l’Inde, avec la Birmanie, Hong Kong, Shanghaï, Bornéo, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et des îles sur tous les océans du monde. Le soleil ne se couche jamais sur l’Empire britannique, au sens où il fait toujours grand jour dans un endroit possédé par la Couronne.
Pitt changea de position. Les yeux de Blantyre étincelaient de colère.
— L’Autriche-Hongrie est complètement différente ! Hormis les basses-terres autrichiennes, elle forme une masse qui s’étend de l’Allemagne à l’Ukraine, de la Roumanie à la côte adriatique jusqu’à Raguse, de la Croatie à l’Italie du Nord. Mais elle est fragile !
Ses mains tressaillirent et se séparèrent brusquement, comme pour mimer une explosion de ses doigts puissants.
— Son génie signifie qu’elle risque aussi d’être déchirée par la nature même des idées qu’elle crée, par l’individualité de ses peuples. Les nouvelles nations que sont l’Italie et l’Allemagne, nées du chaos, cherchent encore à mesurer leur force et grignotent l’ordre établi. L’Italie est désorganisée ; elle l’a toujours été.
Pitt sourit malgré lui.
— L’Allemagne, c’est une autre affaire, reprit Blantyre avec une gravité intense. Elle est disciplinée, dangereuse. Son gouvernement est tout sauf brouillon. Il est hautement méthodique et brillant sur le plan militaire. Le pays ne sera pas dominé contre son gré pendant très longtemps.
— L’Allemagne ne fait pas partie de l’Empire austro-hongrois, lui fit remarquer Pitt. Ils ont une langue commune, et une certaine culture aussi, mais pas la même identité. L’Autriche n’absorbera jamais les Allemands ; ils ne se laisseront pas faire.
— Pour l’amour du ciel, Pitt, réveillez-vous !
Blantyre criait presque à présent.
— Si l’Autriche se fracture et perd le contrôle de ses possessions, ou s’il y a un soulèvement à l’est qui soit assez suivi pour être dangereux, Vienne devra exercer des représailles, sous peine de tout perdre. S’il y a des troubles en Italie du Nord, cela importe peu ; en revanche, s’ils surviennent dans des territoires slaves, comme la Croatie ou la Serbie, ceux-ci se tourneront vers la Russie pour quêter de l’aide. Ce sont des frères de sang et le tsar ne se fera pas prier. L’Allemagne teutonne aura trouvé la justification dont elle a besoin pour s’emparer de l’Autriche germanophone.
Sa voix était devenue dure, comme si le cauchemar se déroulait déjà.
— La Hongrie fera sécession et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous aurons un conflit qui se propagera à la vitesse de l’éclair jusqu’à affecter les trois quarts de la planète. Ne vous imaginez pas que l’Angleterre y échappera. Non. Il y aura la guerre, depuis l’Irlande jusqu’au Moyen-Orient, et de Moscou à l’Afrique du Nord, voire plus loin. L’Afrique suivra sans doute parce qu’elle est britannique, puis l’Australie, la Nouvelle-Zélande et même le Canada. Et peut-être les États-Unis d’Amérique aussi.
Pitt était sans voix, atterré par l’énormité de l’hypothèse, à la fois horrible et absurde.
— Personne ne laisserait une pareille chose se produire, dit-il sobrement. Vous êtes en train de suggérer qu’un seul acte de violence dans les Balkans pourrait donner lieu à une conflagration qui mettrait le monde entier à feu et à sang. C’est ridicule.
Blantyre prit une profonde inspiration et expulsa lentement l’air de ses poumons.
— Pitt, l’Autriche est la pierre angulaire du corps politique de l’Europe. Tout repose sur elle.
Il regardait Pitt avec fixité.
— Cela n’arriverait pas du jour au lendemain, mais vous seriez consterné de voir la vitesse à laquelle les événements pourraient se précipiter si Vienne perd le contrôle de la situation et que les nationalités qui constituent l’Empire se retournent les unes contre les autres. Imaginez une émeute. Vous avez eu à en affronter, à l’époque où vous patrouilliez dans les rues. Combien d’hommes faut-il avant que la foule se joigne à eux, et que chaque abruti qui a un grief ou qui a trop bu commence à jouer des poings ? Toutes les vieilles dissensions qui couvaient sous la surface émergent et éclatent d’un seul coup.
Des souvenirs jaillirent de la mémoire de Pitt, illustrant précisément les propos de Blantyre : la rage, l’hystérie, la violence pour la violence qui gagnait du terrain jusqu’à s’imposer, les hurlements et les brutalités dénuées de toute réflexion. Il était trop tard pour le déplorer quand les maisons étaient en ruine, les murs noircis par la fumée, que le sol était jonché de verre brisé, de flaques de sang, pire – de cadavres.
Blantyre l’observait, lisant la compréhension dans ses yeux avant qu’il ait eu le temps de la cacher.
— Il y aura un vide en Europe, continua Blantyre. Et même s’il vous plaît d’imaginer que la Grande-Bretagne y occupe une place centrale, ce n’est pas vrai. Notre pouvoir est morcelé, dispersé aux quatre coins du globe. Nous n’avons ni armée ni présence au sein de l’Europe. Ce sera le chaos. Il y aura une guerre paneuropéenne, la ruine économique et, au bout du compte, peut-être une nouvelle Allemagne en position dominante. La mort paisible d’une femme âgée dans son sommeil est-elle si importante à vos yeux que vous préfériez élucider ce crime au lieu de protéger un duc autrichien pour qu’il ne soit pas assassiné sur le sol britannique, dans la capitale du seul autre empire qui compte dans le monde ?
— La question n’est pas là, répondit Pitt à mi-voix, regardant Blantyre en face pardessus les deux verres de whisky intacts. Je n’ai aucunement l’intention de poursuivre cette affaire maintenant, et sans doute ne le ferai-je jamais. Ce qui m’intéresse, c’est la validité des informations que vous avez fournies à la Special Branch au sujet du duc Alois et la menace apparente qui pèse sur lui.
Blantyre arqua les sourcils.
— Pourquoi en douteriez-vous ? Vous comprenez bien que je ne veuille pas voir un duc autrichien assassiné, moi moins que tout autre. Pourquoi diable croyez-vous que j’aie livré Dragovic aux Autrichiens ? Il projetait l’assassinat d’un gouverneur de région particulièrement cruel, une brute, mais la vengeance que sa mort aurait déclenchée aurait été terrible.
Il se pencha, transfiguré par la passion.
— Réfléchissez, bon sang ! Servez-vous du peu de cervelle que vous avez. Il est évident que je ne désire pas l’assassinat du duc Alois.
Pitt sourit.
— À moins, naturellement, qu’il ne soit un autre dissident. Si tel était le cas, ce serait bien pratique de l’éliminer pendant qu’il est à Londres. Ce ne serait pas la faute des Autrichiens – tout le blâme serait attribué à l’incompétence des Britanniques, dont la Special Branch est dirigée par un nouveau chef, qui gobe tout ce qu’on lui raconte.
Blantyre poussa un profond soupir.
— Est-ce qu’au fond c’est votre promotion qui vous inquiète, et le fait que vous ne vous croyez pas à la hauteur ?
Pitt serra les dents pour se maîtriser.
— Ce qui m’inquiète, c’est que l’essentiel des informations dont nous disposons sur le complot vient de vous et que vous êtes un menteur et un meurtrier, fidèle avant tout à la couronne des Habsbourg, répliqua-t-il en s’efforçant de garder un ton égal. Si le duc Alois était votre ennemi plutôt que votre ami, vous seriez parfaitement capable de le faire assassiner à votre convenance. Et même s’il était votre ami, d’ailleurs, et qu’il fût un obstacle à vos convictions.
Blantyre cilla, mais ne répondit pas.
— Il est également possible qu’il n’y ait pas de complot du tout, reprit Pitt. Et que vous ayez voulu détourner l’attention de la Special Branch et de la police afin qu’il n’y ait pas d’enquête sur la mort de Serafina et sur celle de votre épouse. Vous avez été obligé de tuer Serafina quand vous avez compris qu’elle risquait de révéler la vérité à Adriana qui ne vous aurait jamais pardonné d’avoir trahi son père. On vous a forcé la main. Et vous devez rester en vie, sinon, comment pourriez-vous aider l’Autriche à préserver un empire qui s’effrite à vue d’œil ?
La mâchoire de Blantyre s’était crispée, et son regard durci, comme si, sans crier gare, Pitt s’était transformé en monstre.
— Votre analyse se tient, commenta-t-il entre ses dents. Cela étant, comment savoir si je dis ou non la vérité ? Vous avez vérifié toutes les informations que je vous ai données, du moins vous l’auriez dû. Si vous ne l’avez pas fait, vous êtes beaucoup plus naïf que je ne le pensais. La question est de savoir si vous osez vous y fier.
Il eut un mince sourire.
— Vous n’osez certes pas les ignorer !
Pitt eut l’impression qu’un gouffre s’était ouvert à ses pieds. Pourtant le feu continuait à pétiller dans l’âtre, les flammes réchauffant les verres de whisky, donnant au breuvage une lumineuse couleur ambrée.
— Faites attention, Pitt, avertit Blantyre. Réfléchissez bien à ce que vous déciderez après qu’Alois sera venu et reparti. À supposer que vous parveniez à le maintenir en vie, n’allez pas vous imaginer que vous pourrez m’arrêter ou me soumettre à je ne sais quel procès.
De nouveau, il eut un léger sourire.
— J’ai rendu visite à Serafina assez souvent et je l’ai écoutée. La plupart du temps, elle ignorait qui j’étais. Mais je ne vous apprends rien. Lady Vespasia vous l’aura dit.
— Bien sûr que oui, répondit Pitt sèchement. Si vous n’aviez pas eu peur qu’elle parle à d’autres, vous n’auriez pas pris le risque de la tuer.
— En effet. Je regrette d’avoir eu à le faire.
Blantyre haussa les épaules.
— Elle a été une femme extraordinaire en son temps. Elle en savait plus long que n’importe qui sur une foule d’indélicatesses personnelles et politiques.
Pitt prit conscience d’un changement dans l’atmosphère : une chaleur en Blantyre, un froid en lui.
Blantyre hocha la tête.
— Je vois que vous avez saisi. Je l’ai écoutée avec une grande attention. Elle parlait de toutes sortes de choses et de gens. Si j’en avais déjà deviné certaines, d’autres étaient complètement nouvelles pour moi. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle avait autant de connaissances : j’avais imaginé ses liens avec des Autrichiens, des Hongrois, des Croates, des Italiens. Or il y en avait d’autres, des Français par exemple, des Allemands et, bien sûr, des Britanniques. Cela a été pour moi une immense surprise.
Il considéra Pitt calmement, comme pour s’assurer que ce dernier mesurait bien la portée de ses paroles.
Pitt songea à Tregarron, qui s’était lui aussi servi de Nerissa Freemarsh pour cacher ses visites à Serafina. Que redoutait-il de pire qu’être soupçonné d’une liaison avec une femme dépourvue d’attrait, seule et insignifiante, à deux pas de chez lui ? Il avait traité de manière méprisable un être vulnérable dont la réputation risquait d’être à jamais ruinée. Si l’affaire venait à se savoir, Nerissa n’aurait plus aucune chance de contracter un mariage respectable.
— La Special Branch britannique et diverses autres sources diplomatiques et de renseignements possèdent des preuves d’actions très douteuses, continua Blantyre en baissant un peu la voix. Certaines personnes se sont exposées au risque de chantage, avec toutes les conséquences sordides que cela implique. Et, bien sûr, il y a aussi les idéalistes qui placent leurs principes au-dessus de leur amour pour leur pays. Serafina était une autre « petite Anglaise » comme vous. Elle se taisait.
Il laissa le reste de sa suggestion en suspens. Il n’était pas nécessaire de la formuler.
Pitt le fixa. Il ne doutait pas un instant de la détermination de Blantyre. Il y avait chez lui une assurance, voire une arrogance, qui emplissait la pièce.
Ce dernier souriait.
— Victor Narraway m’aurait tué, dit-il presque avec satisfaction. Vous ne le ferez pas. Vous n’en avez pas le courage. Vous y songerez peut-être, mais en fin de compte vous ne pourrez pas vous y résoudre. Vous seriez paralysé par le remords.
Une lueur de mépris traversa son regard, accompagnée d’une violente douleur, comme si les mots signifiaient infiniment plus pour lui que le temps ou les circonstances ne l’expliquaient.
— Je vous aime bien, Pitt, continua-t-il avec une sincérité si intense que sa voix en était émue. Vous êtes intelligent, imaginatif, vous avez le sens de l’humour et de la compassion. Mais au fond, vous n’avez pas un caractère assez bien trempé pour agir en dehors du prévisible et du confortable. Vous êtes trop attaché aux conventions qui assurent votre tranquillité d’esprit. Vous êtes essentiellement bourgeois, exactement comme mon père.
Il prit une profonde inspiration.
— Maintenant, vous feriez mieux d’aller sauver le duc Alois. Vous ne pouvez pas vous permettre de le laisser abattre en Angleterre.
Pitt se leva et sortit sans mot dire. Il n’y avait aucune réponse à fournir qui ait eu un sens.
Une fois dehors, il marcha dans la rue venteuse. Il était glacé et frissonnait malgré le soleil qui rasait l’horizon, offrant une lumière nette de fin d’hiver. Blantyre avait-il raison d’affirmer que Narraway l’aurait abattu mais que lui, Pitt, n’en aurait pas le courage le moment venu ? Resterait-il debout, un pistolet à la main, incapable de tirer de sang-froid sur un homme qu’il connaissait et qu’il avait trouvé sympathique ?
Il n’avait pas la réponse. Il n’était même pas certain de savoir laquelle il désirait. S’il était capable de commettre un tel acte, qu’y gagnerait-il hormis le droit de conserver son poste ? Encore fallait-il qu’il possède l’intelligence, le jugement et toutes les autres compétences nécessaires.
Qu’y perdrait-il ? Ses enfants n’en sauraient peut-être jamais rien, mais ce serait tout de même une barrière entre eux.
Quel côté impitoyable de lui-même montrerait-il à Charlotte, qu’elle n’avait pas vu ou pas voulu voir jusque-là ? À Vespasia ? À n’importe qui ? Pardessus tout, que saurait-il de lui-même ? Comment cela changerait-il l’homme qu’il était à présent ? Blantyre avait-il raison d’affirmer que, en fin de compte, c’était de son confort intérieur qu’il se souciait le plus ?
Il marchait vite, sans savoir au juste où il allait. Il se trouvait à moins d’un mile des bureaux du ministère des Affaires étrangères où Jack travaillait. Il ne restait pas de secrets concernant Blantyre. Pitt connaissait le pire. La décision sur la conduite à tenir se trouvait dans le tumulte de ses propres pensées.
À l’instant où Victor Narraway entra dans son salon, Vespasia comprit qu’il apportait de mauvaises nouvelles. Son visage était crispé par l’anxiété et il semblait avoir froid, bien que la soirée fût relativement douce.
Sans même s’en rendre compte, elle se leva pour l’accueillir.
— Qu’y a-t-il, Victor ? Que s’est-il passé ?
Ses mains étaient glacées lorsqu’il prit les siennes, mais elle ne se dégagea pas.
— J’ai appris d’autres choses concernant Serafina qui, je le crains, rendent l’affaire encore plus grave que je ne l’avais cru. Tregarron s’est rendu à plusieurs reprises à Dorchester Terrace. J’ai pensé d’emblée que c’était avant tout pour voir Nerissa…
— Nerissa ?
Un instant, elle fut tentée de rire à cette suggestion, mais cette envie se dissipa aussitôt.
— Vraiment ? Cela me paraît une idée curieuse. Vous en êtes sûr ?
— Non. Les hommes ont parfois des goûts étranges en matière de liaisons et choisissent des maîtresses aussi différentes de leur femme que possible. Et peut-être l’élément de danger, et même d’absurdité, fait-il partie de l’attraction. Désormais, je crois qu’il feignait de s’intéresser à Nerissa pour voir Serafina.
— Elle avait au moins vingt ans de plus que lui, et rien ne prouve, ni même ne suggère, qu’ils se connaissaient, lui fit-elle remarquer.
— En revanche, elle connaissait son père, rétorqua Narraway d’un ton sombre, en la dévisageant. Très bien, même.
— Oh ! Oh, mon Dieu. Oui, je vois. Et vous supposez que Serafina a peut-être été indiscrète là aussi. L’actuel Lord Tregarron lui rendait-il visite par crainte qu’elle n’ait des paroles malheureuses ? Qui protège-t-il ? La réputation de son père ? Sa mère est-elle encore en vie ?
— Oui. Elle est très âgée, mais apparemment elle possède toutes ses facultés.
L’expression de Narraway était attristée, empreinte de douceur.
— Quel affreux fardeau que de détenir tant de secrets, quelle que soit la manière dont on les a appris ! Il serait tellement plus sûr de ne rien comprendre, de voir toutes sortes de choses sans jamais en saisir le sens.
Il n’était pas nécessaire que l’un ou l’autre ajoute quoi que ce soit. Chacun portait son propre fardeau, acquis différemment mais peut-être également lourd à porter.
Ils restèrent assis au coin du feu un moment, puis il se leva et prit congé.
Lorsque Narraway fut parti dans la nuit où un vent doux soufflait en bourrasques, elle s’attarda devant les dernières braises, songeant à ce qu’il avait dit. Tregarron devait bien sûr espérer que sa mère n’apprendrait jamais que son père avait eu une aventure avec Serafina, à supposer qu’elle ne s’en doutât pas déjà. Cependant, cela ne semblait pas un motif suffisant pour rendre plusieurs visites à Serafina, toutes ces années après. Sans doute y avait-il une autre raison, plus laide et plus grave qu’une infidélité, laquelle n’était malheureusement pas aussi rare qu’on eût pu le souhaiter.
Elle devait mener sa propre enquête. Il ne restait plus qu’une journée avant l’arrivée du duc Alois à Douvres. L’heure n’était plus aux subtilités. Elle savait à qui s’adresser pour obtenir le renseignement qu’elle cherchait, même si cette perspective ne l’enchantait guère. Elle avait atteint le stade où esquiver la question coûterait plus cher que de la poser.
La matinée, ensoleillée, annonçait l’arrivée imminente du printemps. Elle fit préparer son équipage et descendit à Cavendish Square à dix heures moins le quart. Il y avait très longtemps – plus de deux décennies – qu’elle n’avait pas vu l’évêque Magnus Collier. Il était un peu plus âgé qu’elle et avait pris sa retraite plusieurs années auparavant. Par chance, une relation commune lui avait appris où il résidait. Comme elle traversait le trottoir et gravissait les marches du perron, elle éprouva un sentiment éphémère, désagréable, qu’elle avait oublié.
Elle s’apprêtait à commettre une lâcheté dont elle avait honte, mais qui était bien réelle.
Le valet qui ouvrit la porte ne la connaissait pas. Elle tendit sa carte, ajoutant qu’elle était une vieille connaissance et que l’affaire était extrêmement urgente.
Il parut sceptique.
— Son Éminence ne sera pas content d’apprendre que vous m’avez laissée attendre sur les marches, dit-elle froidement.
Il l’invita à entrer d’une manière tout juste polie et l’introduisit dans un petit salon où la cheminée n’avait pas encore été allumée. Elle y passa quinze minutes dans le froid avant qu’il revienne, les joues écarlates, et la conduise dans le cabinet de travail de l’évêque. Là, le feu pétillait gaiement et la chaleur de l’air l’enveloppa, lui apportant un confort immédiat.
Elle accepta le thé qu’il lui proposait et patienta en examinant les rangées de livres. Elle reconnaissait nombre des titres, bien qu’il s’agît d’ouvrages qu’elle n’aurait jamais lus personnellement. Elle trouvait la plupart des premiers Pères de l’Église « fort embarrassés de petites choses » et plus qu’un tantinet pompeux.
Elle entendit la porte s’ouvrir et se refermer, et se retourna. L’évêque venait d’entrer, un sourire intrigué sur son visage mince. Il était très maigre, et ses cheveux étaient beaucoup plus gris que lors de leur dernière rencontre, mais la chaleur de son regard était la même, tout comme la vive intelligence qui y brillait.
— J’ai toujours eu plaisir à vous voir, dit-il à voix basse. Mais je suis inquiet d’apprendre qu’il s’agit d’une affaire grave. Il faut bien qu’elle le soit pour vous amener ici, après la manière dont nous nous sommes quittés. Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis désolée, dit-elle doucement, sincère.
Les sentiments impossibles n’étaient plus là, mais ç’avait été une sage décision de ne plus se revoir. L’on ne pouvait faire abstraction de la perception d’autrui.
Il indiqua les fauteuils placés devant la cheminée et ils s’assirent. Elle arrangea ses jupes d’une main experte, d’un seul mouvement gracieux.
— Peut-être avez-vous appris que Serafina Montserrat est décédée récemment ? commença-t-elle.
— Le temps nous rattrape plus vite que je ne m’y attendais, répondit-il d’un ton de regret. Peut-être est-ce dans la nature des choses et de la nôtre d’être surpris par ce qui était totalement prévisible. Toutefois, je gage que vous n’êtes pas venue ici pour discuter du temps qui passe et de sa curieuse tendance à l’élasticité. J’espère qu’elle n’a pas souffert. C’était une femme remarquable. Elle a dû affronter la mort avec courage. Je serais surpris que celle-ci ait eu la témérité de la déranger outre mesure.
Elle sourit malgré elle. Elle avait oublié, temporairement, ce qu’elle avait tant aimé chez lui.
— Je crois qu’elle s’est endormie et ne s’est pas réveillée. Ce qui m’amène ici, c’est le fait qu’elle s’est endormie parce qu’on lui a administré une dose massive de laudanum.
Tout humour déserta le visage de l’évêque. Il se pencha en avant.
— Vous êtes en train de me dire qu’on le lui a fait boire à son insu ou qu’elle l’a pris elle-même dans l’intention de se donner la mort ? La seconde hypothèse me paraît difficile à croire. Si elle est vraie, alors Serafina aurait changé du tout au tout.
— Elle perdait la tête, oubliait parfois en quelle année nous sommes ou à qui elle parlait, ce qui l’inquiétait profondément. Elle craignait de laisser échapper accidentellement une confidence lourde de conséquences.
Elle se souvint avec une douleur aiguë de la terreur qu’elle avait lue sur le visage de Serafina.
— C’est ce qui s’est produit, et on l’a assassinée.
Il secoua la tête.
— En êtes-vous absolument certaine ?
— Oui. Mais ce n’est pas pour cette raison que je suis venue. Je m’inquiète au sujet d’un des secrets qu’elle a laissé échapper, et des dégâts que cela pourrait causer.
— En quoi puis-je vous aider ?
Il paraissait perplexe, et très conscient des répercussions qui pouvaient naître de telles situations.
— Le secret concerne une liaison qu’elle a eue, il y a de nombreuses années, avec feu Lord Tregarron.
Elle s’interrompit en voyant son visage s’assombrir. Il lui serait impossible désormais de prétendre qu’il ne comprenait pas où elle voulait en venir.
— Je ne peux répéter ce que j’ai entendu sous le sceau du secret, protesta-t-il. J’imagine que vous n’oseriez pas me le demander.
— Vous avez une très légère tendance à être retors, Magnus, rétorqua-t-elle, esquissant un léger sourire. Tout ce que Tregarron vous a dit est peut-être confidentiel, encore que l’homme soit mort depuis des années. Ce que Serafina vous a dit a pu revêtir la forme d’une confession, bien que j’en doute. Une liaison qui remonte à fort longtemps, et dont ni vous ni moi ne parlerons, importe-t-elle au point que nous acceptions qu’un homme meure aujourd’hui à cause d’elle ? Et si le pire survenait, plusieurs, même ?
— Vous exagérez, je suppose ? dit-il sans conviction.
Cette fois, elle sourit pour de bon.
— Vous n’êtes pas fait pour tromper autrui, Magnus. Allez-vous prétendre qu’il n’y a rien eu de plus là-dedans qu’une indélicatesse – qui s’est terminée il y a longtemps et dont les deux protagonistes sont morts ? Lady Tregarron mère elle-même n’y attacherait sans doute plus guère d’importance. Je doute qu’elle ait été aussi naïve que son fils semble le croire.
— Qu’imaginez-vous que je vous cache, Vespasia ?
— Une vérité beaucoup plus laide.
— Il était marié, lui fit-il remarquer calmement. C’était une trahison de ses vœux de mariage.
— L’auriez-vous excommunié pour autant ? insista-t-elle en arquant ses sourcils argentés.
— Certainement pas ! Et je présume qu’il s’est repenti. Je n’ai ni le droit ni le désir de supposer le contraire.
— Bien sûr que non, admit-elle. Nous pouvons par conséquent éliminer l’hypothèse selon laquelle il s’agissait de cette liaison.
— Pourtant c’était le cas, je vous l’assure, répliqua-t-il aussitôt.
— L’affirmer serait un sophisme, Magnus. Je devine que tout en découlait. En ayant une liaison avec Serafina, il s’était exposé au chantage. Il a peut-être passionnément voulu tenir l’affaire secrète à l’époque. Il était diplomate et occupait un poste haut placé à Vienne. Cela l’aurait discrédité.
Le regard de l’évêque vacilla un instant.
— Je ne peux rien vous dire, Vespasia.
— Vous n’avez pas besoin de le faire, mon cher. Je suis capable de parvenir seule à certaines déductions. Maintenant que je sais où chercher, je peux informer les gens appropriés.
— Je crois que Victor Narraway a quitté son poste, observa-t-il en la regardant cette fois droit dans les yeux.
— En effet. Il a été remplacé par Thomas Pitt, le mari de ma petite-nièce. Je connais Thomas depuis des années. Son beau-frère, Jack Radley, est le secrétaire de l’actuel Lord Tregarron.
— Vespasia ! Je vous en prie…
Il se tut abruptement.
— J’imagine que son père s’est rendu coupable de trahison ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Je ne peux le dire, rétorqua-t-il, mais son visage prouvait qu’il le savait.
L’absence de dénégation était en soi un aveu.
Elle se leva.
— Je suis désolée. Vous méritiez mieux que cela de ma part. S’il ne s’agissait pas de trahison et d’autres meurtres à venir, je ne vous aurais pas posé la question.
Il se leva à son tour.
— Vous avez toujours su triompher de moi, en fin de compte.
— Ce n’était pas une bataille, Magnus. Je vous comprenais mieux que vous ne me compreniez, car vous ne dissimuliez pas vos convictions. C’est une qualité. Je suis heureuse que vous n’ayez pas changé. C’est une victoire, n’y voyez rien d’autre.
Il sourit, et ce fut comme si un rayon de soleil illuminait soudain un paysage, mais ses yeux restèrent graves.
— Soyez prudente, Vespasia. Bah, je suppose que c’est un conseil ridicule à vous adresser. Vous n’avez pas changé non plus.
Vespasia n’avait aucun doute sur la conduite à tenir. Elle aurait aimé voir Jack dans son bureau aux Affaires étrangères, mais elle ne pouvait s’y rendre sans que Tregarron l’apprenne. Elle devrait donc se contenter de parler à Emily, dans l’espoir de la convaincre que l’affaire était désespérément pressante.
Il s’avéra qu’Emily n’était pas à la maison. Vespasia devait soit l’attendre, soit partir et revenir en fin d’après-midi. Elle rentra chez elle et se servit de son téléphone – un appareil qu’elle appréciait de plus en plus. Néanmoins, dans ce cas d’urgence, il ne lui fut d’aucune aide. Elle ne parvint pas à joindre Victor Narraway, ni Charlotte, et n’osa pas éveiller la curiosité, voire déclencher l’alarme en essayant d’atteindre Jack.
En fin de compte, elle retourna chez Emily à cinq heures et n’eut à patienter qu’une demi-heure avant l’arrivée de celle-ci.
— Tante Vespasia ! s’écria la jeune femme, aussitôt inquiète. Le majordome m’a dit que vous étiez venue ce matin aussi. Tout va bien ? Que s’est-il passé ? C’est… c’est Jack, n’est-ce pas ?
Elle était effrayée.
— Non, pas du tout. Pour autant que je le sache, Jack va parfaitement bien, tout au moins jusqu’ici. Mais je désire lui faire part d’une situation dont il n’a pas connaissance et qui risque de le mettre dans un grave danger s’il n’agit pas au plus vite. Ce ne sera pas facile, et il se peut qu’il veuille attendre. Or je crains que les circonstances ne lui permettent pas ce luxe.
— Quoi ? s’exclama Emily. Qu’y a-t-il ?
— Quand doit-il rentrer ?
Emily jeta un coup d’œil à l’horloge en similor sur le manteau de la cheminée.
— Dans une demi-heure, peut-être un peu plus. Ne pouvez-vous m’en dire plus ?
— Pas encore. Peut-être aimeriez-vous boire un thé pendant que nous l’attendons ? suggéra Vespasia.
Emily s’excusa d’avoir manqué à ses devoirs d’hôtesse et sonna pour appeler la bonne. Lorsqu’elle lui eut demandé d’apporter du thé, elle fit les cent pas dans la pièce, incapable de se détendre. Vespasia envisagea de la prier d’arrêter, puis se ravisa. À sa place, peut-être en aurait-elle fait autant.
Quand Jack Radley arriva chez lui, le majordome l’informa qu’on l’attendait. Il ne prit que le temps de retirer son pardessus et de le donner au valet avant de se rendre dans le salon.
Emily faisait face à la fenêtre et se retourna dès qu’elle entendit la porte. Vespasia était assise sur le canapé devant le feu. Un plateau contenait un reste de thé et de petits gâteaux, la tasse d’Emily intacte.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Jack après avoir salué Vespasia. Une affaire grave ?
— J’en ai peur. Si Emily reste, il faudra qu’elle donne sa parole de ne rien répéter de cette conversation à personne, y compris Charlotte et Thomas. Il serait préférable que vous n’en sachiez rien, ajouta-t-elle en s’adressant à celle-ci.
— Je reste, dit Emily fermement.
— Non, rétorqua Jack. Si je crois que c’est sage, je te dirai après de quoi il s’agit. Merci d’avoir tenu compagnie à tante Vespasia en m’attendant.
Emily ouvrit la bouche pour protester, puis le regarda de nouveau et quitta la pièce docilement. En sortant, elle ordonna au valet de faire en sorte que personne n’entre dans le salon, pas même pour aller débarrasser le plateau.
Brièvement, et avec aussi peu d’explications qu’elle pouvait lui en fournir pour être crédible, Vespasia relata à Jack ce qu’elle avait découvert.
Debout devant la cheminée, tendu et meurtri, il réfléchit à toute allure. Il avait envie de crier que c’était impossible : qu’il s’agissait seulement d’une série de circonstances sans rapport les unes avec les autres et qui, au bout du compte, ne signifiaient rien.
Alors même que les mots se formaient dans sa bouche, il sut qu’il n’en était rien. Il y avait d’autres choses que Vespasia ignorait mais que sa propre imagination lui suggérait, telles les dernières pièces d’un puzzle. Il songeait surtout au mépris que Tregarron avait témoigné à Pitt, mais aussi à des contradictions qu’il s’était efforcé de ne pas voir. À des bribes d’informations connues de gens qui n’auraient pas dû les connaître.
— Je suis navrée, dit Vespasia à voix basse. Je sais que vous aviez une haute opinion de Tregarron, et que c’était pour vous une promotion considérable de le seconder d’aussi près. Mais il tombera tôt ou tard, Jack. Vous devez veiller à ne pas tomber avec lui. La trahison n’est pas un délit que l’on pardonne.
Les pensées de Jack étaient déjà ailleurs. Le duc Alois devait débarquer à Douvres le lendemain. Pitt s’y rendrait ce soir afin de rentrer par le train avec lui à Londres. Tregarron avait quitté son bureau à midi. Une décision devait être prise. Tregarron avait nié qu’on essaierait d’attenter à la vie d’Alois, et pour cause ! C’était lui qui allait tenter de le tuer.
— Je vais avertir Thomas sans délai, dit-il d’une voix qui tremblait. Nous partirons pour Douvres ce soir. Dites-le à Emily, je vous en prie.
Il se dirigea vers la porte à grandes enjambées.
— Jack ! appela Vespasia derrière lui.
— Je n’ai pas le temps ! Je suis désolé !
— Mon équipage est devant l’entrée. Prenez-le.
— Merci, lança-t-il pardessus son épaule.
Il descendit l’allée en courant, cherchant la voiture des yeux. Elle ne se trouvait qu’à quelques pas. Il se précipita dans cette direction, appela le cocher et lui donna l’adresse de Pitt. À moins qu’il ne doive aller à Lisson Grove ?
Il s’interrompit.
— Monsieur ?
— Non… bien ! Keppel Street.
Jack s’engouffra dans l’habitacle et la voiture s’ébranla aussitôt. Il demeura immobile, les jointures de ses doigts toutes blanches alors qu’ils roulaient à vive allure dans les rues. Le trajet n’était pas long, mais il eut l’impression de traverser la moitié de Londres.
Ils s’arrêtèrent enfin. Il ouvrit la portière à la volée, sauta sur le trottoir et alla frapper à la porte. Celle-ci fut ouverte par la nouvelle bonne, Minnie Maude.
— Oui, monsieur ?
— Le commandant Pitt est-il chez lui ?
— Non, monsieur. Il vient tout juste de partir.
— Est-il allé à Lisson Grove ?
— Non, monsieur. À la gare.
— Il y a combien de temps ? Vite !
— Un quart d’heure, monsieur. Mrs. Pitt est à la maison.
— Non… merci.
Jack tourna les talons et regagna la voiture. Il arrivait trop tard. Il ne lui restait plus qu’à passer chez lui prendre de l’argent et peut-être une épée dans la bibliothèque, et filer à Douvres.