BÉGEARSS.
Calmez-vous; voici votre fille.
SCÈNE III.
FLORESTINE, LE COMTE, BÉGEARSS.
FLORESTINE, un bouquet au côté.
ON vous disait, Monsieur, si occupé, que je n'ai pas osé vous fatiguer de mon respect.
LE COMTE.
Occupé de toi, mon enfant! ma fille! Ah! je me plais à te donner ce nom; car j'ai pris soin de ton enfance. Le mari de ta mère était fort dérangé: en mourant il ne laissa rien. Elle-même, en quittant la vie, t'a recommandée à mes soins. Je lui engageai ma parole; je la tiendrai, ma fille, en te donnant un noble époux. Je te parle avec liberté devant cet ami qui nous aime. Regarde autour de toi; choisis! ne trouves-tu personne ici, digne de posséder ton cœur?
FLORESTINE, lui baisant la main.
Vous l'avez tout entier, Monsieur, et si je me vois consultée, je répondrai que mon bonheur est de ne point changer d'état.—M.r votre fils en se mariant....... (car, sans doute, il ne restera plus dans l'ordre de Malthe aujourd'hui); M.r votre fils, en se mariant, peut se séparer de son père. Ah! permettez que ce soit moi qui prenne soin de vos vieux jours! c'est un devoir, Monsieur, que je remplirai avec joie.
LE COMTE.
Laisse, laisse Monsieur réservé pour l'indifférence; on ne sera point étonné qu'une enfant si reconnaissante me donne un nom plus doux! appelle-moi ton père.
BÉGEARSS.
Elle est digne, en honneur, de votre confidence entière...... Mademoiselle, embrassez ce bon, ce tendre protecteur. Vous lui devez plus que vous ne pensez. Sa tutelle n'est qu'un devoir. Il fut l'ami..... l'ami secret de votre mère.... et, pour tout dire en un seul mot....
SCÈNE IV.
FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FLORESTINE, BÉGEARSS. (La Comtesse est en robe à peigner.)
FIGARO, annonçant.
MADAME la Comtesse.
BÉGEARSS jette un regard furieux sur Figaro.
(A part). Au diable le faquin!
LA COMTESSE, au Comte.
Figaro m'avait dit que vous vous trouviez mal; effrayée, j'accours, et je vois.....
LE COMTE.
.....Que cet homme officieux vous a fait encore un mensonge.
FIGARO.
Monsieur, quand vous êtes passé, vous aviez un air si défait....... heureusement il n'en est rien. (Bégearss l'examine).
LA COMTESSE.
Bonjour, monsieur Bégearss.... Te voilà, Florestine; je te trouve radieuse..... Mais voyez donc comme elle est fraîche et belle! Si le ciel m'eût donné une fille, je l'aurais voulue comme toi, de figure et de caractère. Il faudra bien que tu m'en tiennes lieu. Le veux-tu, Florestine?
FLORESTINE, lui baisant la main.
Ah! Madame!
LA COMTESSE.
Qui t'a donc fleurie si matin?
FLORESTINE, avec joie.
Madame, on ne m'a point fleurie; c'est moi qui ai fait des bouquets. N'est-ce pas aujourd'hui Saint-Léon?
LA COMTESSE.
Charmante enfant, qui n'oublie rien! (Elle la baise au front.)
LE COMTE fait un geste terrible. Bégearss le retient.
LA COMTESSE, à Figaro.
Puisque nous voilà rassemblés, avertissez mon fils que nous prendrons ici le chocolat.
FLORESTINE.
Pendant qu'ils vont le préparer, Mon parrain, faites-nous donc voir ce beau buste de Washington, que vous avez, dit-on, chez vous.
LE COMTE.
J'ignore qui me l'envoie; je ne l'ai demandé à personne; et, sans doute, il est pour Léon. Il est beau; je l'ai là dans mon cabinet: venez tous.
(Bégearss, en sortant le dernier, se retourne deux fois pour examiner Figaro qui le regarde de même. Ils ont l'air de se menacer sans parler).
SCÈNE V.
FIGARO seul, rangeant la table et les tâsses pour le déjeûné.
SERPENT, ou basilic! tu peux me mesurer, me lancer des regards affreux! Ce sont les miens qui te tueront!.... Mais, où reçoit-il ses paquets? Il ne vient rien pour lui, de la poste à l'hôtel! Est il monté seul de l'enfer?...... Quelqu'autre diable correspond!.... et moi, je ne puis découvrir.....
SCÈNE VI.
FIGARO, SUSANNE.
SUSANNE accourt, regarde, et dit très-vivement à l'oreille de Figaro:
C'EST lui que la pupille épouse.—— Il a la promesse du Comte.—— Il guérira Léon de son amour.—— Il détachera Florestine.—— Il fera consentir madame.—— Il te chasse de la maison.—— Il cloître ma maîtresse en attendant que l'on divorce.——Fait déshériter le jeune homme, et me rend maîtresse de tout. Voilà les nouvelles du jour.
SCÈNE VII.
FIGARO, seul.
NON, s'il vous plaît, Monsieur le Major! nous compterons ensemble auparavant. Vous apprendrez de moi, qu'il n'y a que les sots qui triomphent. Grace à l'Arianne-Suson, je tiens le fil du labyrinthe, et le Minotaure est cerné.....Je t'envelopperai dans tes piéges, et te démasquerai si bien!... Mais quel intérêt assez pressant lui fait faire une telle école, dessère les dents d'un tel homme? S'en croirait-il assez sûr pour..... La sottise et la vanité sont compagnes inséparables! Mon Politique babille et se confie! Il a perdu le coup. Y a faute!
SCÈNE VIII.
GUILLAUME, FIGARO.
GUILLAUME, (avec une lettre).
MEISSIEIR Bégearss! Ché vois qu'il est pas pour ici?
FIGARO, rangeant le déjeûné.
Tu peux l'attendre, il va rentrer.
GUILLAUME, reculant.
Meingoth! ch'attendrai pas Meissieïr en gombagnie té vous! Mon maître il voudrait point, jé chure.
FIGARO.
Il te le défend? eh bien! donne la lettre; je vais la lui remettre en rentrant.
GUILLAUME, reculant.
Pas plis à vous té lettres! O tiable! il voudra pientôt me jasser.
FIGARO, à part.
Il faut pomper le sot.—Tu.... viens de la poste, je crois?
GUILLAUME.
Tiable! non, ché viens pas.
FIGARO.
C'est sans doute quelque missive du Gentlemen..... du parent irlandais dont il vient d'hériter? Tu sais cela, toi, bon Guillaume?
GUILLAUME, riant niaisement.
Lettre d'un qu'il est mort, Meissieïr! non, ché vous prie! celui-là, ché crois pas, partié! ce sera pien plitôt d'un autre. Peut-être il viendrait d'un qu'ils sont là... pas contens, dehors.
FIGARO.
D'un de nos mécontens, dis-tu?
GUILLAUME.
Oui, mais ch'assure pas....
FIGARO, à part.
Cela se peut; il est fourré dans tout. (A Guillaume.) On pourrait voir au timbre, et s'assurer.......
GUILLAUME.
Ch'assure pas; pourquoi? les lettres il vient chez M. O-Connor; et puis, je sais pas quoi c'est timpré, moi.
FIGARO, vivement.
O-Connor! banquier irlandais?
GUILLAUME.
Mon foi!
FIGARO revient à lui, froidement.
Ici près, derrière l'hôtel?
GUILLAUME.
Ein fort choli maison, partié! tes chens très.... beaucoup grâcieux, si j'osse dire. (Il se retire à l'écart).
FIGARO, à lui-même.
O fortune! O bonheur!
GUILLAUME, revenant.
Parle pas, fous, de s'té banquier, pour personne; entende-fous? ch'aurais pas du...... Tertaïfle! (Il frappe du pied).
FIGARO.
Vas! je n'ai garde; ne crains rien.
GUILLAUME.
Mon maître, il dit, Meissieïr, vous âfre tout l'esprit, et moi pas.... Alors c'est chuste.... Mais, peut-être ché suis mécontent d'avoir dit à fous.....
FIGARO.
GUILLAUME.
Ché sais pas.—— La valet trahir, voye-fous.... L'être un péché qu'il est parpare, vil, et même.... puéril.
FIGARO.
Il est vrai; mais tu n'as rien dit.
GUILLAUME, désolé.
Mon Thié! Mon Thié! ché sais pas, là... quoi tire... ou non..... (Il se retire en soupirant.). Ah! (Il regarde niaisement les livres de la bibliothèque).
FIGARO, à part.
Quelle découverte! Hasard! je te salue! (Il cherche ses tablettes). Il faut pourtant que je démêle comment un homme si caverneux s'arrange d'un tel imbécille!...... De même que les brigands redoutent les réverbères.... Oui, mais un sot est un fallot; la lumière passe à travers. (Il dit en écrivant sur ses tablettes): O-Connor, banquier irlandais. C'est là qu'il faut que j'établisse mon noir comité des recherches. Ce moyen là n'est pas trop constitutionnel; ma! perdio! l'utilité! Et puis, j'ai mes exemples! (Il écrit). Quatre ou cinq louis d'or au valet chargé du détail de la poste, pour ouvrir dans un cabaret chaque lettre de l'écriture d'Honoré-Tartuffe Bégearss........ Monsieur le tartuffe honoré! vous cesserez enfin de l'être! Un dieu m'a mis sur votre piste. (Il serre ses tablettes). Hasard! Dieu méconnu! les Anciens t'appelaient Destin! nos gens te donnent un autre nom......
SCÈNE IX.
LA COMTESSE, LE COMTE, FLORESTINE, BÉGEARSS, FIGARO, GUILLAUME.
BÉGEARSS apperçoit Guillaume, et dit avec humeur en lui prenant la lettre:
NE peux-tu pas me les garder chez moi?
GUILLAUME.
Ché crois, celui-ci, c'est tout comme. (Il sort.)
LA COMTESSE, au Comte.
Monsieur, ce buste est un très-beau morceau: votre fils l'a-t-il vu?
BÉGEARSS, la lettre ouverte.
Ah! Lettre de Madrid! du secrétaire du Ministre! Il y a un mot qui vous regarde. (Il lit). «Dites au Comte Almaviva, que le courrier qui part demain, lui porte l'agrément du Roi pour l'échange de toutes ses terres».
FIGARO écoute, et se fait, sans parler, un signe d'intelligence.
LA COMTESSE.
Figaro? dis donc à mon fils que nous déjeûnons tous ici.
FIGARO.
Madame, je vais l'avertir. (Il sort).
SCÈNE X.
LA COMTESSE, LE COMTE, FLORESTINE, BÉGEARSS.
LE COMTE, à Bégearss.
J'EN veux donner avis sur-le-champ à mon acquéreur. Envoyez-moi du thé dans mon arrière-cabinet.
FLORESTINE.
Bon papa, c'est moi qui vous le porterai.
LE COMTE, bas à Florestine.
Pense beaucoup au peu que je t'ai dit. (Il la baise au front et sort).
SCÈNE XI.
LÉON, LA COMTESSE, FLORESTINE, BÉGEARSS.
LÉON, avec chagrin.
MON père s'en va quand j'arrive! il m'a traité avec une rigueur.....
LA COMTESSE, sévèrement.
Mon fils, quels discours tenez-vous? dois-je me voir toujours froissée par l'injustice de chacun? Votre père a besoin d'écrire à la personne qui échange ses terres.
FLORESTINE, gaiement.
Vous regrettez votre papa? nous aussi nous le regrettons. Cependant, comme il sait que c'est aujourd'hui votre fête, il m'a chargée, Monsieur, de vous présenter ce bouquet. (Elle lui fait une grande révérence).
LÉON, pendant qu'elle l'ajuste à sa boutonnière.
Il n'en pouvait prier quelqu'un qui me rendit ses bontés aussi chères... (Il l'embrasse).....
FLORESTINE, se débattant.
Voyez, Madame, si jamais on peut badiner avec lui, sans qu'il abuse au même instant...
LA COMTESSE, souriant.
Mon enfant, le jour de sa fête, on peut lui passer quelque chose.
FLORESTINE, baissant les yeux.
Pour l'en punir, Madame, faites-lui lire le discours qui fut, dit on, tant applaudi hier à l'assemblée.
LÉON.
Si Maman juge que j'ai tort, j'irai chercher ma pénitence.
FLORESTINE.
Ah! Madame, ordonnez le lui.
LA COMTESSE.
Apportez-nous, Mon fils, votre discours: moi, je vais prendre quelque ouvrage, pour l'écouter avec plus d'attention.
FLORESTINE, gaiement.
Obstiné! c'est bien fait; et je l'entendrai malgré vous.
LÉON, tendrement.
Malgré moi, quand vous l'ordonnez? Ah! Florestine, j'en défie!
(La Comtesse et Léon sortent chacun de leur côté.)
SCÈNE XII.
FLORESTINE, BÉGEARSS.
BÉGEARSS, bas.
EH bien! Mademoiselle, avez-vous deviné l'époux qu'on vous destine?
FLORESTINE, avec joie.
Mon cher monsieur Bégearss! vous êtes à tel point notre ami, que je me permettrai de penser tout-haut avec vous. Sur qui puis-je porter les yeux? Mon parrain m'a bien dit: regarde autour de toi; choisis. Je vois l'excès de sa bonté: ce ne peut être que Léon. Mais moi, sans biens, dois-je abuser.....
BÉGEARSS, d'un ton terrible.
Qui? Léon! son fils? votre frère?
FLORESTINE, avec un cri douloureux.
BÉGEARSS.
Ne vous a-t-il pas dit: appelle-moi ton père? Réveillez vous, Ma chère enfant! écartez un songe trompeur, qui pouvait devenir funeste.
FLORESTINE.
Ah! oui; funeste pour tous deux!
BÉGEARSS.
Vous sentez qu'un pareil secret doit rester caché dans votre âme. (Il sort en la regardant.)
SCÈNE XIII.
FLORESTINE, seule et pleurant.
O Ciel! il est mon frère, et j'ose avoir pour lui... Quel coup d'une lumière affreuse! et dans un tel sommeil, qu'il est cruel de s'éveiller! (Elle tombe accablée sur un siége.)
SCÈNE XIV.
LÉON, un papier à la main, FLORESTINE.
LÉON, joyeux, à part.
MAMAN n'est pas rentrée, et M. Bégearss est sorti: profitons d'un moment heureux.—Florestine! vous êtes ce matin, et toujours, d'une beauté parfaite; mais vous avez un air de joie, un ton aimable de gaieté, qui ranime mes espérances.
FLORESTINE, au désespoir.
Ah Léon!.... (Elle retombe).
LÉON.
Ciel! vos yeux noyés de larmes, et votre visage défait m'annoncent quelque grand malheur!
FLORESTINE.
Des malheurs? Ah! Léon, il n'y en a plus que pour moi.
LÉON.
Floresta, ne m'aimez-vous plus? lorsque mes sentimens pour vous....
FLORESTINE, d'un ton absolu.
Vos sentimens? ne m'en parlez jamais.
LÉON.
Quoi? l'amour le plus pur....
FLORESTINE, au désespoir.
Finissez ces cruels discours, ou je vais vous fuir à l'instant.
LÉON.
Grand Dieu! qu'est-il donc arrivé? M. Bégearss vous a parlé, Mademoiselle, je veux savoir ce que vous a dit ce Bégearss?
SCÈNE XV.
LA COMTESSE, FLORESTINE, LÉON.
LÉON continue.
MAMAN, venez à mon secours. Vous me voyez au désespoir; Florestine ne m'aime plus.
FLORESTINE, pleurant.
Moi, Madame, ne plus l'aimer! Mon parrain, vous et lui, c'est le cri de ma vie entière.
LA COMTESSE.
Mon enfant, je n'en doute pas. Ton cœur excellent m'en répond. Mais de quoi donc s'afflige-t-il?
LÉON.
Maman, vous approuvez l'ardent amour que j'ai pour elle?
FLORESTINE, se jetant dans les bras de la Comtesse.
Ordonnez-lui donc de se taire! (En pleurant). Il me fait mourir de douleur!
LA COMTESSE.
Mon enfant, je ne t'entends point. Ma surprise égale la sienne..... Elle frissonne entre mes bras! Qu'a-t-il donc fait qui puisse te déplaire?
FLORESTINE, se renversant sur elle.
Madame il ne me déplait point. Je l'aime et le respecte à l'égal de mon frère; mais qu'il n'exige rien de plus.
LÉON.
Vous l'entendez, Maman! Cruelle fille! expliquez-vous.
FLORESTINE.
Laissez-moi, laissez-moi, ou vous me causerez la mort.
SCÈNE XVI.
LA COMTESSE, FLORESTINE, LÉON, FIGARO, arrivant avec l'équipage du thé; SUSANNE, de l'autre côté, avec un métier de tapisserie.
LA COMTESSE.
REMPORT tout, Susanne: il n'est pas plus question de déjeûné que de lecture. Vous, Figaro, servez du thé à votre maître; il écrit dans son cabinet. Et toi, ma Florestine, viens dans le mien, rassurer ton amie. Mes chers enfans, je vous porte en mon cœur!—Pourquoi l'affligez-vous l'un après l'autre sans pitié? Il y a ici des choses qu'il m'est important d'éclaircir. (Elles sortent).
SCÈNE XVII.
SUSANNE, FIGARO, LÉON.
SUSANNE, à Figaro.
JE ne sais pas de quoi il est question; mais je parierais bien que c'est là du Bégearss tout pur. Je veux absolument prémunir ma maîtresse.
FIGARO.
Attends que je sois plus instruit: nous nous concerterons ce soir. Oh! j'ai fait une découverte.....
SUSANNE.
Et tu me la diras? (Elle sort).
SCÈNE XVIII.
FIGARO, LÉON.
LÉON, désolé.
AH! Dieux!
FIGARO.
De quoi s'agit-il donc, Monsieur?
LÉON.
Hélas! je l'ignore moi-même. Jamais je n'avais vu Floresta de si belle humeur, et je savais qu'elle avait eu un entretien avec mon père. Je la laisse un instant avec M. Bégearss; je la trouve seule, en rentrant, les yeux remplis de larmes, et m'ordonnant de la fuir pour toujours. Que peut-il donc lui avoir dit?
FIGARO.
Si je ne craignais pas votre vivacité, je vous instruirais sur des points qu'il vous importe de savoir. Mais lorsque nous avons besoin d'une grande prudence, il ne faudrait qu'un mot de vous, trop vif, pour me faire perdre le fruit de dix années d'observations.
LÉON.
Ah! s'il ne faut qu'être prudent........ Que crois-tu donc qu'il lui ait dit?
FIGARO.
Qu'elle doit accepter Honoré Bégearss pour époux; que c'est une affaire arrangée entre M. votre père et lui.
LÉON.
Entre mon père et lui? Le traître aura ma vie.
FIGARO.
Avec ces façons là, Monsieur, le traître n'aura pas votre vie; mais il aura votre maîtresse, et votre fortune avec elle.
LÉON.
Eh bien! Ami, pardon: apprends-moi ce que je dois faire?
FIGARO.
Deviner l'énigme du Sphinx; ou bien en être dévoré. En d'autres termes, il faut vous modérer, le laisser dire, et dissimuler avec lui.
LÉON, avec fureur.
Me modérer!..... Oui, je me modérerai. Mais j'ai la rage dans le cœur!—-- M'enlever Florestine! Ah! le voici qui vient: je vais m'expliquer..... froidement.
FIGARO.
Tout est perdu si vous vous échappez.
SCÈNE XIX.
BÉGEARSS, FIGARO, LÉON.
LÉON, se contenant mal.
MONSIEUR, monsieur, un mot. Il importe à votre repos que vous répondiez sans détour.——Florestine est au désespoir; qu'avez-vous dit à Florestine?
BÉGEARSS, d'un ton glacé.
Et qui vous dit que je lui ai parlé? Ne peut-elle avoir des chagrins, sans que j'y sois pour quelque chose?
LÉON, vivement.
Point d'évâsions, Monsieur. Elle était d'une humeur charmante: en sortant d'avec vous, on la voit fondre en larmes. De quelque part qu'elle en reçoive, mon cœur partage ses chagrins. Vous m'en direz la cause, ou bien vous m'en ferez raison.
BÉGEARSS.
Avec un ton moins absolu, on peut tout obtenir de moi; je ne sais point céder à des menaces.
LÉON, furieux.
Eh bien! Perfide, défends-toi. J'aurai ta vie, ou tu auras la mienne! (Il met la main à son épée).
FIGARO les arrête.
Monsieur Bégearss! au fils de votre ami? dans sa maison? où vous logez?
BÉGEARSS, se contenant.
Je sais trop ce que je me dois.... Je vais m'expliquer avec lui; mais je n'y veux point de témoins. Sortez, et laissez-nous ensemble.
LÉON.
Vas, mon cher Figaro: tu vois qu'il ne peut m'échapper. Ne lui laissons aucune excuse.
FIGARO, à part.
Moi, je cours avertir son père (Il sort).
SCÈNE XX.
LÉON, BÉGEARSS.
LÉON, lui barrant la porte.
IL vous convient peut-être mieux de vous battre que de parler. Vous êtes le maître du choix; mais je n'admettrai rien d'étranger à ces deux moyens.
BÉGEARSS, froidement.
Léon! un homme d'honneur n'égorge pas le fils de son ami. Devais-je m'expliquer devant un malheureux valet, insolent d'être parvenu à presque gouverner son maître?
LÉON, s'asseyant.
Au fait, Monsieur, je vous attends....
BÉGEARSS.
Oh! que vous allez regretter une fureur déraisonnable!
LÉON.
C'est ce que nous verrons bientôt.
BÉGEARSS, affectant une dignité froide.
Léon! vous aimez Florestine; il y a long-temps que je le vois... Tant que votre frère a vécu, je n'ai pas cru devoir servir un amour malheureux qui ne vous conduisait à rien. Mais depuis qu'un funeste duel, disposant de sa vie, vous a mis en sa place, j'ai eu l'orgueil de croire mon influence capable de disposer M. votre père à vous unir à celle que vous aimez. Je l'attaquais de toutes les manières; une résistance invincible a repoussé tous mes efforts. Désolé de le voir rejeter un projet qui me paraissait fait pour le bonheur de tous..... Pardon, mon jeune ami, je vais vous affliger; mais il le faut en ce moment, pour vous sauver d'un malheur éternel. Rappelez bien votre raison, vous allez en avoir besoin.——J'ai forcé votre père à rompre le silence; à me confier son secret. O mon ami! m'a dit enfin le Comte: je connais l'amour de mon fils; mais puis-je lui donner Florestine pour femme? Celle que l'on croit ma pupille.... elle est ma fille; elle est sa sœur.
LÉON, reculant vivement.
Florestine?..... ma sœur?....
BÉGEARSS.
Voilà le mot qu'un sévère devoir.... Ah! je vous le dois à tous deux: mon silence pouvait vous perdre. Eh bien! Léon, voulez-vous vous battre avec moi?
LÉON.
Mon généreux ami! je ne suis qu'un ingrat, un monstre! oubliez ma rage insensée......
BÉGEARSS, bien tartuffé.
Mais c'est à condition que ce fatal secret ne sortira jamais........ Dévoiler la honte d'un père, ce serait un crime....
LÉON, se jetant dans ses bras.
Ah! jamais.
SCÈNE XXI.
LE COMTE, FIGARO, LÉON, BÉGEARSS.
FIGARO, accourant.
LE COMTE.
Dans les bras l'un de l'autre! Eh! vous perdez l'esprit?
FIGARO, stupéfait.
Ma foi! Monsieur... on le perdrait à moins.
LE COMTE, à Figaro.
M'expliquerez-vous cette énigme?
LÉON, tremblant.
Ah! c'est à moi, mon père, à l'expliquer. Pardon! je dois mourir de honte! Sur un sujet assez frivole, je m'étais.... beaucoup oublié. Son caractère généreux, non seulement me rend à la raison; mais il a la bonté d'excuser ma folie en me la pardonnant. Je lui en rendais grace lorsque vous nous avez surpris.
LE COMTE.
Ce n'est pas la centième fois que vous lui devez de la reconnaissance. Au fait, nous lui en devons tous.
FIGARO, sans parler, se donne un coup de poing au front.
BÉGEARSS l'examine et sourit.
LE COMTE, à son fils.
Retirez-vous, Monsieur. Votre aveu seul enchaîne ma colère.
BÉGEARSS.
Ah! Monsieur, tout est oublié.
LE COMTE, à Léon.
Allez vous repentir d'avoir manqué à mon ami, au vôtre; à l'homme le plus vertueux.....
LÉON, s'en allant.
Je suis au désespoir!
FIGARO, à part, avec colère.
C'est une légion de diables enfermés dans un seul pourpoint.
SCÈNE XXII.
LE COMTE, BÉGEARSS, FIGARO.
LE COMTE, à Bégearss, à part.
MON ami, finissons ce que nous avons commencé. (A Figaro.) Vous, monsieur l'étourdi, avec vos belles conjectures, donnez-moi les trois millions d'or que vous m'avez vous-même apportés de Cadix, en soixante effets au porteur. Je vous avais chargé de les numéroter.
FIGARO.
Je l'ai fait.
LE COMTE.
Remettez-m'en le porte-feuille.
FIGARO.
De quoi? de ces trois millions d'or?
LE COMTE.
Sans doute. Eh bien! qui vous arrête?
FIGARO, humblement.
Moi, Monsieur?.... Je ne les ai plus.
BÉGEARSS.
Comment, vous ne les avez plus?
FIGARO, fièrement.
Non, Monsieur.
BÉGEARSS, vivement.
Qu'en avez-vous fait?
FIGARO.
Lorsque mon maître m'interroge, je lui dois compte de mes actions; mais à vous? je ne vous dois rien.
LE COMTE, en colère.
Insolent! qu'en avez-vous fait?
FIGARO, froidement.
Je les ai portés en dépôt chez M. Fal, votre notaire.
BÉGEARSS.
Mais de l'avis de qui?
FIGARO, fièrement.
Du mien; et j'avoue que j'en suis toujours.
BÉGEARSS.
Je vais gager qu'il n'en est rien.
FIGARO.
Comme j'ai sa reconnaissance, vous courez risque de perdre la gageure.
BÉGEARSS.
Ou s'il les a reçus, c'est pour agioter. Ces gens-là partagent ensemble.
FIGARO.
Vous pourriez un peu mieux parler d'un homme qui vous a obligé.
BÉGEARSS.
Je ne lui dois rien.
FIGARO.
Je le crois; quand on a hérité de quarante mille doublons de huit......
LE COMTE, se fâchant.
Avez-vous donc quelque remarque à nous faire aussi là dessus?
FIGARO.
Qui moi, Monsieur? J'en doute d'autant moins, que j'ai beaucoup connu le parent dont Monsieur hérite. Un jeune homme assez libertin; joueur, prodigue et querelleur; sans frein, sans mœurs, sans caractère; et n'ayant rien à lui, pas même les vices qui l'ont tué; qu'un combat des plus malheureux.....
LE COMTE frappe du pied.
BÉGEARSS, en colère.
Enfin, nous direz-vous pourquoi vous avez déposé cet or?
FIGARO.
Ma foi, Monsieur, c'est pour n'en être plus chargé: ne pouvait-on pas le voler? que sait-on? il s'introduit souvent de grands fripons dans les maisons!.....
BÉGEARSS, en colère.
Pourtant Monsieur veut qu'on le rende.
FIGARO.
Monsieur peut l'envoyer chercher.
BÉGEARSS.
Mais ce notaire s'en désaisira-t-il, s'il ne voit son récépissé?
FIGARO.
Je vais le remettre à Monsieur; et quand j'aurai fait mon devoir, s'il en arrive quelque mal, il ne pourra s'en prendre à moi.
LE COMTE.
Je l'attends dans mon cabinet.
FIGARO, au Comte.
Je vous préviens que M. Fal ne les rendra que sur votre reçu; je le lui ai recommandé. (Il sort.)
SCÈNE XXIII.
LE COMTE, BÉGEARSS.
BÉGEARSS, en colère.
COMBLEZ cette canaille, et voyez ce qu'elle devient! En vérité, Monsieur, mon amitié me force à vous le dire: vous devenez trop confiant; il a deviné nos secrets. De valet, barbier, chirurgien, vous l'avez établi trésorier, secrétaire; une espèce de factotum. Il est notoire que ce monsieur fait bien ses affaires avec vous.
LE COMTE.
Sur la fidélité, je n'ai rien à lui reprocher; mais il est vrai qu'il est d'une arrogance.....
BÉGEARSS.
Vous avez un moyen de vous en délivrer en le récompensant.
LE COMTE.
Je le voudrais souvent.
BÉGEARSS, confidentiellement.
En envoyant le Chevalier à Malthe, sans doute vous voulez qu'un homme affidé le surveille? Celui-ci, trop flatté d'un aussi honorable emploi, ne peut manquer de l'accepter: vous en voilà défait pour bien du temps.
LE COMTE.
Vous avez raison, mon ami. Aussi bien, m'a-t-on dit qu'il vit très-mal avec sa femme. (Il sort.)
SCÈNE XXIV.
BÉGEARSS, seul.
ENCORE un pas de fait!...... Ah! noble espion! la fleur des drôles! qui faites ici le bon valet, et vous voulez nous souffler la dot, en nous donnant des noms de comédie! Grace aux soins d'Honoré-Tartuffe, vous irez partager le malaise des caravannes, et finirez vos inspections sur nous.
ACTE III.
Le Théâtre représente le cabinet de la Comtesse, orné de fleurs de toutes parts.
SCÈNE PREMIÈRE.
LA COMTESSE, SUSANNE.
LA COMTESSE.
JE n'ai pu rien tirer de cette enfant.—Ce sont des pleurs, des étouffemens!..... Elle se croit des torts envers moi; m'a demandé cent fois pardon; elle veut aller au couvent. Si je rapproche tout ceci de sa conduite envers mon fils; je présume qu'elle se reproche d'avoir écouté son amour; entretenu ses espérances; ne se croyant pas un parti assez considérable pour lui.——Charmante délicatesse! excès d'une aimable vertu! Monsieur Bégearss, apparemment, lui en a touché quelques mots qui l'auront amenée à s'affliger sur elle! Car c'est un homme si scrupuleux, et si délicat sur l'honneur, qu'il s'exagère quelque fois, et se fait des fantômes où les autres ne voyent rien.
SUSANNE.
J'ignore d'où provient le mal; mais il se passe ici des choses bien étranges! Quelque démon y souffle un feu secret. Notre maître est sombre à périr; il nous éloigne tous de lui. Vous êtes sans cesse à pleurer. Mademoiselle est suffoquée. Monsieur votre fils désolé!.... Monsieur Bégearss, lui seul, imperturbable comme un dieu! semble n'être affecté de rien; voit tous vos chagrins d'un œil sec......
LA COMTESSE.
Mon enfant, son cœur les partage. Hélas! Sans ce consolateur, qui verse un baume sur nos plaies; dont la sagesse nous soutient; adoucit toutes les aigreurs; calme mon irascible époux; nous serions bien plus malheureux!
SUSANNE.
Je souhaite, Madame, que vous ne vous abusiez pas!
LA COMTESSE.
Je t'ai vue autrefois lui rendre plus de justice! (Susanne baisse les yeux). Au reste il peut seul me tirer du trouble où cette enfant m'a mise. Fais le prier de descendre chez moi.
SUSANNE.
Le voici qui vient à propos; vous vous ferez coëffer plus tard. (Elle sort).
SCÈNE II.
LA COMTESSE, BÉGEARSS.
LA COMTESSE, douloureusement.
AH! mon pauvre Major; que se passe-t-il donc ici? Touchons nous enfin à la crise que j'ai si long-temps redoutée; que j'ai vu de loin se former? L'éloignement du Comte pour mon malheureux fils semble augmenter de jour en jour. Quelque lumière fatale aura pénétré jusqu'à lui!
BÉGEARSS.
Madame, je ne le crois pas.
LA COMTESSE.
Depuis que le ciel m'a punie par la mort de mon fils aîné, je vois le Comte absolument changé: au lieu de travailler avec l'ambassadeur à Rome, pour rompre les vœux de Léon; je le vois s'obstiner à l'envoyer à Malthe.——Je sais de plus, Monsieur Bégearss, qu'il dénature sa fortune, et veut abandonner l'Espagne, pour s'établir dans ce pays.—L'autre jour à dîner, devant trente personnes, il raisonna sur le divorce d'une façon à me faire frémir.
BÉGEARSS.
J'y étais; je m'en souviens trop?
LA COMTESSE, en larmes.
Pardon, mon digne ami; je ne puis pleurer qu'avec vous!
BÉGEARSS.
Déposez vos douleurs dans le sein d'un homme sensible.
LA COMTESSE.
Enfin, est-ce lui, est-ce vous, qui avez déchiré le cœur de Florestine? Je la destinais à mon fils.—— Née sans biens, il est vrai; mais noble, belle et vertueuse; élevée au milieu de nous: mon fils devenu héritier, n'en a-t-il pas assez pour deux?
BÉGEARSS.
Que trop, peut-être; et c'est d'où vient le mal!
LA COMTESSE.
Mais, comme si le Ciel n'eût attendu aussi long-temps, que pour me mieux punir d'une imprudence tant pleurée; tout semble s'unir à la fois pour renverser mes espérances. Mon époux déteste mon fils.... Florestine renonce à lui. Aigrie par ne sais quel motif, elle veut le fuir pour toujours. Il en mourra le malheureux! voilà ce qui est bien certain. (Elle joint les mains). Ciel vengeur! après vingt années de larmes et de repentir, me réservez vous à l'horreur de voir ma faute découverte? Ah! que je sois seule misérable! mon Dieu, je ne m'en plaindrai pas! mais que mon fils ne porte point la peine d'un crime qu'il n'a pas commis! Connaissez-vous, Monsieur Bégearss, quelque remède à tant de maux?
BÉGEARSS.
Oui, femme respectable! et je venais exprès dissiper vos terreurs. Quand on craint une chose, tous nos regards se portent vers cet objet trop allarmant: quoiqu'on dise ou qu'on fasse, la frayeur empoisonne tout! Enfin je tiens la clef de ces énigmes. Vous pouvez encore être heureuse.
LA COMTESSE.
L'est-on avec une âme déchirée de remords?
BÉGEARSS.
Votre époux ne fuit point Léon; il ne soupçonne rien sur le secret de sa naissance.
LA COMTESSE, vivement.
Monsieur Bégearss!
BÉGEARSS.
Et tous ces mouvemens que vous prenez pour de la haine, ne sont que l'effet d'un scrupule. Oh! que je vais vous soulager!
LA COMTESSE, ardemment.
Mon cher monsieur Bégearss!
BÉGEARSS.
Mais enterrez dans ce cœur allégé, le grand mot que je vais vous dire. Votre secret à vous, c'est la naissance de Léon! Le sien est celle de Florestine; (plus bas), il est son tuteur.... et son père.
LA COMTESSE joignant les mains.
Dieu tout puissant qui me prends en pitié!
BÉGEARSS.
Jugez de sa frayeur en voyant ces enfans amoureux l'un de l'autre! ne pouvant dire son secret, ni supporter qu'un tel attachement devînt le fruit de son silence, il est resté sombre, bisarre; et s'il veut éloigner son fils, c'est pour éteindre, s'il se peut, par cette absence et par ces vœux, un malheureux amour qu'il croit ne pouvoir tolérer.
LA COMTESSE, priant avec ardeur.
Source éternelle des bienfaits! O mon Dieu! tu permets qu'en partie je répare la faute involontaire qu'un insensé me fit commettre; que j'aie, de mon côté, quelque chose à remettre à cet époux que j'offensai! O Comte Almaviva! mon cœur flétri, fermé par vingt années de peines, va se r'ouvrir enfin pour toi! Florestine est ta fille; elle me devient chère comme si mon sein l'eût portée. Faisons, sans nous parler, l'échange de notre indulgence! O Monsieur Bégearss! achevez.
BÉGEARSS.
Mon amie, je n'arrête point ces premiers élans d'un bon cœur: les émotions de la joie ne sont point dangereuses comme celles de la tristesse; mais, au nom de votre repos, écoutez-moi jusqu'à la fin.
LA COMTESSE.
Parlez mon généreux ami: vous à qui je dois tout, parlez.
BÉGEARSS.
Votre époux cherchant un moyen de garantir sa Florestine de cet amour qu'il croit incestueux, m'a proposé de l'épouser; mais, indépendamment du sentiment profond et malheureux que mon respect pour vos douleurs......
LA COMTESSE, douloureusement.
Ah! mon ami! par compassion pour moi.....
BÉGEARSS.
N'en parlons plus. Quelques mots d'établissement, tournés d'une forme équivoque, ont fait penser à Florestine qu'il était question de Léon. Son jeune cœur s'en épanouissait, quand un valet vous annonça. Sans m'expliquer depuis sur les vues de son père; un mot de moi, la ramenant aux sévères idées de la fraternité, a produit cet orage, et la religieuse horreur dont votre fils ni vous ne pénétriez le motif.
LA COMTESSE.
Il en était bien loin, le pauvre enfant!
BÉGEARSS.
Maintenant qu'il vous est connu, devons-nous suivre ce projet d'une union qui répare tout?.....
LA COMTESSE, vivement.
Il faut s'y tenir, mon ami; mon cœur et mon esprit sont d'accord sur ce point, et c'est à moi de la déterminer. Par-là, nos secrets sont couverts; nul étranger ne les pénétrera. Après vingt années de souffrances nous passerons des jours heureux, et c'est à vous, mon digne ami, que ma famille les devra.
BÉGEARSS, élevant le ton.
Pour que rien ne les trouble plus, il faut encore un sacrifice, et mon amie est digne de le faire.
LA COMTESSE.
Hélas! je veux les faire tous.
BÉGEARSS, l'air imposant.
Ces lettres, ces papiers d'un infortuné qui n'est plus; il faudra les réduire en cendres.
LA COMTESSE, avec douleur.
Ah! Dieu!
BÉGEARSS.
Quand cet ami mourant, me chargea de vous les remettre, son dernier ordre fut qu'il fallait sauver votre honneur, en ne laissant aucune trace de ce qui pourrait l'altérer.
LA COMTESSE.
Dieu! Dieu!
BÉGEARSS.
Vingt ans se sont passés sans que j'aye pu obtenir que ce triste aliment de votre éternelle douleur s'éloignât de vos yeux. Mais indépendamment du mal que tout cela vous fait; voyez quel danger vous courez.
LA COMTESSE.
Eh! que peut-on avoir à craindre!
BÉGEARSS, regardant si on peut l'entendre.
(Parlant bas). Je ne soupçonne point Susanne; mais une femme de chambre instruite que vous conservez ces papiers, ne pourrait-elle pas un jour s'en faire un moyen de fortune? un seul remis à votre époux, que peut-être il paierait bien cher, vous plongerait dans des malheurs...
LA COMTESSE.
Non, Susanne a le cœur trop bon.....
BÉGEARSS, d'un ton plus élevé, très-ferme.
Ma respectable amie! vous avez payé votre dette à la tendresse, à la douleur, à vos devoirs de tous les genres; et si vous êtes satisfaire de la conduite d'un ami, j'en veux avoir la récompense. Il faut brûler tous ces papiers; éteindre tous ces souvenirs d'une faute autant expiée! mais, pour ne jamais revenir sur un sujet si douloureux, j'exige que le sacrifice en soit fait dans ce même instant.
LA COMTESSE, tremblante.
Je crois entendre Dieu qui parle! il m'ordonne de l'oublier; de déchirer le crêpe obscur dont sa mort a couvert ma vie. Oui, mon Dieu! je vais obéir à cet ami que vous m'avez donné. (Elle sonne). Ce qu'il exige en votre nom, mon repentir le conseillait; mais ma faiblesse a combattu.
SCÈNE III.
SUSANNE, LA COMTESSE, BÉGEARSS.
LA COMTESSE.
SUSANNE! apporte moi le coffret de mes diamans.—— Non, je vais le prendre moi-même, il te faudrait chercher la clef.....
SCÈNE IV.
SUSANNE, BÉGEARSS.
SUSANNE, un peu troublée.
MONSIEUR Bégearss, de quoi s'agit-t-il donc? Toutes les têtes sont renversées! Cette maison ressemble à l'hôpital des fous! Madame pleure; Mademoiselle étouffe. Le Chevalier Léon parle de se noyer; Monsieur est enfermé et ne veut voir personne. Pourquoi ce coffre aux diamans inspire-t-il en ce moment tant d'intérêt à tout le monde?
BÉGEARSS, mettant son doigt sur sa bouche, en signe de mystère.
Chut! Ne montre ici nulle curiosité! Tu le sçauras dans peu..... Tout va bien; tout est bien.... Cette journée vaut.... Chut....
SCÈNE V.
LA COMTESSE, BÉGEARSS, SUSANNE.
LA COMTESSE, tenant le coffret aux diamans.
SUSANNE! apporte nous du feu dans le brazéro du boudoir.
SUSANNE.
Si c'est pour brûler des papiers, la lampe de nuit allumée, est encor là dans l'athénienne. (Elle l'avance).
LA COMTESSE.
Veille à la porte, et que personne n'entre.
SUSANNE, en sortant, à part.
Courons avant, avertir Figaro.
SCÈNE VI.
LA COMTESSE, BÉGEARSS.
BÉGEARSS.
COMBIEN j'ai souhaité pour vous le moment auquel nous touchons!
LA COMTESSE, étouffée.
O mon ami! quel jour nous choisissons pour consommer ce sacrifice! celui de la naissance de mon malheureux fils! A cette époque, tous les ans, leur consacrant cette journée, je demandais pardon au ciel, et je m'abreuvais de mes larmes en relisant ces tristes lettres. Je me rendais au moins le témoignage qu'il y eut entre nous plus d'erreur que de crime. Ah! faut-il donc brûler tout ce qui me reste de lui?
BÉGEARSS.
Quoi, Madame? détruisez-vous ce fils qui vous le représente? ne lui devez-vous pas un sacrifice qui le préserve de mille affreux dangers? vous vous le devez à vous-même! et la sécurité de votre vie entière est attachée peut-être à cet acte imposant! (Il ouvre le secret de l'écrin et en tire les lettres).
LA COMTESSE, surprise.
Monsieur Bégearss, vous l'ouvrez mieux que moi!... que je les lise encore!
BÉGEARSS, sévèrement.
Non, je ne le permettrai pas.
LA COMTESSE.
Seulement la dernière où, traçant ses tristes adieux, du sang qu'il répandit pour moi, il m'a donné la leçon du courage dont j'ai tant besoin aujourd'hui.
BÉGEARSS, s'y opposant.
Si vous lisez un mot, nous ne brûlerons rien. Offrez au ciel un sacrifice entier, courageux, volontaire, exempt des faiblesses humaines! ou si vous n'osez l'accomplir, c'est à moi d'être fort pour vous. Les voilà toutes dans le feu. (Il y jette le paquet).
LA COMTESSE, vivement.
Monsieur Bégearss! Cruel ami! c'est ma vie que vous consumez! qu'il m'en reste au moins un lambeau. (Elle veut se précipiter sur les lettres enflammées.) (Bégearss la retient à bras le corps).
BÉGEARSS.
J'en jetterai la cendre au vent.
SCÈNE VII.
SUSANNE, LE COMTE, FIGARO, LA COMTESSE, BÉGEARSS.
SUSANNE accourt.
C'EST Monsieur, il me suit; mais amené par Figaro.
LE COMTE, les surprenant en cette posture.
Qu'est-ce donc que je vois, Madame! d'où vient tout ce désordre? quel est ce feu, ce coffre, ces papiers? pourquoi ce débat et ces pleurs?
(Bégearss et la Comtesse restent confondus).
LE COMTE.
Vous ne répondez point?
BÉGEARSS se remet, et dit d'un ton pénible.
J'espère Monsieur, que vous n'exigez pas qu'on s'explique devant vos gens. J'ignore quel dessein vous fait surprendre ainsi Madame! quant à moi, je suis résolu de soutenir mon caractère en rendant un hommage pur à la vérité, quelle qu'elle soit.
LE COMTE, à Figaro et à Susanne.
Sortez tous deux.
FIGARO.
Mais, Monsieur, rendez-moi du moins la justice de déclarer que je vous ai remis le récépissé du notaire, sur le grand objet de tantôt!
LE COMTE.
Je le fais volontiers, puisque c'est réparer un tort. (A Bégearss). Soyez certain Monsieur, que voilà le récépissé. (Il le remet dans sa poche.) (Figaro et Susanne sortent chacun de leur côté.)