Tournez-vous donc envers ici,
Jean de Lyra, mon bel ami.

Chérubin se met à genoux. (elle le coiffe.) Madame, il est charmant!

la comtesse.

Arrange son collet d'un air un peu plus féminin.

suzanne l'arrange.

Là.... mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille! j'en suis jalouse, moi! (elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n'être pas joli comme çà?

la comtesse.

Qu'elle est folle! Il faut relever la manche, afin que l'amadis prenne mieux.... (elle le retrousse.) Qu'est-ce qu'il a donc au bras? un ruban!

suzanne.

Et un ruban à vous. Je suis bien aise que Madame l'ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà! Oh! si Monseigneur n'était pas venu, j'aurais bien repris le ruban; car je suis presque aussi forte que lui.

la comtesse.

Il y a du sang! (elle détache le ruban.)

chérubin honteux.

Ce matin, comptant partir, j'arrangeais la gourmette de mon cheval; il a donné de la tête, et la bossette m'a effleuré le bras.

la comtesse.

On n'a jamais mis un ruban....

suzanne.

Et surtout un ruban volé.—Voyons donc ce que la bossette.... la courbette.... la cornette du cheval.... Je n'entends rien à tous ces noms-là.—Ah qu'il a le bras blanc! c'est comme une femme! plus blanc que le mien! regardez donc, Madame? (elle les compare.)

la comtesse d'un ton glacé.

Occupez-vous plutôt de m'avoir du taffetas gommé, dans ma toilette.

Suzanne lui pousse la tête, en riant; il tombe sur les deux mains. (Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.)

 

SCÈNE VII.

CHÉRUBIN à genoux, LA COMTESSE assise.

 

la comtesse reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban, Chérubin la dévore de ses regards.

Pour mon ruban, Monsieur.... comme c'est celui dont la couleur m'agrée le plus.... j'étais fort en colère de l'avoir perdu.

 

SCÈNE VIII.

CHÉRUBIN à genoux, LA COMTESSE assise, SUZANNE.

 

suzanne revenant.

Et la ligature à son bras? (elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.)

la comtesse.

En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d'un autre bonnet.

(Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du Page.)

 

SCÈNE IX.

CHÉRUBIN à genoux, LA COMTESSE assise.

 

chérubin les yeux baissés.

Celui qui m'est ôté m'aurait guéri en moins de rien.

la comtesse.

Par quelle vertu? (lui montrant le taffetas) ceci vaut mieux.

chérubin hésitant.

Quand un ruban.... a serré la tête.... ou touché la peau d'une personne....

la comtesse coupant la parole.

....!Étrangère, il devient bon pour les blessures? J'ignorais cette propriété. Pour l'éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première égratignure.... de mes femmes, j'en ferai l'essai.

chérubin pénétré.

Vous le gardez, et moi je pars.

la comtesse.

Non pour toujours.

chérubin.

Je suis si malheureux!

la comtesse émue.

Il pleure à présent! c'est ce vilain Figaro avec son pronostic!

chérubin exalté.

Ah! je voudrais toucher au terme qu'il m'a prédit! sûr de mourir à l'instant, peut-être ma bouche oserait....

la comtesse l'interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir.

Taisez-vous, taisez-vous, enfant. Il n'y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites. (On frappe à la porte, elle élève la voix.) Qui frappe ainsi chez moi?

 

SCÈNE X.

CHÉRUBIN, LA COMTESSE, LE COMTE en dehors.

 

le comte en dehors.

Pourquoi donc enfermée?

la comtesse troublée se lève.

C'est mon époux! grands Dieux!... (à Chérubin qui s'est levé aussi) vous sans manteau, le col et les bras nus! seul avec moi! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie!...

le comte en dehors.

Vous n'ouvrez pas?

la comtesse.

C'est que.... je suis seule.

le comte en dehors.

Seule! avec qui parlez-vous donc?

la comtesse cherchant.

....Avec vous sans doute.

chérubin à part.

Après les scènes d'hier et de ce matin; il me tuerait sur la place! (il court au cabinet de toilette, y entre et tire la porte sur lui.)

 

SCÈNE XI.

 

la comtesse seule, en ôte la clef et court ouvrir au Comte.

Ah quelle faute! quelle faute!

 

SCÈNE XII.

LE COMTE, LA COMTESSE.

 

le comte, un peu sévère.

Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer!

la comtesse troublée.

Je.... je chiffonnais.... oui, je chiffonnais avec Suzanne; elle est passée un moment chez elle.

le comte l'examine.

Vous avez l'air et le ton bien altérés!

la comtesse.

Cela n'est pas étonnant.... pas étonnant du tout.... je vous assure.... nous parlions de vous.... elle est passée, comme je vous dis.

le comte.

Vous parliez de moi!... Je suis ramené par l'inquiétude; en montant à cheval, un billet qu'on m'a remis, mais auquel je n'ajoute aucune foi, m'a.... pourtant agité.

la comtesse.

Comment, Monsieur?... quel billet?

le comte.

Il faut avouer, Madame, que vous ou moi sommes entourés d'êtres.... bien méchants! On me donne avis que dans la journée quelqu'un, que je crois absent, doit chercher à vous entretenir.

la comtesse.

Quel que soit cet audacieux, il faudra qu'il pénètre ici; car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour.

le comte.

Ce soir, pour la noce de Suzanne?

la comtesse.

Pour rien au monde; je suis très-incommodée.

le comte.

Heureusement le Docteur est ici.

(le Page fait tomber une chaise dans le cabinet.)

Quel bruit entends-je?

la comtesse plus troublée.

Du bruit?

le comte.

On a fait tomber un meuble.

la comtesse.

Je.... je n'ai rien entendu, pour moi.

le comte.

Il faut que vous soyez furieusement préoccupée!

la comtesse.

Préoccupée! de quoi?

le comte.

Il y a quelqu'un dans ce cabinet, Madame.

la comtesse.

Hé.... qui voulez-vous qu'il y ait, Monsieur?

le comte.

C'est moi qui vous le demande; j'arrive.

la comtesse.

Hé mais.... Suzanne apparemment qui range.

le comte.

Vous avez dit qu'elle était passée chez elle!

la comtesse.

Passée.... ou entrée là; je ne sais lequel.

le comte.

Si c'est Suzanne, d'où vient le trouble où je vous vois?

la comtesse.

Du trouble pour ma camariste?

le comte.

Pour votre camariste, je ne sais; mais pour du trouble, assurément.

la comtesse.

Assurément, Monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi.

le comte en colère.

Elle m'occupe à tel point, Madame, que je veux la voir à l'instant.

la comtesse.

Je crois en effet que vous le voulez souvent; mais voilà bien les soupçons les moins fondés...

 

SCÈNE XIII.

LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE entre avec des hardes et pousse la porte du fond.

 

le comte.

Ils en seront plus aisés à détruire. (il parle au cabinet.)—Sortez Suzon; je vous l'ordonne.

(Suzanne s'arrête auprès de l'alcôve dans le fond.)

la comtesse.

Elle est presque nue, Monsieur: vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant; elle s'est enfuie, quand elle vous a entendu.

le comte.

Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (il se tourne vers la porte du cabinet.) Répondez-moi, Suzanne; êtes-vous dans ce cabinet?

(Suzanne, restée au fond, se jette dans l'alcôve et s'y cache.)

la comtesse vivement, parlant au cabinet.

Suzon, je vous défends de répondre. (au Comte) On n'a jamais poussé si loin la tyrannie!

le comte s'avance au cabinet.

Oh bien, puisqu'elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai.

la comtesse se met au devant.

Par-tout ailleurs je ne puis l'empêcher; mais j'espère aussi que chez moi....

le comte.

Et moi j'espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef serait, je le vois, inutile! mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holà quelqu'un!

la comtesse.

Attirer vos gens, et faire un scandale public d'un soupçon qui nous rendrait la fable du château?

le comte.

Fort bien, Madame; en effet j'y suffirai; je vais à l'instant prendre chez moi ce qu'il faut... (il marche pour sortir et revient.) Mais pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m'accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu'il vous déplaît tant?... une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée!

la comtesse troublée.

Eh! Monsieur, qui songe à vous contrarier?

le comte.

Ah! j'oubliais la porte qui va chez vos femmes; il faut que je la ferme aussi pour que vous soyez pleinement justifiée. (il va fermer la porte du fond et en ôte la clef.)

la comtesse à part.

O ciel! étourderie funeste!

le comte revenant à elle.

Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie; (il élève la voix) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu'elle ait la bonté de m'attendre, et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour....

la comtesse.

En vérité, Monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure.... (le comte l'emmène et ferme la porte à la clef.)

 

SCÈNE XIV.

SUZANNE, CHÉRUBIN.

 

suzanne sort de l'alcôve, accourt au cabinet et parle à la serrure.

Ouvrez, Chérubin, ouvrez vite, c'est Suzanne; ouvrez et sortez.

chérubin sort.

Ah! Suzon, quelle horrible scène!

suzanne.

Sortez, vous n'avez pas une minute.

chérubin effrayé.

Eh par où sortir?

suzanne.

Je n'en sais rien, mais sortez.

chérubin.

S'il n'y a pas d'issue?

suzanne.

Après la rencontre de tantôt il vous écraserait! et nous serions perdues.—Courez conter à Figaro...

chérubin.

La fenêtre du jardin n'est peut-être pas bien haute.

(il court y regarder.)

suzanne avec effroi.

Un grand étage! impossible! ah ma pauvre maîtresse! et mon mariage, ô Ciel!

chérubin revient.

Elle donne sur la melonnière; quitte à gâter une couche ou deux.

suzanne le retient et s'écrie.

Il va se tuer!

chérubin exalté.

Dans un gouffre allumé, Suzon! oui je m'y jetterais plutôt que de lui nuire... Et ce baiser va me porter bonheur. (il l'embrasse et court sauter par la fenêtre.)

 

SCÈNE XV.

suzanne seule, un cri de frayeur.

Ah!... (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.) Il est déjà bien loin. O le petit garnement! aussi leste que joli! si celui-là manque de femmes.... Prenons sa place au plutôt. (en entrant dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, monsieur le Comte, rompre la cloison si cela vous amuse; au diantre qui répond un mot. (elle s'y enferme.)

 

SCÈNE XVI.

LE COMTE, LA COMTESSE rentrent dans la chambre.

 

le comte, une pince à la main, qu'il jette sur le fauteuil.

Tout est bien comme je l'ai laissé. Madame, en m'exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites: encore une fois, voulez-vous l'ouvrir?

la comtesse.

Eh, Monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux? Si l'amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison je les excuserais; j'oublierais, peut-être en faveur du motif, ce qu'elles ont d'offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme?

le comte.

Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte; ou je vais à l'instant....

la comtesse au devant.

Arrêtez, Monsieur, je vous prie. Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois?

le comte.

Tout ce qu'il vous plaira, Madame: mais je verrai qui est dans ce cabinet.

la comtesse effrayée.

Hé bien, Monsieur, vous le verrez. Écoutez-moi... tranquillement.

le comte.

Ce n'est donc pas Suzanne?

la comtesse timidement.

Au moins n'est-ce pas non plus une personne.... dont vous deviez rien redouter.... nous disposions une plaisanterie.... bien innocente en vérité, pour ce soir.... et je vous jure....

le comte.

Et vous me jurez?

la comtesse.

Que nous n'avions pas plus dessein de vous offenser l'un que l'autre.

le comte vite.

L'un que l'autre? c'est un homme.

la comtesse.

Un enfant, Monsieur.

le comte.

Hé qui donc?

la comtesse.

À peine osai-je le nommer!

le comte furieux.

Je le tuerai.

la comtesse.

Grands Dieux!

le comte.

Parlez donc.

la comtesse.

Ce jeune.... Chérubin....

le comte.

Chérubin! l'insolent! voilà mes soupçons et le billet expliqués.

la comtesse joignant les mains.

Ah! Monsieur, gardez de penser....

le comte frappant du pied.

(à part.) Je trouverai par-tout ce maudit Page! (haut.) Allons, Madame, ouvrez; je sais tout maintenant. Vous n'auriez pas été si émue en le congédiant ce matin; il serait parti quand je l'ai ordonné; vous n'auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne; il ne se serait pas si soigneusement caché, s'il n'y avait rien de criminel.

la comtesse.

Il a craint de vous irriter en se montrant.

le comte hors de lui, crie au cabinet.

Sors donc, petit malheureux!

la comtesse le prend à bras le corps, en l'éloignant.

Ah! Monsieur, Monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N'en croyez pas un injuste soupçon, de grace; et que le désordre où vous l'allez trouver....

le comte.

Du désordre!

la comtesse.

Hélas oui; prêt à s'habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus, il allait essayer....

le comte.

Et vous vouliez garder votre chambre! Indigne épouse! ah! vous la garderez.... long-temps; mais il faut avant que j'en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.

la comtesse se jette à genoux les bras élevés.

Monsieur le Comte, épargnez un enfant; je ne me consolerais pas d'avoir causé...

le comte.

Vos frayeurs aggravent son crime.

la comtesse.

Il n'est pas coupable, il partait; c'est moi qui l'ai fait appeler.

le comte furieux.

Levez-vous. Ôtez-vous... Tu es bien audacieuse d'oser me parler pour un autre.

la comtesse.

Eh bien! je m'ôterai, Monsieur, je me lèverai; je vous remettrai même la clef du cabinet; mais au nom de votre amour...

le comte.

De mon amour! perfide!

la comtesse se lève et lui présente la clef.

Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal; et puisse après tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convainc pas...

le comte prenant la clef.

Je n'écoute plus rien.

la comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.

O ciel! Il va périr!

le comte ouvre la porte et recule.

C'est Suzanne!

 

SCÈNE XVII.

LA COMTESSE, LE COMTE, SUZANNE.

 

suzanne sort en riant.

Je le tuerai, je le tuerai. Tuez-le donc ce méchant Page!

le comte à part.

Ah quelle école! (regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite.) Et vous aussi? vous jouez l'étonnement?... Mais peut-être elle n'y est pas seule. (il entre.)

 

SCÈNE XVIII.

LA COMTESSE assise, SUZANNE.

 

suzanne accourt à sa maîtresse.

Remettez-vous, Madame, il est bien loin, il a fait un saut....

la comtesse.

Ah, Suzon, je suis morte.

 

SCÈNE XIX.

LA COMTESSE assise, SUZANNE, LE COMTE.

 

le comte sort du cabinet d'un air confus. Après un court silence.

Il n'y a personne, et pour le coup j'ai tort.—Madame... vous jouez fort bien la comédie.

suzanne gaiement.

Et moi, Monseigneur?

la comtesse, son mouchoir sur sa bouche pour se remettre, ne parle pas.

le comte s'approche.

Quoi, Madame, vous plaisantiez?

la comtesse se remettant un peu.

Eh! pourquoi non, Monsieur?

le comte.

Quel affreux badinage! et par quel motif, je vous prie?...

la comtesse.

Vos folies méritent-elles de la pitié?

le comte.

Nommer folies ce qui touche à l'honneur!

la comtesse assurant son ton par degrés.

Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l'abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier?

le comte.

Ah! Madame, c'est sans ménagement.

suzanne.

Madame n'avait qu'à vous laisser appeler les gens.

le comte.

Tu as raison, et c'est à moi de m'humilier... Pardon, je suis d'une confusion!...

suzanne.

Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu!

le comte.

Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t'appelais? mauvaise!

suzanne.

Je me r'habillais de mon mieux, à grand renfort d'épingles, et Madame qui me le défendait avait bien ses raisons pour le faire.

le comte.

Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l'apaiser.

la comtesse.

Non, Monsieur; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu'il en est temps.

le comte.

Le pourriez-vous sans quelques regrets?

suzanne.

Je suis sure, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes.

la comtesse.

Eh! quand cela serait, Suzon; j'aime mieux le regretter que d'avoir la bassesse de lui pardonner; il m'a trop offensée.

le comte.

Rosine!...

la comtesse.

Je ne la suis plus cette Rosine que vous avez tant poursuivie! je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n'aimez plus.

suzanne.

Madame!

le comte suppliant.

Par pitié.

la comtesse.

Vous n'en aviez aucune pour moi.

le comte.

Mais aussi ce billet... il m'a tourné le sang!

la comtesse.

Je n'avais pas consenti qu'on l'écrivît.

le comte.

Vous le saviez?

la comtesse.

C'est cet étourdi de Figaro...

le comte.

Il en était?

la comtesse.

...Qui l'a remis à Bazile.

le comte.

Qui m'a dit le tenir d'un paysan. O perfide chanteur! lame à deux tranchans! c'est toi qui paieras pour tous le monde.

la comtesse.

Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres: voilà bien les hommes! Ah! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l'erreur où vous a jeté ce billet, j'exigerais que l'amnistie fût générale.

le comte.

Hé bien, de tout mon coeur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante?

la comtesse se lève.

Elle l'était pour tous deux.

le comte.

Ah! dites pour moi seul.—Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste l'air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait.... D'honneur il l'est encore.

la comtesse s'efforçant de sourire.

Je rougissais.... du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l'indignation d'une âme honnête outragée, d'avec la confusion qui naît d'une accusation méritée?

le comte souriant.

Et ce Page en désordre, en veste et presque nu....

la comtesse montrant Suzanne.

Vous le voyez devant vous. N'aimez-vous pas mieux l'avoir trouvé que l'autre? en général, vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci.

le comte riant plus fort.

Et ces prières, ces larmes feintes....

la comtesse.

Vous me faites rire, et j'en ai peu d'envie.

le comte.

Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfans. C'est vous, c'est vous, Madame, que le Roi devrait envoyer en ambassade à Londres! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l'art de se composer pour réussir à ce point!

la comtesse.

C'est toujours vous qui nous y forcez.

suzanne.

Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d'honneur.

la comtesse.

Brisons là, monsieur le Comte. J'ai peut-être été trop loin; mais mon indulgence, en un cas aussi grave, doit au moins m'obtenir la vôtre.

le comte.

Mais vous répéterez que vous me pardonnez.

la comtesse.

Est-ce que je l'ai dit, Suzon?

suzanne.

Je ne l'ai pas entendu, Madame.

le comte.

Hé bien, que ce mot vous échappe.

la comtesse.

Le méritez-vous donc, ingrat?

le comte.

Oui, par mon repentir.

suzanne.

Soupçonner un homme dans le cabinet de Madame!

le comte.

Elle m'en a si sévèrement puni!

suzanne.

Ne pas s'en fier à elle quand elle dit que c'est sa camariste!

le comte.

Rosine, êtes-vous donc implacable?

la comtesse.

Ah! Suzon! que je suis faible! quel exemple je te donne! (tendant la main au Comte.) On ne croira plus à la colère des femmes.

suzanne.

Bon! Madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là?

le comte baise ardemment la main de sa femme.

 

SCÈNE XX.

SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE.

 

figaro arrivant tout essoufflé.

On disait Madame incommodée. Je suis vîte accouru.... je vois avec joie qu'il n'en est rien.

le comte sèchement.

Vous êtes fort attentif!

figaro.

Et c'est mon devoir. Mais puisqu'il n'en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant pour m'accompagner, l'instant où vous permettrez que je mène ma fiancée....

le comte.

Et qui surveillera la Comtesse au château?

figaro.

La veiller! elle n'est pas malade.

le comte.

Non; mais cet homme absent qui doit l'entretenir?

figaro.

Quel homme absent?

le comte.

L'homme du billet que vous avez remis à Bazile.

figaro.

Qui dit cela?

le comte.

Quand je ne le saurais pas d'ailleurs, fripon! ta physionomie qui t'accuse me prouverait déjà que tu mens.

figaro.

S'il est ainsi, ce n'est pas moi qui mens, c'est ma physionomie.

suzanne.

Va, mon pauvre Figaro! n'uses pas ton éloquence en défaites; nous avons tout dit.

figaro.

Et quoi dit? vous me traitez comme un Bazile!

suzanne.

Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, que le petit Page était dans ce cabinet où je me suis enfermée.

le comte.

Qu'as-tu à répondre?

la comtesse.

Il n'y a plus rien à cacher, Figaro; le badinage est consommé.

figaro cherchant à deviner.

Le badinage... est consommé?

le comte.

Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus?

figaro.

Moi! je dis.... que je voudrais bien qu'on en pût dire autant de mon mariage; et si vous l'ordonnez....

le comte.

Tu conviens donc enfin du billet?

figaro.

Puisque Madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi: mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons.

le comte.

Toujours mentir contre l'évidence! à la fin cela m'irrite.

la comtesse en riant.

Eh, ce pauvre garçon! pourquoi voulez-vous, Monsieur, qu'il dise une fois la vérité?

figaro bas à Suzanne.

Je l'avertis de son danger; c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire.

suzanne bas.

As-tu vu le petit Page?

figaro bas.

Encore tout froissé.

suzanne bas.

Ah, Pécaïre!

la comtesse.

Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s'unir: leur impatience est naturelle! entrons pour la cérémonie.

le comte à part.

Et Marceline, Marceline.... (haut) je voudrais être.... au moins vêtu.

la comtesse.

Pour nos gens! est-ce que je le suis?

 

SCÈNE XXI.

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, LE COMTE, ANTONIO.

 

antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées.

Monseigneur! Monseigneur!

le comte.

Que me veux-tu, Antonio?

antonio.

Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres; et tout à l'heure encore on vient d'en jeter un homme.

le comte.

Par ces fenêtres?

antonio.

Regardez comme on arrange mes giroflées.

suzanne bas à Figaro.

Alerte, Figaro! alerte.

figaro.

Monseigneur, il est gris dès le matin.

antonio.

Vous n'y êtes pas. C'est un petit reste d'hier. Voilà comme on fait des jugemens.... ténébreux.

le comte avec feu.

Cet homme! cet homme! où est-il?

antonio.

Où il est?

le comte.

Oui.

antonio.

C'est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique; il n'y a que moi qui prends soin de votre jardin; il y tombe un homme, et vous sentez.... que ma réputation en est effleurée.

suzanne bas à Figaro.

Détourne, détourne.

figaro.

Tu boiras donc toujours?

antonio.

Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé.

la comtesse.

Mais en prendre ainsi sans besoin....

antonio.

Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, Madame; il n'y a que çà qui nous distingue des autres bêtes.

le comte vivement.

Répons-moi donc, ou je vais te chasser.

antonio.

Est-ce que je m'en irais?

le comte.

Comment donc?

antonio se touchant le front.

Si vous n'avez pas assez de çà pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître.

le comte le secoue avec colère.

On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre?

antonio.

Oui, mon Excellence; tout à l'heure, en veste blanche, et qui s'est enfui, jarni, courant....

le comte impatienté.

Après?

antonio.

J'ai bien voulu courir après; mais je me suis donné contre la grille une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied ni patte de ce doigt-là. (levant le doigt.)

le comte.

Au moins tu reconnaîtrais l'homme?

antonio.

Oh! que oui-dà!... si je l'avais vu, pourtant.

suzanne bas à Figaro.

Il ne l'a pas vu.

figaro.

Voilà bien du train pour un pot de fleurs! combien te faut-il, pleurard! avec ta giroflée? Il est inutile de chercher, Monseigneur; c'est moi qui ai sauté.

le comte.

Comment c'est vous!

antonio.

Combien te faut-il, pleurard? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là? car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre et plus fluet!

figaro.

Certainement; quand on saute on se pelotone....

antonio.

M'est avis que c'était plutôt.... qui dirait, le gringalet de Page.

le comte.

Chérubin, tu veux dire?

figaro.

Oui, revenu tout exprès avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà.

antonio.

O! non, je ne dis pas çà, je ne dis pas çà; je n'ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même.

le comte.

Quelle patience!

figaro.

J'étais dans la chambre des femmes en veste blanche: il fait un chaud!... J'attendais là ma Suzanette, quand j'ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se fesait; je ne sais quelle crainte m'a saisi à l'occasion de ce billet; et s'il faut avouer ma bêtise, j'ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (il frotte son pied.)

antonio.

Puisque c'est vous, il est juste de vous rendre ce brinborion de papier qui a coulé de votre veste en tombant.

le comte se jette dessus.

Donne-le-moi. (il ouvre le papier et le referme.)

figaro, à part.

Je suis pris.

le comte à Figaro.

La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier ni comment il se trouvait dans votre poche?

figaro embarrassé fouille dans ses poches et en tire des papiers.

Non sûrement.... mais c'est que j'en ai tant; il faut répondre à tout.... (il regarde un des papiers.) Ceci? ah! c'est une lettre de Marceline en quatre pages; elle est belle!... Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison?... non, la voici... J'avais l'état des meubles du petit château dans l'autre poche....

(Le Comte r'ouvre le papier qu'il tient.)

la comtesse, bas à Suzanne.

Ah dieux! Suzon, c'est le brevet d'officier.

suzanne, bas à Figaro.

Tout est perdu, c'est le brevet.

le comte replie le papier.

Hé bien! l'homme aux expédiens, vous ne devinez pas?

antonio s'approchant de Figaro.

Monseigneur dit si vous ne devinez pas?

figaro le repousse.

Fi donc, vilain, qui me parle dans le nez!

le comte.

Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être?

figaro.

Ah ah ah ah! Povero! ce sera le brevet de ce malheureux enfant qu'il m'avait remis, et que j'ai oublié de lui rendre. Oh oh oh oh! étourdi que je suis! que fera-t-il sans son brevet? Il faut courir....

le comte.

Pourquoi vous l'aurait-il remis?

figaro embarrassé.

Il.... désirait qu'on y fît quelque chose.

le comte regarde son papier.

Il n'y manque rien.

la comtesse, bas à Suzanne.

Le cachet.

suzanne, bas à Figaro.

Le cachet y manque.

le comte à Figaro.

Vous ne répondez pas?

figaro.

C'est.... qu'en effet il y manque peu de chose. Il dit que c'est l'usage.

le comte.

L'usage! l'usage! l'usage de quoi?

figaro.

D'y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine.

le comte r'ouvre le papier et le chiffonne de colère.

Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (à part) C'est ce Figaro qui les mène, et je ne m'en vengerais pas!

(il veut sortir avec dépit.)

figaro l'arrêtant.

Vous sortez sans ordonner mon mariage?

 

SCÈNE XXII.

BAZILE, BARTHOLO, MARCELINE, FIGARO, LE COMTE, GRIPE-SOLEIL, LA COMTESSE, SUZANNE, ANTONIO, Valets du Comte, ses Vassaux.

 

marceline au Comte.

Ne l'ordonnez pas, Monseigneur; avant de lui faire grace, vous nous devez justice. Il a des engagemens avec moi.

le comte, à part.

Voilà ma vengeance arrivée.

figaro.

Des engagemens? de quelle nature? expliquez-vous?

marceline.

Oui, je m'expliquerai, malhonnête!

(La Comtesse s'assied sur une bergère; Suzanne est derrière elle.)

le comte.

De quoi s'agit-il, Marceline?

marceline.

D'une obligation de mariage.

figaro.

Un billet, voilà tout, pour de l'argent prêté.

marceline au Comte.

Sous condition de m'épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province....

le comte.

Présentez-vous au tribunal; j'y rendrai justice à tout le monde.

bazile montrant Marceline.

En ce cas, votre grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline?

le comte, à part.

Ah! voilà mon fripon du billet.

figaro.

Autre fou de la même espèce!

le comte en colère à Bazile.

Vos droits! vos droits! il vous convient bien de parler devant moi, maître sot!

antonio frappant dans sa main.

Il ne l'a, ma foi, pas manqué du premier coup: c'est son nom.

le comte.

Marceline, on suspendra tout jusqu'à l'examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grand'salle d'audience. Honnête Bazile! agent fidèle et sûr! allez au bourg chercher les gens du siége.

bazile.

Pour son affaire?

le comte.

Et vous m'amènerez le paysan du billet.

bazile.

Est-ce que je le connais?

le comte.

Vous résistez!

bazile.

Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions.

le comte.

Quoi donc?

bazile.

Homme à talent sur l'orgue du village, je montre le clavecin à Madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages; et mon emploi, surtout, est d'amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l'ordonner.

gripe-soleil s'avance.

J'irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira?

le comte.

Quel est ton nom et ton emploi?

gripe-soleil.

Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d'artifice. C'est fête aujourd'hui dans le troupiau; et je sais ous-ce-qu'est toute l'enragée boutique à procès du pays.

le comte.

Ton zèle me plaît; vas-y; mais vous, (à Bazile) accompagnez Monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour l'amuser en chemin; il est de ma compagnie.

gripe-soleil joyeux.

Oh, moi, je suis de la...

(Suzanne l'apaise de la main en lui montrant la Comtesse.)

bazile surpris.

Que j'accompagne Gripe-Soleil en jouant?

le comte.

C'est votre emploi! partez, ou je vous chasse. (Il sort.)

 

SCÈNE XXIII.

Les Acteurs précédens, excepté le Comte.

 

bazile à lui-même.

Ah! je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis...

figaro.

Qu'une cruche.

bazile à part.

Au lieu d'aider à leur mariage, je m'en vais assurer le mien avec Marceline. (à Figaro) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.)

figaro le suit.

Conclure! oh! va, ne crains rien; quand même tu ne reviendrais jamais... tu n'as pas l'air en train de chanter; veux-tu que je commence?... allons, gai! haut la-mi-la pour ma fiancée. (il se met en marche à reculons, danse en chantant la Séguedille suivante; Bazile accompagne, et tout le monde le suit.)

 

séguedille: air noté.

Je préfère à richesse
La sagesse
De ma Suzon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.

Aussi sa gentillesse
Est maîtresse
De ma raison;
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon,
Zon, zon, zon.

(Le bruit s'éloigne, on n'entend pas le reste.)

 

SCÈNE XXIV.

SUZANNE, LA COMTESSE.

 

la comtesse dans sa bergère.

Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m'a value avec son billet.

suzanne.

Ah! Madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage! il s'est terni tout à coup; mais ce n'a été qu'un nuage; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge!

la comtesse.

Il a donc sauté par la fenêtre?

suzanne.

Sans hésiter, le charmant enfant! léger... comme une abeille.

la comtesse.

Ah ce fatal jardinier! Tout cela m'a remuée au point... que je ne pouvais rassembler deux idées.

suzanne.

Ah! Madame, au contraire; et c'est-là que j'ai vu combien l'usage du grand monde donne d'aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu'il y paraisse.

la comtesse.

Crois-tu que le Comte en soit la dupe? et s'il trouvait cet enfant au château!

suzanne.

Je vais recommander de le cacher si bien...

la comtesse.

Il faut qu'il parte. Après ce qui vient d'arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l'envoyer au jardin à votre place.

suzanne.

Il est certain que je n'irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois...

la comtesse se lève.

Attends... Au lieu d'un autre ou de toi, si j'y allais moi-même.

suzanne.

Vous, Madame?

la comtesse.

Il n'y aurait personne d'exposé... le Comte alors ne pourrait nier... Avoir puni sa jalousie et lui prouver son infidélité! cela serait... Allons, le bonheur d'un premier hasard m'enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin; mais surtout que personne...

suzanne

Ah! Figaro.

la comtesse.

Non, non; il voudrait mettre ici du sien... Mon masque de velours et ma canne, que j'aille y rêver sur la terrasse. (Suzanne entre dans le cabinet de toilette.)

 

SCÈNE XXV.

la comtesse seule.

Il est assez effronté mon petit projet! (elle se retourne.) Ah le ruban! mon joli ruban! je t'oubliais! (elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus... tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant... Ah! monsieur le Comte, qu'avez-vous fait?... et moi, que fais-je en ce moment?

 

SCÈNE XXVI.

LA COMTESSE, SUZANNE.

 

(La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein.)

suzanne.

Voici la canne et votre loup.

la comtesse.

Souviens-toi que je t'ai défendu d'en dire un mot à Figaro.

suzanne avec joie.

Madame, il est charmant votre projet. Je viens d'y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout; et quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (elle baise la main de sa maîtresse.)

(Elles sortent.)

Fin du second Acte.

Pendant l'entr'acte, des valets arrangent la salle d'audience: on apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l'on place aux deux côtés du théâtre, de façon que le passage soit libre par derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des siéges pour Brid'oison et d'autres juges, des deux côtés de l'estrade du Comte.


ACTE III.

Le théâtre représente une salle du château, appelée salle du trône, et servant de salle d'audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous, le portrait du roi.

 

SCÈNE PREMIÈRE.

LE COMTE, PEDRILLE en veste et botté, tenant un paquet cacheté.

 

le comte, vîte.

M'as-tu bien entendu?

pedrille.

Excellence, oui. (il sort.)

 

SCÈNE II.

le comte seul, criant.

Pédrille?

 

SCÈNE III

LE COMTE, PEDRILLE revient.

 

pedrille.

Excellence?

le comte.

On ne t'a pas vu?

pedrille.

Âme qui vive.

le comte.

Prenez le cheval barbe.

pedrille.

Il est à la grille du potager, tout sellé.

le comte.

Ferme, d'un trait, jusqu'à Séville.

pedrille.

Il n'y a que trois lieues, elles sont bonnes.

le comte.

En descendant, sachez si le Page est arrivé.

pedrille.

Dans l'hôtel?

le comte.

Oui; surtout depuis quel temps?

pedrille.

J'entends.

le comte.

Remets-lui son brevet, et reviens vîte.

pedrille.

Et s'il n'y était pas?

le comte.

Revenez plus vîte, et m'en rendez compte: allez.

 

SCÈNE IV.

le comte seul, marche en rêvant.

J'ai fait une gaucherie en éloignant Bazile!... la colère n'est bonne à rien.—Ce billet remis par lui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse; la Camariste enfermée quand j'arrive; la maîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie; un homme qui saute par la fenêtre, et l'autre après qui avoue... ou qui prétend que c'est lui... le fil m'échappe. Il y a là-dedans une obscurité... Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étoffe? Mais la Comtesse! si quelque insolent attentait... où m'égarai-je? En vérité quand la tête se monte, l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve!—Elle s'amusait; ces ris étouffés, cette joie mal éteinte!—Elle se respecte, et mon honneur... où diable on l'a placé! De l'autre part où suis-je? Cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret? comme il n'est pas encore le sien... Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie? j'ai voulu vingt fois y renoncer... Étrange effet de l'irrésolution! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins.—Ce Figaro se fait bien attendre! il faut le sonder adroitement. (Figaro paraît dans le fond; il s'arrête.) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler, d'une manière détournée, s'il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne.

 

SCÈNE V.

LE COMTE, FIGARO.

 

figaro, à part.

Nous y voilà.

le comte.

...s'il en sait par elle un seul mot...

figaro, à part.

Je m'en suis douté.

le comte.

...je lui fais épouser la vieille.

figaro, à part.

Les amours de monsieur Bazile.

le comte.

...et voyons ce que nous ferons de la jeune.

figaro, à part.

Ah! ma femme, s'il vous plaît.

le comte se retourne.

Hein? quoi? qu'est-ce que c'est?

figaro s'avance.

Moi, qui me rends à vos ordres.

le comte.

Et pourquoi ces mots?

figaro.

Je n'ai rien dit.

le comte répète.

Ma femme, s'il vous plaît?

figaro.

C'est.... la fin d'une réponse que je fesais: allez le dire à ma femme, s'il vous plaît.

le comte se promène.

Sa femme!.... Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter Monsieur, quand je le fais appeler?

figaro feignant d'assurer son habillement.

Je m'étais sali sur ces couches en tombant; je me changeais.

le comte.

Faut-il une heure?

figaro.

Il faut le temps.

le comte.

Les domestiques ici.... sont plus longs à s'habiller que les maîtres!

figaro.

C'est qu'ils n'ont point de valets pour les y aider.

le comte.

....Je n'ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant....

figaro.

Un danger! on dirait que je me suis engouffré tout vivant....

le comte.

Essayez de me donner le change, en feignant de le prendre, insidieux valet! vous entendez fort bien que ce n'est pas le danger qui m'inquiéte, mais le motif.

figaro.

Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Moréna; vous cherchez un homme; il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons; je me trouve-là par hasard; qui sait dans votre emportement si...

le comte interrompant.

Vous pouviez fuir par l'escalier.

figaro.

Et vous, me prendre au corridor.

le comte en colère.

Au corridor! (à part) je m'emporte, et nuis à ce que je veux savoir.

figaro, à part.

Voyons-le venir, et jouons serré.

le comte radouci.

Ce n'est pas ce que je voulais dire, laissons cela. J'avais... oui, j'avais quelqu'envie de t'emmener à Londres, courrier de dépêches... mais toutes réflexions faites...

figaro.

Monseigneur a changé d'avis?

le comte.

Premièrement, tu ne sais pas l'anglais.

figaro.

Je sais God-dam.

le comte.

Je n'entends pas.

figaro.

Je dis que je sais God-dam.

le comte.

Hé bien?

figaro.

Diable! c'est une belle langue que l'anglais; il en faut peu pour aller loin: avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part.—Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon; (il tourne la broche) God-dam! on vous apporte un pied de boeuf salé sans pain. C'est admirable! Aimez-vous à boire un coup d'excellent Bourgogne ou de Clairet? rien que celui-ci; (il débouche une bouteille) God-dam! on vous sert un pot de bierre en bel étain, la mousse aux bords: quelle satisfaction! Rencontrez vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche; ah! God-dam! elle vous sangle un soufflet de crocheteur: preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne...

le comte, à part.

Il veut venir à Londres; elle n'a pas parlé.

figaro, à part.

Il croit que je ne sais rien; travaillons-le un peu dans son genre.

le comte.

Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour?

figaro.

Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi.

le comte.

Je la préviens sur tout, et la comble de présens.

figaro.

Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire?

le comte.

...Autrefois tu me disais tout.

figaro.

Et maintenant je ne vous cache rien.

le comte.

Combien la Comtesse t'a-t-elle donné pour cette belle association?

figaro.

Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du Docteur! tenez, Monseigneur; n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet.

le comte.

Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais?

figaro.

C'est qu'on en voit par-tout quand on cherche des torts.

le comte.

Une réputation détestable!

figaro.

Et si je vaux mieux qu'elle? y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant?

le comte.

Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.

figaro.

Comment voulez-vous? la foule est là; chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut; le reste est écrasé. Aussi, c'est fait; pour moi j'y renonce.

le comte.

À la fortune? (à part) Voici du neuf.

figaro.

(à part) À mon tour maintenant. (haut) Votre Excellence m'a gratifié de la conciergerie du château; c'est un fort joli sort: à la vérité je ne serai pas le courtier étrenné des nouvelles intéressantes; mais en revanche, heureux avec ma femme au fond de l'Andalousie...

le comte.

Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres?

figaro.

Il faudrait la quitter si souvent, que j'aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.

le comte.

Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux.

figaro.

De l'esprit pour s'avancer? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant; et l'on arrive à tout.

le comte.

...Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique.

figaro.

Je la sais.

le comte.

Comme l'anglais, le fond de la langue!

figaro.

Oui, s'il y avait de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend; surtout de pouvoir au-delà de ses forces; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point; s'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit, que vide et creux; jouer bien ou mal un personnage; répandre des espions et pensionner des traîtres; amolir des cachets; intercepter des lettres; et tâcher d'anoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets: voilà toute la politique, ou je meure!

le comte.

Eh! c'est l'intrigue que tu définis!

figaro.

La politique, l'intrigue, volontiers; mais comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra. J'aime mieux ma mie au gué, comme dit la chanson du bon roi.

le comte à part.

Il veut rester. J'entends... Suzanne m'a trahi.

figaro à part.

Je l'enfile, et le paye en sa monnaie.

le comte.

Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline?

figaro.

Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes?

le comte raillant.

Au tribunal, le magistrat s'oublie, et ne voit plus que l'ordonnance.

figaro.

Indulgente aux grands, dure aux petits...

le comte.

Crois-tu donc que je plaisante?

figaro.

Eh! qui le sait, Monseigneur? Tempo e galant'uomo, dit l'italien; il dit toujours la vérité; c'est lui qui m'apprendra qui me veut du mal ou du bien.

le comte à part.

Je vois qu'on lui a tout dit; il épousera la duègne.

figaro, à part.

Il a joué au fin avec moi; qu'a-t-il appris?

 

SCÈNE VI.

LE COMTE, UN LAQUAIS, FIGARO.

 

le laquais annonçant.

Dom Gusman Brid'oison.

le comte.

Brid'oison?

figaro.

Eh! sans doute. C'est le juge ordinaire; le lieutenant du siége; votre prud'homme.

le comte.

Qu'il attende.

(Le laquais sort.)

 

SCÈNE VII.

LE COMTE, FIGARO.

 

figaro reste un moment à regarder le Comte qui rêve.

...Est-ce-là ce que Monseigneur voulait?

le comte revenant à lui.

Moi?... je disais d'arranger ce salon pour l'audience publique.

figaro.

Hé, qu'est-ce qu'il manque? le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud'hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde, et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs.

(Il sort)

 

SCÈNE VIII.

le comte seul.

Le maraut m'embarrassait! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe.... Ah friponne et fripon! vous vous entendez pour me jouer? soyez amis, soyez amans, soyez ce qu'il vous plaira, j'y consens; mais, parbleu, pour époux...

 

SCÈNE IX.

SUZANNE, LE COMTE.

 

suzanne essoufflée.

Monseigneur... pardon, Monseigneur.

le comte avec humeur.

Qu'est-ce qu'il y a, Mademoiselle?

suzanne.

Vous êtes en colère!

le comte.

Vous voulez quelque chose apparemment?

suzanne timidement.

C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. J'accourais vous prier de nous prêter votre flacon d'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant.

le comte le lui donne.

Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile.

suzanne.

Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc? c'est un mal de condition qu'on ne prend que dans les boudoirs.

le comte.

Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur...

suzanne.

En payant Marceline, avec la dot que vous m'avez promise...

le comte.

Que je vous ai promise, moi?

suzanne baissant les yeux.

Monseigneur, j'avais cru l'entendre.

le comte.

Oui, si vous consentiez à m'entendre vous-même.

suzanne les yeux baissés.

Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter son Excellence?

le comte.

Pourquoi donc, cruelle fille! ne me l'avoir pas dit plutôt?

suzanne.

Est-il jamais trop tard pour dire la vérité?

le comte.

Tu te rendrais sur la brune au jardin?

suzanne.

Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs?

le comte.

Tu m'as traité ce matin si durement!

suzanne.

Ce matin?—et le Page derrière le fauteuil?

le comte.

Elle a raison, je l'oubliais. Mais pourquoi ce refus obstiné, quand Bazile, de ma part?...

suzanne.

Quelle nécessité qu'un Bazile?...

le comte.

Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n'ayez tout dit!

suzanne.

Dame! oui, je lui dis tout,—hors ce qu'il faut lui taire.

le comte en riant.

Ah charmante! et tu me le promets? si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon coeur: point de rendez-vous; point de dot, point de mariage.

suzanne fesant la révérence.

Mais aussi; point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur.

le comte.

Où prend-elle ce qu'elle dit? d'honneur j'en rafollerai! mais ta maîtresse attend le flacon...

suzanne riant et rendant le flacon.

Aurais-je pu vous parler sans un prétexte?

le comte veut l'embrasser.

Délicieuse créature!

suzanne s'échappe.

Voilà du monde.

le comte à part.

Elle est à moi. (il s'enfuit.)

suzanne.

Allons vîte rendre compte à Madame.

 

SCÈNE X.

SUZANNE, FIGARO.

 

figaro.

Suzanne, Suzanne! où cours-tu donc si vîte en quittant Monseigneur?

suzanne.

Plaide à présent, si tu le veux; tu viens de gagner ton procès. (elle s'enfuit.)

figaro la suit.

Ah! mais, dis donc...

 

SCÈNE XI.

le comte rentre seul.

Tu viens de gagner ton procès!—Je donnais-là dans un bon piége! O mes chers insolens! je vous punirai de façon... Un bon arrêt, bien juste... mais s'il allait payer la duègne... avec quoi?... s'il payait... Eeeeh! n'ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce? En caressant cette manie... pourquoi non? dans le vaste champ de l'intrigue, il faut savoir tout cultiver, jusqu'à la vanité d'un sot. (il appelle) Anto... (il voit entrer Marceline, &c.)

(Il sort.)

 

SCÈNE XII.

BARTHOLO, MARCELINE, BRID'OISON.

 

marceline à Brid'oison.

Monsieur, écoutez mon affaire.

brid'oison en robe, et bégayant un peu.

Eh bien! pa-arlons-en verbalement.

bartholo.

C'est une promesse de mariage.

marceline

Accompagnée d'un prêt d'argent.

brid'oison.

J'en-entends, et cætera, le reste.

marceline.

Non, Monsieur, point d'et cætera.

brid'oison.

J'en-entends; vous avez la somme?

marceline.

Non, Monsieur, c'est moi qui l'ai prêtée.

brid'oison.

J'en-entends bien, vou-ous redemandez l'argent?

marceline.

Non, Monsieur; je demande qu'il m'épouse.

brid'oison.

Hé mais, j'en-entends fort bien; et lui, veu-eut-il vous épouser?

marceline.

Non, Monsieur; voilà tout le procès!

brid'oison.

Croyez-vous que je ne l'en-entende pas, le procès?

marceline.

Non, Monsieur; (à Bartholo) où sommes-nous! (à Brid'oison) Quoi! c'est vous qui nous jugerez?

brid'oison.

Est-ce que j'ai a-acheté ma charge pour autre chose?

marceline, en soupirant.

C'est un grand abus que de les vendre!

brid'oison.

Oui, l'on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous?

 

SCÈNE XIII.

BARTHOLO, MARCELINE, BRID'OISON, FIGARO rentre en se frottant les mains.

 

marceline, montrant Figaro.

Monsieur, contre ce malhonnête-homme.

figaro, très gaiement, à Marceline.

Je vous gêne, peut-être.—Monseigneur revient dans l'instant, monsieur le Conseiller.

brid'oison.

J'ai vu ce ga-arçon-là quelque part.

figaro.

Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, monsieur le Conseiller.

brid'oison.

Dan-ans quel temps?

figaro.

Un peu moins d'un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien joli enfant, je m'en vante.

brid'oison.

Oui, c'est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes?

figaro.

Monsieur est bien bon. Ce n'est-là qu'une misère.

brid'oison.

Une promesse de mariage! A-ah! le pauvre benêt!

figaro.

Monsieur...

brid'oison.

A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon?

figaro.

N'est-ce pas Double-main, le greffier?

brid'oison.

Oui, c'est qu'il mange à deux rateliers.

figaro.

Manger! je suis garant qu'il dévore. Oh que oui, je l'ai vu, pour l'extrait et pour le supplément d'extrait; comme cela se pratique, au reste.

brid'oison.

On-on doit remplir les formes.

figaro.

Assurément, Monsieur: si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux.

brid'oison.

Ce garçon-là n'è-est pas si niais que je l'avais cru d'abord. Hé bien, l'ami, puisque tu en sais tant; nou-ous aurons soin de ton affaire.

figaro.

Monsieur, je m'en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice.

brid'oison.

Hein?... Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas?...

figaro.

Alors Monsieur voit bien que c'est comme si je ne devais pas.

brid'oison.

San-ans doute.—Hé mais, qu'est-ce donc qu'il dit?

 

SCÈNE XIV.

BARTHOLO, MARCELINE, LE COMTE, BRID'OISON, FIGARO, UN HUISSIER.

 

l'huissier précédant le Comte, crie.

Monseigneur, Messieurs.

le comte.

En robe ici, seigneur Brid'oison! ce n'est qu'une affaire domestique: l'habit de ville était trop bon.

brid'oison.

C'è-est vous qui l'êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle; parce que la forme, voyez-vous; la forme! Tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La forme, la-a forme!

le comte, à l'huissier.

Faites entrer l'audience.

l'huissier va ouvrir en glapissant.

L'audience.

 

SCÈNE XV.

LES ACTEURS PRÉCÉDENS, ANTONIO, LES VALETS DU CHÂTEAU, LES PAYSANS ET PAYSANNES, en habits de fête, LE COMTE s'assied sur le grand fauteuil, BRID'OISON sur une chaise à côté, LE GREFFIER sur le tabouret derrière sa table; LES JUGES, LES AVOCATS sur les banquettes; MARCELINE à côté de BARTHOLO; FIGARO sur l'autre banquette; LES PAYSANS ET VALETS debout derrière.

 

brid'oison à Double-main.

Double-main, a-appelez les causes.

double-main lit un papier.

Noble, très-noble, infiniment noble, dom Pedro George, Hidalgo, baron de Los altos, y montes fieros, y otros montes; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d'une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l'autre.

le comte.

Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S'ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu'il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poëte son talent.

double-main lit un autre papier.

André Pétrutchio, laboureur; contre le receveur de la province. Il s'agit d'un forcement arbitraire.

le comte.

L'affaire n'est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux, en les protégeant près du roi. Passez.

double-main en prend un troisième.

(Bartholo et Figaro se lèvent.)

Barbe-Agar-Raab-Magdelène-Nicole-Marceline de Verte-allure, fille majeure; (Marceline se lève et salue) contre Figaro... nom de baptême en blanc?

figaro.

Anonyme.

brid'oison.

A-anonyme! Què-el patron est-ce-là?

figaro.

C'est le mien.

double-main écrit.

Contre anonyme Figaro. Qualités?

figaro.

Gentilhomme.

le comte.

Vous êtes gentilhomme? (le greffier écrit)

figaro.

Si le ciel l'eût voulu, je serais fils d'un prince.

le comte, au Greffier.

Allez.

l'huissier, glapissant.

Silence, Messieurs.

double-main lit.

...Pour cause d'opposition faite au mariage dudit Figaro, par ladite de Verte-allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même; si la cour le permet, contre le voeu de l'usage, et la jurisprudence du siége.

figaro.

L'usage, maître Double-main, est souvent un abus; le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue tête, et connaissant tout, hors le fait, s'embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur, que d'ennuyer l'auditoire et d'endormir Messieurs; plus boursoufflés après que s'ils eussent composé l'oratio pro Murena; moi je dirai le fait en peu de mots. Messieurs...

double-main.

En voilà beaucoup d'inutiles, car vous n'êtes pas demandeur, et n'avez que la défense; avancez, Docteur, et lisez la promesse.

figaro.

Oui, promesse!

bartholo, mettant ses lunettes.

Elle est précise.

brid'oison.

I-il faut la voir.

double-main.

Silence donc, Messieurs.

l'huissier, glapissant.

Silence.

bartholo lit.

Je soussigné, reconnais avoir reçu de damoiselle, &c.... Marceline de Verte-allure, dans le château d'Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées; laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château; et je l'épouserai, par forme de reconnaissance, &c. signé Figaro, tout court. Mes conclusions sont au payement du billet, et à l'exécution de la promesse, avec dépens. (il plaide) Messieurs.... jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour! et depuis Alexandre le grand, qui promit mariage à la belle Thalestris....

le comte, interrompant.

Avant d'aller plus loin, Avocat, convient-on de la validité du titre?

brid'oison, à Figaro.

Qu'oppo... qu'oppo-osez-vous à cette lecture?

figaro.

Qu'il y a, Messieurs, malice, erreur, ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce; car il n'est pas dit dans l'écrit: laquelle somme je lui rendrai, ET je l'épouserai; mais, laquelle somme je lui rendrai, OU je l'épouserai; ce qui est bien différent.

le comte.

Y a-t-il ET dans l'acte, ou bien OU?

bartholo.

Il y a ET.

figaro.

Il y a OU.

brid'oison.

Dou-ouble-main, lisez vous-même.

double-main, prenant le papier.

Et c'est le plus sûr; car souvent les parties déguisent en lisant. (il lit) E e e damoiselle e e e de Verte-allure e e e, Ha! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château... ET... OU... ET... OU... Le mot est si mal écrit... il y a un pâté.

brid'oison.

Un pâ-âté? je sais ce que c'est.

bartholo, plaidant.

Je soutiens, moi, que c'est la conjonction copulative ET qui lie les membres co-relatifs de la phrase: je paierai la demoiselle, ET je l'épouserai.

figaro plaidant.

Je soutiens, moi, que c'est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres; je paierai la donzelle, OU je l'épouserai: à pédant, pédant et demi; qu'il s'avise de parler latin, j'y suis grec; je l'extermine.

le comte.

Comment juger pareille question?

bartholo.

Pour la trancher, Messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu'il y ait OU.

figaro.

J'en demande acte.

bartholo.

Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable: examinons le titre en ce sens. (il lit) Laquelle somme je lui rendrai dans ce château où je l'épouserai; c'est ainsi qu'on dirait, Messieurs: Vous vous ferez saigner dans ce litvous resterez chaudement, c'est dans lequel.

Il prendra deux gros de rhubarbevous mêlerez un peu de tamarin, dans lesquels on mêlera. Ainsi, châteauje l'épouserai, Messieurs, c'est château dans lequel....

figaro.

Point du tout: la phrase est dans le sens de celle-ci; Ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin; ou bien le médecin; c'est incontestable. Autre exemple: Ou vous n'écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront; ou bien les sots; le sens est clair; car, audit cas, sots ou méchans sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j'aye oublié ma syntaxe? ainsi, je la paierai dans ce château, virgule, ou je l'épouserai....

bartholo, vîte.

Sans virgule.

figaro, vîte.

Elle y est. C'est, virgule, Messieurs, ou bien je l'épouserai.

bartholo, regardant le papier: vîte.

Sans virgule, Messieurs.

figaro, vîte.

Elle y était, Messieurs. D'ailleurs, l'homme qui épouse est-il tenu de rembourser?

bartholo, vîte.

Oui; nous nous marions séparés de biens.

figaro, vîte.

Et nous de corps, dès que mariage n'est pas quittance. (les juges se lèvent et opinent tout bas.)

bartholo.

Plaisant acquittement!

double-main.

Silence, Messieurs.

l'huissier, glapissant.

Silence.

bartholo.

Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes!

figaro.

Est-ce votre faute, Avocat, que vous plaidez?

bartholo.

Je défends cette demoiselle.

figaro.

Continuez à déraisonner; mais cessez d'injurier. Lorsque, craignant l'emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu'on appelât des tiers, ils n'ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolens privilégiés. C'est dégrader le plus noble institut. (Les juges continuent d'opiner bas.)

antonio, à Marceline, montrant les juges.

Qu'ont-ils tant à balbucifier?

marceline.

On a corrompu le grand juge, il corrompt l'autre, et je perds mon procès.

bartholo, bas, d'un ton sombre.

J'en ai peur.

figaro, gaiement.

Courage, Marceline.

double-main se lève; à Marceline.

Ah, c'est trop fort! je vous dénonce; et pour l'honneur du tribunal, je demande qu'avant faire droit sur l'autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci.

le comte s'assied.

Non, Greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle; un juge espagnol n'aura point à rougir d'un excès, digne au plus, des tribunaux asiatiques; c'est assez des autres abus! J'en vais corriger un second en vous motivant mon arrêt: tout juge qui s'y refuse, est un grand ennemi des lois! Que peut requérir la demanderesse? mariage à défaut de paiement; les deux ensemble impliqueraient.

double-main.

Silence, Messieurs.

l'huissier, glapissant.

Silence.

le comte.

Que nous répond le défendeur? qu'il veut garder sa personne; à lui permis.

figaro, avec joie.

J'ai gagné.

le comte.

Mais comme le texte dit: laquelle femme je paierai à la première réquisition, ou bien j'épouserai, &c. La cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l'épouser dans le jour. (il se lève.)

figaro stupéfait.

J'ai perdu.

antonio, avec joie.

Superbe arrêt.

figaro.

En quoi superbe?

antonio.

En ce que tu n'es plus mon neveu. Grand merci, Monseigneur.

l'huissier, glapissant.

Passez, Messieurs. (le peuple sort.)

antonio.

Je m'en vas tout conter à ma nièce. (il sort.)

 

SCÈNE XVI.

LE COMTE, allant de côté et d'autre; MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO, BRID'OISON.

 

marceline s'assied.

Ah! je respire.

figaro.

Et moi, j'étouffe.

le comte, à part.

Au moins je suis vengé, cela soulage.

figaro, à part.

Et ce Bazile qui devait s'opposer au mariage de Marceline, voyez comme il revient!—(au Comte qui sort) Monseigneur, vous nous quittez?

le comte.

Tout est jugé.

figaro, à Brid'oison.

C'est ce gros enflé de Conseiller...

brid'oison.

Moi, gro-os enflé!

figaro.

Sans doute. Et je ne l'épouserai pas: je suis gentilhomme une fois. (le Comte s'arrête.)

bartholo.

Vous l'épouserez.

figaro.

Sans l'aveu de mes nobles parens?

bartholo.

Nommez-les, montrez-les.

figaro.

Qu'on me donne un peu de temps: je suis bien près de les revoir; il y a quinze ans que je les cherche.

bartholo.

Le fat! c'est quelqu'enfant trouvé!

figaro.

Enfant perdu, Docteur; ou plutôt enfant volé.

le comte revient.

Volé, perdu, la preuve? il crierait qu'on lui fait injure!

figaro.

Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d'or trouvés sur moi par les brigands, n'indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu'on avait prise de me faire des marques distinctives, témoignerait assez combien j'étais un fils précieux: et cet hiéroglyphe à mon bras... (il veut se dépouiller le bras droit.)

marceline, se levant vivement.

Une spatule à ton bras droit?

figaro.

D'où savez-vous que je dois l'avoir?

marceline.

Dieux! c'est lui!

figaro.

Oui, c'est moi.

bartholo, à Marceline.

Et qui? lui!

marceline, vivement.

C'est Emmanuel.

bartholo, à Figaro.

Tu fus enlevé par des Bohémiens?

figaro, exalté.

Tout près d'un château. Bon Docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service; des monceaux d'or n'arrêteront pas mes illustres parens.

bartholo, montrant Marceline.

Voilà ta mère.

figaro.

...Nourrice?

bartholo.

Ta propre mère.

le comte.

Sa mère!

figaro.

Expliquez-vous.

marceline, montrant Bartholo.

Voilà ton père.

figaro, désolé.

Oh oh oh! aye de moi.

marceline.

Est-ce que la nature ne te l'a pas dit mille fois?

figaro.

Jamais.

le comte, à part.

Sa mère!

brid'oison.

C'est clair, i-il ne l'épousera pas.

bartholo.[C]

Ni moi non plus.

marceline.

Ni vous! et votre fils? vous m'aviez juré...

bartholo.

J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde.

brid'oison.

E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne.

bartholo.

Des fautes si connues! une jeunesse déplorable!

marceline, s'échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! j'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées!

figaro.

Les plus coupables sont les moins généreux! c'est la règle.

marceline, vivement.

Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes; on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.

figaro, en colère.

Ils font broder jusqu'aux soldats!

marceline exaltée.

Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire; leurées de respects apparens, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes! ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié!

figaro.

Elle a raison!

le comte, à part.

Que trop raison!

brid'oison.

Elle a, mon-on Dieu, raison.

marceline.

Mais que nous sont, mon fils, les refus d'un homme injuste? ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois, ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds: vis entre une épouse, une mère tendres, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre; et bon pour tout le monde: il ne manquera rien à ta mère.

figaro.

Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot en effet! il y a des mille mille ans que le monde roule; et dans cet océan de durée où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois! tant pis pour qui s'en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons....

le comte.

Sot événement qui me dérange!

brid'oison, à Figaro.

Et la noblesse et le château? vous impo-osez à la justice?

figaro.

Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice! après que j'ai manqué, pour ces maudits cent écus, d'assommer vingt fois Monsieur, qui se trouve aujourd'hui mon père! mais, puisque le ciel à sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses... Et vous, ma mère, embrassez-moi... le plus maternellement que vous pourrez.

(Marceline lui saute au cou.)

 

SCÈNE XVII.

BARTHOLO, FIGARO, MARCELINE, BRID'OISON, SUZANNE, ANTONIO, LE COMTE.

 

suzanne, accourant une bourse à la main.

Monseigneur, arrêtez; qu'on ne les marie pas: je viens payer Madame avec la dot que ma maîtresse me donne.

le comte, à part.

Au diable la maîtresse! Il semble que tout conspire...

(Il sort.)

 

SCÈNE XVIII.

BARTHOLO, ANTONIO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID'OISON.

 

antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne.

Ah! oui, payer! Tiens, tiens.

suzanne se retourne.

J'en vois assez; sortons, mon oncle.

figaro, l'arrêtant.

Non, s'il vous plaît. Que vois-tu donc?

suzanne.

Ma bêtise et ta lâcheté.

figaro.

Pas plus de l'une que de l'autre.

suzanne en colère.

Et que tu l'épouses à gré, puisque tu la caresses.

figaro, gaiement.

Je la caresse; mais je ne l'épouse pas.

(Suzanne veut sortir, Figaro la retient.)

suzanne lui donne un soufflet.

Vous êtes bien insolent d'oser me retenir!

figaro, à la compagnie.

C'est-il çà de l'amour? Avant de nous quitter, je t'en supplie, envisage bien cette chère femme-là.

suzanne.

Je la regarde.

figaro.

Et tu la trouves?

suzanne.

Affreuse.

figaro.

Et vive la jalousie! elle ne vous marchande pas.

marceline, les bras ouverts.

Embrasse ta mère, ma jolie Suzanette. Le méchant qui te tourmente est mon fils.

suzanne court à elle.

Vous sa mère! (elles restent dans les bras l'une de l'autre.)

antonio.

C'est donc de tout à l'heure?

figaro.

...Que je le sais.

marceline exaltée.

Non, mon coeur entraîné vers lui ne se trompait que de motif; c'était le sang qui me parlait.

figaro.

Et moi, le bon sens, ma mère, qui me servait d'instinct quand je vous refusais, car j'étais loin de vous haïr; témoin l'argent...

marceline lui remet un papier.

Il est à toi: reprends ton billet, c'est ta dot.

suzanne lui jette la bourse.

Prends encore celle-ci.

figaro.

Grand merci.

marceline exaltée.

Fille assez malheureuse, j'allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plus fortunée des mères! Embrassez-moi, mes deux enfans; j'unis dans vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l'être, ah! mes enfans, combien je vais aimer!

figaro attendri; avec vivacité.

Arrête donc, chère mère! arrête donc! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse? elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité! j'ai manqué d'en être honteux: je les sentais couler entre mes doigts, regarde; (il montre ses doigts écartés) et je les retenais bêtement! vas te promener la honte! je veux rire et pleurer en même temps; on ne sent pas deux fois ce que j'éprouve. (il embrasse sa mère d'un côté, Suzanne de l'autre.)

marceline.

O mon ami!

suzanne.

Mon cher ami!

brid'oison s'essuyant les yeux d'un mouchoir.

Eh bien! moi! je suis donc bê-ête aussi!

figaro exalté.

Chagrin, c'est maintenant que je puis te défier; atteins-moi, si tu l'oses, entre ces deux femmes chéries.

antonio, à Figaro.

Pas tant de cajoleries, s'il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parens va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main?

bartholo.

Ma main! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d'un tel drôle!

antonio, à Bartholo.

Vous n'êtes donc qu'un père marâtre? (à Figaro) En ce cas, not' galant, plus de parole.

suzanne.

Ah! mon oncle...

antonio.

Irai-je donner l'enfant de not' soeur à sti qui n'est l'enfant de personne?

brid'oison.

Est-ce que cela-a se peut, imbécille? on-on est toujours l'enfant de quelqu'un.

antonio.

Tarare!... il ne l'aura jamais. (il sort.)

 

SCÈNE XIX.

BARTHOLO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID'OISON.

 

bartholo, à Figaro.

Et cherche à présent qui t'adopte. (il veut sortir.)

marceline courant prendre Bartholo à bras le corps, le ramène.

Arrêtez, Docteur, ne sortez pas.

figaro, à part.

Non, tous les sots d'Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage!

suzanne, à Bartholo.

Bon petit papa, c'est votre fils.

marceline, à Bartholo.

De l'esprit, des talens, de la figure.

figaro, à Bartholo.

Et qui ne vous a pas coûté une obole.

bartholo.

Et les cent écus qu'il m'a pris?

marceline, le caressant.

Nous aurons tant de soin de vous, papa!

suzanne, le caressant.

Nous vous aimerons tant, petit papa!

bartholo, attendri.

Papa! bon papa! petit papa! voilà que je suis plus bête encore que Monsieur, moi. (montrant Brid'oison) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l'embrassent) Oh! non, je n'ai pas dit oui. (il se retourne) Qu'est donc devenu Monseigneur?

figaro.

Courons le joindre; arrachons-lui son dernier mot. S'il machinait quelqu'autre intrigue, il faudrait tout recommencer.

tous ensemble. Courons, courons.

(Ils entraînent Bartholo dehors.)

 

SCÈNE XX.

brid'oison seul.

Plus bê-ête encore que Monsieur! on peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais... i-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (il sort.)

Fin du troisième Acte.


ACTE IV.

Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, de guirlandes; en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant à droite est une table avec une écritoire, un fauteuil derrière.

 

SCÈNE PREMIÈRE.

FIGARO, SUZANNE.

 

figaro, la tenant à bras le corps.

Hé bien! amour, es-tu contente? elle a converti son Docteur, cette fine langue dorée de ma mère! malgré sa répugnance il l'épouse, et ton bourru d'oncle est bridé; il n'y a que Monseigneur qui rage; car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat.

suzanne.

As-tu rien vu de plus étrange?

figaro.

Ou plutôt d'aussi gai. Nous ne voulions qu'une dot arrachée à l'Excellence; en voilà deux dans nos mains qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait; j'étais tourmenté par une furie; tout cela s'est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères. Hier j'étais comme seul au monde, et voilà que j'ai tous mes parens, pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés; mais assez bien pour nous, qui n'avons pas la vanité des riches.

suzanne.

Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtant arrivée!

figaro.

Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite; ainsi va le monde; on travaille, on projette, on arrange d'un côté; la fortune accomplit de l'autre: et depuis l'affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu'au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices; encore l'aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l'autre aveugle avec son entourage.—Pour cet aimable aveugle, qu'on nomme Amour... (il la reprend tendrement à bras le corps.)

suzanne.

Ah! c'est le seul qui m'intéresse!

figaro.

Permets donc que, prenant l'emploi de la folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignone porte; et nous voilà logés pour la vie.

suzanne, riant.

L'Amour et toi?

figaro.

Moi et l'Amour.

suzanne.

Et vous ne chercherez pas d'autre gîte?

figaro.

Si tu m'y prends, je veux bien que mille millions de galans....

suzanne.

Tu vas exagérer; dis ta bonne vérité.

figaro.

Ma vérité la plus vraie!

suzanne.

Fi donc, vilain! en a-t-on plusieurs?

figaro.

Oh! que oui. Depuis qu'on a remarqué qu'avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu'anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités; on en a de mille espèces: et celles qu'on sait, sans oser les divulguer: car toute vérité n'est pas bonne à dire: et celles qu'on vante, sans y ajouter foi; car toute vérité n'est pas bonne à croire: et les sermens passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands; cela ne finit pas. Il n'y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi.

suzanne.

J'aime ta joie, parce qu'elle est folle; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte.

figaro.

Ou plutôt n'en parlons jamais; il a failli me coûter Suzanne.

suzanne.

Tu ne veux donc plus qu'il ait lieu?

figaro.

Si vous m'aimez, Suzon; votre parole d'honneur sur ce point: qu'il s'y morfonde; et c'est sa punition.

suzanne.

Il m'en a plus coûté de l'accorder, que je n'ai de peine à le rompre: il n'en sera plus question.

figaro.

Ta bonne vérité?

suzanne.

Je ne suis pas comme vous autres savans; moi, je n'en ai qu'une.

figaro.

Et tu m'aimeras un peu?

suzanne.

Beaucoup.

figaro.

Ce n'est guère.

suzanne.

Et comment?

figaro.

En fait d'amour, vois-tu, trop n'est pas même assez.

suzanne.

Je n'entends pas toutes ces finesses; mais je n'aimerai que mon mari.

figaro.

Tiens parole, et tu feras une belle exception à l'usage. (il veut l'embrasser.)

 

SCÈNE II.

FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE.

 

la comtesse.

Ah! j'avais raison de le dire; en quelque endroit qu'ils soient, croyez qu'ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c'est voler l'avenir, le mariage et vous-même, que d'usurper un tête à tête. On vous attend, on s'impatiente.

figaro.

Il est vrai, Madame, je m'oublie. Je vais leur montrer mon excuse.

(Il veut emmener Suzanne.)

la comtesse la retient.

Elle vous suit.

 

SCÈNE III.

SUZANNE, LA COMTESSE.

 

la comtesse.

As-tu ce qu'il nous faut pour troquer de vêtement?

suzanne.

Il ne faut rien, Madame; le rendez-vous ne tiendra pas.

la comtesse.

Ah! vous changez d'avis?

suzanne.

C'est Figaro.

la comtesse.

Vous me trompez.

suzanne.

Bonté divine!

la comtesse.

Figaro n'est pas homme à laisser échapper une dot.

suzanne.

Madame! eh! que croyez-vous donc?

la comtesse.

Qu'enfin, d'accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m'avoir confié ses projets. Je vous sais par coeur. Laissez-moi. (elle veut sortir.)

suzanne se jette à genoux.

Au nom du Ciel espoir de tous! vous ne savez pas, Madame, le mal que vous faites à Suzanne! après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez!...

la comtesse la relève.

Hé mais... je ne sais ce que je dis! en me cédant ta place au jardin, tu n'y vas pas, mon coeur; tu tiens parole à ton mari; tu m'aides à ramener le mien.

suzanne.

Comme vous m'avez affligée!

la comtesse.

C'est que je ne suis qu'une étourdie. (elle la baise au front) Où est ton rendez-vous?

suzanne lui baise la main.

Le mot de jardin m'a seul frappée.

la comtesse, montrant la table.

Prends cette plume, et fixons un endroit.

suzanne.

Lui écrire!

la comtesse.

Il le faut.

suzanne.

Madame! au moins, c'est vous...

la comtesse.

Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s'assied; la Comtesse dicte.)

Chanson nouvelle, sur l'air:... Qu'il fera beau ce soir sous les grands maronniers!... Qu'il fera beau ce soir...

suzanne écrit.

Sous les grands maronniers!... après?

la comtesse.

Crains-tu qu'il ne t'entende pas?

suzanne relit.

C'est juste. (elle plie le billet) Avec quoi cacheter?

la comtesse.

Une épingle, dépêche; elle servira de réponse. Écris sur le revers: renvoyez-moi le cachet.

suzanne écrit en riant.

Ah!... le cachet... celui-ci, Madame, est plus gai que celui du brevet.

la comtesse, avec un souvenir douloureux.

Ah!

suzanne cherche sur elle.

Je n'ai pas d'épingle à présent!

la comtesse détache sa lévite.

Prends celle-ci. (le ruban du Page tombe de son sein à terre) Ah! mon ruban!

suzanne le ramasse.

C'est celui du petit voleur! vous avez eu la cruauté!...

la comtesse.

Fallait-il le laisser à son bras? c'eût été joli! donnez donc.

suzanne.

Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme.

la comtesse le reprend.

Excellent pour Fanchette... le premier bouquet qu'elle m'apportera.

 

SCÈNE IV.

UNE JEUNE BERGÈRE, CHÉRUBIN en fille; FANCHETTE, et beaucoup de jeunes filles habillées comme elle et tenant des bouquets.

LA COMTESSE, SUZANNE.

 

fanchette.

Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs.

la comtesse serrant vîte son ruban.

Elles sont charmantes: je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes. (montrant Chérubin) Quelle est cette aimable enfant qui a l'air si modeste?

une bergère.

C'est une cousine à moi, Madame, qui n'est ici que pour la noce.

la comtesse.

Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, fesons honneur à l'étrangère. (elle prend le bouquet de Chérubin, et le baise au front) Elle en rougit! (à Suzanne) Ne trouves-tu pas, Suzon... qu'elle ressemble à quelqu'un?

suzanne.

À s'y méprendre, en vérité.

chérubin, à part, les mains sur son coeur.

Ah! ce baiser-là m'a été bien loin!

 

SCÈNE V.

LES JEUNES FILLES, CHÉRUBIN au milieu d'elles, FANCHETTE, ANTONIO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE.

 

antonio.

Moi je vous dis, Monseigneur, qu'il y est; elles l'ont habillé chez ma fille; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d'ordonnance que j'ai retiré du paquet. (il s'avance, et regardant toutes les filles il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette; il lui met sur la tête le chapeau d'ordonnance, et dit:) Eh! parguenne, v'là notre officier.

la comtesse recule.

Ah! Ciel!

suzanne.

Ce friponneau!

antonio.

Quand je disais là-haut que c'était lui!...

le comte, en colère.

Hé bien, Madame!

la comtesse.

Hé bien, Monsieur! vous me voyez plus surprise que vous, et, pour le moins, aussi fâchée.

le comte.

Oui; mais tantôt, ce matin?

la comtesse.

Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfans viennent d'achever; vous nous avez surprises l'habillant; votre premier mouvement est si vif! il s'est sauvé, je me suis troublée; l'effroi général a fait le reste.

le comte, avec dépit, à Chérubin.

Pourquoi n'êtes-vous pas parti?

chérubin ôtant son chapeau brusquement.

Monseigneur...

le comte.

Je punirai ta désobéissance.

fanchette étourdiment.

Ah! Monseigneur, entendez-moi. Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras.

le comte, rougissant.

Moi! j'ai dit cela?

fanchette.

Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie.

le comte, à part.

Être ensorcelé par un page!

la comtesse.

Hé bien! Monsieur, à votre tour; l'aveu de cette enfant, aussi naïf que le mien, atteste enfin deux vérités: que c'est toujours sans le vouloir, si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout, pour augmenter et justifier les miennes.

antonio.

Vous aussi, Monseigneur? Dame! je vous la redresserai comme seule sa mère, qui est morte... Ce n'est pas pour la conséquence; mais c'est que Madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes...

le comte déconcerté, à part.

Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre, moi!

 

SCÈNE VI.

LES JEUNES FILLES, CHÉRUBIN, ANTONIO, FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE.

 

figaro.

Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête ni la danse.

le comte.

Vous, danser! vous n'y pensez pas. Après votre chûte de ce matin, qui vous a foulé le pied droit!

figaro, remuant la jambe.

Je souffre encore un peu; ce n'est rien. (aux jeunes filles) Allons, mes belles, allons.

le comte le retourne.

Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux!

figaro.

Très-heureux, sans doute; autrement...

antonio le retourne.

Puis il s'est pelotonné en tombant jusqu'en bas.

figaro.

Un plus adroit, n'est-ce pas, serait resté en l'air! (aux jeunes filles) Venez-vous, Mesdemoiselles?

antonio le retourne.

Et pendant ce temps le petit Page galopait sur son cheval à Séville?

figaro.

Galopait, ou marchait au pas...

le comte le retourne.

Et vous aviez son brevet dans la poche?

figaro un peu étonné.

Assurément; mais quelle enquête? (aux jeunes filles) Allons donc, jeunes filles!

antonio, attirant Chérubin par le bras.

En voici une qui prétend que mon neveu futur n'est qu'un menteur.

figaro surpris.

Chérubin!... (à part) peste du petit fat!

antonio.

Y es-tu maintenant?

figaro, cherchant.

J'y suis... j'y suis... Hé! qu'est-ce qu'il chante?

le comte sèchement.

Il ne chante pas; il dit que c'est lui qui a sauté sur les giroflées.

figaro, rêvant.

Ah! s'il le dit.... cela se peut; je ne dispute pas de ce que j'ignore.

le comte.

Ainsi vous et lui?...

figaro.

Pourquoi non? la rage de sauter peut gagner: voyez les moutons de Panurge; et quand vous êtes en colère, il n'y a personne qui n'aime mieux risquer....

le comte.

Comment, deux à la fois!...

figaro.

On aurait sauté deux douzaines; et qu'est-ce que cela fait, Monseigneur, dès qu'il n'y a personne de blessé? (aux jeunes filles) Ah ça, voulez-vous venir, ou non?

le comte outré.

Jouons-nous une comédie? (on entend un prélude de fanfare.)

figaro.

Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras. (Tous s'enfuient, Chérubin reste seul la tête baissée.)

 

SCÈNE VII.

CHÉRUBIN, LE COMTE, LA COMTESSE.

 

le comte, regardant aller Figaro.

En voit-on de plus audacieux? (au Page) Pour vous, monsieur le sournois, qui faites le honteux, allez vous rhabiller bien vîte; et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée.

la comtesse.

Il va bien s'ennuyer.

chérubin étourdiment.

M'ennuyer! j'emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison.

(Il met son chapeau et s'enfuit.)

 

SCÈNE VIII.

LE COMTE, LA COMTESSE.

(La Comtesse s'évente fortement, sans parler.)

 

le comte.

Qu'a-t-il au front de si heureux?

la comtesse, avec embarras.

Son... premier chapeau d'officier, sans doute; aux enfans tout sert de hochet.

(Elle veut sortir.)

le comte.

Vous ne nous restez pas, Comtesse?

la comtesse.

Vous savez que je ne me porte pas bien.

le comte.

Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère.

la comtesse.

Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir.

le comte, à part.

La noce! il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.

(Le Comte et la Comtesse s'asseyent vers un des côtés de la galerie.)

 

SCÈNE IX.

LE COMTE, LA COMTESSE, assis; l'on joue les folies d'Espagne d'un mouvement de marche. (Symphonie notée.)

 

MARCHE.

les gardes-chasse, fusil sur l'épaule.

l'alguazil, les prud'hommes, brid'oison.

les paysans et paysannes, en habits de fête.

deux jeunes filles portant la toque virginale, à plumes blanches.

deux autres, le voile blanc.

deux autres, les gants et le bouquet de côté.

antonio donne la main à suzanne, comme étant celui qui la marie à figaro.

d'autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour marceline.

figaro donne la main à marceline, comme celui qui doit la remettre au docteur, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustemens destinés à suzanne et à marceline.

les paysans et paysannes s'étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du sallon, on danse une reprise du fendango (air noté) avec des castagnettes; puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle antonio conduit suzanne au comte; elle se met à genoux devant lui.

Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne
le bouquet, deux jeunes filles chantent le
duo suivant.