I
METTRE LE FEU AUX BIOGRAPHES
« La vérité biographique est inaccessible.
Si on y avait accès, on ne pourrait pas en faire état. »
Freud, lettre à
Martha Bernays, 18 mai 1896.
« La psychanalyse est devenue le contenu de
ma vie. »
Freud, Autoprésentation (XVII. 119).
Méfions-nous des philosophes qui organisent leur
postérité, se gardent des biographes, redoutent leurs recherches,
les prévoient, les suscitent, envoient leurs affidés au front pour
construire un début de narration hagiographique, détruisent leur
correspondance, effacent les traces, brûlent des papiers, écrivent
de leur vivant une légende en pensant qu’elle contentera les
curieux, entretiennent autour d’eux une garde rapprochée faite de
disciples utiles pour éditer, imprimer et diffuser les images
pieuses dessinées avec application, rédigent une autobiographie en
sachant très bien que le rond de lumière projeté ici par leurs
soins dispense d’aller voir là-bas dans l’ombre où leur nœud de
vipères existentiel bruit dans un quasi-silence.
Freud fait partie de cette engeance qui veut les
avantages de la célébrité sans ses inconvénients : il aspire
ardemment à ce qu’on parle de lui, mais en bien, et dans les termes
choisis par lui-même. La grande passion de l’inventeur de la
psychanalyse ? Consacrer toute son existence à donner raison à
sa mère aux yeux de qui il incarnait la huitième merveille du
monde. La réalité, rarement prosaïque, ennuie les auteurs de
légendes, ils préfèrent une narration mirifique dans laquelle
triomphent l’imaginaire, le souhait et le rêve. Plutôt une jolie
histoire fausse qu’une pitoyable histoire vraie. Le faussaire
enjolive, repeint, arrange les choses, supprime le triomphe des
passions tristes actives dans son existence : l’envie, la
jalousie, la méchanceté, l’ambition, la haine, la cruauté,
l’orgueil.
L’auteur de Ma vie et la
psychanalyse n’a jamais souhaité qu’on puisse expliquer son
œuvre par sa vie, sa pensée par son autobiographie, ses concepts
par son existence. Victime en cela, comme la plupart des
philosophes, du préjugé idéaliste en vertu duquel les idées tombent
du ciel, descendent d’un empyrée intelligible à la manière d’une
langue de feu qui distingue l’esprit choisi pour l’illuminer de sa
grâce, Freud veut absolument qu’on souscrive à sa narration :
en homme de science qu’il prétend être, sans corps ni passions, il
aurait, tel un mystique de la raison pure, découvert la pépite
cachée dans ce qu’il suffisait d’observer – un jeu d’enfant
pourvu qu’on ait le génie…
Or, comme tout le monde, bien sûr, Freud s’est
constitué avec des lectures, des échanges, des rencontres, des amis
– souvent transformés en ennemis au bout d’un certain temps ;
il a suivi des cours à l’université ; il a travaillé dans des
laboratoires sous la responsabilité de patrons ; il a beaucoup
lu, peu cité, rarement pratiqué l’hommage, souvent préféré le
dénigrement ; il a écrit ceci, son contraire, autre chose
encore ; il a croisé des femmes, en a épousé une, a
discrètement caché une relation incestueuse avec l’autre, eu des
enfants, fondé une famille, évidemment…
En 1885, quelques jours avant ses vingt-neuf ans,
Freud écrit à Martha Bernays, sa promise, une étrange lettre dans
laquelle il confesse sa jubilation après avoir détruit les traces
de quatorze années de travail, de réflexion et de méditation ;
il a brûlé ses journaux, ses notes, ses correspondances, tous les
papiers sur lesquels il avait noté ses commentaires
scientifiques ; il a mis le feu aux manuscrits de ses travaux
pourtant encore rares ; il ne reste plus rien, il
exulte…
Cet holocauste miniature efface pour la postérité,
donc pour l’éternité, les preuves de la nature humaine, très
humaine, probablement trop humaine à ses yeux, d’un personnage
ayant décidé depuis ses plus jeunes années qu’il étonnerait le
monde avec des découvertes susceptibles de bouleverser l’humanité.
Quoi ? Il l’ignore encore mais ne doute pas qu’il sera cet
homme : ce feu sacré l’habite et éclaire son chemin. En
attendant, le futur grand homme, il l’écrit explicitement, imagine
la tête faite par ses biographes (il n’écrit pas son, mais ses, sans
douter de leur nombre bien qu’il ne soit encore rien…) lorsqu’ils
découvriront ce forfait qui, pour l’heure, le met en
joie !
Pour l’instant, cet homme riant du bon tour joué à
ses futurs biographes n’a pas
grand-chose à proposer de mémorable : sa naissance le 6 mai
1856 à Freiberg de Jakob Freud, négociant en laine, et
d’Amalia ; la judéité de ses deux parents ; son prénom
d’alors, Sigismund ; sa circoncision ; son enfance
banale ; ses études ordinaires au lycée ; ses années de
médecine pendant lesquelles il prend son temps sans trop savoir
vers quelle spécialité s’orienter ; ses recherches sur la
sexualité des anguilles ; une publication sur le système
nerveux central d’une larve de lamproie ; son service
militaire ; la traduction de quelques textes de Stuart
Mill ; la rencontre avec sa fiancée ; les péripéties de
ses recherches infructueuses sur la cocaïne et, surtout, les
extravagantes affirmations prétendument scientifiques publiées sur
cette drogue qu’il consommera pendant une dizaine d’années ;
le traitement de ses patients par électrothérapie. Rien de très
notable pour des biographies… Freud a
donc vingt-huit ans et, à part obtenir dans les meilleurs délais
une réputation mondiale sans trop savoir par quels moyens, son
souci majeur consiste à vite et bien gagner sa vie afin d’épouser
sa promise pour s’installer dans un quartier chic de Vienne et
fonder une grande et belle famille. Voilà la matière de l’autodafé
et le mauvais coup qu’il croit porter aux biographes à venir…
L’épisode de la cocaïne pourrait expliquer
partiellement ce geste. Obsédé par la célébrité à laquelle il
aspire, il a saisi au bond l’opportunité d’un travail sur cette
drogue. Il va vite, expérimente sur un seul cas, un ami, prétend
pouvoir guérir sa morphinomanie par la cocaïne, échoue, le
transforme en cocaïnomane, constate que les effets produits ne sont
pas ceux qu’il escomptait, affirme malgré tout le contraire, rédige
ses conclusions dans l’empressement, les publie dans une revue et
présente cette drogue comme susceptible de résoudre la presque
totalité des problèmes de l’humanité. Pour l’instant, elle soigne
son angoisse, décuple ses facultés intellectuelles et sexuelles,
l’apaise. Sa méthode se trouve ici concentrée : extrapoler à
partir de son cas particulier une doctrine à prétention
universelle. Disons-le d’une formule plus triviale :
prendre son cas pour une
généralité.
La lecture de la correspondance avec Fliess, une
archive majeure longtemps cachée, d’abord publiée sous forme de
morceaux choisis avec mise sous le boisseau de positions théoriques
extravagantes, montre un Freud aux antipodes de la carte postale
qui le présente comme un savant procédant de façon expérimentale,
traçant droit son sillon vers les découvertes qu’il ne peut pas ne
pas effectuer, puisqu’il porte en lui le tropisme du savant destiné
aux grandes choses.
On y découvre un Freud tâtonnant, hésitant,
affirmant une chose, puis son contraire, une fois emballé par sa
découverte d’une psychologie scientifique, une autre fois brûlant
cette trouvaille hier géniale et révolutionnaire devenue le
lendemain de son aveu même une dissertation sans intérêt. On y voit
un Freud somatisant, du furoncle au scrotum aux migraines
récurrentes, de la myocardite au tabagisme forcené, de ses
défaillances sexuelles à ses dérangements intestinaux, de la
névrose à la maussaderie, de l’alcool mal supporté à la cocaïne à
laquelle il s’accoutume, de sa phobie des trains à son angoisse de
manquer de nourriture, de sa peur de mourir à ses nombreuses
superstitions maladives.
On y constate enfin l’obsession de réussir, de
gagner de l’argent, de devenir célèbre qui lui mange l’âme au
quotidien : que faire pour être un scientifique réputé ?
A Fliess il écrit le 12 juin 1900 : « Crois-tu vraiment
qu’un jour, sur cette maison, on lira sur une plaque de marbre
qu’ici, le 24 juillet 1895, le système du rêve fut révélé au
Dr Freud ? » Voilà donc une double
information : le fantasme de célébrité qui le tenaille et
l’idée que ses théories procéderaient d’une révélation et non de lectures, de travaux, de
réflexions, de croisements avec des hypothèses d’autres chercheurs,
d’assimilation critique de la littérature sur le sujet, de
déductions, de constats cliniques, d’accumulations de patientes
expérimentations…
Voilà donc l’impératif méthodologique, on comprend
qu’il motive ce premier autodafé de 1885 : effacer tout ce qui
montre la production historique de l’œuvre, supprimer toute
possibilité d’une généalogie immanente de la discipline, interdire
autre chose que la version voulue et imposée par Freud : non
pas un devenir historique, mais une épiphanie légendaire. Comme
souvent en pareil cas, la fable commence avec une naissance
miraculeuse. La psychanalyse ? Elle sort de la cuisse d’un
Jupiter nommé Sigmund Freud, tout armée, casquée et rutilante,
scintillante dans un soleil viennois fin-de-siècle.
Ce désir de ne pas voir les biographes travailler
sur les coulisses de son aventure le conduit à théoriser
l’impossibilité de toute biographie. Après avoir ri dans la lettre
à sa fiancée de l’embarras dans lequel il met ces biographes encore
à naître, il développe un plaidoyer pro
domo : « On ne peut devenir biographe sans se
compromettre avec le mensonge, la dissimulation, l’hypocrisie, la
flatterie, sans compter l’obligation de masquer sa propre
incompréhension. La vérité biographique est inaccessible. Si on y
avait accès, on ne pourrait pas en faire état » (18 mai
1896). Voilà donc la chose dite : la biographie est une tâche
impossible en soi, dès lors, et pour ce faire, rendons-la
impossible dans les faits ! Et puis cette ambiguïté : la
tâche est impossible, mais le serait-elle qu’on ne pourrait en
faire état. Pour quelles raisons ? Est-ce que, quand il s’agit
du Président Wilson, Freud s’interdit l’aventure de la
biographie ?
Que le biographe entretienne avec son sujet un
rapport singulier, d’identification souvent ; que le propre
d’une vie soit d’avoir été complexe, enchevêtrée ; que
d’aucuns fassent en effet un usage abondant de la dissimulation, du
brouillage de pistes ; que certains, de leur vivant, écrivent
la légende dans le dessein de troubler leur histoire ; que les
témoignages des survivants se tis sent de songes et de rêves, de
souhaits et de souvenirs altérés ; que l’envie et la jalousie
habitent jusqu’aux plus fidèles des amis appelés à témoigner un jour ; que les
textes autobiographiques agissent souvent comme des leurres utiles
pour détourner l’attention sur l’accessoire afin de maintenir
l’essentiel loin des regards ; que l’entreprise soit
difficile, presque toujours approximative, nul n’en doute. Mais la
difficulté de la tâche n’interdit pas l’initiative. Freud plus
qu’un autre, qui invitait à psychanalyser les philosophes, aurait
mauvaise grâce à prescrire pour autrui une posologie qu’il se
refuserait ! Même s’il ne serait pas le premier… Freud, le
freudisme et la psychanalyse ne relèvent pas de l’épiphanie
légendaire, l’entreprise biographique peut et doit le
montrer.
Que Freud ait, à dessein, emmêlé l’écheveau,
délibérément brouillé les pistes, sciemment effacé les traces,
théorisé l’impossibilité de la chose, falsifié les résultats de ses
découvertes et la plupart du temps pratiqué la licence littéraire
en se cachant derrière le prétexte scientifique, détruit les
correspondances, cherché à racheter les plus dangereuses qui
mettaient en péril le scintillement de sa légende, voilà qui, bien
au contraire, rend la tâche intéressante : la biographie
intellectuelle de Freud se confond avec la biographie
intellectuelle du freudisme qui recouvre évidemment la biographie
intellectuelle de la psychanalyse.
La lettre de Freud à sa fiancée parle de
mensonges, de dissimulation et d’hypocrisie. Elle semble un aveu à
peine masqué de ce qui le travaille, lui, Sigmund Freud. Car, de
fait, les légendes imposées par les hagiographes, Ernest Jones le
premier avec sa somme de mille cinq cents pages intitulée
La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud,
rendent la biographie impossible tant les choses ont été faites par
le docteur viennois pour imposer ses légendes, ses fables, ses
narrations littéraires, ses mythes et ses chimères. Cette
biographie a servi de matrice à nombre d’autres qui, toutes,
dupliquent à l’envi les cartes postales du présentoir
freudien.
Je tiendrai à égale distance les hagiographies et
les pathographies, les premières se proposant d’arroser la plante
sublime, les secondes d’arracher la végétation vénéneuse. Je
souhaite montrer, par-delà les cartes postales, que la psychanalyse est le rêve le plus élaboré de
Freud – un rêve donc, une affabulation, un fantasme,
une construction littéraire, un produit artistique, une
construction poétique au sens étymologique. Je propose également de
montrer les assises éminemment biographiques, subjectives,
individuelles du freudisme malgré ses prétentions à l’universel, à
l’objectivité et à la scientificité. Je ne m’installe pas sur le
terrain de la morale moralisatrice en jugeant que le mensonge
freudien (avéré) conduit tout droit à la nécessité d’un autodafé de
Freud, de ses œuvres, de son travail et de ses
disciples !
Sur le principe de Spinoza, ni rire ni pleurer, mais comprendre, je m’installe
dans la perspective nietzschéenne, par-delà bien et mal. Je propose
la déconstruction d’une entreprise comme on déconstruirait une
sonate d’Anton Webern, une peinture de Kokoschka ou une pièce de
théâtre de Karl Kraus. Freud n’est pas un homme de science, il n’a
rien produit qui relève de l’universel, sa doctrine est une
création existentielle fabriquée sur mesure pour vivre avec ses
fantasmes, ses obsessions, son monde intérieur, tourmenté et ravagé
par l’inceste. Freud est un philosophe, ce qui n’est pas rien, mais
ce jugement, il le récusait avec la violence de ceux qui, par leur
colère, posent le doigt au bon endroit : le lieu de la douleur
existentielle.