Poudrière
Un règlement de compte à
l'ancienne d'Olivier BKZ
Nous les avons repérés dès que nous sommes
arrivés à la hauteur du bar, du trottoir d'en face, et je n'ai pu
m'empêcher de lâcher un traînant « et
meeeerde ! ».
Ce juron ne veut peut-être rien dire pour vous,
mais pour moi ça voulait dire beaucoup, et pas du tout que j'étais
libre ; justement, c'était tout le contraire ! Ça
signifiait qu'une destinée violente m'attendait, et que je ne
pourrais rien faire pour l'éviter.
À travers la vitre du troquet, notre troquet,
nous reconnaissions trois types appartenant à une bande que nous
avions toujours consciencieusement évitée. De leur côté et jusqu'à
ce jour, cela avait été réciproque. Même les quelques échauffourées
entre individus isolés les soirs de grandes bières n'avaient jamais
provoqué de guerre ouverte et frontale. Trop à perdre et rien à
gagner, pour personne.
Faut croire que la nature de l'Homme n'aime pas
la paix, profondément, car leur présence ici, dans notre bar,
signifiait qu'un seuil risquait d'être franchi aujourd'hui... Un
pas en direction de l'ultra-violence.
Le bar était fréquenté par eux il y a longtemps,
et puis un jour, sans que l'on sache trop pourquoi, le proprio
avait changé. Un vieux type avait repris l'affaire, ils avaient
déserté l'endroit, alors nous nous étions tous pointés et
installés. Le nouveau patron était plutôt sympa, nous ne foutions
pas la merde (enfin rarement), nous pouvions jouer gratuitement au
billard ou au baby-foot et en échange, nous laissions le vieux
reluquer nos femelles, lancer ses réflexions salaces, voire laisser
traîner ses mains, de temps en temps.
Une pensée marrante me traversa alors que nous
traversions la rue.
« Pourquoi tu rigoles ? me demanda
Rage.
— La situation me fait penser aux Juifs et aux
Arabes qui se foutent sur la gueule. J'veux dire, ils étaient là y
a longtemps, ils se sont barrés du bar, nous nous sommes pointés et
ils reviennent... J'pense que ça peut faire de nous de foutus
Palestiniens ! »
Rage n'a pas trop capté la vanne, mais C., lui,
m'a lancé un regard noir.
« Si tu traites ces mecs de Juifs, je te jure
que c'est moi qui t'égorge ! »
C. savait bien que je n'étais pas du genre à
foutre la merde, mais il savait aussi que j'adorais rigoler, tout
le temps, et surtout lorsque la situation n'était pas... très
adaptée...
Nous sommes entrés dans le bar, et comme dans
ces vieux westerns, le temps s'est arrêté.
Ils étaient trois. Tout en crânes rasés,
Rangers, marcels blancs et swastikas tatoués.
Deux autour du billard, un dans une banquette à
côté de nos copines, et y avait juste un gars à nous, tout gris,
accoudé au comptoir, mais lui ne comptait pas, car de l'avis de
tous, il s'agissait d'un foutu connard.
Nous sommes restés quelques secondes debout à
l'entrée du bar et puis nous avons rejoint le comptoir. D'habitude
nous nous affalions direct en criant. Le type assis sur la
banquette s'est levé et s'est dirigé vers ses potes au billard, qui
avaient arrêté de jouer. Tout cela faisait déjà partie de la grande
comedia dell'arte, y avait rien de naturel, l'équivalent des
reportages animaliers quand des conneries de bestioles font tout un
tas de simagrées, comme grogner, tourner-autour ou danser...
Le vieux nous a jeté un drôle de regard qui
voulait dire « pitié, j'ai pas l'argent pour refaire ce
bar ».
Je me suis retourné vers la salle, et c'est là
que j’ai aperçu leur quatrième copain, celui que nous n'avions pas
encore remarqué. Il s'agissait d'un chien, un putain de
bull, pile la race qui m’insupportait encore plus que les
terriers (car si les chiens terriers sont des cons – fait
indiscutable –, les bulls, eux, sont tout aussi abrutis,
mais un million de fois plus dangereux !).
Comme un ancien général d'armée aux jumelles, je
prenais la mesure des forces en présence, et je me sentis mal, la
situation n'était pas à notre avantage !
Un des types de chez eux pouvait être qualifié
de gros compte double. Vraiment énorme, tout en muscles et en gras,
il portait un tatouage dans le cou qui annonçait bien la couleur,
plus une gueule patibulaire à mâcher des pierres au petit déjeuner.
On avait là un sérieux client.
Pour le contrer, notre carte était Rage, fou
compte triple, ancien para, je l'avais déjà vu mettre une rouste à
trois types un jour ! Ceux qui restaient, C. et moi inclus,
semblaient être du modèle courant.
Seulement voilà, abstraction faite de tout ce
qui pouvait servir d'armes dans cette pièce, et y en avait un
paquet (lourd cendrier, bouteille transformable en tesson,
extincteur ou queue de billard...), abstraction faite de tout ce
que ces mecs pouvaient trimballer sur eux (couteau, poing
américain, bombe lacrymogène), il y avait ce chien, sans muselière
ni laisse, qui dodelinait nonchalant au milieu du bar.
Un des types ouvrit la bouche et demanda
narquois :
« Alors, comment ça va les
gars ? »
C. lui répondit par un laconique :
« tranquille... » .
Les ambassadeurs étaient désignés,
implicitement.
C. continua :
« Vous êtes souvent vers l'est de la ville,
non ? J'vous ai déjà vus là-bas... ».
Moi pendant ce temps, j'amadouais le chien,
accroupi je lui tendais la paume de la main. Il rappliqua
doucement, la truffe en action, à la recherche d'un peu de bouffe
que je lui donnerais, parce que c'était une femelle...
« Ouais ouais... On est à l'est, ici, et
là-bas... Et vous, vous êtes où les mecs ? Genre à l'ouest,
non ? »
Je me suis un peu crispé, j'ai jeté un regard en
l'air, et puis je suis revenu à ce qui m'occupait, le grattage du
poitrail du chien.
C. ne releva pas pendant que je parlais tout
seul au clébard, des trucs du genre : « Oh, c'est une bonne
fille ça, oui-da ! Une grosse fifille musclée avec une grosse
lanlangue ! Une good girl, ça oui ! »
C. demanda: « Et alors, ça se passe bien
votre partie de billard ? »
Le type répondit d'un ton agressif « Ouais
ouais... Qu'est-ce que ça peut te foutre ? », et c'est là
que j’ai compris que quoi que nous fassions, c'était cuit pour
nous.
Si nous n'affrontions pas ces types, nous
perdions tout respect. Ils se mettraient à nous chasser à l'avenir,
à travers la ville, dès que l'un de nous aurait la malchance de les
croiser seul. Si nous leur mettions une branlée, nous resterions
ensuite dans ce bar. Une adresse fixe où eux et leurs potes
pouvaient revenir, histoire de faire une descente tout en
vengeance, en bon surnombre et bien équipés. Si nous nous prenions
une branlée, à la limite... Notre honneur resterait sauf, nous
aurions encore le respect, mais bien sûr, une défaite n'était pas
envisageable !
J'imagine que les pékins moyens ne saisissent
pas toutes les subtilités de ce genre d'affrontements lorsqu'ils
lisent les articles parlant de grandes rixes dans leurs journaux.
Ces questions sont beaucoup plus complexes qu'il n'y paraît,
concernent des aspects territoriaux ou politiques, et comme dans
les vraies guerres, la violence arrivait lorsque toute tentative de
diplomatie échouait.
C'était exactement ce qu'il se passait.
Les choses ont dégénéré très vite.
C. répondit : « Ça me fout que j'ai
bien envie de jouer aussi avec mes potes, alors je voudrais bien
savoir si vous en avez pour longtemps. Il me semble qu'il y a
d'autres billards dans cette ville.
— On en a pour très longtemps... dit le type, et
si y a d'autres billards dans cette ville je vous conseille d'y
aller, les pédales ! »
C. arrêta là les beaux discours et fonça sur
eux, avec Rage.
Leur gros compte double brandit une queue en
hurlant.
Moi, j'avais déjà sorti discrètement le cran
d'arrêt de ma poche, et j'enfonçais d'un geste rapide sa lame dans
le cou du chien.
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