Section 3
Quelquefois, une chose qui se trouve en face de soi est si vaste qu’on ne sait pas quelle est la meilleure façon de l’appréhender : vaut-il mieux commencer par la percevoir comme un tout plutôt vague et y mettre petit à petit les différents éléments qui la composent, ou bien faut-il partir de rien et mettre en place les éléments un à un jusqu’à ce que quelque chose, tout d’un coup, vous permette de mettre un nom dessus ? Je n’avais encore mis en place que quelques éléments, et déjà ma voix intérieure me disait : « Ton frère ne croira jamais que ça n’est pas toi qui as manigancé ça ».
« Ça va, mes cocos ? », a-t-elle dit. « Je vous ai amené Jules pour qu’il vienne pêcher avec vous. »
Elle appelait toujours Neal Jules. Elle avait couché avec tellement de types qu’elle n’arrivait pas à retenir leurs noms. A part Black Jack, Tire-à-l’Arc et ses deux champions de rodéo, elle avait fini par les appeler tous Jules, sauf moi, qu’elle n’appelait pas. Elle me reconnaissait, mais elle ne se rappelait jamais qu’on se connaissait.
« Jules n’a plus de fric », a-t-elle dit. « Il a besoin que vous l’aidiez. »
« Vas-y, aide-le », m’a dit Paul.
« Il a besoin de combien ? », ai-je demandé.
« C’est pas votre fric qu’on veut », a-t-elle dit. « On veut aller pêcher avec vous. »
Elle buvait du whisky rose dans un gobelet en carton rose.
Je suis allé jusqu’à la voiture, côté chauffeur, et j’ai demandé, en m’adressant à la vitre avant gauche : « Tu veux aller pêcher ? »
De toute évidence, il avait appris par cœur sa réponse, pour le cas où il n’entendrait pas la question. Il a dit : « J’aimerais aller pêcher avec toi et avec Paul ».
« Il fait trop chaud pour aller pêcher à cette heure-ci », ai-je dit. La poussière soulevée par la voiture était encore visible entre les arbres.
« J’aimerais aller pêcher avec toi et avec Paul », a-t-il répété.
« Allons-y », a dit Paul.
« Prenons une seule voiture et je conduirai », ai-je dit.
« Je vais conduire », a dit Paul, et j’ai dit : « O.K. »
Peau-de-Chien et Neal, ça ne leur disait rien, l’idée de venir avec nous dans notre voiture. En un sens, ils auraient préféré être seuls, mais en même temps ils avaient peur d’être seuls, ou ils en avaient assez. Ils voulaient qu’on soit dans les parages, mais pas dans la même voiture, avec nous devant et eux derrière. Paul et moi, on n’a pas discuté. Lui s’est mis au volant, et moi je me suis assis à côté de lui. On les a entendus grommeler en aparté, et elle a fini par transporter leurs affaires sur notre banquette arrière – d’abord la grenadine, puis la boîte en fer rouge des cafés Hills Brothers.
C’est seulement à ce moment-là que je me suis aperçu qu’ils n’avaient pas de canne à pêche. Ç’aurait été n’importe qui d’autre que Paul, je lui aurais dit d’attendre une minute le temps d’aller voir s’ils n’avaient pas laissé les cannes dans leur voiture, mais pour Paul, le monde de la pitié ne s’étendait pas aux pêcheurs qui oublient leur équipement. Il était parfait avec moi, il avait été prompt à leur offrir son aide, il voulait bien les emmener pêcher à midi en pleine chaleur, à l’heure où tous les poissons sont terrés au fond de la rivière. Mais s’ils n’étaient pas foutus de penser à emmener ce qu’il faut pour pêcher une fois sur place, eh bien c’était tant pis pour eux.
Ils s’étaient tassés l’un contre l’autre et ils ont dormi pendant tout le trajet. J’étais content de ne pas être au volant, ça me permettait de ruminer en paix. Je me demandais par exemple comment il se fait que les femmes soient de telles poires et qu’elles soient toutes prêtes à voler au secours d’un salaud comme lui – et jamais au mien.
Un raidillon, et nous voilà sortis de la zone des pins et de la fraîcheur du chapelet de lacs pour affronter la lumière blanche des plateaux de Blanchard. « Quand on arrivera à l’embranchement avec la route de la Blackfoot, quelle direction veux-tu qu’on prenne ? » m’a demandé Paul. « La route du haut », ai-je dit. « Ils ne pourront jamais pêcher dans le canyon, les courants sont bien trop rapides. Remontons vers la source, avant que la rivière dévale les falaises, il y a des "calmes" épatants. » A l’entrée du plateau, on a donc quitté la grand-route pour rouler en cahotant sur des éboulis de l’ère glaciaire et arriver à un endroit où la rivière se sépare en deux bras et où elle est bordée de pins Ponderosa, ce qui nous a permis de garer la voiture à l’ombre.
Au milieu de la rivière, il y avait un long banc de sable. Si on pouvait l’atteindre à gué, c’était l’endroit rêvé pour pêcher. Des gros poissons des deux côtés, et pas de troncs d’arbres noyés, pas de grosses racines ni de rochers pour vous jouer des tours au moment de les ramener – rien que du sable à fleur d’eau pour les faire glisser en douceur sans même qu’ils se doutent qu’ils ont quitté la rivière, jusqu’au moment où ils suffoquent par manque d’eau.
C’était un plan d’eau où j’avais souvent pêché, mais je suis tout de même allé y jeter un coup d’œil avant de monter ma canne. Je m’en suis approché à pas comptés comme un animal qui a déjà essuyé le feu d’un chasseur. Une fois, je m’étais précipité, canne en main, pour mettre à mal un poisson dès le premier lancer, et j’avais déjà effectué ce premier lancer lorsque, soudain, j’avais vu tout un pan de montagne venir s’écrouler dans la rivière. Je n’avais même pas aperçu l’ours, et lui, à l’évidence, ne m’avait pas vu non plus, jusqu’au moment où il m’a entendu jurer parce que je n’avais pas réagi assez vite à la première touche. Je ne savais même pas ce que l’ours était venu faire – pêcher, nager, ou boire ? Tout ce que je sais, c’est qu’il avait déclenché une avalanche.
Si vous n’avez jamais vu un ours escalader une montagne, vous ne savez pas ce que c’est que l’escalade réduite à sa plus simple expression. Certes, les cerfs sont plus rapides, mais ils ne grimpent pas en ligne droite. Même les élans n’ont pas une telle puissance dans l’arrière-train. Les cerfs et les élans montent en zigzag avec des tournants en épingle à cheveux, et en faisant des arrêts qui leur permettent de reprendre leur souffle. L’ours, lui, quitte la terre comme un éclair qui couvrirait sa fuite en lâchant son tonnerre derrière lui.
Quand je suis revenu à la voiture, Paul avait monté sa canne. « Ils viennent, Neal et sa copine ? » J’ai jeté un coup d’œil à l’arrière de la voiture. Ils étaient encore endormis, sauf que, du seul fait de se sentir regardés, ils ont remué, donc ils ne dormaient peut-être plus. « Neal, réveille-toi et dis-nous ce que tu veux faire », ai-je dit. A contrecœur, il a fait des efforts spasmodiques pour se réveiller. Il a fini par se dégager de Peau-de-Chien qui dormait sur son épaule, et il est sorti tout raide de la voiture, comme un petit vieux. Il a regardé la rivière et il a demandé : « Qu’est-ce que tu dis de ce plan d’eau ? » « Excellent », ai-je répondu. « Et les quatre ou cinq suivants aussi. »
« Est-ce qu’on peut aller à gué jusqu’au banc de sable ? » m’a-t-il demandé, et je lui ai répondu que d’habitude non, mais qu’il avait fait tellement chaud ces temps derniers que le niveau de l’eau avait baissé de cinquante bons centimètres et qu’il ne devrait pas y avoir de problème.
« Alors c’est ce que je vais faire », a dit Neal. « Je vais rester pêcher ici. » De Peau-de-Chien, il n’a pas soufflé mot. Outre qu’il était orfèvre en l’art de faire comme si les femmes n’existaient pas, il savait bien que Paul et moi n’estimions pas que c’était ici sa place, alors il se disait sans doute que, s’il ne parlait pas d’elle, nous ne remarquerions pas sa présence.
Peau-de-Chien s’est réveillée et elle a tendu la bouteille de 3-7-77 à Paul. « Une petite gorgée ? », a-t-elle dit. Paul a fait dévier sa main pour que son invitation soit pour Neal. Comme je l’ai dit, pour toute une série de raisons, parmi lesquelles notre père, nous ne buvions jamais pendant que nous pêchions. Après, oui. En fait, dès que nous avions retiré nos vêtements mouillés et que nous pouvions mettre nos pieds dessus plutôt que sur les aiguilles de pin, l’un de nous deux tendait la main vers la boîte à gants où il y avait toujours une bouteille en réserve.
Si, quand vous entendrez la suite de l’histoire, vous pensez qu’elle est en contradiction avec ce que je viens de dire, il faut que vous sachiez que, dans le Montana, boire de la bière n’est pas ce qu’on entend par « boire ».
Paul a ouvert le coffre de la voiture, il en a sorti huit canettes de bière. Il a dit à Neal : « Quatre pour vous et quatre pour nous. On les plongera dans l’eau deux par deux dans les deux prochains plans d’eau. Ça vous fera oublier la chaleur ». Il lui a expliqué où il allait plonger les canettes et il aurait mieux fait de réfléchir avant de lui expliquer qu’il allait planquer les nôtres dans les deux plans d’eau suivants pour les retrouver sur le chemin du retour.
Que le monde était beau jadis. En tout cas, une rivière du monde, rivière dont j’avais presque le sentiment qu’elle m’appartenait – à moi, à ma famille, et aussi à quelques rares personnes qui ne piquaient pas la bière des autres. On pouvait laisser la bière à rafraîchir dans la rivière et, quand on revenait, elle était si froide qu’elle moussait à peine. C’était de la bière brassée dans la ville la plus proche, pour peu que celle-ci compte dix mille habitants. C’était donc soit de la Kessler brassée à Helena, soit de la Highlander brassée à Missoula que nous mettions à rafraîchir dans la Blackfoot River. Que le monde était merveilleux jadis, à l’époque où l’on pouvait boire de la bière qui ne soit pas automatiquement importée de Milwaukee, de Minneapolis ou de Saint-Louis.
Nous avons calé notre bière avec des pierres pour éviter qu’elle soit emportée par le courant. Puis nous sommes descendus en aval pour nous mettre à un bon intervalle de pêche. Il faisait tellement chaud que même Paul n’avait pas l’air pressé. Soudain il a rompu la léthargie : « Un jour », a-t-il dit, « Neal va ouvrir les yeux sur ce qu’il est vraiment et il ne reviendra pas dans le Montana. Il n’aime pas ce pays ».
La seule chose qui m’ait préparé à cette remarque, c’est que j’avais vu Paul scruter le visage de Neal au moment où il s’était réveillé dans la voiture. J’ai enchaîné : « Je sais en tout cas qu’il n’aime pas pêcher. Ce qu’il aime, c’est raconter aux femmes qu’il aime pêcher. Les femmes sont contentes et lui aussi. Et les poissons aussi », ai-je ajouté. « Tout le monde y trouve son compte. »
Il faisait si chaud que nous nous sommes arrêtés pour nous asseoir sur un tronc d’arbre. Quand nous nous taisions, on entendait les aiguilles de pin tomber comme des feuilles mortes. Soudain, on ne les a plus entendues. « Je devrais quitter le Montana », a dit Paul, « aller sur la côte ouest ».
J’y avais pensé moi-même, mais je lui ai demandé : « Pourquoi ? » « Tout ce que je fais ici », a-t-il dit, « c’est les comptes rendus d’événements sportifs, les petites annonces et les chiens écrasés. Je n’ai rien à foutre. Et ici, je n’aurai jamais rien à foutre ».
« Sauf aller à la pêche et à la chasse », ai-je dit.
« Et m’attirer des pépins », a-t-il dit.
Je lui ai redit ce que je lui avais déjà dit : « Je t’ai déjà dit que je pourrais sans doute t’aider, si tu veux travailler pour un grand journal. Là, tu pourrais faire des choses qui t’intéressent, des articles de fond, et peut-être un jour avoir ta chronique à toi ».
Il faisait tellement chaud que les mirages de chaleur, à la surface de l’eau, se fondaient les uns dans les autres. On pouvait se demander si les paroles qui venaient d’être prononcées n’étaient pas, qui sait, des oracles. « Bon dieu, quelle chaleur ! » a dit Paul. « Allons-y, la rivière va nous rafraîchir. »
Il s’est levé, il a ramassé sa canne qui, tout entourée de ses fils de soie, magnifique, miroitait comme l’air alentour. « Je ne quitterai jamais le Montana », a-t-il dit. « Allons pêcher. »
Au moment où nous nous séparions, il a encore dit : « Les pépins, je m’en fous ». La boucle était bouclée, et il faisait tellement chaud que la pêche ne pouvait être que désastreuse.
Et elle le fut. Au milieu d’une vague de chaleur, en plein midi, la mort vient frapper l’eau courante. Vous avez beau lancer et relancer la ligne, rien ne monte à la surface. On ne voit même pas sauter une grenouille. Vous commencez à vous demander si vous n’êtes pas la seule créature vivante de toute la rivière. Peut-être qu’au cours de l’évolution des espèces, toute forme de vie a déserté l’eau pour venir sur la terre ferme, sauf vous qui n’en êtes encore qu’à la moitié du processus évolutif, avec la partie de vous qui se trouve hors de l’eau tout altérée par cet air auquel vous n’êtes pas habitué. Et quand le soleil rebondit de la surface de l’eau pour venir vous frapper au-dessous des sourcils, même votre chapeau ne vous sert pas à grand-chose.
Avant même de commencer, je savais que ça allait être dur, alors j’ai essayé de faire travailler ma matière grise. Je lançais ma ligne à l’avant et à l’arrière des gros rochers, là où les poissons peuvent rester à l’ombre et attendre que l’eau leur apporte leur nourriture sans qu’ils aient à courir après. Je me concentrais aussi sur les eaux mortes sous les buissons, là où les poissons peuvent rester à l’ombre et attendre que les insectes se mettent à éclore dans les branches et tombent à leur portée. Mais il n’y avait, à l’ombre, que des ombres.
Partant de l’hypothèse que si une idée ne donne rien, c’est peut-être le contraire qui va marcher, j’ai laissé tomber l’ombre pour m’avancer le long d’une prairie à découvert qui bruissait de sauterelles. Quand on connaît bien son sujet, on n’a pas de mal à défendre le point de vue inverse. Je me disais : « C’est l’été, les sauterelles viennent se dorer au soleil, donc sûrement les poissons aussi ». J’ai mis une mouche à ventre de liège qui avait l’air d’une de ces grosses sauterelles jaunes bien juteuses. J’ai pêché près de la berge, là où même de gros poissons viennent guetter si une sauterelle ne va pas faire un faux pas. Après la sauterelle flottante en liège, j’ai mis une grosse mouche avec un corps en laine jaune fait pour absorber l’eau et s’enfoncer comme une sauterelle morte. Toujours rien, pas même une grenouille.
L’esprit abandonne bien moins volontiers que le corps, c’est pourquoi les pêcheurs ont inventé ce qu’ils appellent « la théorie de la curiosité », qui est à peu près ce que son nom indique. C’est la théorie selon laquelle les poissons, tout comme les humains, attraperaient quelquefois un truc, juste histoire de savoir ce que c’est, et pas forcément parce que ça a l’air bon à manger. Pour la plupart des pêcheurs, cette théorie n’est à utiliser qu’en dernier ressort, mais quelquefois ça marche, enfin presque. J’ai mis une mouche que George Croonenberghs avait montée pour moi quand il était encore tout jeune, bien longtemps avant de devenir l’un des meilleurs monteurs de mouches de tout l’Ouest américain. Cette mouche-là, inventée en un moment d’enthousiasme juvénile, comportait à peu près tout ce qu’on peut mettre à une mouche, depuis le poil de cerf jusqu’aux imitations de plumes de poule.
Un jour où je pêchais dans le cours supérieur de la Blackfoot, j’avais vu une drôle de chose avec un cou et une tête qui se faisaient emporter par le courant tandis que la chose en question essayait de traverser la rivière à la nage. Je n’arrivais pas à comprendre ce que ça pouvait bien être, jusqu’au moment où la chose avait atterri sur la rive et s’était secouée. Alors, je m’étais aperçu que c’était un lynx. Au cas où vous ne sauriez pas à quoi ressemble un lynx mouillé, eh bien ça ressemble à un petit chat mouillé. Celui-là, tant qu’il était mouillé, n’était qu’une petite chose maigre et timide, mais une fois qu’il fut sec, avec sa fourrure bouffante et reprenant confiance dans le fait qu’il était un félin, il se retourna, me vit, et émit un long sifflement de défi.
J’espère que mon vieux copain de pêche, George Croonenberghs, ne m’en voudra pas si je dis que cette mouche née de son imagination fertile, une fois lancée dans l’eau et se débattant contre le courant, avait quelque chose de ce lynx. En tout cas, elle avait l’air de quelque chose qui peut intéresser un poisson.
Des profondeurs mortes et désolées, soudain, jaillit la vie. L’animal apparut si lentement qu’on eût dit que lui-même et le temps historique étaient en train de naître et de se former à l’instant. Au bout d’un moment, il se présenta comme ayant vingt-cinq centimètres de long. Il se rapprochait, il se rapprochait, mais au-delà d’un certain point, il cessa de grandir, je dus donc admettre que c’était là sa taille. À une distance prudente, l’animal de vingt-cinq centimètres se mit à nager en rond autour de la mouche-lynx de George. Jamais je n’ai vu si petit poisson ouvrir de si grands yeux. Il ne quittait pas la mouche des yeux et semblait se laisser porter par l’eau. Puis il se soumit aux lois de la pesanteur et s’enfonça. Quand il fut assez loin pour mesurer à nouveau une quinzaine de centimètres, il fit volte-face et redevint un poisson de vingt-cinq centimètres pour jeter un dernier regard circonspect sur la mouche de George. A mi-parcours du cercle qu’il décrivait, il quitta la mouche des yeux et me vit, aussitôt il fila et disparut. C’est sans doute la seule fois qu’un poisson eut l’occasion d’étudier sérieusement cette création juvénile de George, mais je l’ai toujours gardée, ne serait-ce que pour des raisons sentimentales.
J’ai laissé tomber la théorie de la curiosité, je me suis mis à plat ventre, j’ai bu quelques gorgées d’eau, et j’avais encore plus soif après. Je me suis mis à penser à la bière et j’avais bien envie d’arrêter de perdre mon temps. J’aurais volontiers arrêté les frais, sauf que je ne voulais pas être surpris à me prélasser à l’ombre par mon frère quand il me demanderait : « Combien en as-tu pris ? » et que je serais obligé de lui avouer : « J’ai fait chou blanc ». « Bon, je vais tenter ma chance un peu plus loin », me suis-je dit, en mettant de la ferveur dans ce vœu.
Quand je fais un vœu, j’aime bien qu’il se réalise, aussi ai-je marché un bon bout de temps en suivant la rive et en cherchant du regard ce dernier plan d’eau que j’appelais de mes vœux. Quand il s’est enfin présenté, je n’y ai d’abord guère prêté attention, parce que c’était un bassin d’allure assez ordinaire, mais à y regarder de plus près, je me suis aperçu qu’il y avait des poissons qui sautaient de partout. Presqu’au même moment j’ai reniflé quelque chose, quelque chose qui, ma parole, sentait mauvais. Par cette canicule, disons même que ça sentait très mauvais. Je n’avais pas trop envie de m’en approcher, mais plein de poissons jusqu’alors inexistants s’étaient mis à sauter là, alors j’ai dévalé la berge en contournant le castor mort qui était à mi-pente et je me suis posté au bord de l’eau. Je tenais le bon bout.
Quand je l’ai vu, ce castor mort, j’ai compris pourquoi les poissons sautaient tant qu’ils pouvaient. Même un pêcheur du dimanche aurait compris qu’il avait attiré tout un essaim d’abeilles qui volaient en rasant la surface du sol et de l’eau. J’avais toutes les chances d’avoir la mouche qui ferait l’affaire, une mouche que mon frère, lui, n’avait sans doute pas. Il n’emmenait jamais beaucoup de mouches avec lui. Il les transportait dans le ruban de son chapeau, il en avait peut-être vingt ou vingt-cinq en tout et pour tout et, en fait, ça ne représentait que quatre ou cinq espèces de mouches différentes, parce que chacune existait en plusieurs tailles. C’était ce que les pêcheurs appellent des mouches « générales », ou mouches « à tout faire », à partir desquelles un bon pêcheur peut imiter toutes sortes d’insectes à différents stades de leur développement, de la nymphe à la bête ailée. Les mouches, pour mon frère, c’était un peu comme les outils pour mon père. Mon père, qui était excellent charpentier, disait qu’un mauvais ouvrier peut toujours frimer du moment qu’il a suffisamment d’outils. Moi-même, je n’étais pas assez bon pêcheur pour traiter les outils par le mépris. J’avais toujours avec moi une boîte pleine de mouches « à tout faire », et aussi un assortiment de celles que les pêcheurs appellent les mouches « spécialisées », ou « exactes ». Ces mouches-là sont celles qui imitent une espèce bien particulière – par exemple les fourmis volantes, les éphémères, les perles, les mouches à scie. Et les abeilles.
J’ai sorti de ma boîte une mouche que George Croonen-berghs avait montée afin d’imiter l’abeille. Au regard, elle ne ressemblait pas trop à une abeille. Si vous voulez devenir pêcheur à la mouche, n’oubliez pas que le poisson et vous ça fait deux, et n’achetez pas des mouches de drugstore, de ces mouches qui, quand vous les achetez, ressemblent à l’insecte dont elles portent le nom. George avait dans son jardin un grand aquarium. Il le remplissait d’eau, il se glissait dessous et, de cette position, il observait l’insecte qu’il voulait imiter flottant à la surface de l’eau. Vu par en dessous, un insecte a une tout autre allure. J’ai mis sur mon bas-de-ligne l’abeille de George qui ne ressemblait pas à une abeille et, en un rien de temps, j’avais attrapé trois poissons. Ça n’était pas des gros poissons mais ils mesuraient quand même une bonne trentaine de centimètres. Ouf, je sauvais la face.
C’est peut-être bizarre, mais un pêcheur n’aime pas finir sur un nombre impair. Je voulais donc en prendre encore un pour que ça fasse quatre. Ce quatrième-là me donna du fil à retordre. Il était tout petit, et j’ai bien compris que c’était le dernier, les autres avaient appris à se méfier de l’abeille de George. Par contre, la chaleur croissante de l’après-midi rendait de plus en plus insistante la présence du castor mort. Je suis donc remonté sur la berge et, en marchant contre le vent, je suis allé jusqu’au coude suivant de la rivière pour attendre Paul qui pêchait en aval. Il pouvait maintenant me poser la question rituelle, et je pouvais me prélasser à l’ombre en toute bonne conscience.
Je restais assis là, dans la chaleur de l’après-midi, chassant le castor de mes pensées et essayant de ne penser qu’à la bière. J’essayais aussi de toutes mes forces de ne plus penser ni à Neal ni à Peau-de-Chien. Et je risquais de passer un bout de temps à ça, parce que mon frère n’allait sûrement pas se contenter de trois ou quatre poissons, comme moi, et même lui aurait du mal à en attraper davantage. A force de chasser de mon esprit tout ce qui me dérangeait, le monde finissait par n’être plus rien d’autre que la rivière qui coulait sous mes yeux, et moi qui la regardais couler. À la surface de l’eau, les mirages de chaleur dansaient les uns avec les autres. Bientôt, dansant toujours, je les vis s’entremêler, puis faire la ronde. Pour finir, celui qui regardait ne fit plus qu’un avec ce qu’il regardait. L’un des deux avait été absorbé par l’autre. Lequel ? Je crois bien que c’était moi.
On voyait même comme le squelette de la rivière. Un peu plus loin en aval, il y avait un lit à sec dans lequel elle avait jadis coulé. C’est souvent quand une chose est morte qu’on apprend à mieux la connaître. Cette rivière, je l’avais connue à l’époque où elle coulait dans ce lit maintenant asséché, je pouvais donc ranimer sa dépouille rocailleuse grâce aux eaux de la mémoire.
Prise dans la mort, elle gardait l’essentiel de sa forme : qui ne souhaiterait pouvoir en dire autant ? Une vue d’ensemble offrait une courbe serpentine comme aiment en montrer les tableaux, courbe qui occupait toute la vallée, de la colline où je me trouvais jusqu’à la dernière colline à l’horizon. Mais, à y regarder de plus près, ces méandres étaient des tournants abrupts. La rivière coulait droit un temps, puis elle faisait brusquement un coude, elle reprenait son cours normal, puis elle rencontrait un autre obstacle, hop, elle refaisait un coude, puis elle reprenait son cours normal. Des lignes droites qui ne parviennent pas à être de pures lignes droites, des coudes qui ne parviennent pas à former des angles droits, tout cela devenait les nobles courbes de l’artiste peintre qui se déployaient dans la vallée à perte de vue.
Je me mettais aussi à faire partie de la rivière en comprenant comment elle était faite. La Big Blackfoot est une rivière glaciaire d’origine récente qui coule dru et en pente raide. C’est une série de rapides qui coulent droit jusqu’à ce qu’ils rencontrent de gros rochers, ou de grands arbres avec de grosses racines. C’est là que la rivière décrit ce coude qui n’est jamais exactement à angle droit. Alors, elle tourbillonne et creuse son lit au milieu des gros rochers, puis remonte pour les contourner, et c’est là que vivent les gros poissons, sous cette écume. Quand la rivière ralentit, le sable et la pierraille qu’elle a accumulés dans les rapides se déposent peu à peu, le courant s’assagit, le lit se fait plus étroit. Quand la rivière a fini de déposer ces alluvions, l’eau se remet à couler dru.
Par une après-midi de canicule, l’esprit peut aussi évoquer les poissons et les mettre en scène dans ce cadre qu’il vient de créer pour eux, la rivière. Il verra volontiers ces poissons passant la plus grande partie de leur temps dans un « calme », près d’un coude, à un endroit où ils sont à l’abri des gros rochers, et où ils ont la vie facile avec la nourriture qui leur est apportée à domicile par les eaux généreuses. De là, ils peuvent remonter jusqu’aux rapides quand ils ont vraiment faim, ou qu’on est en septembre et que la température fraîchit, mais vivre en permanence dans des eaux aussi tumultueuses n’est pas de tout repos. L’imagination qui compose ce tableau peut également inviter les poissons à se diriger vers les eaux calmes le soir, à l’heure où sortent toutes sortes de moucherons et de petits insectes. Pour ces occasions, le pêcheur doit apprendre à se servir de ses petites mouches sèches, en les graissant pour qu’elles flottent. Il faut aussi qu’il sache que, dans les eaux calmes du soir, tout doit être réglé à la perfection, parce que, une fois disparu l’éclat éblouissant du soleil, le poisson voit tout, et même quelques poils en trop à la queue d’une mouche peuvent tout gâcher. L’esprit s’efforce d’établir toutes ces règles mais, bien entendu, les poissons ne les respectent pas toujours.
Les pêcheurs croient volontiers que la rivière a été créée en tenant compte, entre autres, de leurs desiderata, et ils en parlent toujours comme si c’était le cas. Ils parlent des trois parties de la rivière comme si elles constituaient une unité qu’ils appellent « un plan d’eau » : des rapides, ils disent que c’est « l’entrée du plan », du coude ils disent que c’est « le grand bleu », ou « le bassin », quant aux eaux calmes et basses en aval, ils les appellent « la sortie du plan », et ils sont persuadés que si l’eau est basse et calme à cet endroit, c’est pour leur permettre de passer à gué afin d’aller « tenter leur chance de l’autre côté ».
Tandis que les mirages de chaleur dansaient et s’entremêlaient sous mes yeux, je voyais des motifs empruntés à ma propre existence s’unir à eux. C’est là, en attendant mon frère, que j’ai commencé à me raconter cette histoire. Pourtant, à l’époque, j’ignorais encore que les histoires vécues ressemblent plus souvent à des rivières qu’à des livres. Je savais une chose, c’est qu’une histoire avait commencé, il était une fois, dans la rumeur de l’eau. Et je pressentais qu’en continuant à avancer j’allais rencontrer quelque chose qui résisterait à l’érosion, créant ainsi un coude, des cercles concentriques, des alluvions, et le calme enfin.
Le pêcheur a une formule pour décrire ce qu’il fait quand il étudie la configuration des eaux. Il appelle cela « lire la rivière », et peut-être en effet que pour raconter ses histoires c’est plus ou moins cette lecture qu’il doit faire. Son plus grand problème, c’est sans doute de deviner où, et à quel moment de la journée, la vie acceptera de se laisser prendre pour une plaisanterie. Et de savoir si ce sera une bonne ou une mauvaise plaisanterie.
Pour nous tous, en vérité, il est bien plus facile de lire les eaux de la tragédie.
« Alors, ça a mordu ? » La question et la voix qui la posait semblaient suggérer que, si je me réveillais, en levant les yeux j’allais voir mon frère. Hypothèse qui s’est transformée en certitude quand la voix a ajouté : « Et d’abord, qu’est-ce que tu fous là ? »
« Rien, je réfléchis », ai-je répondu, comme tout un chacun quand aucune autre réponse ne vient à l’esprit.
Paul a déclaré qu’il faisait trop chaud pour pêcher, mais qu’il en avait quand même pris « un bon paquet », ce qui voulait dire une douzaine de poissons de taille honorable. « Allons chercher cette bière », a-t-il ajouté. À peine avait-il dit le mot « bière » que tout m’est revenu d’un coup : la bière, le beau-frère, et la fille qui était avec lui.
« Fameuse idée, allons-y », ai-je dit.
Paul faisait tournoyer un décapsuleur autour de son petit doigt. Nous avions la bouche tellement sèche que le seul fait d’essayer de déglutir faisait mal aux oreilles. Pour toute conversation, nous entonnions le refrain du pêcheur en été : « Qu’est-ce que ça ferait du bien, une bonne bière ! »
Une piste de troupeaux faisait un raccourci entre la berge où nous nous trouvions et le coude de la rivière, en contrebas, où nous avions laissé la bière à rafraîchir. Nous l’avons descendue les jambes raides. Paul marchait devant et une fois presque en bas, il a débloqué ses genoux d’un coup et il a dévalé jusqu’à la rivière. Nous avions enfoui la bière dans l’eau courante pour qu’elle reste au frais, mais pas dans un courant rapide qui risquait de l’entraîner.
« Je ne la vois pas », a dit Paul en tâtant le terrain du pied. « Ça doit être que tu ne regardes pas au bon endroit », ai-je dit, « elle est forcément là ». Et je suis entré dans l’eau pour le prouver, mais je commençais à avoir un doute.
« Ça ne sert à rien de chercher », a-t-il dit. « C’est là qu’on l’avait mise. » Il m’a montré les trous que nous avions faits dans la vase en enlevant des pierres pour caler les canettes. Je tâtais la vase du bout de ma botte en caoutchouc, comme si une canette pouvait, par miracle, être cachée dans un trou de la taille d’un gros caillou. Mais il n’y avait pas de canettes cachées dans des trous plus petits qu’elles.
Nous contenions notre soif depuis longtemps. Alors, enfoncés jusqu’aux genoux dans la vase près des trous, nous avons arrondi nos mains pour boire à même la rivière.
Entre la voiture et nous, il y avait encore trois bassins où nous avions mis de la bière, mais nous n’avions pratiquement plus d’espoir de retrouver la moindre canette.
« En tout », a dit Paul, « nous avons réparti nos huit canettes dans quatre trous. Tu crois qu’ils ont pu boire huit canettes en plus de ce qui restait de 3-7-77 ? »
Il ne se mettait pas en colère, par égard pour moi, et pour ma femme et ma belle-mère. Mais il n’en pensait pas moins, et je le comprenais. Même si nous avions pris cette piste, nous n’avions jamais perdu la rivière de vue, et aucun de nous deux n’avait aperçu le moindre pêcheur. Alors, qui d’autre ?
« Je suis désolé, Paul », ai-je dit. « Je te jure que si j’avais pu faire autrement, je ne me serais pas embarrassé de ce type. »
« Tu ne pouvais pas faire autrement », a dit Paul.
Et alors nous avons fait quelque chose qui, à première vue, m’a paru une réaction bizarre, étant donné que nous savions, sans même aller vérifier, qu’il ne restait pas une canette de bière et que nous savions qui les avait prises. Nous nous sommes tous les deux retournés d’un seul coup et nous sommes sortis de l’eau en poussant un grand hurlement, comme deux bêtes qui viennent de traverser une rivière à gué et qui, au moment où elles vont atteindre la rive, bondissent et s’éclaboussent. Et longtemps après qu’elles soient sorties de l’eau, les vagues qu’elles ont déclenchées viennent encore mourir contre le rivage. Longtemps après, j’ai compris que la modération de nos paroles, c’était par gentillesse l’un vis-à-vis de l’autre, et que le grand hurlement et les bonds dans l’eau étaient destinés à ceux qui nous avaient piqué notre bière.
Nous marchions le long de la rive en faisant crisser les galets sous nos pas. A chacun des trois bassins suivants, nous avons accompli le rite de contempler l’espace vide là où les pierres que nous avions calées avaient été déplacées.
Nous sommes alors arrivés à un endroit d’où nous apercevions, de loin, la voiture au bord de l’eau, et où la rivière était séparée en deux bras par un banc de sable.
Personne n’avait déplacé la voiture pour la mettre à l’ombre. J’imaginais le contact brûlant si nous touchions un des pare-chocs en enlevant nos vêtements mouillés.
« Je ne les vois pas », ai-je dit. « Moi non plus », a dit Paul.
« Ils ne peuvent pas être dans la voiture », ai-je dit, et Paul a ajouté : « Un jour comme aujourd’hui, un chien dans une voiture, on le retrouverait mort ».
Marchant vite et les cherchant du regard, je ne regardais pas où je mettais les pieds, ce qui fait que j’ai trébuché sur une pierre et j’ai atterri sur mon coude que j’avais écarté pour ne pas tomber sur ma canne à pêche. Pendant que j’enlevais les gravillons de la coupure que je m’étais faite, Paul a dit tout d’un coup : « C’est quoi là-bas, sur le banc de sable ? » Tout en continuant à éplucher mon coude meurtri, j’ai répondu : « Peut-être que c’est l’ours ».
« Quel ours ? », a-t-il demandé.
« L’ours de la montagne », ai-je dit. « C’est là qu’il vient boire. »
« Ce que je vois n’est pas un ours », a-t-il dit.
À mon tour, j’ai examiné le banc de sable. « Peut-être deux ours ? » ai-je suggéré.
« Deux, ça c’est sûr, mais pas des ours », a-t-il dit. « Ça ne peut pas être des ours, c’est rouge. »
« Attends de voir ce que tu appelles "ça" filer vers la montagne », ai-je dit. « Tu verras bien à ce moment-là que c’est des ours. Les ours escaladent les montagnes en ligne droite. » D’instinct, nous avions ralenti le pas, comme prêts à faire un bond de côté si « ça » faisait un mouvement brusque.
« C’est rouge », a dit Paul, « et c’est ce qui a bu nos bières ».
A mon tour j’ai dit : « Ça n’a pas forme humaine. Et tu as raison, c’est rouge ».
En parlant nous nous étions arrêtés, vaguement inquiets, comme des animaux qui s’approchent d’un point d’eau et qui aperçoivent quelque chose dans l’eau à l’endroit où ils s’apprêtaient à boire. Aucun de nous deux ne s’est mis à piaffer ou à hennir, mais nous comprenions bien qu’on puisse avoir envie de hennir et de piaffer. Nous n’avions pas le choix, il fallait avancer.
Et c’est ce que nous avons fait, jusqu’au moment où nous en avons eu le cœur net. Mais nous ne pouvions pas y croire. « Un ours, tu parles », a dit Paul, « c’est un cul à l’air ».
« Deux culs à l’air », ai-je précisé.
« C’est ce que je voulais dire », a-t-il dit. « Deux culs à l’air. Tous les deux rouges. »
Nous ne pouvions toujours pas y croire. « Je veux bien être pendu », a dit Paul. « Moi aussi », ai-je dit en écho.
Qui n’a jamais vu deux culs écarlates sur un banc de sable au milieu d’une rivière n’a jamais vu un cul dans toute sa splendeur. Le reste du corps n’existe pratiquement plus. Il n’y a plus qu’un gros cul rouge vif qui ne va pas tarder à se couvrir de cloques. En guise de tête, on aperçoit des cheveux et, à l’autre bout, en guise de jambes, des pieds. D’ici le soir, tout ça tremblera de fièvre.
C’est du moins comme ça que j’ai vu les choses sur le moment. Mais aujourd’hui, quand je revois la scène avec le sentimentalisme de la mémoire, elle s’inscrit dans un monde pastoral où l’on pouvait se déshabiller, baiser une fille au milieu de la rivière, puis rouler sur le ventre et faire un somme pendant deux heures.
Aujourd’hui, si vous faisiez un truc de ce genre sur la Blackfoot River, la moitié de la population de Great Falls serait plantée sur la berge à attendre que vous soyez endormi pour vous piquer vos affaires. Peut-être même sans attendre.
« Hohé ! » a hurlé Paul en mettant ses mains en cornet. Puis il a sifflé avec ses deux index.
« Tu crois qu’ils sont O.K. ? » m’a-t-il demandé. « Toi qui as travaillé au soleil, l’été, pour les Eaux et Forêts. »
« Écoute », lui ai-je répondu, « je n’ai jamais vu personne mourir d’un coup de soleil, mais je te garantis qu’ils ne mettront pas de sous-vêtements qui grattent pendant une bonne quinzaine de jours ».
« Ramenons-les à la voiture », a-t-il dit. Nous avons posé nos paniers par terre et nos cannes à pêche debout contre un tronc d’arbre pour qu’on les voie et que personne ne marche dessus.
Un peu avant d’arriver au banc de sable, Paul s’est arrêté et m’a barré le chemin de son bras. « Une minute », m’a-t-il dit. « Je veux d’abord jeter un bon coup d’œil, parce que ça vaut la peine de s’en souvenir. »
Nous sommes donc restés sans bouger une minute, à graver la scène sur les tablettes de notre mémoire. C’était une gravure en couleurs. Au premier plan, une boîte de café rouge des Hills Brothers, puis la chair attendrie, rouge, de quatre plantes des pieds avec les orteils pointés vers le bas, deux culs rouges qui rissolaient au soleil, enfin, à l’arrière-plan, une pile de vêtements couronnée par la petite culotte rouge de la fille. Sur le côté, quasi incandescente, la bouteille presque vide de 3-7-77. Par contre, pas l’ombre d’une canne à pêche ou d’un panier.
« Je lui souhaite d’attraper une bonne chtouille, voilà ce que je lui souhaite », a dit Paul.
Il ne m’est plus jamais arrivé, par la suite, de jeter ma ligne dans ce bassin, devenu pour moi une sorte de réserve naturelle pour les espèces en voie de disparition.
Nous nous sommes avancés avec précaution jusqu’au banc de sable, sans éclabousser, ayant peur de les réveiller. Je crois que nous nous disions : « Quand ils vont se réveiller, ils vont se mettre à peler ». Et je me rappelle ce que je me disais aussi. J’avais travaillé plusieurs étés au pays des serpents à sonnettes, à la fin du mois d’août, et je me disais, quand ils vont se réveiller et se rendre compte de la chaleur qu’il fait, ils vont muer, ils vont être aveugles les premiers temps et attaquer tout ce qu’ils entendront. Je me rappelle que je me disais : ils vont être drôlement dangereux, quand ils vont se réveiller. Alors j’ai commencé par tourner autour d’eux avec circonspection, en faisant bien attention de rester hors de leur portée.
En nous rapprochant d’eux, nous leur avons découvert des caractéristiques anatomiques qu’on ne voyait pas de la rive. Il leur a poussé des jambes entre le cul et les pieds, et, entre le cul et les cheveux, un dos et un cou, surtout un cou. Le cou était rouge jusqu’à la naissance des cheveux. Il était difficile de savoir s’ils avaient les cheveux qui frisaient naturellement ou si c’est le soleil qui les avait crêpelés. Chaque cheveu était distinct des autres, comme si on les avait enroulés un à un autour d’un fer à friser brûlant.
Paul était allé vérifier ce qui restait de la bouteille de 3-7-77 et, pendant ce temps-là, j’étudiais leur anatomie. À la racine de chaque cheveu, il y avait une petite boursouflure, mais ce n’est pas ça qui m’a frappé le plus. J’ai reculé pour en parler à Paul, mais j’étais si absorbé par le spectacle que j’ai fini par me heurter à lui.
« Elle a un tatouage sur le cul », ai-je dit.
« Sans blague », a-t-il dit.
Il a décrit un demi-cercle autour d’elle, comme un chasseur qui se met sous le vent d’un gros gibier avant de s’en approcher. Puis il a pivoté sur ses talons et a parcouru l’autre demi-cercle à reculons, jusqu’à son point de départ.
« C’est quoi, les initiales de ses cow-boys ? », m’a-t-il demandé.
« B.I. et B.L. », ai-je répondu.
« Alors ça ne colle pas », a-t-il dit, « parce que sur une fesse, ça dit LO, et sur l’autre fesse, VE ».
« LO et VE, ça fait LOVE », lui ai-je dit, « avec une raie entre les deux ».
« Ça par exemple », a-t-il dit, et il est reparti, toujours en arc de cercle, pour aller étudier la situation sous un jour nouveau.
Elle s’est levée d’un bond, raide comme un piquet. Elle était bleu-blanc-rouge. Blanc, c’était le ventre, qui était resté allongé sur le sable. Le reste du drapeau, c’était le dos, qui était rouge jusqu’à la racine des cheveux, et le tatouage qui se détachait en bleu-noir. Il ne restait plus qu’à la faire pivoter sur place en entonnant l’hymne national.
Elle a jeté autour d’elle des regards de bête inquiète, pour se repérer, puis elle a foncé sur le tas de vêtements et elle a enfilé sa petite culotte rouge. Une fois qu’elle a été assurée qu’on ne pouvait plus reluquer gratis la partie de son anatomie qui lui servait de gagne-pain, elle s’est calmée. Elle n’a pas continué à s’habiller, mais elle est revenue vers nous, sans se presser, elle a jeté sur moi un bref coup d’œil et elle a dit : « Ah tiens ». Puis elle nous a regardés tous les deux et elle a lancé : « Qu’est-ce qui vous amène ? » Elle était prête à jouer les hôtesses.
« On est venus chercher Neal », ai-je répondu.
Elle a paru déçue. « Ah », a-t-elle dit, « vous voulez dire Jules ? »
« Je veux dire lui », ai-je dit, et quand je l’ai montré du doigt, Neal a poussé un petit grognement. Je crois qu’il n’avait pas envie de se réveiller pour affronter à la fois son coup de soleil et sa gueule de bois. Il a encore grogné un petit coup et il s’est renfoncé encore un peu plus dans le sable. Le ventre blanc de Peau-de-Chien était couvert de sable et on voyait les plis qu’avait faits la peau quand elle était couchée à plat ventre. Un peu de sable lui coulait du nombril.
« Habille-toi et aide-nous », a dit Paul. Elle a pris l’air indigné. Elle a dit : « Je peux m’occuper de lui toute seule ». « Regarde le résultat », a dit Paul.
Elle a répété : « C’est mon Jules. Je peux m’en occuper toute seule. Le soleil ne me dérange pas ». Elle disait sans doute juste. C’est sous le soleil et au soleil que la pute du pêcheur gagne son fric.
« Habille-toi ou je te botte les fesses », a dit Paul. Elle et moi nous savions bien qu’il n’hésiterait pas à le faire.
Paul est allé jusqu’au tas de vêtements et il a commencé à trier ceux de Neal d’avec ceux de Peau-de-Chien. Les vêtements étaient empilés dans l’ordre où ils avaient été enlevés. C’est comme ça que sa petite culotte rouge était sur le dessus et sa ceinture tout en dessous.
J’ai dit à Paul : « C’est très gentil, mais on ne peut pas lui enfiler ses vêtements. Il ne supportera pas le contact ».
« Eh bien on le ramènera tout nu », a dit Paul.
Quand Neal a entendu le mot « ramènera », il s’est redressé si brusquement que le sable s’est mis à couler en ruisselets sur sa peau.
« Je ne veux pas qu’on me ramène à la maison », a-t-il dit.
« Et où veux-tu aller, Neal ? », ai-je demandé, « Je n’en sais rien », a-t-il dit, « mais je ne veux pas rentrer à la maison ».
« A la maison », lui ai-je dit, « il y a trois femmes qui sauront s’occuper de toi ».
« Je ne veux pas voir trois femmes », a-t-il dit, et le sable s’est remis à couler.
Peau-de-Chien a pris ses vêtements sous le bras. Je me suis penché, j’ai ramassé ceux de Neal par terre et je les lui ai fourrés sous son bras à lui. « Tiens », lui ai-je dit en le prenant par l’autre bras. « Je vais t’aider à marcher jusqu’à la rive. »
Il s’est dégagé avec une grimace de douleur. « Ne me touche pas », m’a-t-il dit. Et à Peau-de-Chien : « Porte-moi mes affaires. Moi ça me fait mal ».
« Tiens, prends-les, toi », m’a-t-elle dit. Ce que je fis. C’est elle qui a pris Neal par le bras et qui l’a ramené jusqu’à la rive. A peu près à mi-chemin, elle s’est retournée vers moi et m’a jeté : « C’est mon Jules ». C’était une dure, cette femme. Et costaud, avec ça. Traverser la Blackfoot à pied, ça n’est pas évident. La rivière est large, avec de forts courants. Sans la force qu’elle avait, elle, dans les jambes, Neal n’y serait jamais arrivé.
À un moment, Paul a fait demi-tour et il est retourné chercher ce qui restait de la bouteille de 3-7-77. Une fois que Peau-de-Chien a eu amené Neal à bon port, elle l’a laissé se débrouiller sur les cailloux où il avançait précautionneusement ses pieds douloureux, et elle est retournée au banc de sable. Elle aussi avait mal à la plante des pieds, mais elle a refait tout le chemin pour aller chercher la boîte de café des Hills Brothers.
Je suis allé l’accueillir à son retour. « Qu’est-ce qu’elle a de spécial, cette boîte de café ? », lui ai-je demandé.
« Je n’en sais rien », m’a-t-elle dit, « mais je sais que Jules aime bien l’avoir toujours près de lui ».
Il y avait à l’arrière de la voiture une couverture légère qu’on étalait par terre quand on allait faire un pique-nique. Des aiguilles de pin y étaient restées attachées. Nous avons installé Neal et Peau-de-Chien sur le siège arrière et nous les avons recouverts de la couverture légère, pour plusieurs raisons. D’abord pour leur éviter de continuer à cuire à cause du vent. Ensuite aussi, sans doute, pour éviter de nous faire arrêter par la police pour attentat à la pudeur. Mais à peine la couverture avait-elle frôlé leurs épaules qu’ils se sont tortillés dans tous les sens jusqu’à ce qu’ils s’en soient débarrassés. Nous avons donc fait la route pour Wolf Creek entièrement exposés aux éléments d’une part et aux rigueurs de la police de l’autre.
Neal restait affalé sur la banquette arrière et, de temps en temps, il grommelait : « Je ne veux pas voir trois femmes ». Chaque fois qu’il disait ça, Peau-de-Chien se redressait et lui disait : « Ne te fais pas de bile. Je suis là. Je vais m’occuper de toi ». C’est moi qui conduisais. Chaque fois que Neal ouvrait la bouche, mes mains se crispaient sur le volant. Moi non plus, je ne voulais pas voir trois femmes.
Nous nous sommes à peine parlé, Paul et moi, pendant presque toute la durée du trajet, et nous n’adressions pas non plus la parole aux autres. Nous les laissions tous les deux, l’un grommeler sous son aisselle, et l’autre se redresser brusquement, puis s’affaler à nouveau au milieu du tas de vêtements. Mais quand nous nous sommes approchés de Wolf Creek, j’ai senti que Paul s’apprêtait à modifier les règles du jeu. Il a un peu changé de position de façon à pouvoir atteindre la banquette arrière. Une fois de plus s’est élevé le grommellement : « Je ne veux pas rentrer à la maison ». Paul a allongé le bras, et il a saisi le bras qui allait avec l’aisselle. Il a tiré dessus, obligeant Neal à s’asseoir droit. Le bras est devenu blanc sous les coups de soleil. « Tu es presque arrivé chez toi », a dit Paul. « Il n’y a pas d’autre endroit où tu puisses aller. » À partir de ce moment-là, il n’y a plus eu de grommellements. Mais Paul ne lâchait toujours pas le bras.
La putain de Neal n’avait pas désarmé. Paul et elle se sont lancés dans une grande dispute. Paul avait l’habitude des femmes comme elle, et elle, elle avait l’habitude des disputes. La question était de savoir si on allait la larguer dès qu’on arriverait en ville, ou si on la garderait avec nous pour qu’elle puisse s’occuper de Jules. En gros, les propos échangés, c’était : « Je te dis que je m’en occupe, et merde », et : « Je te dis que non, et merde ». Paul m’a dit – et ça faisait partie de la dispute – : « Quand tu arriveras en ville, arrête-toi au dancing Le Cabanon ».
Le dancing Le Cabanon était la première maison à l’entrée de la ville. C’était l’endroit rêvé pour les bagarres et il y en avait souvent, surtout le samedi soir – chaque fois qu’un type de Wolf Creek complètement bourré, qui était là sur son territoire, voulait danser avec la petite amie d’un type venu de Dearborn tout aussi bourré.
Il était difficile de prédire, d’après l’escalade des gros mots, qui allait finir par avoir le dessus. Mais voyant qu’on approchait de la ville, Peau-de-Chien s’était mise à piocher dans le tas de vêtements et à se rhabiller par petits bouts. Juste avant d’arriver au Cabanon, il y a un tournant. Quand elle a vu le tournant, Peau-de-Chien s’est rendu compte qu’elle n’aurait pas le temps de finir de se rhabiller, alors elle a farfouillé en vitesse dans le tas pour reprendre tout ce qui était à elle.
Au moment précis où j’arrêtais la voiture, elle a plongé une dernière fois dans le tas, elle a ouvert la portière et elle a sauté de la voiture. Elle n’était pas du même côté que Paul, elle devait se dire que ça lui donnait suffisamment d’avance. Elle a laissé la portière battante et elle a serré ses vêtements dans ses bras. Sur le dessus de la pile qu’elle tenait, il y avait le caleçon de Neal qu’elle avait pris soit par mégarde soit comme souvenir, comme quelqu’un qui fait un nœud supplémentaire à un paquet pour être sûr qu’il ne s’ouvrira pas en route.
Puis elle a dit à mon frère : « Ordure, va ».
Paul a sauté de la voiture comme si la carrosserie venait de s’écrouler sur lui, et il s’est lancé à sa poursuite.
Je crois comprendre ce qu’il ressentait. Même s’il ne la portait pas dans son cœur, on ne peut pas dire qu’il haïssait vraiment Peau-de-Chien. Celui qu’il haïssait, c’était ce salaud qui était sur le siège arrière, sans son calcif. Ce salaud qui était venu nous gâcher nos journées de pêche. Ce salaud de pêcheur à l’asticot. Ce salaud de pêcheur à l’asticot qui avait enfreint les règles sacro-saintes que notre père nous avait inculquées en amenant sa pute avec lui et une boîte pleine de vers, mais pas de canne à pêche. Ce salaud de pêcheur à l’asticot qui avait baisé sa pute au milieu de notre rivière familiale. Et après avoir éclusé toute notre bière, en plus. Ce salaud à l’arrière de la voiture qui était intouchable à cause de trois inébranlables Écossaises.
Peau-de-Chien était pieds nus pour courir et elle s’évertuait à ne pas perdre en route le reste de ses vêtements et le caleçon de Neal, ce qui fait qu’en moins de dix enjambées, Paul l’avait rattrapée. Sans s’arrêter de courir, il lui a décoché un coup de pied à l’endroit précis, je crois bien, où LO et VE se rejoignaient. Pendant plusieurs secondes, ses deux pieds à elle ont paru traîner dans son sillage sans toucher le sol. Cela devait rester pour moi une de ces images qui se fixent une fois pour toutes dans la mémoire.
Dès que j’ai pu bouger, j’ai jeté deux brefs coups d’œil à mon beau-frère et j’ai compté mentalement jusqu’à quatre. Quatre comme les quatre femmes qui se tenaient prêtes à assurer sa protection, une au milieu de la rue et les trois autres dans une maison un peu plus bas.
Et alors j’ai été pris d’une sorte de rage, de l’envie irrépressible de botter les fesses à une femme. À ma connaissance, c’est la première fois que ça m’arrivait, mais là, c’était plus fort que moi. J’ai sauté de la voiture, j’ai rattrapé Peau-de-Chien. Mais elle, elle connaissait la chanson, ce qui fait que j’ai complètement raté mon coup. N’empêche, j’étais content d’avoir essayé.
Paul et moi, on restait là à la regarder enfiler toute la grand-rue à fond de train. Elle n’avait pas le choix. Elle habitait à l’autre bout de la ville, et la ville n’est qu’un long goulet encaissé au fond d’un ravin. Une fois près du but, elle s’est retournée plusieurs fois vers nous, et ce que nous ne l’entendions pas crier n’avait rien d’agréable, croyez-moi. Chaque fois qu’elle se retournait, nous faisions mine de repartir à sa poursuite, et elle se rapprochait du but de quelques pas. Elle a fini par disparaître, elle et sa pile de vêtements. Ne nous restait que la banquette arrière. « La seule chose à faire, c’est de le ramener chez vous », a dit Paul. Et pendant que nous retournions à la voiture, il a ajouté : « Tu vas te faire sonner les cloches ». « Je sais, je sais », ai-je dit. Mais je ne savais rien du tout, en fait. Je ne savais pas à quoi ça ressemble, une Écossaise qui s’efforce de garder la tête haute quand elle est atteinte dans son amour-propre. Eh bien, maintenant je le sais : ça a fière allure.
Neal lui-même a essayé de se ressaisir et de mettre un peu d’ordre dans sa tenue avant que les femmes le voient. Il a mis ses vêtements en tas à côté de la voiture et, ne trouvant pas son caleçon, il s’est mis en devoir d’enfiler directement son pantalon, mais il n’arrêtait pas de trébucher. Il tenait le pantalon devant lui, il essayait de viser juste, mais rien à faire, il lui courait après sans arriver à le rattraper.
Quand nous l’avons rejoint, il était à bout de souffle et, pendant que nous lui enfilions son froc, il haletait tant qu’il pouvait. Ses pieds enflés n’entraient pas dans ses chaussures. Nous lui avons posé sa chemise sur les épaules, avec les pans qui flottaient. Quand nous sommes entrés avec lui dans la maison, on aurait dit que nous ramenions une épave rejetée par la mer.
Florence est sortie de la cuisine et, quand elle a vu ce que nous ramenions, son premier geste a été de s’essuyer les mains sur son torchon.
« Qu’est-ce que vous avez fait à mon Neal ? » a-t-elle demandé aux deux frères qui le soutenaient.
Quand elle a entendu sa mère, Jessie est, elle aussi, sortie de la cuisine. Quelles que soient les circonstances, elle était imposante, avec sa grande taille et sa chevelure rousse, mais là, en plus, j’étais tout tassé en face d’elle, à servir de contrefort pour empêcher son frère de tomber.
« Salaud, va », a-t-elle dit à mon adresse. Le salaud que je soutenais pesait au moins une tonne.
« Mais non », a dit Paul.
« Pousse-toi de là », ai-je dit à Jessie. Il faut qu’on le mette au lit.
« Il a attrapé des sacrés coups de soleil », a dit Paul.
Les femmes qui m’ont entouré enfant n’étaient pas du genre à perdre du temps en conciliabules quand il y avait à faire face à une urgence, surtout d’ordre médical. La plupart des gens ont un mouvement de recul purement instinctif devant quelqu’un qui souffre visiblement, ou qui est blessé, mais les femmes de ma famille étaient comme galvanisées par tout ce qui était médical.
« Déshabillons-le », a dit Florence, reculant jusqu’à la porte de la chambre et la tenant ouverte.
« Je vais aller chercher Dottie », a dit Jessie. Dottie était l’infirmière diplômée d’État.
Neal ne voulait pas se laisser déshabiller par sa mère, et sa mère nous trouvait maladroits et faisait son possible pour nous écarter. Avant que la situation ne tourne au drame, Jessie est revenue avec Dottie. Ça m’étonnait qu’une infirmière puisse se mettre quasi instantanément en uniforme mais, quand elle est entrée, j’ai entendu distinctement le crissement de la toile blanche amidonnée. Quand Neal a entendu, lui aussi, l’amidon crisser, il a cessé de se tortiller. Dorothy était petite et robuste, quant à Jessie et à sa mère, elles étaient grandes et maigres, mais tout aussi vigoureuses. Paul et moi, nous étions là, près du lit, à nous demander pourquoi nous n’avions pas été fichus d’enlever à un type un malheureux pantalon et une chemise. En deux temps trois mouvements, Neal n’était plus qu’une carcasse écarlate posée sur un drap blanc.
Et en deux temps trois mouvements, Paul et moi, nous qui avions le monde entre nos mains quand nous tenions notre canne à pêche pesant un peu moins de cent trente grammes, voilà que nous étions ravalés au rang d’un peu moins que des garçons de salle. On nous ignorait, estimant sans doute que nous étions incapables de faire chauffer de l’eau, de trouver un pansement, ou de l’amener si par chance nous l’avions trouvé.
La première fois que Jessie est passée devant moi, elle en a profité pour me dire : « Pousse-toi de là ». Je savais bien que ça ne lui avait pas plu, quand c’est moi qui l’avais dit.
Notre mouvement instinctif, à Paul et à moi, fut de faire retraite vers la porte, mais Paul fut plus rapide que moi et il put filer chez Black Jack boire un coup, ce dont j’aurais eu fichtrement besoin moi aussi. Mais moi, avant de pouvoir refermer la porte derrière moi, je dus affronter les trois femmes.
Dès que Florence avait vu son fils dans cet état, elle avait plus ou moins compris de quoi il retournait. Chez les Écossaises, tout de suite après les raisons d’ordre médical viennent les raisons d’ordre moral. Elle a encore jeté un coup d’œil pour vérifier que Dorothy avait les choses en main et elle m’a fait venir près d’elle.
Elle était là devant moi, aussi raide que si elle avait posé pour le photographe écossais du XIXe siècle, David Octavius Hill. On aurait pu croire qu’une perche invisible, derrière sa nuque, empêchait sa tête de bouger pendant le temps de pose. « Dis-moi », m’a-t-elle dit, « comment se fait-il qu’il ait pris un coup de soleil de la tête aux pieds ? »
Je ne voulais pas lui dire, mais je ne voulais pas non plus lui raconter des histoires, puisque de toute façon elle ne m’aurait pas cru. Je savais depuis longtemps, hélas, que la piété écossaise s’accompagne d’une connaissance infaillible et prophétique du péché. C’est pour cela qu’on dit « péché originel », il n’y a pas besoin de le commettre pour savoir le reconnaître.
J’ai répondu : « Il n’avait pas envie de venir pêcher avec nous et, quand on est revenus, il dormait à plat ventre sur le sable ».
Elle savait que je n’allais rien dire de plus. Finalement, le photographe du XIXe siècle a libéré son cou. « Je t’aime, tu sais », m’a-t-elle dit. Et j’ai bien compris qu’elle ne trouvait rien d’autre à me dire. Mais je savais aussi qu’elle le pensait. « Tu pourrais peut-être aller faire un tour », a-t-elle ajouté.
« Attends », m’a dit Dorothy, et elle s’est fait remplacer par Florence. Dorothy et moi, nous étions les seules pièces rapportées de cette famille, et nous nous disions souvent que nous avions intérêt à nous serrer les coudes, sinon, gare à nous. « Ne t’en fais pas pour lui », m’a-t-elle dit. « Brûlures au second degré. Des cloques. La peau qui pèle. De la fièvre. Une quinzaine de jours. Ne t’en fais pas pour lui. Ne t’en fais pas pour nous. Nous les femmes, on s’en charge ».
« En fait », a-t-elle dit, « Paul et toi vous n’êtes pas du tout obligés de rester. On a Ken qui sait tout faire et, après tout, c’est son frère ».
« Ce serait même plutôt mieux que vous ne restiez pas dans nos jambes », a-t-elle ajouté. « Vous seriez là les bras ballants à regarder et, pour le moment, personne ici n’a envie de se donner en spectacle. »
Elle était petite mais elle avait de grandes mains. Elle a pris l’une des miennes dans l’une des siennes, et elle l’a serrée. Je croyais que c’était sa façon de me dire au revoir et je tournais déjà les talons quand elle m’a retenu et m’a donné un rapide baiser. Puis elle est retournée à son poste.
On aurait dit que les femmes s’étaient donné le mot pour établir une sorte de navette : il y en avait toujours deux qui s’occupaient de Neal et une qui s’occupait de moi. « Attends », m’a dit Jessie, avant que j’aie refermé la porte sur moi.
Un homme se trouve en position de faiblesse quand il parle à une femme qui est aussi grande que lui, et je luttais depuis longtemps pour tâcher de surmonter ce handicap.
« Tu ne l’aimes pas, hein ? » m’a-t-elle dit.
« Écoute-moi, s’il te plaît », ai-je dit, « est-ce que je ne peux pas t’aimer sans le trouver forcément sympathique, lui ? »
Elle me regardait sans rien dire, si bien que je continuais à parler, et à en dire plus que je n’aurais voulu. Je lui disais des choses qu’elle savait déjà, mais peut-être aussi une chose qu’elle voulait m’entendre redire. « Écoute, Jessie », ai-je dit, « tu sais bien que je ne sais pas jouer au plus fin. Je n’aime pas ton frère et ça n’est pas maintenant que ça va changer. Mais toi, je t’aime. Simplement, arrête de me forcer à des choix impossibles. Jessie, ne laisse pas Neal… » Je me suis arrêté net, m’apercevant que je m’emberlificotais.
« Ne laisse pas Neal quoi ? », a-t-elle demandé. « Qu’est-ce que tu allais dire ? »
« Je ne me rappelle pas », ai-je répondu. « Sauf que j’ai l’impression d’avoir perdu le contact avec toi. »
« J’essaie d’aider quelqu’un », a-t-elle dit, « quelqu’un de ma famille. Tu ne comprends pas ça ? »
« Je devrais », ai-je dit.
« Et je n’y arrive pas », a-t-elle dit.
« Je devrais comprendre ça aussi », ai-je dit.
« On ne peut pas se parler plus longtemps », a-t-elle dit. « Vous devriez retourner à la Blackfoot, Paul et toi, finir de pêcher. Vous ne servez à rien ici. Mais jure-moi une chose : de ne jamais perdre le contact avec moi. »
Bien qu’elle ait dit qu’on ne pouvait pas se parler plus longtemps, elle n’a reculé que d’un pas. « Juste une question », a-t-elle dit. « Pourquoi Neal a-t-il pris un coup de soleil de la tête aux pieds ? » Pour ce qui est de poser des questions, les filles écossaises sont leur mère tout craché.
Je lui ai redit ce que j’avais dit à sa mère et elle m’a écouté avec exactement la même expression que sa mère.
« Encore une question », a-t-elle dit. « Juste avant de ramener Neal à la maison, est-ce que tu as vu par hasard la putain traverser la ville en courant avec des vêtements plein les bras ? »
« De loin », ai-je dit.
« Dis-moi », a-t-elle demandé, « si mon frère revient l’été prochain, est-ce que tu essaieras de m’aider à l’aider ? »
Ma réponse a mis longtemps à venir, mais elle est venue. « J’essaierai », ai-je dit.
Alors elle a dit : « Il ne reviendra pas ». Et elle a ajouté : « À ton avis, comment se fait-il que les gens qui réclament tout le temps qu’on les aide aillent plutôt mieux quand on ne les aide pas ? Ou en tout cas, pas plus mal. Oui c’est ça, pas plus mal. Ils prennent toute l’aide qu’on leur donne et ils se retrouvent au même point qu’avant ».
« À part les coups de soleil », ai-je dit.
« Ça, ça ne compte pas », a-t-elle dit.
« Dis-moi », ai-je dit, « si ton frère revient l’été prochain, on essaiera tous les deux de l’aider ? »
« S’il revient », a-t-elle acquiescé. Je crus voir des larmes dans ses yeux, mais je me trompais. De ma vie entière, je ne la vis jamais pleurer. Et son frère ne remit jamais les pieds dans le Montana.
D’une traite, nous avons dit tous les deux en même temps : « Jurons-nous de ne jamais perdre le contact ». Et nous avons tenu parole, même si la mort de Jessie est venue nous séparer.
Elle m’a dit : « Pousse-toi de là », seulement cette fois-ci, c’était en souriant. Avant qu’elle ait tout à fait refermé la porte, nous nous sommes embrassés. D’un œil, j’essayais de voir ce qui se passait derrière elle. Les femmes avaient graissé Neal de la tête aux pieds comme un épi de maïs qu’on met à griller. Elles avaient rassemblé assez de pansements pour l’emmailloter comme une momie égyptienne.
Je suis allé rejoindre Paul au Black Jack’s Bar. Nous avons bu un verre ensemble, puis un autre. Il a insisté pour payer les deux tournées et pour qu’on retourne à la Blackfoot River le soir même. « J’ai pris deux jours de congé », a-t-il dit, « alors il me reste encore demain ». Puis il a insisté pour qu’on passe par Missoula et qu’on aille dormir chez nos parents. « Peut-être », a-t-il dit, « que nous arriverons à convaincre le paternel de venir pêcher avec nous demain ». Puis il a insisté pour prendre le volant.
Nos rôles habituels étaient inversés, et c’était moi le frère qu’on emmène pêcher pour le faire profiter des vertus curatives de l’eau fraîche. Il savait que pour Neal, c’était moi qui portais le chapeau, et il se disait peut-être que mon mariage en prenait un vieux coup. Il avait entendu Jessie me traiter de salaud, et il n’était plus là pour nous entendre échanger, les trois femmes et moi, de solennelles déclarations d’amour – solennelles, si l’on tient compte de la réserve des Écossais en la matière. En fait, j’étais tout réchauffé par l’amour familial, ce qui explique sans doute que plusieurs fois je me sois mis à rire sans raison, mais Paul pouvait se dire que je faisais le brave dans l’adversité. En tout cas, il se montrait avec moi aussi gentil et prévenant que je l’étais d’habitude avec lui.
Pendant le trajet il a déclaré : « Maman sera contente de nous voir, mais ça la panique qu’on débarque sans avoir prévenu. Arrêtons-nous à Lincoln pour lui passer un coup de fil ».
« Appelle-la, toi », ai-je dit. « Elle adore que tu l’appelles. » « D’accord », a-t-il dit, « mais c’est toi qui demanderas au paternel de venir pêcher avec nous ».
C’est ainsi qu’il organisa ce qui devait s’avérer notre dernière journée de pêche ensemble. Il avait pensé à chacun d’entre nous.
Malgré notre coup de téléphone, notre mère était un peu affolée par notre arrivée. Elle voulait tout faire à la fois, s’essuyer les mains sur son tablier, serrer Paul dans ses bras, et rire. Notre père restait un peu en retrait et il se contentait de rire. Moi, j’étais toujours euphorique et je me tenais également un peu en retrait. Chaque fois que nous nous retrouvions en famille, c’est toujours maman et Paul qui étaient le centre d’attraction. Pendant qu’il la serrait dans ses bras, il se rejetait un peu en arrière en riant, mais elle, une fois dans ses bras, était trop émue pour arriver à rire.
Nous n’étions arrivés à Missoula qu’en fin de journée. Nous avions fait bien attention à ne pas manger en route, malgré le fait qu’il y a un bon restaurant à Lincoln, parce que nous savions que si nous dînions là, il faudrait recommencer une fois arrivés. Au début du dîner, maman se montra particulièrement gentille avec moi, parce que jusque-là elle ne m’avait guère prêté attention ; mais bientôt elle revint avec des petits pains tout frais et elle en beurra un pour Paul.
« Tiens, c’est la gelée de merises que tu aimes », dit-elle, en lui passant le pot. Sa spécialité, comme cuisinière, c’était les confitures de baies sauvages et le gibier à plumes, et elle avait toujours en réserve un pot de gelée de merises pour Paul. À un moment donné, elle avait oublié que c’était moi qui aimais la gelée de merises, mais ce n’était pas grave, aucun de nous ne lui en voulait pour ça.
Mon père et ma mère étaient tous les deux à la retraite, et ils n’aimaient ni l’un ni l’autre se sentir « en dehors du coup », surtout ma mère qui était plus jeune que mon père et qui avait l’habitude de « s’occuper du temple ». Parce qu’il était reporter, Paul représentait leur principal contact avec le monde extérieur, ce monde qui peu à peu s’éloignait d’eux et qu’ils n’avaient jamais tellement bien connu de toute façon. Il fallait toujours qu’il leur raconte toutes sortes d’anecdotes, même s’il y en avait parmi elles qu’ils accueillaient d’un air réprobateur. Nous restâmes un long moment assis à table. Au moment où nous sortions de table, je dis à mon père : « Ça nous ferait plaisir si tu voulais bien venir pêcher avec nous demain ».
« Ah bon », dit mon père qui se rassit, déplia sa serviette d’un geste automatique, et demanda : « Tu es sûr, Paul, que tu veux que je vienne ? Je ne peux plus pêcher dans les grands plans d’eau, tu sais, je ne peux plus marcher dans l’eau ».
« Bien sûr que je veux que tu viennes », dit Paul. « Quand tu seras sur place, tu verras que tu as toujours la main. »
Pour mon père, le premier commandement, c’était de faire tout ce que ses fils lui demandaient, surtout s’il s’agissait d’aller pêcher. Le pasteur prit le même air que si ses paroissiens lui avaient demandé de venir refaire pour eux son sermon d’adieu.
L’heure à laquelle les parents se couchaient était déjà dépassée, et Paul et moi avions eu une longue journée, je me dis donc que j’allais donner un coup de main à ma mère pour la vaisselle et que tout le monde irait se coucher. Mais je me doutais bien que les choses n’allaient pas être aussi simples, et ils le savaient eux aussi. Après avoir attendu le minimum requis, Paul s’étira un grand coup et déclara : « Je crois que je vais aller faire un tour en ville, voir les vieux copains. Je rentrerai tôt, mais ne m’attendez pas ».
J’aidai ma mère à faire la vaisselle. Un seul de nous était parti mais toutes les voix s’étaient tues. Paul était resté assez longtemps après le dîner pour qu’on puisse croire qu’il serait heureux de passer une soirée à la maison. Chacun de nous connaissait certains de ses amis, et nous connaissions tous son meilleur copain, un grand type à l’air ouvert qui était très gentil avec nous, surtout avec maman. Il sortait tout juste de prison. Pour la deuxième fois.
Entre le moment où elle resta à fixer du regard les portes fermées et le moment où elle monta se coucher, ma mère ne prononça que deux mots : « Bonne nuit ». Elle était presque déjà tout en haut de l’escalier et elle le dit par-dessus son épaule à la fois à mon père et à moi.
Je n’ai jamais su ce que mon père savait sur mon frère, exactement. Je me disais en gros qu’il devait savoir pas mal de choses, parce que dans une paroisse il y a toujours un certain nombre de bonnes âmes qui croient de leur devoir de tenir le pasteur au courant des faits et gestes de ses enfants. Quelquefois, mon père commençait à me parler de Paul comme s’il entamait un sujet inédit, mais il refermait très vite le couvercle avant que le sujet ait pu se répandre.
« On t’a raconté la dernière sur Paul ? », me demanda-t-il.
« Je ne sais pas ce que tu veux dire », répondis-je. « J’entends souvent parler de Paul, on me dit en particulier que c’est un excellent reporter et un excellent pêcheur ».
« Non, non », dit mon père. « Est-ce qu’on t’a parlé de ce qu’il fait à part ça ? »
Je secouai la tête.
A ce moment-là, je crois qu’il y regarda à deux fois, et il fit dévier le fil de son discours. « Est-ce qu’on t’a dit », me demanda-t-il, « qu’il a changé l’orthographe de notre nom, qu’il a transformé Maclean en MacLean, avec un L majuscule. »
« Oh oui », dis-je, « je suis au courant. Il m’a raconté qu’il en avait assez de voir tout le monde épeler son nom de travers. Même sur son chèque de fin de mois, ils mettaient un L majuscule, alors il a finalement décidé d’écrire son nom comme tout le monde ».
Mon père secoua la tête en entendant cette explication : vraie ou non, là n’était pas la question. Il grommela dans sa barbe, autant pour lui que pour moi : « C’est affreux d’écrire notre nom avec un L majuscule. Les gens vont croire que nous venons des Basses-Terres d’Écosse, et pas des Iles ».
Il alla jusqu’à la porte, regarda dehors, et quand il revint, il ne me posa aucune question. Il cherchait à me dire quelque chose. Il parlait dans l’abstrait, mais c’est ce qu’il avait fait toute sa vie, laissant à ses fidèles le soin d’appliquer ce qu’il leur disait aux circonstances particulières de leur vie.
« Tu es trop jeune pour aider quelqu’un et je suis trop vieux », dit-il. « Quand je dis aider, je ne veux pas dire une simple gentillesse comme de servir de la gelée de merises ou donner de l’argent. »
« Aider », continua-t-il, « c’est donner une partie de soi-même à quelqu’un qui est prêt à accepter ce don et qui en a terriblement besoin ».
« Et c’est ainsi », poursuivit-il, utilisant une formule de transition habituelle à ses sermons, « qu’il est rare de pouvoir aider quelqu’un. Soit on ne sait pas quelle partie de soi donner, soit on n’a pas envie de la donner. Ou alors, souvent, ce dont quelqu’un aurait besoin, il ne veut pas qu’on le lui donne. Et plus souvent encore, cette partie de soi qu’il faudrait donner, eh bien, on ne l’a pas. C’est comme le magasin d’accessoires automobiles, en ville, quand tu leur demandes une pièce détachée, ils te répondent toujours : "Désolés, c’est justement la pièce qui nous manque" ».
Je dis à mon tour : « Tu exagères. Aider, Ça peut être dans les petites choses ».
Et lui : « Tu crois que ta mère aide Paul en lui beurrant ses petits pains ? »
« Peut-être bien », dis-je. « Et même, au fond, sûrement. » « Et toi, tu crois que tu l’aides ? », me demanda-t-il.
« J’essaie », dis-je. « Mon problème, c’est que je ne le connais pas. En fait, un de mes problèmes, c’est que je ne sais même pas s’il a besoin qu’on l’aide. Je n’en sais rien, c’est ça mon problème. »
« J’aurais dû prendre ça comme thème de mon sermon », dit mon père. « Seigneur, nous sommes prêts à aider notre prochain, mais que faire quand notre prochain a vraiment besoin de quelque chose ? »
« Heureusement, je sais encore pêcher », dit-il. « Demain, on ira pêcher avec lui. »
Je restai longtemps allongé à attendre sans pouvoir m’endormir. Le reste de la maisonnée, je le sentais, était aussi occupé à attendre.