Section 2

Le lever du soleil, c’est le moment parfait pour se dire qu’on va sûrement trouver le moyen d’aider quelqu’un qui vous est proche et dont on pense qu’il a besoin de votre aide, même si lui est persuadé du contraire. Au lever du soleil, tout n’est pas clair peut-être, mais tout est lumineux.

À une dizaine de kilomètres avant Wolf Creek, la route descend à pic sur le Little Prickly Pear Canyon où l’aube met plus longtemps à percer. Dans la semi-obscurité où je replongeais soudain, je dus faire attention à la route et, tout en conduisant, je me disais, et puis merde, mon frère ne ressemble à personne. Ce n’est pas l’oncle d’une de mes petites amies, ce n’est pas le frère d’une des mes tantes. C’est mon frère, et c’est un artiste. Quand il a en main sa canne qui pèse un peu moins de cent trente grammes, c’est un grand artiste. Il ne barbouille pas de la toile avec un pinceau, il ne prend pas des leçons pour améliorer son drive, il n’accepte de l’argent de personne même quand il en aurait salement besoin, personne ne l’a jamais fait fuir, et surtout pas jusqu’au cercle arctique. Je donnerais cher pour le comprendre.

Pourtant, même plongé dans la solitude de ce canyon, je savais qu’il existait d’autres types qui, comme moi, avaient un frère auquel ils ne comprenaient rien mais qu’ils auraient voulu aider. C’est sans doute de nous qu’on veut parler quand on dit « tu seras le gardien de ton frère ». Nous sommes mus par un instinct qui est sans doute l’un des plus archaïques qui soient, l’un des plus vains aussi, et sûrement l’un des plus obsédants. On n’y échappe pas.

Quand je suis ressorti du canyon, j’ai retrouvé la lumière du jour. Une fois arrivé, je suis aussitôt allé me coucher, et je n’ai eu aucune peine à m’endormir. C’est Jessie, ma femme, qui est venue me réveiller. « N’oublie pas », m’a-t-elle dit, « que tu nous accompagnes, Florence et moi, pour aller chercher Neal à la gare ». En vérité, j’avais complètement oublié, mais ça me soulageait, en un sens, d’être obligé de penser à Neal. Ça me faisait du bien de penser qu’il y avait, dans la famille de ma femme, quelqu’un pour qui on se faisait du souci, et plus de bien encore de me rappeler que je lui avait toujours trouvé un côté un peu comique. Rien ne pouvait me faire autant de bien que de rire un peu.

Jessie se tenait debout sur le seuil de la porte, s’attendant visiblement à ce que je me retourne pour essayer de me rendormir. À sa grande surprise, j’ai sauté du lit et je me suis mis à m’habiller. « Avec plaisir », ai-je dit. « Tu es drôle », m’a-t-elle dit. « Qu’est-ce que j’ai de si drôle ? » ai-je demandé. « Je sais que tu n’as aucune sympathie pour lui », a-t-elle répondu. « Je n’ai aucune sympathie pour lui », ai-je dit en articulant bien chaque syllabe pour le cas où j’aurais eu la voix brouillée par le sommeil. « Tu es drôle », a répété Jessie, qui a refermé la porte, puis elle l’a entrebâillée un tout petit peu pour me lancer, en articulant à son tour chaque syllabe : « J’ai dit ça pour rire ».

Neal fut le dernier voyageur à descendre du train. Il marcha vers nous en s’efforçant manifestement de ressembler à l’idée qu’il se faisait d’un champion de tennis de classe internationale. Qui, à part lui, aurait jamais débarqué à Wolf Creek, Montana, descendant d’un compartiment du Nord-Express, vêtu d’un pantalon de flanelle et de deux pull-overs. C’était l’époque où il était considéré comme chic de porter des pull-overs de tennis bleu-blanc-rouge. Neal portait donc un pull-over de tennis bleu-blanc-rouge à encolure en V sur un pull à col roulé bleu-blanc-rouge.

Quand il reconnut en nous des membres de sa famille et qu’il dut reconnaître du même coup qu’il n’était ni Bill Tilden ni Scott Fitzgerald, il posa sa valise en faisant « Ah ». Quand il me vit moi, il ne dit rien du tout. Puis il présenta son profil, attendant qu’on l’embrasse. Pendant que les femmes s’exécutaient une à une, j’eus le temps de détailler sa valise, posée à côté de ses élégantes chaussures blanches et noires. Les flancs de paille tressée commençaient à céder ici et là, une des serrures ne fermait pas. Entre les poignées, on voyait les initiales F.M., qui étaient les initiales de sa mère avant qu’elle se marie. Quand sa mère vit sa valise, elle se mit à pleurer.

Ainsi il revenait chez lui à peu près comme il était parti. Il avait toujours la valise de sa mère et il cultivait toujours cette image de lui en champion de tennis. C’est une idée qui avait germé dans sa cervelle avant même de quitter Wolf Creek. Wolf Creek où on ne peut pas sauter par-dessus un filet sans atterrir dans les cactus.

C’est seulement vers huit heures et demie neuf heures ce soir-là qu’il a essayé de se faire tout petit pour filer de la maison sans se faire voir, mais Florence et Jessie étaient sur le qui-vive. Je savais que Jessie n’irait pas par quatre chemins pour me dicter mon devoir, j’ai donc pris les devants et j’ai accompagné Neal au Black Jack’s Bar.

Le Black Jack’s Bar était un ancien wagon de marchandises dont on avait enlevé les roues et qu’on avait installé sur des gravillons à l’autre bout du pont qui enjambe la Little Prickly Pear. Sur le flanc du wagon, il y avait l’emblème du Nord-Express, un bouc des montagnes regardant de derrière sa barbe blanche un monde peint en rouge. C’est le seul bouc au monde qui ait jamais vu le fond de son univers occupé en permanence par une bouteille de whisky de comptoir étiquetée 3-7-77, chiffres que les groupes d’autodéfense avaient épinglés sur les représentants du chemin de fer qu’ils avaient pendus. (Ces chiffres, dit-on, évoquaient les dimensions d’une tombe : trois pieds de large, sept pieds de long et soixante-sept pouces de profondeur.) Le bar était un tronc d’arbre fendu en deux par quelqu’un qui ne maniait pas trop bien la hache, peut-être Black Jack en personne, mais les clients avaient fait les finitions en le graissant de leurs coudes. Black Jack était petit, il tremblait et il ne s’éloignait jamais d’un revolver et d’une matraque dite « blackjack » posés en permanence derrière le tronc d’arbre graisseux. Il avait de mauvaises dents à force sans doute de boire son propre whisky, qui était fabriqué quelque part du côté de Sheep Gulch.

Les tabourets devant le bar étaient d’anciens cageots un peu renforcés. Quand nous sommes entrés, Neal et moi, deux des cageots étaient occupés, tous les deux par des personnages bien connus du bouc du Nord-Express. L’un d’eux était un pilier de bar qu’on appelait Tire-à-l’Arc, parce que, dans ce pays qui fut longtemps indien, de tout individu qui se vante volontiers de ses prouesses de chasseur ou de tireur à la carabine, on dit « celui-là, il tire à l’arc ».

Mais moi qui l’avais vu une fois tirer à la carabine, je me serais bien gardé de sous-estimer ses talents. J’avais vu un de ses potes lui lancer en l’air cinq cachets d’aspirine, qu’on avait vu fleurir en cinq petites fleurs blanches aussitôt après avoir entendu cinq coups de feu qui semblaient n’en faire qu’un.

J’étais également convaincu qu’il pourrait battre à son propre jeu le fameux gardien de moutons du ranch Sieben. Le ranch Sieben est l’un des plus beaux ranchs de l’ouest du Montana ; il s’étend de la vallée d’Helena jusqu’à Lincoln et au-delà. Ses propriétaires, Joan et John Baucus, racontent l’histoire d’un de leurs gardiens de moutons préférés qu’il avait fallu emmener un jour à l’hôpital où son état avait rapidement empiré. On n’arrivait pas à lui enlever ses sous-vêtements – il les avait sur lui depuis si longtemps que ses poils avaient poussé à travers. Finalement, il avait fallu le plumer comme un poulet et, quand ses sous-vêtements avaient fini par se détacher, des lambeaux de peau étaient venus avec. Eh bien, dans l’encolure de la chemise de Tire-à-l’Arc, qui n’était pas boutonnée en haut, on voyait des poils qui poussaient à travers son tricot de corps.

Sur le cageot à l’autre bout du bar, il y avait une créature du sexe féminin qui était connue sous le nom de Peau-de-Chien par tous les boucs de la région traversée par le Nord-Express. Une dizaine d’années plus tôt, elle avait été élue Reine de beauté de Wolf Creek. Elle avait traversé toute la ville, debout sur son cheval sans selle, devant les cent onze habitants de Wolf Creek, en grande majorité de sexe masculin, qui s’étaient postés pour l’occasion le long d’une des deux rues de la ville. Ses jupes volaient haut, et elle avait gagné le concours. N’ayant pas tout à fait les qualifications requises pour faire de l’équitation son métier, elle avait opté pour le second choix qui s’offrait à elle. Malgré tout, elle portait encore les jupes fendues à l’amazone des cavalières du Far-West, même si cela représentait un handicap dans sa nouvelle profession.

Pour une petite ville, Wolf Creek tenait bien son rang. Elle pouvait se vanter d’avoir deux célébrités d’envergure quasi-nationale, un as du rodéo et un as du lasso. Ces deux gloires locales passaient leurs étés à se produire dans les foires de la région, et ils étaient assez appréciés pour se faire chacun cinq ou six cents dollars par saison – moins, naturellement, les frais d’hôpital. Peau-de-Chien n’avait pas l’intention de passer le restant de ses jours en écuyère ratée, aussi passait-elle un hiver avec l’as du rodéo, et l’hiver suivant avec l’as du lasso. Parfois, vers la fin de l’automne, quand on pouvait croire que l’hiver allait être particulièrement rigoureux, elle épousait l’un des deux. Mais le mariage ne correspondait pas à l’idée qu’elle se faisait du bonheur et, avant le retour du printemps, elle repartait s’installer chez l’autre. Passer de l’un à l’autre, c’est ce que Peau-de-Chien faisait de plus régulier, et c’est dans le provisoire qu’on pouvait le plus compter sur elle.

L’été, pendant que ses amoureux se nourrissaient de hot-dogs dans les foires et se pétaient les intestins à tordre le cou aux taureaux, Peau-de-Chien s’installait au Black Jack’s Bar, et elle en était réduite à lever les pêcheurs qui passaient par là, la plupart du temps des pêcheurs à l’asticot, bardés de tout un attirail, presque toujours des types de Great Falls. Oui, on peut le dire, pour elle comme pour tout le monde, la vie avait ses hauts et ses bas. Mais elle n’était pratiquement pas marquée par les forces d’usure de la vie. Comme souvent les écuyères, elle était assez petite, râblée, avec beaucoup de force, surtout dans les jambes. Elle avait assez vécu pour mériter son nom, mais elle ne faisait pas tellement plus que ses trente ans, trente années qu’elle avait en grande partie passées au milieu des chevaux et des cavaliers et de tout ce qui, à Great Falls, avait à voir avec le monde de l’équitation.

Quand Tire-à-l’Arc et elle étaient ensemble au bar, ils s’asseyaient chacun à un bout, si bien que les pêcheurs de passage devaient s’asseoir entre les deux et payer les tournées.

C’est là qu’on s’est assis, Neal et moi, quand on est entrés dans le bar.

« Salut, Tire-à-l’Arc », a dit Neal, en lui serrant la main, non sans emphase. Tire-à-l’Arc n’aimait pas qu’on l’appelle Tire-à-l’Arc, même s’il savait bien qu’on l’appelait comme ça derrière son dos. Mais pour Neal, il n’avait pas d’autre nom que Tire-à-l’Arc et, après deux verres de 3-7-77, Neal, en présence du trappeur professionnel, en rajoutait de vantardise pour ce qui était de tirer, de chasser, de prendre les bêtes au piège.

Il y avait quelque chose en Neal qui le poussait à raconter des craques justement à ceux qui étaient mieux placés que quiconque pour savoir qu’il mentait. C’était un de ces types qui ne résistent pas à l’envie d’être pris sur le fait au moment même où ils débitent leurs mensonges.

Quant à Peau-de-Chien, Neal n’avait pas encore jeté un œil sur elle. J’avais déjà compris que le truc de Neal, avec les femmes, c’était de faire semblant de ne pas les voir, et je commençais à me dire que ce n’est pas idiot, comme truc.

Le miroir situé derrière le bar, couvert de rides, ressemblait à de la marne polie de l’époque précambrienne. Neal gardait les yeux rivés dessus, de toute évidence fasciné par cette sombre image déformée de lui-même en train d’agir de façon automatique – payer à boire à tout le monde, entretenir à lui tout seul la conversation, sans écouter rien ni personne. J’essayais bien de briser son monopole en parlant à Peau-de-Chien, qui était assise à côté de moi, mais elle ne voyait qu’une chose, c’est que Neal ne s’occupait pas d’elle, alors elle ne s’occupait pas de moi.

Finalement, puisque personne ne voulait m’écouter, c’est moi qui me suis mis à écouter, mais sans aller tout de même jusqu’à payer les tournées. Neal avait suivi à la trace une loutre et ses petits jusqu’à Rogers Pass, l’endroit où l’on a officiellement enregistré 69,7 degrés Fahrenheit au-dessous de zéro. Pendant qu’il suivait sa loutre à la trace, moi j’essayais tout simplement de comprendre, d’après la description qu’il en faisait, de quelle espèce de loutre il pouvait bien s’agir. « J’avais du mal à la suivre », disait-il, « parce que, à cause de l’hiver, elle était devenue blanche » – donc elle devait être à moitié hermine. Lorsqu’il l’avait obligée à se réfugier dans un arbre, « elle s’était allongée sur la branche la plus basse, prête à sauter sur le premier cerf qui passerait » – il devait donc y avoir du puma en elle. Elle devait malgré tout tenir de la loutre, car elle avait le sens de la plaisanterie et elle lui souriait. Mais surtout il y avait en elle du 3-7-77, car elle était bien le seul animal de tout le Montana, l’homme mis à part, à avoir ses petits en hiver. « Ils étaient venus se fourrer sous ma chemise », disait-il en soulevant ses deux pull-overs bleu-blanc-rouge pour nous la montrer. Tire-à-l’Arc tapota discrètement le bar avec le cul de son verre vide, sans dire un mot pour ne pas avoir l’air de ne pas écouter. Mais Peau-de-Chien n’en pouvait plus d’être traitée comme quantité négligeable, et tant pis pour les conséquences. Elle s’est penchée pour passer devant moi et elle a dit, en s’adressant au profil de Neal : « Dis donc, Jules, on peut savoir ce qu’une loutre serait aller fiche là-haut ? Moi, je croyais que les loutres, ça nage dans les ruisseaux, et que ça fait du toboggan sur les berges ».

Neal s’est arrêté net au milieu de sa phrase et a fixé le miroir pour essayer de voir qui était cette image déformée, à côté de la sienne, qui venait de prendre la parole. « Buvons encore un verre », a-t-il dit en s’adressant à l’ensemble des images déformées. Puis, pour la première fois, il a daigné reconnaître la présence d’une femme en posant les yeux sur la personne en chair et en os de Black Jack debout derrière son comptoir, et non plus sur son image, en lui disant : « Sers-lui un verre, à elle aussi ».

Peau-de-Chien a refermé la main sur le verre qu’on lui tendait sans cesser de contempler le profil de Neal. Dans la ville de Wolf Creek, dont tous les habitants ou presque sont des rancheros, le bouc du Nord-Express et elle avaient fort rarement eu l’occasion de rencontrer un type qui ait, comme Neal, le visage pâle et l’œil cave.

Au moment où je descendais de mon cageot pour me montrer fidèle à ma promesse de ne pas rentrer tard, j’ai entendu Tire-à-l’Arc me dire « Merci ». Comme je n’avais pas payé une seule tournée de la soirée, il ne pouvait me remercier que d’une chose, c’est de leur laisser mon beau-frère. À la seconde même où je libérais la place, Peau-de-Chien s’y est mise pour être plus près de Neal. Elle ne quittait pas des yeux son profil, et la perspective de faire une touche lui chatouillait l’épiderme.

Au moment de sortir, j’ai jeté un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule et j’ai dit à Neal : « N’oublie pas que tu vas à la pêche demain matin ». Il a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule à elle et il a simplement dit : « Pardon ? »

Le lendemain matin, Paul était à Wolf Creek de bonne heure, comme il l’avait promis. Même si, en devenant adultes, nous avions acquis lui et moi toutes sortes de libertés, certaines des règles inculquées dans l’enfance étaient restées sacrées pour nous, en particulier trois choses : ne jamais être en retard pour le culte, pour le travail, et pour la pêche.

Florence est venue l’accueillir à la porte et, visiblement mal à l’aise, elle lui a dit : « Je suis désolée, Paul, mais Neal n’est pas encore levé. Il est rentré tard ».

Paul a répondu : « Moi, cette nuit, je ne me suis même pas couché. Tirez-le du lit ».

« Il ne se sent pas très bien », a-t-elle dit.

Paul a répondu : « Moi non plus, n’empêche que, dans cinq minutes, je pars à la pêche ».

Ils sont restés un moment à se dévisager sans rien dire. Une mère écossaise n’aime pas qu’on la surprenne à laisser traîner son fils au lit, et un Écossais qui part à la pêche n’aime pas lanterner parce qu’un type de sa famille a la gueule de bois. Bien que le whisky ait été inventé par les Écossais, un Écossais déteste avoir à admettre l’existence de la gueule de bois, surtout au sein de sa propre famille. En temps ordinaire, ç’aurait dû être match nul entre mon frère et ma belle-mère mais, cette fois, l’Écossaise en question ne trouvait pas d’excuse valable pour défendre son fils, elle dut donc se résoudre à aller le réveiller, ne serait-ce qu’un tout petit peu.

Sans nous presser, nous avons commencé à charger le demi-tonne qui appartenait à mon beau-frère, Kenny, celui qui était resté à Wolf Creek. Les trois femmes avaient déjà installé un vieux matelas à l’arrière du camion, elles n’ont plus eu qu’à installer sur le matelas leur frère, gendre et beau-frère. Une fois casés la salade de pommes de terre, le gril et l’équipement de pêche, il ne nous restait plus qu’à nous caser tant bien que mal, six d’entre nous sur sept, en prenant bien soin de ne pas déranger le matelas.

À part les cinq premiers kilomètres, la route qui mène à l’Elkhorn est parallèle au Missouri qui, à cet endroit-là, dévale par cette énorme trouée que les explorateurs Lewis et Clark ont appelée la Porte des montagnes. Même si l’eau reste claire pendant encore quelques kilomètres, la terre, quant à elle, dès que le fleuve jaillit des montagnes, devient presque instantanément brun rouge. La route s’arrête juste en dessous de la trouée, plongée dans l’ombre, où l’Elkhorn se déverse dans le Missouri. Comme la plupart des routes parallèles au Missouri, c’est un mélange de poussière grisâtre et de nids de poule. Les nids de poule n’arrangeaient pas l’état de santé de Neal et s’il pleuvait, la poussière grisâtre allait se transformer en bouillie de pois.

Kenny, qui n’avait jamais quitté Wolf Creek, était un de ces types comme on en trouve dans les petites villes, qui savent pratiquement tout faire de leurs mains. Il était entre autres capable de conduire un demi-tonne sur des chemins où on aurait eu du mal à faire passer un mulet. Il avait épousé Dorothy, infirmière diplômée d’État. Elle était petite, râblée, et sa spécialité, c’était la chirurgie. Des rancheros tenant leurs tripes dans leurs mains débarquaient du fin fond de leur cambrousse pour se faire recoudre par l’infirmière diplômée. Florence et Jessie avaient, elles aussi, fait des études plus ou moins paramédicales et, à elles trois, elles représentaient à peu près l’ensemble du personnel médical de Wolf Creek. Penchées au-dessus du vieux matelas, elles constituaient en quelque sorte l’équipe de réanimation.

Ken était en bons termes avec les cent onze habitants de Wolf Creek, et avec la plupart des rancheros des environs, surtout ceux qui étaient d’origine écossaise et qui avaient débarqué dans l’Ouest parmi les tout premiers pionniers, sachant déjà s’y prendre pour élever du bétail en montagne et sous la neige en hiver. C’est grâce à ça qu’on avait obtenu la permission de pêcher dans l’Elkhorn. La rivière, dès sa source, appartenait à Jim McGregor et, à chaque clôture, il y avait des écriteaux où l’on pouvait lire « Chasse réservée », « Pêche interdite », et, comme rajouté après coup, « Propriété privée ». Le résultat, c’est que ses pâturages nourrissaient plus d’élans que de vaches, mais il avait calculé que ça lui revenait moins cher que d’ouvrir son ranch aux chasseurs du dimanche de Great Falls qui ne savent pas reconnaître un élan d’une vache.

Ce qu’il y a de particulier, avec les routes qui traversent un ranch, c’est que plus on s’approche des vaches, moins la voie est bien tracée. Ça devenait deux ornières parallèles qui montaient en zigzag jusqu’à la crête et qui redescendaient de l’autre côté jusqu’à l’Elkhorn dans le même style. Là, la rivière n’est guère autre chose qu’une série de méandres où se mêlent les saules et l’eau, méandres qui se frayent un chemin au milieu des herbes hautes jusqu’à l’endroit où s’ouvre brusquement une crevasse et, à partir de là, plus de saules. Quand nous avons atteint le haut de la crête, les deux ornières parallèles étaient toujours de la poussière grise, et des nuages couronnaient les montagnes noires, à l’horizon.

A peine le camion s’était-il arrêté en bas de la cluse que Paul sautait à terre. Il avait déjà sa canne, son bas-de-ligne et sa mouche prêts, que je n’avais pas encore réussi, quant à moi, à me dégager de l’étau où j’étais retenu par Dorothy et Jessie qui, chacune, me pinçaient le gras du bras en murmurant : « Ne t’avise pas de filer en laissant Neal tout seul ». En plus, j’avais une crampe à la jambe et il me fallut sautiller une bonne minute sur place pour me dégourdir.

Pendant ce temps-là, Paul m’annonçait, en aparté : « Je vais descendre à trois intervalles de pêche d’ici, et je pêcherai en remontant. Vous, prenez vos distances entre vous, et pêchez en redescendant, jusqu’à ce qu’on se rejoigne ». Là-dessus, le voilà parti.

Une des raisons pour lesquelles Paul attrapait plus de poissons que n’importe qui, c’est que ses mouches passaient plus de temps dans l’eau que celles de n’importe qui. « Tu sais, vieux », déclarait-il, « dans le Montana, il n’y a pas de poissons volants. Tu n’attraperas rien du tout avec des mouches qui se baladent en l’air ». À la seconde même où il descendait de voiture, son équipement était fin prêt. Il marchait vite, il perdait rarement du temps à changer de mouche. Au lieu de ça, il essayait coup sur coup des endroits où la rivière était plus ou moins profonde, ou bien il changeait d’angle pour ramener la mouche ; et si par hasard il changeait de mouche, il faisait ses nœuds avec la vélocité d’une couturière ; et ainsi de suite. Au bout du compte, ses mouches passaient au moins vingt pour cent de temps en plus dans l’eau que les miennes.

Mais en plus, aujourd’hui, je subodorais qu’il avait une bonne raison de vouloir s’éloigner de moi le plus vite possible, c’est qu’il n’avait aucune envie que je lui reparle de ce qui s’était passé deux nuits plus tôt.

Ken nous a annoncé qu’il allait partir en amont pour aller pêcher dans les barrages de castors. Il aimait ces barrages, et il avait la main pour y pêcher. Il est donc parti tout heureux pour aller patauger dans la vase, se faire à moitié étrangler par les broussailles, et se casser la figure dans les piles instables de bouts de bois qu’on appelle des barrages de castors. On le verrait revenir avec une guirlande d’algues autour du cou et un panier rempli de poissons.

Jessie m’a pincé le bras une fois de plus pour me faire son ultime recommandation : « Reste avec Neal ». Me frottant le bras, j’ai fait marcher Neal devant moi pour qu’il ne puisse pas m’échapper tout de suite. Nous avons descendu la piste jusqu’au coude que fait la rivière, là où elle sort des bois d’osiers et traverse une prairie. Là, Neal s’est mis à trébucher, à prendre exprès une démarche pitoyable. « Je suis toujours mal fichu », a-t-il dit. « Je crois que je vais rester pêcher ici. » Avec le coude que faisait la rivière, on ne voyait pas le camion de là où nous étions, mais si l’envie lui prenait d’y retourner, il n’aurait même pas deux cents mètres à faire. « Pourquoi pas ? » ai-je dit, tout en sachant que j’aurais aussi bien fait de me taire.

Paul devait bien déjà avoir pris trois ou quatre poissons, mais malgré cela, j’ai pris mon temps pour descendre la piste, m’efforçant à chaque pas de laisser le monde derrière moi. Il y a dans tout pêcheur quelque chose qui tend à faire de l’univers de la pêche un monde parfait, un monde à part. Je ne sais pas ce que c’est, et je ne sais pas où ça se loge, quelquefois je sens ce quelque chose dans mes bras, à d’autres moments dans ma gorge, et souvent je serais incapable de le situer, je sais seulement que c’est enfoui en moi. Nous serions sans doute, beaucoup d’entre nous, meilleurs pêcheurs, si nous ne passions pas autant de temps à guetter le moment où le monde va enfin devenir parfait.

La chose dont on a le plus de mal à se débarrasser, en fait, – et c’était le cas à ce moment-là – c’est ce que d’aucuns appelleraient les scrupules de conscience.

Fallait-il – ou ne fallait-il pas – que je parle à mon frère de ce qui s’était passé l’autre nuit ? Je pensais « ce qui s’est passé l’autre nuit » de la façon la plus vague possible, pour éviter de revoir les choses avec trop de précision – surtout la main de mon frère. Est-ce que je ne devrais pas au moins lui proposer de l’aider, ne serait-ce que financièrement, s’il avait à débourser des dommages et intérêts ? Je remuais dans ma tête ces vieilles questions, en leur donnant maintenant pour cadre de longues jambes de danseuse affalées sur le sol d’une cellule. Et, comme d’habitude, elles ont fini par s’effacer sans que j’aie trouvé la réponse. Je ne savais toujours pas si j’avais décidé ou non de parler à mon frère.

Malgré tout, il y avait encore quelque chose qui me tracassait, je n’arrivais pas à savoir quoi, et je n’ai finalement mis le doigt dessus que quand j’ai fait demi-tour et que je suis retourné à la prairie où j’avais laissé Neal pour pouvoir dire que je l’avais fait.

À l’autre bout de la prairie, il y avait un barrage et, au-dessus, un grand bassin d’eau bleue. Neal était assis là, sur un rocher, dodelinant, avec à ses côtés la boîte en fer rouge des cafés Hills Brothers. Son cou était penché en avant, pâle, exposé au soleil, au risque de devenir bientôt de la même couleur que la boîte en fer.

« Qu’est-ce que tu fais ? », lui ai-je demandé.

Il a mis un bout de temps à composer sa réponse. « Je pêche », a-t-il fini par dire. Puis il s’est repris, visant cette fois à une plus grande exactitude. « Je pêche, et je suis mal fichu. »

« Cette eau morte, ça n’est pas un coin fameux pour la pêche, hein ? » ai-je dit, interrogatif.

« Ah bon ? » a-t-il dit. « Regarde tous ces poissons au fond de l’eau. »

« Bof, des tanches et des suceurs », ai-je dit sans regarder.

« Qu’est-ce que c’est, un suceur ? » m’a-t-il demandé. Qui d’autre, mais qui d’autre, né dans le Montana, avait jamais, de mémoire d’homme, posé une telle question !

Dans les profondeurs de l’eau, un peu en aval, on apercevait une tache rosâtre qui était à coup sûr un paquet d’asticots accrochés à un seul hameçon qui leur traversait à tous le corps. Sur le bas-de-ligne, juste au-dessus des asticots, on voyait deux perles en bois rouge, enfilées là pour faire joli, sans doute. Le paquet d’asticots et les deux perles de bois étaient situés à moins de quinze centimètres du suceur le plus proche. Pas un poisson ne bougeait, le pêcheur ne bougeait pas non plus, même si le pêcheur voyait parfaitement les poissons, et les poissons parfaitement le pêcheur.

« Ça te plairait de venir pêcher à la mouche avec Paul et moi, un de ces jours ? », lui ai-je demandé.

« Merci », a-t-il dit, « mais pas pour l’instant ».

« Bon, eh bien, dans ce cas-là », ai-je dit, « salut et amuse-toi bien ».

« Pas de problème. $1 »

Je suis reparti sur la piste, me berçant de l’illusion que j’avais rempli mon devoir en allant retrouver mon beau-frère. Mais le gros nuage qui surplombait l’entrée des montagnes Rocheuses me signifiait avec insistance que ce n’est pas aujourd’hui que j’allais trouver des moments de perfection. Et aussi que, si je n’arrêtais pas de baguenauder, je ne risquais pas d’attraper beaucoup de poissons.

J’ai quitté la piste à la hauteur de la deuxième prairie, je savais qu’il y avait là deux ou trois plans d’eau où je pouvais attraper mon quota pour la journée. Étant donné que Jim McGregor permettait à très peu de pêcheurs, chaque année, de venir sur ce petit bras de rivière, il était surpeuplé de poissons dont la taille ne dépasserait jamais une vingtaine de centimètres.

J’avais malgré tout un problème, du moins pour les tout premiers poissons, c’est que j’allais trop vite pour ferrer. Au bout de l’hameçon, il y a un barbillon, et si le barbillon ne s’implante pas dans la bouche ou la mâchoire du poisson assez profondément, le poisson recrache l’hameçon ou arrive à s’en défaire. Pour éviter ça, quand le poisson mord, il faut donner une petite secousse à la ligne, soit directement avec la main gauche, soit par l’intermédiaire de la canne qu’on tient de la main droite. Le moment et la force du geste doivent être parfaitement calculés : trop tôt ou trop tard, trop ou trop peu, et le poisson aura peut-être la bouche meurtrie pendant quelques jours, mais l’expérience lui servira de leçon.

Je relevais ma mouche si vite que je l’arrachais au poisson avant qu’il ait eu le temps de la gober. Les différentes espèces de truites ont chacune leur propre « tempo », et le calcul doit tenir compte aussi du courant, voire même du temps qu’il fait et du moment de la journée. J’étais trop habitué à pêcher dans les eaux rapides de la Big Blackfoot, où les grandes truites arc-en-ciel débouchent soudain à toute allure de derrière les rochers qui leur servent de rempart. Un ranchero du temps des pionniers avait peuplé l’Elkhorn de truites dites truites de ruisseau ou truites orientales : « Eastern Brook $1 ». Comme leur nom l’indique, ces truites sont d’un caractère plus méditatif.

Dès que j’ai eu trouvé le bon rythme, j’ai cessé de m’intéresser à elles. Elles sont magnifiques. Elles ont le dos noir, avec des taches jaunes et orange sur le côté, le ventre rouge qui va rejoindre les nageoires du dessous cernées de blanc. Ce sont des symphonies de couleurs, et c’est le plus souvent elles qu’on trouve peintes, en relief, sur les plats à poisson. Mais elles n’offrent pas de résistance et, au toucher, on dirait des anguilles, avec leurs toutes petites écailles. Et puis elles sont desservies par leur nom, parce que dans l’ouest du Montana, jamais on ne dirait « brook » pour ruisseau, le seul terme acceptable est « creek ».

Tout d’un coup, je me suis demandé ce que mon frère pouvait être en train de faire de son côté. Une chose dont j’étais sûr, c’est qu’il n’était pas en train de perdre son temps à atteindre son quota avec des truites de ruisseau de vingt-cinq centimètres. Si je voulais ne pas me laisser trop distancer, j’avais intérêt à essayer d’attraper quelques-uns des monstres, dits truites brunes ("Brown Trout") qui remontent du Missouri.

La pêche est vraiment un monde à part, qui n’a rien à voir avec aucun autre. Au sein de ce monde, il y a une série d’univers distincts les uns des autres. On pêche les gros poissons dans des rivières qui ont peu d’eau. C’est un monde qui, dans l’eau et hors de l’eau, n’est pas assez vaste pour contenir à la fois le poisson et le pêcheur. Les saules qui bordent la rivière sont, croyez-moi, tous dans le camp du poisson.

Je me suis arrêté, j’ai nettoyé mes « Eastern Brook », et je les ai installées dans mon panier en les séparant par des couches de foin et de menthe sauvage : elles étaient encore plus belles que les truites peintes sur les plats à poisson. Et puis, pour me préparer à la pêche au gros, j’ai changé mon bas-de-ligne pour un bas-de-ligne prévu pour les poissons de huit livres et j’ai pris une mouche numéro 6.

J’ai poissé ma ligne sur le tiers de sa longueur, pour le cas où elle aurait été imbibée d’eau, ce qui l’aurait empêchée de flotter, j’ai jeté un dernier coup d’œil à mes truites sur leur lit de menthe sauvage et j’ai refermé mon panier sur le monde des petits poissons.

Tandis que je traversais la prairie, une ombre immense est venue à ma rencontre, suivie d’un gros nuage noir. Le canyon où coule l’Elkhorn est si profond et si étroit qu’un gros nuage noir peut constituer l’ensemble du ciel à lui tout seul. Le nuage peut faire place au soleil, ou bien à d’autres nuages plus noirs encore. Du fond du canyon, il n’y a pas moyen de savoir ce qui va suivre, mais j’avais comme l’impression que ça n’allait pas être le soleil.

Tout d’un coup, les uns après les autres, les poissons se sont mis à sauter à la surface, me donnant à penser que les premières grosses gouttes avaient commencé à tomber. Quand les poissons se mettent à sauter comme ça, c’est qu’il se prépare quelque chose.

En cet instant, l’univers tout entier se composait de l’Elkhorn, d’une truite brune mythologique, du temps qu’il faisait, et de moi-même. Et moi-même, je n’étais rien d’autre qu’une série de ruminations concernant l’Elkhorn, le temps qu’il faisait, et un poisson mythologique qui n’était peut-être qu’un alevin de mon imagination.

L’Elkhom ressemble exactement à ce qu’elle est – une fissure dans le globe terrestre destinée à marquer l’endroit où se terminent les montagnes Rocheuses et où commencent les grandes plaines. Les montagnes géantes ont le dos noir, un dos recouvert par les presque tout derniers pins de montagne. Les flancs exposés à l’est passent au marron et au jaune là où commencent les hautes herbes de la Prairie, mais il reste parfois des taches noires là où quelques pins éparpillés cèdent le terrain comme à regret. La truite brune mythologique et le canyon s’harmonisaient dans mes pensées. La truite, qui était peut-être bien réelle et à portée de ma main, était massive, elle avait le dos noir, les flancs jaunes et bruns, avec des taches noires et une frange blanche. L’Elkhorn et la truite brune ont quelque chose d’autre en commun, je crois, une beauté qui tient à ce qu’il y a en elles un élément de laideur.

J’ai longé la rivière sur cent cinquante ou deux cents mètres, cependant que les petites « Brookies » continuaient à rebondir comme de la pluie. Puis je suis arrivé à un endroit de la rivière où on ne voyait plus aucun poisson sauter. A l’entrée du plan d’eau, l’eau se divisait pour contourner un gros rocher, revenait en arrière en tourbillonnant, creusait son lit plus profond, déposait ses alluvions, et finissait par perdre profondeur et mouvement en dérivant sous les osiers. Dans une eau si magnifique, me suis-je dit, ce n’est certainement pas parce qu’il n’y a pas de poissons qu’on ne voit pas de poissons sauter. Il doit y avoir un poisson tellement gros qu’il est comme l’élan mâle « à tête royale » qui, à la saison du rut, élimine tous ses adversaires et les chasse du troupeau.

Vu qu’il vaut mieux, en règle générale, pêcher en remontant le courant pour ne pas troubler l’endroit de la rivière où l’on va pêcher ensuite, je suis retourné sur la berge, là où le poisson ne pouvait pas me voir, et je me suis avancé jusqu’en bas du plan d’eau avant de faire mon premier lancer. Entre temps, j’avais perdu confiance dans ma théorie de l’élan mâle comme seul habitant du plan d’eau, mais j’espérais attraper une « Brookie » ou deux dans les hauts-fonds. Quand j’ai été bien sûr de ne pas avoir été repéré, je me suis avancé en amont vers les eaux plus profondes, là où commençait le bois d’osiers et où il en tombait des insectes.

Pas même un frémissement dans l’eau qui aurait indiqué qu’une truite avait fait mine de s’approcher de la mouche et puis avait changé d’avis en trouvant que ça avait l’air louche. J’en étais à me demander si quelqu’un n’avait pas lancé un bâton de dynamite dans l’eau, faisant exploser tous les poissons, ventre à l’air, et ma théorie avec. S’il y avait un seul poisson dans toute cette eau, il y avait un seul endroit où il puisse encore se trouver : s’il n’était pas à ciel ouvert, et s’il n’était pas en bordure des osiers, il se trouvait forcément sous les saules, et ça ne me disait rien, mais alors rien du tout, de lancer ma ligne au milieu des branches des saules.

Des années plus tôt, à la fin d’un été où j’avais travaillé pour les Eaux et Forêts, j’avais pêché avec Paul et, manquant d’entraînement, je faisais tout mon possible pour ne pas m’aventurer hors des plans d’eau bien dégagés. Paul m’avait regardé pêcher dans un bassin qui se terminait sous des saules et, à la fin, n’en pouvant plus, il m’avait dit : « Écoute, vieux, tu n’attraperas jamais de truites dans une baignoire. Toi ça te plaît de pêcher dans un endroit découvert, au soleil, parce que tu es écossais, et que tu as peur de perdre ta mouche si tu la lances dans les branchages. Mais le poisson, lui, il ne reste pas là à prendre des bains de soleil. Il est sous les saules, là où il fait bon et frais et où il est à l’abri des pêcheurs de ton acabit ».

En essayant de me défendre, je n’avais fait qu’aggraver mon cas : « Quand je m’emmêle dans les branches, je perds mes mouches », avais-je dit.

« Et alors, qu’est-ce que ça peut te fiche ? », m’avait-il dit. « Ça ne nous coûte rien, les mouches. George se fait toujours un plaisir de nous en préparer. Et ça n’existe pas, une bonne journée de pêche où on n’a pas perdu deux ou trois mouches qui sont restées accrochées dans les branches. Tu n’attraperas jamais de poissons si tu n’oses pas aller les chercher là où ils sont. Passe-moi ta canne. »

Il l’avait prise pour que je n’aille pas croire, sans doute, qu’il n’y avait qu’avec la sienne qu’on puisse lancer dans les branches. J’avais donc appris ce jour-là qu’on pouvait demander à ma canne ce genre d’exercice. Mais, en vérité, je ne suis jamais vraiment arrivé à maîtriser ce genre de lancer, probablement parce que je ne me fais toujours pas à l’idée de perdre mes mouches, même si elles ne me coûtent rien.

Or cette fois-ci, je n’avais pas le choix, j’étais bien obligé de lancer dans les saules si je voulais comprendre pourquoi il y avait partout des poissons qui sautaient à la surface de l’eau, sauf dans ce bassin. Et je voulais à tout prix le comprendre, parce que si on ne se casse pas la tête pour trouver la réponse aux questions qu’on se pose, autant ne pas faire de pêche à la mouche.

Étant donné que je n’avais pas pratiqué ce genre de lancer depuis un certain temps, j’ai décidé de m’entraîner un peu, et je suis donc redescendu dans le sens du courant pour aller faire quelques lancers dans les taillis. Puis je suis précautionneusement remonté en amont, là où les osiers étaient le plus épais, en regardant bien où je mettais les pieds et en évitant de faire du bruit avec les cailloux.

La ligne était haute et souple quand elle est arrivée à la verticale, pas du tout comme quand le vent l’entraîne. J’étais ému, mais mon bras restait calme et il m’obéissait docilement. Au lieu d’appuyer à fond dès le moment où la ligne repartait vers l’avant, je l’ai laissée flotter jusqu’à ce que le périscope vertical que j’avais dans l’œil ou dans le cerveau ou dans le bras, ou dieu sait où, m’ait informé de ce que ma mouche était au-dessus des osiers les plus proches de moi.

Alors j’ai imprimé une légère secousse à la ligne et elle s’est mise à chuter presque à la verticale. Trois ou quatre mètres avant que la mouche touche l’eau, il est possible de savoir si un lancer de ce type va être parfait ou non, et il est encore possible d’apporter, s’il le faut, quelques légers correctifs. Le lancer est si souple et si lent qu’on peut le suivre comme on suivrait des yeux une cendre qui vole dans la cheminée avant de venir se poser. C’est l’un des plaisirs rares et subtils de la vie que de se voir de l’extérieur en train d’accomplir l’acte qui fait de vous l’auteur de quelque chose de beau, même si ce quelque chose n’est rien d’autre qu’une cendre qui vient se poser sur l’eau. Le bas-de-ligne a atterri sur la branche la plus basse et la mouche s’est balancée au bout de son petit pendule à une dizaine de centimètres de la surface de l’eau ou peut-être une quinzaine. Pour parachever l’exécution de mon lancer, j’étais censé secouer la ligne à l’aide de la canne, pour que, si la ligne ne s’était pas prise dans les branchages, la mouche vienne se poser à la surface de l’eau juste au-dessous. Il se peut que je l’aie fait, ou bien il se peut que le poisson ait sauté hors de l’eau pour attraper la mouche au moment où elle remontait. C’est la seule fois de ma vie où j’aie eu à livrer bataille à un poisson qui s’agite dans un arbre.

Les Indiens faisaient jadis des paniers avec les branches rouges des osiers, aucun risque donc qu’elles se cassent en pleine action. Les adversaires en présence étaient bien le poisson et le pêcheur.

Il arrive une chose curieuse au pêcheur à l’instant même où le poisson vient de mordre à l’appât – indépendante de sa volonté et assez amusante. Dans son bras, dans son épaule ou bien dans sa cervelle, il y a comme une balance, et à l’instant même ou le gros poisson s’élève en l’air, le pêcheur de gros poisson, quel que soit son degré d’excitation, place la balance sous le poisson et, avec sang-froid, il le soupèse. Il n’a pas assez de mains ni de bras pour faire toutes les autres choses qu’il est censé faire en même temps mais, en ce qui concerne le poids du poisson, il s’efforce d’être assez précis pour éviter une déception une fois le poisson pris. « Ce salaud là pèse sept ou huit livres », me suis-je dit en essayant de tenir compte du fait que je soupesais sans doute une partie des branches avec.

L’air était rempli des feuilles mortes et des baies vertes des osiers secoués, mais les branches, elles, tenaient bon. Dans son irrésistible ascension, la grande truite brune faisait un nœud à chaque branche qu’elle rencontrait sur son chemin. Elle se tressa un panier fait de nœuds plats, de nœuds de chaise, et de doubles demi-clefs.

Il n’est pas pour le corps et l’esprit épreuve plus subite et brutale que la perte d’un gros poisson, vu que nous sommes en droit d’attendre, en principe, un minimum de transition entre la vie et la mort. Avec le gros poisson, à un moment donné, le monde forme un tout homogène, et la seconde d’après, pffft, disparu. Plus là. Le poisson a filé et vous, vous êtes anéanti, tout ce qu’il reste de vous et tout ce qu’il vous reste, c’est un bâton de cent trente grammes au bout duquel est attaché un fil plus un morceau de boyau semi-transparent au bout duquel est attaché un petit morceau tordu d’acier suédois au bout duquel est attaché un petit bout de plume arraché au cou d’un poulet.

Je ne saurais même pas dire par où il avait filé. Pour ce que j’en sais, il pouvait tout aussi bien avoir poursuivi son ascension jusqu’à disparaître en plein ciel.

Je suis sorti de l’eau pour aller voir dans le fourré s’il restait le moindre signe de sa présence matérielle. Il y avait un peu de fil à pêche emmêlé dans les branches, mais mes mains tremblaient si fort que je n’étais pas fichu de défaire les nœuds compliqués qui le retenaient aux branchages.

Moïse lui-même ne dut pas trembler davantage quand son buisson se mit à flamber à deux pas de lui. J’ai fini par détacher ma ligne du bas-de-ligne, en laissant le fil enchevêtré dans les saules.

Les poètes parlent volontiers du temps qui suspend son vol. Mais ce sont les pêcheurs, en vérité, qui font cette expérience de l’éternité ramassée en l’espace d’un instant. Personne ne peut prétendre avoir vécu l’immensité d’un instant tant qu’il n’a pas vu le monde s’incarner dans un poisson, et le poisson disparaître. Cet animal-là, je m’en souviendrai toute ma vie.

J’ai entendu une voix qui disait : « C’était une belle bête ». Ça pouvait être mon frère, comme ça pouvait tout aussi bien être le poisson lui-même qui était revenu à tire-d’aile pour faire le fanfaron derrière mon dos.

Je me suis retourné et j’ai dit à mon frère : « Je l’ai loupé ». Il avait assisté à tout, et donc, si j’avais trouvé mieux à dire, je l’aurais fait. Faute de quoi j’ai simplement répété : « Je l’ai loupé ». Et j’ai soudain aperçu mes mains, elles étaient paume en l’air, comme dans un geste de supplication.

« Tu n’y es pour rien », m’a-t-il dit. « Il n’y a pas moyen d’attraper un gros poisson dans un fourré. Première fois, en fait, que je vois quelqu’un essayer. »

Je pense qu’il s’efforçait de me mettre un peu de baume dans le cœur, d’autant plus que j’étais bien obligé de voir deux gigantesques queues brunes avec de gigantesques taches noires qui dépassaient de son panier. « Et les tiens, comment est-ce que tu les as pris ? », lui ai-je demandé. J’étais encore tout échauffé et je n’hésitais pas à demander ce que j’avais envie de savoir.

« Je les ai pris dans un haut-fond, à un endroit où il n’y a pas de végétation », m’a-t-il répondu.

« Des gros comme ça, dans un haut-fond, à découvert ? » ai-je dit, incrédule.

« Eh oui », a-t-il dit, « des grandes truites brunes. Toi, tu as l’habitude de pêcher les grandes arc-en-ciel en eau profonde. Mais les grandes brunes, elles, se nourrissent souvent le long des rives, au bord d’une prairie, là où parfois il tombe à l’eau des sauterelles, ou même des souris. Il faut marcher le long de la berge jusqu’à ce que tu aperçoives des dos noirs qui dépassent de la surface et de la vase qui tourbillonne ».

Cela m’a laissé encore plus pantois. J’étais persuadé d’avoir pêché d’une façon parfaitement orthodoxe, en faisant à la lettre tout ce que mon frère m’avait appris, sauf qu’il ne m’avait pas dit ce qu’il faut faire quand un poisson grimpe aux arbres. C’est ça le problème quand on est seulement un disciple, on apprend certains des trucs du maître, comme par exemple de lancer dans un fourré, mais on s’en sert au moment même où le maître, lui, fera exactement le contraire.

J’étais encore sous le coup. Il y avait toujours à l’intérieur de moi comme un grand creux qui éprouvait le besoin d’être comblé et qui réclamait la réponse à une autre question. Je n’avais pas, avant de la poser, la moindre idée de ce que cela allait être. « Est-ce que je peux t’aider, du point de vue argent ou autre chose ? », ai-je demandé à Paul.

Consterné d’entendre ce que je venais de dire, j’ai essayé de retrouver mon sang-froid en vitesse. Au lieu de ça, je n’ai fait que renchérir sur mon erreur initiale. « Je me suis dit que tu avais peut-être besoin d’aide à cause de l’autre soir », ai-je dit. Il risquait évidemment de prendre mon allusion à l’autre soir pour une allusion à sa petite amie indienne. Alors, pour changer de sujet, j’ai dit : « Je me suis dit que, la nuit où tu avais couru après ce lapin, ça t’avait peut-être coûté pas mal de fric de faire réparer le capot de ta voiture ». Et de trois.

Il a réagi comme si son père venait lui proposer de reprendre un peu de porridge. Il a baissé la tête en silence en attendant que je veuille bien me taire. Puis il a déclaré : « Il va pleuvoir ».

J’ai jeté un coup d’œil au ciel auquel je ne pensais plus depuis que le monde avait diminué, diminué, pour se réduire aux dimensions d’un fourré. Oui, il y avait bien un ciel là-haut, mais ce n’était rien d’autre qu’un lourd nuage noir qui pesait sur le canyon.

« Où est Neal ? » a demandé mon frère.

La question m’a pris par surprise et j’ai dû réfléchir jusqu’à ce que la mémoire me revienne. « Je l’ai laissé au premier coude », ai-je fini par dire.

« Tu vas drôlement te faire engueuler », a dit mon frère.

Cette remarque a eu pour effet de rouvrir tout grand mon univers, assez grand pour lui permettre de contenir un demi-tonne et plusieurs femmes, toutes écossaises. « Je sais », ai-je répondu, et je me suis mis à démonter ma canne. « J’ai fini pour aujourd’hui », ai-je dit, en montrant ma canne du menton.

« Tu as pris ton quota ? » a demandé Paul. « Non », ai-je répondu, sachant bien que c’était sa façon de me demander si je ne trouvais pas que j’avais assez d’ennuis comme ça, sans en rajouter en rentrant sans avoir pêché mon maximum pour la journée. Pour les femmes qui ne pêchent pas, un homme qui rentre de la pêche sans avoir pris son maximum est un minable, un raté.

Mon frère n’était pas loin de penser la même chose. « Ça ne te prendrait que quelques minutes de compléter ton quota avec quelques "Brookies", regarde, elles sautent encore un peu partout. Je vais griller une cigarette pendant que tu en prends une demi-douzaine. »

« Merci, mais j’ai vraiment fini pour aujourd’hui », ai-je répondu, tout en sachant bien qu’il ne pouvait pas comprendre que ce n’était pas six truitelles de ruisseau de plus ou de moins qui allaient modifier ma vision du monde. Aucun doute là-dessus, c’était une de ces journées où le monde extérieur n’allait pas me donner l’occasion de faire les deux choses que j’avais vraiment envie de faire : attraper une grande truite brune, et établir un réel contact avec mon frère de manière à lui venir en aide. Au lieu de ça, il y avait un fourré vide, et il allait pleuvoir.

« Viens, allons chercher Neal », a dit Paul. Puis il a ajouté : « Tu n’aurais pas dû le laisser tout seul ».

« Pardon ? »

« Tu devrais essayer de l’aider. »

Je trouvais bien les mots, mais pas les phrases dans lesquelles les mettre. « Je ne l’ai pas laissé tout seul. Il ne m’aime pas. Il n’aime pas le Montana. Il m’a quitté pour aller pêcher à la ligne. Il n’est même pas foutu de pêcher à la ligne. Moi, tout me déplaît, dans ce type. »

Je sentais bien que c’était la déception d’avoir perdu le gros poisson qui ressortait en colère contre mon beau-frère. Je sentais aussi que c’était toujours la même chose que je rabâchais, sous des formes un peu différentes. J’ai quand même demandé : « Et toi, tu crois que tu devrais l’aider ? »

« Oui », a-t-il dit, « je croyais que c’était ce qu’on allait faire ».

« Comment ça ? »

« En l’emmenant pêcher avec nous. »

« Je viens de te le dire, il n’aime pas pêcher. »

« Peut-être », a dit mon frère. « Mais peut-être que ce qu’il aime, c’est qu’on essaie de l’aider. »

Je ne comprends toujours pas mon frère. Chaque fois qu’on proposait de l’aider, il déclinait l’offre. N’empêche que quand il disait que Neal avait besoin qu’on l’aide, d’une manière détournée, c’est sûrement de lui qu’il parlait.

« Allez viens », m’a-t-il dit, « allons le retrouver avant qu’il soit pris par l’orage ». Il a voulu me passer le bras autour des épaules, mais son panier de pêche avec les grandes queues de poissons qui dépassaient faisait obstacle entre nous. On avait l’air aussi patauds l’un que l’autre, moi qui aurais voulu l’aider, et lui qui aurait voulu me remercier.

« Bougeons-nous de là », ai-je dit. Nous avons retrouvé la piste et nous avons marché à contre-courant. Le nuage noir recouvrait entièrement le canyon. Les dimensions du monde se réduisaient à quelque chose comme 25 m sur 25 sur 25. Ça avait dû commencer comme ça, en 1949, quand l’incendie géant qui avait pris naissance à Mann Gulch, ravin où coule le Missouri, avait escaladé la crête pour redescendre jusqu’à l’Elkhorn. À Mann Gulch, les Eaux et Forêts avaient largué par hélicoptère seize de leurs meilleurs spécialistes des incendies de forêt, et treize d’entre eux n’avaient ensuite pu être identifiés que par leurs plombages. C’est avec la même violence que l’orage s’est abattu sur l’Elkhom, comme déterminé à l’anéantir.

Comme si on avait donné le signal, plus un poisson ne sautait. Puis le vent s’est levé. L’eau a quitté le lit de la rivière et est remontée jusqu’aux branches, comme mon poisson. L’air tout le long de la berge s’est à nouveau rempli de feuilles d’osiers et de baies vertes. Puis l’air est devenu invisible. Sa présence ne se faisait plus sentir que sous forme de pommes de pin et de branches qui me fouettaient le visage et passaient leur chemin.

L’orage est arrivé au galop sur son cheval sauvage et il nous a piétinés.

Au coude que fait la rivière, nous avons atteint la prairie, et nous avons cherché Neal, mais bientôt nous ne savions même plus où nous étions. De l’eau me coulait des lèvres. « Il n’est pas ici, ce salaud », ai-je dit, même si nous ne savions plus trop ni l’un ni l’autre ce qu’il fallait entendre par « ici ». « Non », a dit mon frère, « il est là-bas ». Puis il a ajouté : « Au sec ». Nous savions l’un et l’autre ce qu’il fallait entendre par « là-bas ».

Le temps que nous retournions au camion, la pluie s’était mise à tomber dru, elle obéissait désormais aux lois de la pesanteur. Paul et moi avions mis nos cigarettes et nos allumettes à l’intérieur de notre chapeau pour les garder au sec, mais je sentais l’eau qui pénétrait jusqu’au cuir chevelu.

Le camion a émergé de l’orage comme une image suigie de la conquête de l’Ouest, on aurait dit un chariot bâché attaqué par la pluie qui l’encerclait. Ken avait dû revenir en vitesse de ses barrages de castors, juste à temps pour sortir deux vieilles bâches, leur tailler des piquets, et les étaler sur l’arrière du camion. C’est à moi, et pas à mon frère, que revint l’honneur d’être le premier à passer la tête dans l’entrebâillement des bâches, imitant ainsi la tête du jeu de massacre, vieille attraction des fêtes foraines, où l’on pouvait pour dix cents essayer de lui décocher une balle de base-ball.

La seule différence c’est que moi, avec ma tête dans le trou, j’étais comme paralysé et bien incapable d’éviter quoi que ce soit qu’on m’aurait lancé, ou même de choisir l’ordre dans lequel les choses m’apparaissaient.

En tout premier apparurent les femmes, puis le vieux matelas, les femmes apparaissant en premier parce que deux d’entre elles tenaient à la main des couteaux à découper, et la troisième, ma femme, une longue fourchette, et tout cela brillait dans la pénombre, sous les bâches. Les femmes étaient accroupies par terre à l’arrière du camion en train de préparer des sandwichs. Lorsqu’elles virent ma tête, elles pointèrent leur coutellerie dans ma direction.

Au milieu du camion, il y avait une fuite à l’endroit où les bâches s’affaissaient un peu et ne se rejoignaient pas tout à fait. Dans le fond se trouvait le vieux matelas, mais, à cause des couteaux, je ne le voyais pas en détail.

« Tu es parti et tu l’as laissé tout seul », a dit ma femme en pointant sur moi sa longue fourchette.

« Le pauvre, il ne va pas bien du tout. Il est resté trop longtemps au soleil », a dit ma belle-mère en affûtant son couteau avec un fusil à aiguiser.

Me servant des quelques mots qui voulurent bien sortir de mon gosier noué par le fait de servir de cible, j’ai demandé : « C’est lui qui vous a raconté ça ? »

« Oui, le pauvre », a-t-elle répondu, et elle s’est faufilée jusqu’au fond du camion pour aller lui caresser la tête d’une main tout en tenant toujours fermement son couteau de l’autre.

Les interstices entre les deux bâches laissaient entrer beaucoup d’eau mais très peu de jour, aussi me fallut-il un certain temps pour que mes yeux s’accoutument et finissent par distinguer mon beau-frère allongé sur le matelas. La lumière capta d’abord son front, qui était serein mais pâle, comme l’aurait été le mien si ma mère avait passé sa vie à me faire des sandwichs et à me protéger de la réalité.

Mon frère passa la tête entre les bâches et se planta à côté de moi. Cela me fit du bien de sentir la présence d’un représentant de ma famille à mes côtés. Je me dis : « J’espère qu’un jour, je lui revaudrai ça ».

Les femmes firent un sandwich à mon frère. Quant à moi, j’avais la tête et les épaules au sec, mais pour ce qui est du reste, j’aurais pu tout aussi bien être debout sous une gouttière. Paul était dans le même état et personne ne faisait mine de se pousser un peu pour nous faire de la place à l’intérieur. Ce salaud de Neal avait tout le fond du camion pour lui tout seul. Au lieu de rester vautré sur le matelas, tout ce qu’il avait à faire, flûte, c’était de s’asseoir.

Dehors, l’eau dégoulinait tout au long de mon dos sur une large surface, elle se rassemblait en une étroite rigole sur mes fesses, puis elle se divisait en deux branches et allait se déverser dans mes chaussettes.

Quand les femmes ne se servaient pas de leur quincaillerie pour faire des sandwichs à Neal, elles la pointaient sur moi. Je pouvais humer tous les sandwichs qu’elles ne me faisaient pas, et je pouvais humer l’eau qui passait à travers la toile et se transformait en vapeur à la chaleur des corps entassés. Je pouvais aussi humer les relents de l’alcool ingurgité la veille qui s’élevaient du vieux matelas. Vous savez sans doute que les Indiens construisent leurs bains de vapeur au bord des rivières. Une fois qu’ils sont couverts de sueur, ils plongent immédiatement dans l’eau froide – et, faut-il ajouter, il arrive qu’ils meurent sur le coup. J’avais l’impression, quant à moi, d’être tout à la fois les deux moitiés de moi-même, un bain de vapeur, une rivière glacée – et je me sentais près de mourir sur le coup.

Toute une série d’ultimes pensées me passaient par la tête. « Comment ce salaud de Neal a-t-il fait pour rester trop longtemps au soleil ? S’il a vu le soleil deux heures en tout depuis qu’il a quitté le Montana pour aller sur la côte ouest, c’est tout le bout du monde. » J’eus une pensée spéciale pour ma femme. Je tenais à mettre les choses au point : « Ce n’est pas moi qui ai quitté ton frère. C’est ton salaud de frère qui m’a quitté ». Tout ça, bien sûr, c’était dans ma tête. Concernant ma belle-mère, je ne lui envoyais pas dire qu’elle avait bien dû tromper son mari, jadis, pour avoir un tel fils. Et, à l’adresse de ma femme et de sa mère, voilà ce que j’avais à dire : « Le seul problème, avec ce salaud, c’est que tout l’antigel qu’il a déversé dans son radiateur la nuit dernière au Black Jack’s Bar s’est évaporé ».

Il n’a pas cessé de pleuvoir pendant tout le temps qu’il nous a fallu pour rentrer à Wolf Creek et, jusqu’à la baraque de John McGregor, le camion a patiné dans la gadoue. Bien entendu Ken était au volant, et Paul et moi nous poussions. En plus, j’avais le ventre creux, ce qui n’arrangeait rien. A un moment, n’en pouvant plus, je suis allé jusqu’à l’avant du camion et j’ai demandé à Ken : « Dis donc, tu ne pourrais pas dire à ton frangin de se bouger de son matelas pour venir nous donner un coup de main ? »

À quoi Ken m’a répondu : « Ma parole on croirait que tu ne sais pas ce que c’est qu’un camion. Tu sais bien qu’il faut avoir du lest à l’arrière, sinon les roues arrière patinent ».

Je suis reparti à l’arrière, et Paul et moi on a poussé le lest, oh hisse, jusqu’à la baraque. C’était aussi dur de pousser dans les descentes que dans les côtes. On se serait cru dans les montagnes de l’est du Montana, à remonter la Powder River, célèbre pour sa gadoue, avec notre camion et son lest.

Une fois arrivés à Wolf Creek, Paul est resté le temps de m’aider à décharger le camion, qui était alourdi par la boue et par l’eau. On a sorti le matelas en dernier. Ensuite je suis allé me coucher car j’étais vanné, ou peut-être seulement affaibli par la faim, et Paul est reparti pour Helena. En allant dans ma chambre, j’ai aperçu Neal et sa mère devant la porte d’entrée. Le lest avait mis deux pull-overs bleu-blanc-rouge style Wimbledon. Il racontait des bobards à sa mère qui l’avait intercepté avant qu’il ait réussi à sortir en douce. Il avait l’air en pleine forme. Je connaissais deux tabourets de bar faits avec des cageots qui allaient être ravis de le revoir.

Je me suis mis au lit et j’ai lutté contre le sommeil, le temps de rassembler mes esprits et d’aboutir à une conclusion qui avait son poids d’évidence et qui pouvait s’énoncer ainsi : « Si je ne fiche pas le camp quelques jours de chez ma femme, je vais bientôt me retrouver célibataire ». Et donc, le lendemain matin, j’ai téléphoné à Paul de chez l’épicier pour qu’on ne puisse pas m’entendre de la maison. Je lui ai demandé s’il ne lui restait pas quelques jours à prendre sur ses vacances d’été parce qu’il fallait absolument que j’aille un peu à Seeley Lake.

Seeley Lake, c’est là que nous avons notre bungalow de vacances. Ce n’est qu’à vingt-cinq kilomètres du Blackfoot Canyon, et guère plus loin de la Swan, rivière qui coule doucement devant les Mission Glaciers, et qui est aussi belle que le cygne dont elle porte le nom. Je pense que mon frère sentait encore la pluie de la veille lui dégouliner dans le dos lorsque personne ne se bougeait pour nous faire un peu de place sous la bâche, il a donc compris très vite de quoi il retournait. En tout cas il m’a répondu : « Je vais en parler au patron ».

Le soir, j’ai posé une question à ma femme. C’était plus facile pour moi, dans mes négociations avec elle, de poser une question, mine de rien, que de procéder par une série d’affirmations. J’ai donc demandé : « Tu ne trouves pas que ce serait une bonne idée que Paul et moi on passe quelques jours à Seeley Lake ? » Son regard m’a passé au travers et elle a dit : « Si, bonne idée ».

J’ai survécu au lendemain et au surlendemain, et enfin nous voilà Paul et moi franchissant la ligne de partage des Rocheuses et laissant le monde derrière nous – c’est du moins comme ça que je voyais les choses. Mais à peine avions-nous amorcé notre glissade vers le Pacifique que Paul s’est mis à me parler d’une nouvelle fille qu’il avait levée. Je l’écoutais, mais sur le qui-vive, ne sachant pas de quel côté le vent allait tourner.

Comme d’habitude, j’étais perplexe. Peut-être qu’il voulait me dire quelque chose qui n’allait pas me plaire, mais qui me déplairait peut-être moins si ça avait l’air de se présenter comme une histoire ou peut-être que j’étais sur une fausse piste avec mes soupçons, peut-être que c’était juste mon frère le reporter qui me faisait profiter de nouvelles trop personnelles ou trop poétiques pour être publiées.

« Elle est un peu bizarre », m’a-t-il dit, une fois qu’il eut été bien établi que nous étions sur le versant ouest de notre continent. « Oui », a-t-il repris, comme si j’avais fait un commentaire, « elle est un peu bizarre. Le seul endroit où elle accepte de se faire baiser, c’est le vestiaire des garçons derrière la salle de gym du collège ».

Ce qu’il a ajouté avait aussi l’air de venir en réponse à une question que j’aurais posée – c’était peut-être le cas, d’ailleurs. « Oh, elle a calculé son coup. Elle connaît une fenêtre des chiottes qui reste toujours ouverte, je l’aide à l’escalader, et ensuite, c’est elle qui me tend la main. »

La suite, il l’a ajoutée comme pour lui tout seul. « Pour se faire baiser, elle se met sur la table de massage. »

Pendant tout le reste du trajet, je n’ai pas arrêté de me demander s’il voulait me faire savoir qu’il avait des pépins avec une poule ou s’il jugeait de son devoir de veiller à ce que je garde l’esprit ouvert, bien que j’aie eu la drôle d’idée de me marier. Pendant que je remuais ça dans ma tête, j’avais l’impression de respirer un mélange d’odeur d’hamamélis, d’alcool à 90°, de radiateurs chauds avec des vêtements de sport étalés dessus à sécher, le tout dominé par la puissante odeur des armoires qu’on ne vide qu’une fois par an, à la fin de la saison de football.

Je me disais aussi : « Il fait déjà chaud. La pêche ne va pas être fameuse. Tous les poissons resteront terrés au fond ». Ensuite j’essayais de me représenter un poisson allongé sur le dos sur une table de massage. C’était dur de garder les images fluides et de ne pas se fixer une fois pour toutes sur celle du poisseon qui aide le pêcheur à entrer par la fenêtre dans les waters du vestiaire des garçons. Au bout de tout ça, nous sommes arrivés au bois de mélèzes où se trouve notre bungalow. Là, d’un seul coup, il faisait frais. Les mélèzes ont entre huit cents et douze cents ans et, par leur taille et par leur âge, ils protègent de la chaleur. Nous sommes allés piquer une tête avant même de décharger la voiture.

Une fois rhabillés, sans prendre le temps de nous recoiffer, nous sommes allés suspendre nos maillots de bain sur une corde à linge qui était tendue entre deux balsamiers. On avait suspendu la corde assez haut pour que les cerfs ne risquent pas de s’y prendre les bois. Et donc j’étais sur la pointe des pieds à essayer de faire tenir une pince à linge quand tout d’un coup j’ai entendu une voiture quitter le chemin forestier pour entrer dans l’allée qui mène au bungalow.

« Ne te retourne pas », m’a averti mon frère.

La voiture a avancé jusqu’à ma hauteur et s’est arrêtée juste derrière moi. Son moteur ahanait dans la chaleur et je l’entendais qui me ahanait dans le dos. Malgré tout, je ne me suis pas retourné. Puis j’ai entendu quelqu’un tomber par la portière avant.

Quand j’ai regardé, tenant toujours à la main ma pince à linge, je me suis aperçu que quelqu’un ne pouvait pas être tombé par la portière avant, parce qu’il n’y avait pas de portière avant. Ce que la voiture avait, par contre, c’est des marchepieds à l’avant, et sur un marchepied, qu’est-ce que j’ai vu : une boîte en fer rouge des Hills Brothers, une bouteille de 3-7-77, et une bouteille entamée de grenadine. Dans le Montana, on ne s’inquiète pas trop de la qualité du whisky du moment qu’on a de la grenadine pour le faire descendre.

Comme s’il s’agissait d’une scène de western, il était midi, juste. Mon beau-frère somnolait au volant, ce qu’il n’avait sans doute pas cessé de faire depuis Wolf Creek.

Peau-de-Chien s’est relevée du tapis d’aiguilles de mélèze où elle avait atterri, elle a jeté un coup d’œil circulaire pour s’orienter et elle a mis le cap droit sur moi. Elle serait passée au travers de mon frère s’il ne s’était pas, de mauvaise grâce, poussé sur le côté.

« Enchantée ! » m’a-t-elle dit en me tendant la main. Machinalement, j’ai fait passer la pince à linge dans l’autre main pour qu’elle puisse serrer celle vers laquelle elle avait tendu la sienne.