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Dès cet instant, tout a changé. Soudain, je me suis retrouvée isolée dehors à regarder à l’intérieur, sans rien distinguer. J’ai demandé à Kamsky ce qui s’était passé, ce qu’ils avaient trouvé, mais il a secoué la tête. Il se comportait en fonctionnaire impersonnel désormais, gardant ses distances. Il m’a dit que cela faisait partie d’une enquête en cours et qu’il ne pouvait révéler aucun détail. Je lui ai répondu que je ne comprenais pas. Allaient-ils arrêter quelqu’un ? Nous étions toujours dehors dans le jardin, près de mon potager condamné. Kamsky a repris la parole, hésité, et continué :

— Je pense probable qu’une inculpation soit imminente, a-t-il annoncé.

— Qui ? ai-je demandé. Qui est inculpé ?

— Nous verrons, a-t-il dit, avant de hocher la tête. Venez avec moi.

 

Ensuite, tout s’est passé très vite. Un processus s’était mis en branle, qui emportait inexorablement les habitants du 72 Maitland Road : nous-mêmes. La maison ne nous appartenait plus. Elle avait même changé durant le peu de temps que Kamsky et moi avions passé au jardin. On aurait cru le site d’un sinistre accident biologique. Des gens se promenaient en blouse blanche, leurs chaussures enveloppées de sacs de nylon blanc. On scellait les chambres du rez-de-chaussée avec du ruban adhésif.

— Nous aimerions que vous nous accompagniez au poste de police, a dit Kamsky. Tous.

— Je peux aller chercher quelque chose dans ma chambre ? ai-je demandé.

— Je suis désolé, a répondu Kamsky. Ce n’est pas possible. Il s’agit d’une scène de crime, maintenant.

— Comment ça, une scène de crime ? me suis-je écriée. Quel crime ?

Dario descendait l’escalier sous la conduite des deux policiers en compagnie desquels je l’avais vu auparavant.

— Astrid, a-t-il dit, ils nous emmènent.

— Silence, a ordonné Kamsky, je ne veux pas que vous vous concertiez.

Du coup, Dario m’a fait des gestes désespérés, presque comiques, tandis qu’on le faisait passer devant moi pour le faire sortir dans la rue. Deux hommes sont entrés portant des lampes à arc sur des pieds de métal. Dans le même temps, je réfléchissais fébrilement. J’avais en poche la liasse de billets. Étais-je suspecte ? Me fouillerait-on au poste de police ? Devrais-je leur remettre tout le contenu de mes poches ? Sans doute pas, à moins que ce ne soit moi qu’on s’apprête à inculper. Auquel cas cela ferait certes très mauvais effet. S’il y avait la moindre chance qu’on tombe dessus, il serait prudent de prendre les devants. Mais je ne trouvais aucune manière de l’annoncer qui ne fasse louche. « Inspecteur principal Kamsky, je crois que je ferais mieux de préciser que j’ai vingt mille livres en espèces dans ma poche. Cela n’a strictement aucun rapport avec l’affaire, mais j’ai pensé que vous aimeriez peut-être être au courant. »

J’ai senti que l’on me touchait le bras et sursauté. C’était Kamsky.

— Nous partons maintenant, si vous voulez bien, a-t-il annoncé.

— Je peux prendre mon vélo, au moins ? ai-je demandé. Il appartient à Campbell, et c’est mon outil de travail.

Il a haussé les épaules.

— D’accord, allez-y. Une voiture de police va vous suivre.

Tandis qu’on nous conduisait dehors, j’ai constaté que la rue semblait désormais bloquée par les véhicules de police, voitures et fourgons aux couleurs vives et autres fourgonnettes banalisées. Du ruban interdisait l’accès à toute une section de Maitland Road, devant notre maison. Derrière cette limite, une foule assemblée regardait ce qui se passait. Croyaient-ils qu’on m’arrêtait ? Que j’étais une suspecte ? Étais-je une suspecte ? Il m’est soudain venu à l’idée que je devrais afficher une expression appropriée. Je ne devais pas sourire. J’aurais l’air dénuée de sensibilité. Je ne devais pas me cacher le visage, avoir l’air en colère ou fuyante. Je devais avoir l’air sérieux, celui d’une femme apportant sa collaboration pleine et entière à la police dans son enquête. Sauf que tout le monde sait fort bien que « collaborer à l’enquête de police » est un euphémisme pour « être le principal suspect qui n’a pas encore été inculpé ». Je devais m’efforcer de prendre un air naturel, comme quelqu’un qui aiderait réellement la police dans son enquête. Ce qui était mon cas, non ?

Des gens dans la foule ont crié mon nom alors que je sortais. J’ai regardé autour de moi par réflexe. Il ne s’agissait pas de voisins ou d’amis. Nous étions à Londres, après tout, où l’on ne connaît pas ses voisins. C’étaient les journalistes et les photographes qui me connaissaient déjà. Que pensaient-ils en me voyant serrée de près par un agent de police ? Les gens ne se souviendraient que du gros titre accompagnant la photographie, quoi qu’il puisse arriver d’autre.

Mon retour au poste de police, à la salle d’interrogatoire, avec ses chaises de plastique, son lino, son papier peint moucheté, s’est déroulé comme un rêve récurrent, où je revenais au même endroit pour raconter la même histoire, remplir les blancs en réponse aux mêmes questions. Sauf que, cette fois-ci, je savais que Mick, Davy, Mel, Pippa, Owen, Miles et Dario étaient assis dans d’autres salles d’interrogatoire, ou sur des bancs à attendre leur tour. Pendant quelques minutes, on m’a laissée seule dans la pièce, et je pouvais presque sentir leur proximité. J’avais l’impression que ce n’était pas seulement que nous nous séparions, de la maison, et les uns les autres. C’était comme si un de ces boulets de démolition avait été balancé sur la maison, pulvérisant un mur entier. J’ai pensé à ces bâtiments à moitié démolis, dont on peut voir le papier peint exposé aux intempéries, et toutes leurs entrailles, les fils électriques, les poutres et les solives, comme autant d’os, de muscles et de tendons que révélerait une plaie.

La procédure suivie pour recueillir ma déposition a été longue et fastidieuse, mais peu à peu je me suis aperçue qu’elle était dénuée de l’hostilité de mes précédents interrogatoires. Un inspecteur subalterne d’à peu près mon âge a recueilli mes déclarations, et il était si mal renseigné que j’ai dû souffler certaines de ses questions. Je connaissais si bien mon rôle maintenant. Mais si ce rôle m’abrutissait, lui était de toute évidence excité d’être impliqué. Quand il n’y a vraiment plus rien eu à dire, il m’a laissée seule une fois de plus. Un moment plus tard, la porte de la salle d’interrogatoire s’est ouverte et Kamsky est entré. J’ai lu dans ses yeux une vivacité nouvelle tandis qu’il prenait place en face de moi.

— Tout va bien ? a-t-il demandé.

— Juste épuisée, ai-je répondu.

— Vous pouvez partir maintenant, a-t-il dit. J’ai bien peur que vous ne puissiez retourner chez vous. Vous savez où aller ?

— Oui, chez mon ami Saul, vous vous souvenez ? Mais…

— Vous devrez nous tenir informés de vos allées et venues, a-t-il dit.

— Vous n’avez pas terminé ?

— Pas tout à fait, a-t-il répliqué, sur quoi son visage s’est éclairé d’un sourire. Nous avons trouvé des preuves : du sang, des cheveux, des trophées prélevés sur les mortes. Je ne devrais peut-être pas vous dire tout ça, mais nous sommes sur le point d’organiser une conférence de presse où nous annoncerons que nous avons inculpé Miles Rowland Thornton des meurtres de Margaret Farrell, Ingrid de Soto et Leah Peterson.

J’ai alors pensé deux choses plus ou moins en même temps. J’ai songé : Non, oh non, je vous en prie, non. Et puis : Il ne m’a jamais dit que son deuxième prénom était Rowland. Je ne me suis pas rendu compte que je pleurais avant que Kamsky ne me glisse un mouchoir dans la main. Parce que, malgré tout, Miles était mon ami.

— Racontez-moi, ai-je finalement demandé. Racontez-moi tout.

 

Ainsi que Kamsky ne cessait de le dire, les preuves étaient les preuves. Les mobiles pouvaient bien être incompréhensibles, les explications difficiles à trouver, mais il n’en restait pas moins qu’ils avaient des preuves reliant Miles à la mort de Margaret Farrell, à celle d’Ingrid de Soto et à celle de Leah Peterson.

— Non ! me suis-je exclamée. Comment ? Toutes les trois ?

— Toutes les trois.

— Quoi ?

— L’arme du crime dans un cas. Et des échantillons corporels dans un autre, a-t-il répondu avec une délicatesse grotesque. Des cellules et des cheveux dans le cas de Margaret Farrell, pour être précis. Vous ne voyez pas ? C’est parfait.

Il souriait bel et bien.

— Voilà qui résout le problème du corps de Margaret Farrell. Son corps a été conservé dans la chambre de M. Thornton. Elle a pu être tuée là. Ce qui est certain, c’est que son corps y a été conservé, puis déposé plus tard à l’endroit où il a été découvert. Qui plus est, il y avait également d’autres objets cachés dans sa chambre. Nous pensons que ce sont des trophées.

— Des trophées ? Genre ?

— Vous l’apprendrez bien assez tôt.

— Je ne comprends pas du tout. Pourquoi ? Je veux dire, je peux comprendre pour Leah. Pas comprendre, à proprement parler, mais concevoir. Il la connaissait. Il était son amant. Mais les autres. Peggy, pour l’amour du ciel, il la connaissait à peine. Ce n’était qu’une voisine inoffensive.

À ces mots, Kamsky a eu un sourire entendu.

— Il l’a tuée, pourtant. Dans sa propre chambre.

— Et que faites-vous d’Ingrid de Soto ? Il n’y a pas de lien possible.

— M. Thornton avait en sa possession une invitation de la part d’Ingrid de Soto.

— Hein ?

J’ai dévisagé Kamsky un instant. Puis me suis remémoré Andrew de Soto à l’hôtel, son visage malheureux et creusé.

— Son mari pensait qu’elle avait une liaison, ai-je dit lentement. Vous croyez qu’elle avait une liaison avec Miles ?

— Nous ne savons pas encore, a répondu Kamsky. Nous venons juste de commencer.

J’avais envie de dire que Miles n’aurait pas eu une liaison avec une femme dans le genre d’Ingrid de Soto, mais qu’en savais-je ? Les apparences n’avaient jamais correspondu à la réalité.

— Je ne me sens pas très bien, ai-je commenté.

— J’imagine.

— Je ne crois pas que vous le puissiez, en fait.

— Tout ce que je peux dire, Astrid, c’est qu’il est possible que vous ne compreniez jamais. Parfois les questions restent sans réponse.

— Exact, ai-je répondu.

— Vous devriez rentrer chez vous maintenant.

— Vous oubliez que je n’ai plus de chez-moi.