7

— Très joli, votre blouson ! a dit Orla.

— Oh, merci, ai-je répondu. Je ne le mets que pour travailler.

— Vous êtes photographe, vous aussi ?

— Coursière à vélo, ai-je corrigé. J’assiste Owen pour l’après-midi. Je porte ses sacs et je tiens le parapluie argenté.

— Vous l’avez trouvé où ?

— Le blouson ? C’est un autre coursier qui me l’a donné. Il était polonais, je crois qu’il l’avait trouvé là-bas.

— Excusez-moi, a coupé Owen, d’une politesse glaciale. On n’a pas franchement le temps.

— Génial, a dit Orla. Polonais ?

— Je crois bien. On devrait peut-être commencer la séance photo, par contre. Comme l’a dit Owen, on est un peu en…

— Il y a des toilettes ici ? a demandé Orla.

Owen l’a regardée. Son expression n’a pas changé mais je l’ai vu serrer les poings.

— Dehors, en haut des escaliers, a-t-il indiqué.

— Merci !

Orla – l’une des dix jeunes actrices les plus prometteuses du Royaume-Uni, soi-disant – est sortie du studio en gambadant, claquant de toutes ses forces la porte derrière elle. Se frottant les paupières du dos des mains, Owen est allé à la petite fenêtre qui donnait sur la rue. Il a appuyé sa tête contre la vitre et fermé les yeux.

— Ça va ? ai-je demandé.

— Qu’est-ce que je fous ici ? a-t-il répondu.

— Ça n’est pas si terrible. Tout va bien se passer.

— Le directeur du service photo veut du « plein de vivacité ».

Ce matin-là, Owen m’avait téléphoné alors que je passais devant King’s Cross sur mon vélo pour me demander si je voulais bien lui donner un coup de main. Il ne me l’avait pas demandé trop poliment et n’avait fait aucune allusion au fait que nous avions couché ensemble deux fois au cours des dernières heures.

— « S’il te plaît », avais-je repris avec gentillesse.

— S’il te plaît, avait-il marmonné.

Je m’étais dit que ça me changerait toujours des livraisons de paquets, et j’avais appelé Campbell pour le prévenir que je ne serais pas disponible l’après-midi. Owen faisait un remplacement de dernière minute, et s’était vu commander un portrait pour un papier sur les jeunes talents britanniques. Orla Porter, dix-neuf ans, maigre comme un clou, blafarde et boudeuse, avait été la star d’un feuilleton télévisé que je n’avais jamais vu, et allait, semble-t-il, devenir célèbre grâce à un film qui n’était pas encore sorti. Mais ce n’était pas encore une véritable vedette. Elle n’avait pas de contacts, d’attaché de presse, de maquilleur. Elle s’était juste pointée au studio de l’ami d’Owen, et avait dit qu’il fallait absolument, absolument, qu’elle parte à 4 heures. Et elle n’avait pas fait preuve jusqu’à présent d’une grande vivacité, sauf lorsque nous avions parlé de mon blouson.

— Ah, ai-je dit. Je vois. De la vivacité. Je vois.

— Elle a l’air déprimée, a enchaîné Owen. Déprimée et malade. On dirait un élastique. Il n’y a pas de vie en elle. Je déteste ce genre de boulots – des photos artificielles de fausses célébrités qui portent trop de maquillage et trop peu de vêtements, qui ont été pourries gâtées par l’attention qu’on leur a portée mais qu’on jettera la saison prochaine. Regarde dans les magazines, toutes ces femmes finissent par se ressembler. On peut à peine les distinguer. Et c’est ça que veulent les gens. Ils ne veulent pas un vrai photographe. Ça n’est qu’une arnaque, et je suis un rouage de ce système débile.

Il s’est détourné de la fenêtre pour me faire face.

— Pourquoi je le fais, putain ?

— Pour l’argent ?

— Ouais, c’est ça. L’argent.

Il m’a craché le mot à la figure, comme si c’était quelque chose de forcément mauvais.

— C’est quoi, le problème ? Ne te prends pas tant au sérieux, Owen.

— Ça suffit. Je me tire d’ici.

Il a en effet commencé à ramasser son matériel et à le fourrer n’importe comment dans des sacs. J’ai posé ma main sur son bras, mais il l’a retiré brusquement.

— Fous-moi la paix, a-t-il dit. Tu es bien comme tout le reste.

— Le reste de quoi ? Du système capitaliste ? De l’humanité ?

J’ai tiré sur le sac qu’il tenait mais il me l’a arraché, et il est tombé avec un bruit sourd. Un zoom a roulé sur le sol.

— Tu as une idée de ce que ça coûte ?

— Je suis juste une coursière débile, tu te rappelles ? Mais ça n’a pas d’importance, n’est-ce pas ? Ça n’est que de l’argent, après tout.

Il m’a saisie par l’avant-bras ; j’ai senti ses doigts s’enfoncer dans ma chair.

— Tu me fais mal.

— Tu le cherches.

— Je ne cherche jamais à ce qu’on me fasse mal.

— Oh, pardon.

En entendant la voix traînante d’Orla, nous nous sommes écartés d’un bond l’un de l’autre.

— J’interromps quelque chose ?

— Rien du tout, ai-je assuré d’un ton enjoué.

Owen a marmonné trois mots et ramassé le zoom. Je m’étais dit qu’Orla était peut-être allée aux toilettes pour sniffer un peu de coke. Pas de chance. Elle était toujours aussi apathique, et a demandé si elle pouvait avoir quelque chose à boire avant de reprendre.

— Bien sûr, ai-je dit. Café, thé, eau, jus d’orange, de canneberge ?

— Vous avez du thé à la menthe ?

— Non, désolée.

— De la camomille, alors ?

— Seulement du Tetley.

Elle a fait la grimace.

— Le café, il est décaféiné ?

— Pas vraiment, non.

— Et l’eau, quel genre ?

— Du robinet, ai-je répondu.

Nouvelle mine dégoûtée.

— J’ai mal à la tête, a-t-elle dit.

— Vous voulez une aspirine ?

— Non.

— Vous voulez que l’on remette ça à demain ? a demandé Owen d’un ton doucereux et glacial.

Ça n’a pas dérangé Orla, cependant.

— Je suis sur un tournage demain, a-t-elle répondu.

— Alors il va falloir qu’on fasse ça maintenant, non ?

— J’suppose, ouais.

Owen a dévissé son appareil du trépied et s’est approché d’elle.

— J’aimerais rendre les choses un peu plus décontractées, moins posées. Mais vous savez que le magazine veut que vous soyez animée, heureuse. Vous croyez pouvoir y arriver ?

Orla s’est contentée de hausser les épaules et de garder exactement la même position, fixant l’objectif. Owen a pris quelques clichés, et Orla était aussi passive qu’il est possible de l’être. Elle n’avait même pas l’air mauvais.

— Orla, a fini par dire Owen.

Je voyais tressauter un muscle de sa mâchoire.

— Ouais ?

— Vous êtes actrice, non ? Vous ne pouvez pas me faire au moins un petit sourire ? Regardez-vous, on croirait que vous êtes en cire. Ça n’est pas du tout ce que j’entends par sexy.

— Pas la peine d’être si grossier. Je crois que je vais appeler mon agent et lui demander de trouver quelqu’un d’autre pour me photographier.

J’ai regardé Owen, figé sur place et serrant convulsivement son appareil comme s’il était prêt à l’assommer avec. Puis j’ai fait un signe de tête à Orla.

— Je peux vous parler un moment ? ai-je demandé.

— Astrid ? s’est exclamé Owen. Tu veux papoter entre gonzesses, là, maintenant ? Lui demander ses trucs de maquillage ?

— Calme-toi, ai-je ordonné.

J’ai invité Orla à me suivre à l’autre bout de l’immense studio. Nous nous tenions devant une fenêtre, treillissée de barreaux d’acier, qui donnait sur le canal. Il pleuvait, les gouttes ridaient la surface de l’eau grise. J’ai retiré mon blouson.

— Vous avez dit que vous l’aimiez. Je veux vous le donner.

— Vous êtes sûre ? a-t-elle demandé, sans surprise. C’est très gentil de votre part.

— Il vous ira très bien, ai-je renchéri.

Elle a enfilé le blouson avec l’empressement d’une gosse.

— Vous pourriez me rendre un service en échange ? ai-je demandé.

Elle se tenait devant un miroir en pied sur le mur opposé à la fenêtre et s’admirait dedans.

— Quoi ?

— Comme a dit Owen, vous êtes actrice, ai-je répondu. Je sais qu’il fait un temps sinistre et que vous êtes fatiguée mais, pendant les cinq minutes qui viennent, est-ce que vous pourriez jouer le rôle d’une personne heureuse et pleine de vivacité, qui passe vraiment un bon moment ?

Orla a eu l’air pensive, puis elle a regardé autour d’elle et m’a souri, les yeux soudain comme illuminés de l’intérieur, son mince visage doux et rayonnant d’une joie factice.

— Bien sûr, a-t-elle répondu. Où est le problème ?

— Astrid ?

Nous rentrions à pied le long du canal, sous une pluie qui s’intensifiait, portant chacun un sac rempli des appareils photo et du matériel d’Owen.

— Quoi ?

— Merci.

— De rien.

— Sauf que je me déteste de ne pas l’avoir mise dehors à coups de pied dans le derrière, si petit soit-il.

— Ne te déteste pas.

— Je t’achèterai un autre blouson.

— Je n’y tenais pas tant que ça.

— Tu es trempée et tu vas prendre froid. Enfile ça.

Il a enlevé son propre blouson et me l’a mis sur les épaules.

— Tu es toujours aussi indulgente ? a-t-il demandé.

— Vis-à-vis d’elle ou de toi ?

— Peu importe.

La pluie tombait dru maintenant, martelant le canal et crépitant sur les feuilles des arbres. Des gouttes coulaient dans mon cou, d’autres rebondissaient sur mon nez. L’eau faisait des bruits de succion dans mes chaussures. Les cheveux d’Owen étaient collés sur son crâne et sa chemise était toute trempée.

— Dario aura pris toute l’eau chaude, ai-je remarqué.

— Tu veux qu’on prenne un bus ou un taxi ?

— Non, à moins que tu y tiennes.

— J’aime assez marcher sous la pluie.

Nous avons donc marché en silence, prenant garde de ne pas nous toucher, et sans que nos regards se croisent mais fixant le sentier boueux, l’eau grise. J’avais chaud et froid en même temps.

Nous sommes passés sous un pont et dans la pénombre, sans l’avoir prévu, nous nous sommes arrêtés et embrassés avec fièvre, plaqués contre le mur humide, tandis que l’eau dégoulinait de nos chevelures et roulait sur nos joues comme des larmes. Nos vêtements trempés nous collaient à la peau. Puis nous nous sommes séparés et avons repris notre chemin le long du canal. Owen n’avait même pas lâché son sac plein de matériel.

— Ça te plaît d’être coursière ?

— Assez. Je ne veux pas faire ça toute ma vie. Qui veut être coursier à soixante ans ? Je fais déjà ça depuis plus longtemps que je ne l’avais prévu. Je croyais que ça ne serait que pour quelques semaines d’été pendant que je décidais ce que je voulais faire ensuite, et ça dure déjà depuis un an.

— Alors pourquoi t’as continué ?

— Parce que je n’ai jamais décidé ce que je voulais faire ensuite. Je faisais des études de droit, tu sais. C’est comme ça que j’ai rencontré Pippa. Mais je n’ai jamais su au juste pourquoi j’avais choisi ça. Du coup, j’ai voyagé, travaillé à l’étranger. Je me suis bien amusée, mais j’imagine qu’à un moment donné, il va falloir que je trouve un travail d’adulte. C’est bizarre, non ? Je veux dire, prends quelqu’un comme Miles. Quand je l’ai rencontré, c’était un dangereux radical. Il n’arrêtait pas de parler de liberté individuelle et de la façon dont le système nous emprisonne. Mais je m’attendais à quoi ? À ce que Miles continue de s’enchaîner aux arbres, que Dario continue à barbouiller des murs et se défoncer, et moi à sillonner Londres à vélo jusqu’à tomber raide de ma selle ? Et qu’on continuerait à vivre tous ensemble à Maitland Road comme des étudiants pour l’éternité ? C’est sans doute pour ça qu’on est si perturbés d’avoir à déménager. Parce que ça veut dire qu’on doit regarder nos vies en face.

— Peut-être.

— Est-ce qu’on serait en train d’avoir une vraie conversation ?

— Je ne sais pas. Peut-être pas. C’est surtout toi qui parles : je me contente de te laisser faire.

— Oh. Bon, ben dans ce cas, je me tais.

Mais il m’a attrapée par le poignet, m’arrêtant de nouveau et me fixant sous la pluie battante.

— Écoute. Tu as dit que je ne te voyais même pas, tu te souviens ? Ce n’est pas vrai. Je te vois. Regarde, prends tes pommettes, tu pourrais venir de Laponie. Tes yeux sont très écartés. Tu as des clavicules saillantes – d’un doigt, il en a suivi le tracé –, des bras forts et le ventre plat. Sur tes épaules, sous ta chemise, tu as des petits paquets de muscles qui ressortent. Mais en dessous tu as cette poitrine pleine et…

— Tu parles de moi comme si je n’étais pas là. Je n’aime pas ça. Arrête.

— J’aimerais te photographier.

— Je ne sais pas si c’est une très bonne idée.

— Toutes ces contradictions.

— Tu n’as pas compris ce que j’ai dit ? Je ne suis pas un de tes modèles.

— Un bel objet, un objet de désir.

— Oh, s’il te plaît.

— En noir et blanc. Près d’une fenêtre.

— Je ne crois pas, non.

Il a posé ses mains sur mes épaules et m’a regardée.

— J’aimerais te photographier, Astrid, a-t-il dit doucement. S’il te plaît ?

— Tu sais quoi, laisse-moi regarder tes autres photos et j’avise.

— Viens, alors.

Il est parti à grandes enjambées, et il m’a presque fallu courir pour rester à sa hauteur, le lourd sac ballotté contre mes tibias. Arrivés à la maison, il me l’a repris, puis m’a aidée à ôter son blouson gorgé d’eau. Le son métallique d’une radio nous parvenait du dernier étage mais, à part ça, la maison semblait vide. Nous avons monté les escaliers ensemble. Il a ouvert la porte de sa chambre et m’a regardée.

— Maintenant ? ai-je demandé, passant les mains dans mes cheveux ruisselants et sentant mon jean coller à mes cuisses.

— À moins que tu n’aies pas envie.

— Bien sûr que j’ai envie, ai-je rétorqué de mauvaise humeur. Je suis juste trempée jusqu’aux os et… Oh, peu importe. Montre-moi.

La chambre d’Owen me paraissait différente à présent, de jour, alors que j’étais pleinement consciente. La locataire précédente, une amie d’un ami de Miles, s’appelait Annette. C’était une comptable insomniaque qui avait l’habitude de faire des gâteaux au beau milieu de la nuit, et qui était partie s’installer avec son petit ami lorsqu’elle était tombée enceinte. Elle avait des goûts presque caricaturaux dans leur féminité : les murs étaient roses, les rideaux lilas, avec un tour de lit à fanfreluches assorti ; dans un coin se trouvait une coiffeuse surmontée d’un miroir pliant – à ma connaissance, personne de notre âge ne possédait de trucs pareils – et plusieurs peluches s’entassaient sur le fauteuil. C’était très différent maintenant. Le rose avait été repeint en gris pâle ; le lit avait laissé place à un futon, et des stores sombres remplaçaient les rideaux ; un mannequin de couturière, sur lequel étaient drapées des écharpes, occupait un coin de la pièce, et des photographies étaient accrochées aux murs.

— Elles sont de toi ? ai-je demandé à Owen.

— Juste celle-là.

Il a désigné un cliché en noir et blanc d’une nageuse, le corps presque entièrement submergé ; l’eau et la lumière qui s’y reflétait déformaient la silhouette jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une série d’angles improbables, de sorte que l’image semblait presque abstraite.

— Les autres ont été prises par des amis.

Il y avait des photographies appuyées contre chaque mur, et d’autres encore empilées sur la table, sous la fenêtre. J’étais anxieuse et gênée.

— Tu pourrais t’asseoir là, a-t-il suggéré, montrant d’un geste la chaise à côté de la table. Tiens, essuie tes cheveux avec cette serviette.

Je me suis assise maladroitement. Owen s’est emparé d’une pile de photos qu’il a posées devant moi.

— Voici quelques-uns de mes travaux les plus récents, a-t-il déclaré d’un ton cérémonieux.

J’ai réprimé l’envie de rire nerveusement ou de m’enfuir.

— Bien, ai-je dit.

— Je travaille dessus depuis deux ou trois semaines. J’essaie de constituer un book.

J’ai retourné la première photo et me suis sentie soulagée : elle représentait juste de l’eau, pleine d’ondulations et de lumières obliques ; comme la photo au mur, mais sans la silhouette humaine. Puis j’ai frissonné sous le choc. En regardant mieux, il n’y avait pas que de l’eau : on voyait un visage sous la surface disloquée, à peine visible, les yeux tournés vers le haut, les cheveux déployés comme des algues. Comme la suggestion du visage d’une noyée.

Je suis passée à la suivante. Une femme nue reposait sur un matelas taché, aussi blanche et lisse qu’une statue de marbre, le visage caché par les ondulations de sa longue chevelure, de sorte qu’on ne voyait plus que sa bouche ouverte. L’une de ses mains pendait, ouverte, du matelas, avec une inscription dans la paume que je n’arrivais pas à déchiffrer ; l’autre était entre ses jambes. C’était à la fois érotique et impersonnel, et j’ai frissonné dans mes vêtements moites.

— Tes femmes n’ont pas de visage, ai-je observé.

Owen n’a pas répondu, se contentant de retourner la photographie suivante.

Un buisson épineux, trapu, en hiver, qui paraissait aussi inflexible que du métal. Celle-là pouvait aller.

Une autre femme nue – la même que la première ? – cette fois debout simplement, bien droite, se laissait scruter par l’objectif.

La même femme, les mains liées avec une corde, un sourire calme sur le visage.

— Qui est-ce ? ai-je demandé.

— Elle s’appelle Andréa. On a étudié la photo ensemble.

J’ai ressenti une pointe de quelque chose. Était-ce de la jalousie ?

— Ça lui pose un problème de faire ça ?

— Pourquoi ? a demandé Owen. Ça t’en poserait, à toi ?

— Je ne sais pas quoi en penser, ai-je répondu. Je veux dire, elles sont fortes, mais je ne sais pas.

— Ce ne sont que des exercices, a précisé Owen, sélectionnant un autre tirage.

Un pied, deux fois plus gros que dans la réalité. On en distinguait chaque détail : l’ongle abîmé, les poils sur les orteils, les minuscules taches de saleté.

Comme une gifle en pleine figure, un soudain flamboiement de couleur et de vie : une scène de rue ordinaire, mais Owen en avait fait un carnaval exotique, comme si le district de Hackney se trouvait au Brésil. J’ai souri.

Noir et blanc à nouveau. Une femme assise à une fenêtre, dos à l’appareil, la tête entièrement chauve : sa colonne vertébrale dessinait comme un chemin noueux au milieu de son dos lisse.

La même femme, en gros plan et face à l’objectif, les yeux anormalement écarquillés. Dedans, je distinguais nettement le reflet du photographe. J’ai tendu un doigt pour la toucher.

— Toi, ai-je dit.

— Autoportrait.

Un autre arbre, carbonisé, mais avec des pousses émergeant de sa souche noircie.

— Des arbres, de l’eau et des femmes nues, ai-je conclu. Beaucoup de tes photos ne ressemblent pas à des photos.

— Elles ressemblent à quoi ?

— À des peintures. Des sculptures. Je ne sais pas.

— Tu veux en voir d’autres ?

— Vas-y.

Il a posé plusieurs autres tirages sur la table. Je les ai étudiés les uns après les autres, non sans effort, sous son regard imperturbable. J’ai enfin reposé le dernier et me suis retournée sur ma chaise.

— Eh bien ? s’est-il enquis.

— Elles sont troublantes.

— C’est le but recherché. Au moins, tu ne t’es pas contentée de dire qu’elles étaient chouettes.

J’ai passé ma chemise par-dessus ma tête.

— Non, ai-je dit lentement. Chouettes, ce n’est pas le mot.

J’ai dégrafé mon soutien-gorge et l’ai laissé tomber par terre. Owen me regardait avec une intensité que je n’avais jamais vue auparavant, même venant de lui. J’ai balancé mes chaussures, retiré mon jean mouillé et ma petite culotte.

— Tu veux que je te photographie ? a-t-il demandé.

J’ai secoué la tête.

 

Après, il est resté allongé à côté de moi, me caressant le ventre.

— Alors c’est toujours non ? a-t-il insisté.

— C’est ça.

— Ne sois pas si prude.

Je me suis dégagée de ses mains, suis sortie de son lit et j’ai commencé à enfiler mes vêtements. J’ai soudain été tentée de m’en prendre à lui mais me suis retenue, et quand j’ai pris la parole, c’était d’une voix calme.

— On habite la même maison, mais jusqu’à hier on avait à peine échangé deux mots. Et puis ces dernières vingt-quatre heures, on a… quoi donc ? Couché ensemble. À trois reprises, même si la première fois c’était comme une bagarre, et la deuxième fois tu avais les yeux fermés tout du long, et puis ensuite ça. Je n’ai aucune idée de ce que tu penses de moi. Peut-être que tu ne m’aimes pas. Peut-être que tu me méprises. Peut-être que tu ne penses pas à moi du tout. Je me sentirais très mal si je te laissais me regarder à travers l’objectif de ton appareil photo comme tu as regardé ces autres femmes.

Owen s’est contenté de m’observer. J’ai cru déceler l’ombre d’un sourire.

Une porte s’est ouverte et fermée en bas et Davy a lancé :

— Salut !

J’ai frissonné.

— C’est fini, alors ?

— C’est fini quoi ?

— Nous deux, c’est terminé, hein ?

— Nous deux ? Je ne savais pas que ça avait même commencé, a-t-il répondu d’une voix indifférente.

— Ah non ?

J’ai posé mes mains de part et d’autre de son beau visage blessé et embrassé avec dureté sa bouche furieuse.

— Alors comment est-ce que ça pourrait être fini ?

 

Ce soir-là, je suis restée debout devant la fenêtre à me demander ce qu’Owen pouvait bien faire, dans sa chambre, à quelques mètres de moi. Mais Pippa a interrompu mes rêveries. Comme toujours, elle n’a ni frappé ni appelé, mais simplement ouvert ma porte pour venir s’asseoir au bord de mon lit. Elle avait les joues roses.

— Hé ! Devine quoi !

— Quoi ?

— Mick était dans l’armée.

— Ah bon ? Remarque, c’est plutôt logique, non ? En tout cas, ça explique comment il fait pour cuisiner des repas pour autant de monde. Pourquoi est-ce qu’il n’en parle jamais ?

— Il a participé à la première guerre du Golfe et quitté l’armée après. Il n’aime pas en parler.

— Manifestement.

— Après avoir quitté l’armée, il a voyagé pendant des années. Je ne crois pas qu’il ait la moindre idée de ce qu’il va faire du reste de sa vie.

— Comment tu sais tout ça ?

— Bah…

Pippa a eu un petit rire et m’a lancé un regard faussement innocent.

— Non ! Tu n’as pas fait ça ? me suis-je exclamée, consternée à l’idée de tout ce qui se passait dans la maison.

— Si.

— Tu as couché avec lui ? Là, maintenant ?

— Je trouvais qu’il avait l’air triste et j’étais curieuse à son sujet. Je pensais que ça lui remonterait le moral.

— À t’écouter, on croirait qu’il ne s’agit que d’aller boire un demi au pub.

— Ça n’était pas l’expérience la plus intense de ma vie. Mais sympa.

— Tu as juste frappé à sa porte et demandé s’il voulait tirer un coup ?

— Pas tout à fait. Je suis allée dans sa chambre. Mon Dieu, Astrid, c’est tout vide. Il n’y a rien là-dedans, rien du tout, comme s’il était toujours dans l’armée. Rien qu’un lit et une commode, et ce placard qu’on a remonté du débarras, rien d’autre. Aucune touche personnelle. Bref, j’ai passé la tête par la porte et lui ai demandé s’il voulait une tasse de thé ou une bière, ou autre chose. Et quand il a dit non, je suis juste comme qui dirait entrée. Puis une chose en a entraîné une autre.

— Mon Dieu, ai-je dit. Mick.

— Mick, a confirmé Pippa avec un grand sourire.

— Tu le referas ?

— Je ne pense pas. Ce n’était pas ça. C’était juste pour le plaisir.

— Il n’y aura pas de gêne entre vous deux, maintenant ?

— Pourquoi il y en aurait ?

J’ai eu du mal à trouver une réponse.

— Pour ma part, je crois que je serais gênée.

— Je me suis juste dit que tu voudrais savoir.

— Ouais, ai-je répondu d’un ton dubitatif.

— Et toi, alors ?

— Moi ?

— Tes amours.

— Je n’ai pas d’amoureux en ce moment.

— Non ?

— Non !

— Alors ça ne saurait tarder, non ?

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.

— Allez, Astrid. Owen. J’ai bien vu comment vous vous regardiez ce matin. Et comment vous vous évitiez du regard. J’aurais juré que tous les deux, vous aviez…

J’avais l’impression qu’elle me poussait aux confidences sans avoir l’air d’y toucher. Mais je n’étais pas d’humeur à plaisanter et glousser entre filles.

— Il n’y a pas de « tous les deux », et je ne regardais personne d’aucune façon. J’aidais Mick à faire des sandwichs au bacon.

— C’est à moi que tu t’adresses, la championne du déchiffrage de coups d’œil érotiques du matin. Il est superbe et il est libre. Pourquoi tu ne lui sautes pas dessus ? Moi, je le ferais. Hé, je peux t’emprunter cette chemise demain ?

— D’accord.

— Mick a une énorme cicatrice dans le dos. C’était plutôt excitant.