DES ENNUIS AU BOUT DU FIL
La chambre de Fiona était un vrai capharnaüm. Ses affaires étaient éparpillées, une montagne de linge sale se dressait dans un coin. S’il y avait encore quelqu’un pour faire appliquer la règle 16, tout ce que Fiona possédait allait finir aux ordures.
C’était drôle : pourquoi s’en faisait-elle à propos de ses biens matériels après trois épreuves héroïques qui auraient pu lui coûter la vie ?
C’était une question de principe.
Elle ramassa sa collection d’ouvrages sur les histoires romaines et la replaça sur l’étagère. Les livres méritaient d’être bien traités. La prochaine fois, elle passerait sa colère sur quelque chose qui l’avait cherchée.
Voilà ce qui était inhabituel ce matin : elle ne ressentait absolument rien.
Depuis qu’elle s’était coupée de son appétit dans le Palais des glaces, il lui avait été difficile d’éprouver du chagrin, de la peur ou de la joie. La colère était la seule émotion qui ne se faisait pas prier. Mais c’était ingérable. Elle ne pouvait pas traîner sa rage pour le reste de ses jours.
Si elle fermait les yeux et se concentrait, elle parvenait à trouver en elle une étincelle de bonheur et d’espoir. Eliot et elle en avaient fini avec les épreuves de la Ligue. Ils seraient bien obligés de les reconnaître comme faisant partie de la famille, dorénavant… Ou peut-être que non, après tout. Elle s’imagina les entendre délibérer sur leur cas en ce moment même.
Au moins, les épreuves étaient derrière eux. C’en était fini des aventures qui menaçaient de leur tomber dessus au beau milieu de la nuit.
Comme ses pensées dérivaient vers la Ligue et cette nouvelle famille élargie, elle perdit de vue tout sentiment heureux.
Elle remit d’aplomb son globe ancien, le tourna vers l’océan Pacifique. Elle se trouva face à la Micronésie.
Avait-elle acquis le détachement dont Grand-Mère semblait toujours faire preuve ? Cessi lui avait révélé que sa grand-mère avait elle aussi dû se couper. Fiona ne pensait pas qu’elle se soit débarrassée de son appétit comme elle. Combien de boîtes de chocolats sans fin pouvait-il exister en ce monde ?
Fiona se souvint de ce qui lui avait procuré du plaisir. Elle fouilla parmi ses vêtements sales, déchira son pantalon de jogging et tira un long fil de coton.
Couper.
Couper lui redonnerait des sensations. De manière croissante, couper lui donnait du plaisir.
Elle tendit la fibre et se concentra. Le fil tournait sur lui-même à mesure que la pression l’étirait, et il s’aiguisa jusqu’à ce qu’il semble disparaître – c’était une ligne de force qui scintillait dans le vide.
Elle chercha des yeux quelque chose à détruire.
Livres… machine à écrire… meubles… Elle les chérissait tous. Elle soupira. Davantage de bazar, c’était la dernière chose dont elle avait besoin.
Fiona se détendit, et la ficelle retomba mollement.
Il valait peut-être mieux ne rien ressentir plutôt que d’éprouver de la joie en détruisant des objets précieux à ses yeux.
Elle joua avec son fil, l’enroula entre deux doigts. Elle se remémora le jour où Dallas lui avait montré le truc pour voir sa vie… et qu’elle en avait vu la fin.
Elle regarda fixement le fil, l’écarta puis le rapprocha de façon qu’il soit tout juste visible du coin de l’œil.
Flou, il se sépara en multiples fibres. Ce tissage s’étendait vers son passé et se poursuivait au-delà des deux doigts qui le tenaient, vers le futur.
Les filaments du passé restaient inchangés, excepté le petit intervalle précédant le présent : le fil était tellement effiloché qu’il semblait prêt à se rompre. Elle examina cette partie de plus près. De délicates vrilles l’entouraient et s’enroulaient sur elles-mêmes, créant un pont entre hier et aujourd’hui.
C’était le moment où sa vie aurait dû s’achever.
Non… Elle plissa les yeux. Elle s’était achevée. Le fil d’origine devenait de plus en plus ténu, jusqu’à disparaître. Sans cette nouvelle fibre qui avait poussé dessus, sa vie aurait pris fin.
Elle toucha délicatement cet endroit. Au toucher, on aurait dit du bois, qui brillait comme de l’or blanc, dégageant une douce chaleur. Elle sentit aussi une pulsation, forte, régulière.
C’était sûrement l’effet de la Pomme d’Or. Une vie s’était éteinte, et maintenant… Une nouvelle vie ? une seconde chance ? ou un phénomène qu’elle ne comprenait pas encore ? En tout cas, cela traversait le présent et continuait devant elle. Elle avait un avenir.
Curieuse et prudente à la fois, Fiona suivit le fil des yeux. Les fibres enroulées se démultipliaient et s’étalaient devant elle, les filaments s’entrelaçaient, formant un tissu qui s’étendait dans plusieurs directions. Ici et là, la tige s’ornait de petites feuilles et de fleurs de pommier.
Que signifiaient ces chemins multiples ? Que son avenir était encore indécis ? Elle remarqua de nombreuses impasses… Fiona les interpréta de façon littérale. Mais beaucoup d’autres voies continuaient, en s’éloignant au loin dans les ombres.
Elle fit courir sa main dans cette direction. Elle rencontra du bois sous ses doigts, de la brique, des bulles de champagne la chatouillèrent ; elle huma des parfums, entendit des rires.
Fiona sourit. Ça ressemblait à une fête. Elle espérait ne pas se tromper.
Mais plus loin, ces sensations laissèrent place à de la glace. Elle effleura un asphalte caillouteux, la consistance grasse et visqueuse du sang, sentit le soufre et le feu. Elle n’aimait pas du tout cette partie-là.
Fiona laissa retomber le fil.
Elle rangea sa machine à écrire, ses papiers et tous ses livres. Juste au cas où Grand-Mère ferait une apparition. Elle prit une brassée de vêtements à mettre dans le panier à linge sale. Puis elle quitta sa chambre. Elle ne voulait pas rester seule avec ses pensées.
Elle frappa à la porte d’Eliot, puis ouvrit – ou du moins, essaya. Cette dernière était verrouillée.
— Un instant, dit Eliot de l’autre côté. Oh ! c’est toi. (Il jeta un coup d’œil à son lit.) Entre. Ferme à clé derrière toi.
Depuis quand Eliot fermait-il sa porte à clé ? Enfin, elle aussi s’était mise à s’enfermer dans sa chambre depuis peu. Ces temps-ci, tout le monde avait des secrets à préserver… et elle n’aimait pas ça.
Elle fit pourtant ce que son frère lui avait demandé.
Eliot s’assit sur le bord de son lit et souleva les couvertures qui dissimulaient son violon. Fiona remarqua que la corde cassée avait été changée. L’instrument était comme neuf. Elle se demanda où Eliot avait pu dénicher une nouvelle corde.
Il toucha brièvement Dame Aurore avant de s’en détourner, le regard vide. Les mains croisées sur les genoux, il avait l’air malheureux.
Fiona devinait aisément ce qui lui passait par la tête : la soirée de la veille, le brouillard, tous ces gens qui criaient… et qui mouraient.
Elle se rappelait qu’au début elle avait essayé de rationaliser ce qu’elle avait infligé à Perry Millhouse. Elle s’était trouvée poussée dans ses retranchements, elle avait dû protéger son frère, Amanda et elle-même. Mais aucun de ces éléments ne changeait quoi que ce soit au fait qu’elle avait tué quelqu’un.
Pourtant, au fond d’elle-même, elle savait avoir pris du plaisir à détruire ce monstre.
Eliot ne pouvait même pas s’accrocher à cela, les militaires de la base n’étaient pas comme Millhouse.
Lors de cette dernière épreuve héroïque, s’il y avait eu des monstres, il s’agissait d’eux, Eliot et Fiona.
Elle s’assit à côté de lui en soupirant.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il. Tu peux manger ?
— J’ai pris du porridge ce matin. Ç’avait un goût de sciure, mais c’est descendu, et j’ai réussi à le garder. Un peu d’eau, aussi.
— Et tu te sens différente ? d’avoir croqué la Pomme ?
— Rien de changé. Fidèle à moi-même.
Eliot hocha la tête.
— C’est bien, non ?
Sa voix ne semblait pas assurée. Fiona lui jeta un regard interrogateur.
— C’est que…, ajouta-t-il, depuis notre anniversaire, les apparences sont toujours trompeuses. Des cadeaux avec effets secondaires désagréables, une nouvelle famille dont on aurait pu espérer un peu d’attention plutôt que des plans pour nous tuer… Tout a été comme ça.
Il se frotta le bras.
La ligne rouge et les bleus qu’elle avait aperçus la veille étaient toujours là. Une infection ? du poison ? Il aurait dû consulter un médecin.
Eliot remarqua son expression inquiète et se détourna pour qu’elle ne puisse plus voir son bras.
— Ce n’est rien, juste une égratignure.
— C’est bien plus qu’une égratignure, fit-elle tout bas.
Fiona se retint d’en dire davantage. Son frère paraissait cacher quelque chose… exactement comme elle lorsqu’elle mangeait ses chocolats.
Elle regarda son violon. Il avait l’air normal, et pourtant… Le grain flamboyant du bois… Elle pouvait presque entendre les cordes vibrer alors que rien ne les touchait.
Elle avait envie de conseiller à son frère de le laisser de côté un moment. Ce n’était probablement pas bon d’abuser des bonnes choses.
Mais il était tellement attaché à son violon. Il faudrait qu’elle en parle à quelqu’un. Peut-être à Oncle Henry. En attendant, elle surveillerait l’évolution de l’infection sur le bras d’Eliot.
— Grand-Mère est rentrée ? demanda-t-il.
Sa tentative pour changer de sujet était flagrante, mais elle fit semblant de s’y laisser prendre.
— Non. Je suppose qu’il va falloir retourner travailler.
— Le Ringo est fermé pour la semaine, lui apprit-il. Ils font des rénovations.
Une nouvelle inattendue, mais bienvenue. Elle pouvait appeler Jack. Après tout, elle avait peut-être une chance de vivre normalement… pour quelques heures.
— Tu vas traîner avec Julie ?
Eliot grimaça, l’air encore plus malheureux.
— Elle est partie, souffla-t-il. Elle a dû quitter la ville. Je ne pense pas qu’elle reviendra.
— Oh !
Fiona ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle. Julie avait ouvertement montré qu’elle appréciait son frère. Mais, de la même façon qu’elle soupçonnait le violon de ne pas être tout à fait normal, Fiona trouvait que quelque chose clochait chez Julie. Elle ne lui avait jamais paru sympathique.
Fiona voulait dire à Eliot que tout irait bien, que Julie lui sortirait de la tête. Après tout, ils étaient résistants, ils avaient survécu à toutes les embûches semées par la Ligue.
Bien sûr, il ne fallait pas oublier un petit détail : le prix que leur avait coûté leur survie. Comme les pièces qui traversaient l’échiquier, ils avaient changé. Ou resteraient-ils à jamais les pions de la Ligue ?
Fiona serra les poings jusqu’à faire blanchir ses jointures. La colère faisait rapidement surface dans son esprit. Elle se força à respirer profondément et à détendre ses mains.
Dans la salle à manger, le téléphone sonna.
Les jumeaux se relevèrent d’un bond.
— C’est Grand-Mère, devina Eliot.
— Je parie que le Conseil a pris sa décision ! dit Fiona.
Ils se précipitèrent vers la porte. Eliot se battit avec le verrou, Fiona s’empara de la poignée, et ils firent irruption dans le couloir. Dérapant sur le parquet ciré, ils firent la course vers le téléphone.
Cessi se déplaçait déjà d’un pas égal et souleva le combiné avant eux.
— Allô ? Bonjour, M. Farmington. Oui, Fiona est juste à côté. S’agit-il d’un appel personnel ou professionnel ?
Jack lui téléphonait ?
Si c’était professionnel, il y avait du nouveau avec le Conseil. Ils avaient peut-être décidé de leur faire subir une nouvelle épreuve. Jack avait toujours apporté les mauvaises nouvelles, jusque-là.
Mais s’il répondait que l’appel était personnel, Cessi était capable de lui raccrocher au nez.
RÈgle 99 : Pas d’appels personnels.
Fiona n’entendit pas ce que Jack répondit, car sa voix était à peine audible de là où elle se trouvait.
Mais Cessi rit et s’empourpra (Fiona ne savait même pas que son arrière-grand-mère pouvait encore rougir), puis elle lui tendit le téléphone.
Eliot resta traîner à côté, curieux.
— Allô ? fit Fiona, essoufflée.
— Ça va, bébé ?
La voix de Jack était détendue et cool, comme si celui-ci se prélassait sur une plage en sirotant un cocktail.
Fiona ressentit l’envie irrésistible de se regarder dans un miroir. Ridicule. Elle reprit ses esprits.
— Je vais bien. Quelle est la décision du Conseil ?
Il hésita.
— Rien de nouveau pour l’instant… mais il est arrivé quelque chose. (Son ton était moins détendu tout d’un coup, plus pressant.) On peut se voir ?
Sa manière de lui poser la question si directement, avec tant de détermination, lui procura une agréable sensation de chaleur dans la poitrine. Elle s’éloigna un peu de Cessi et d’Eliot, en rapprochant le combiné de sa bouche.
— Je crois. C’est pourquoi ?
— Je ne peux pas t’expliquer au téléphone. La ligne n’est pas sécurisée.
Elle ne comprenait pas exactement ce qu’il voulait dire, mais elle lui faisait confiance pour savoir de quoi il parlait.
— D’accord. Où et quand ?
— Je serai au croisement des rues Midway et Vine dans dix minutes.
Après une pause et un grésillement parasite, il murmura :
— Viens seule, Fiona. Ce que j’ai est pour toi seule.
L’excitation qu’elle avait ressentie un instant avant retomba aussitôt. Fiona observa Cessi et Eliot qui lui rendirent un regard interrogateur. Jack avait sûrement voulu dire de ne pas emmener Grand-Mère ou Cessi.
Il ne pouvait pas lui demander de tenir son frère à l’écart. Ce n’était pas un rendez-vous amoureux, si ?
Elle n’osait pas poser la question. Cessi était pendue à ses lèvres.
Fiona ne savait que penser du fait que Jack demande à la voir alors que le Conseil débattait de leur destin. Elle avait beau vouloir se retrouver seule avec lui, vu les circonstances, cela ne lui semblait pas correct. Et puis elle ne pouvait pas laisser tomber Eliot. Pas alors qu’il traversait une période difficile.
— Fiona, tu es encore là ?
— Oui. J’arrive dans dix minutes.
— Super, bébé. À tout de suite.
Il raccrocha.
Fiona contempla l’appareil. Depuis quand lui donnait-il du « bébé » ? Elle n’aimait pas ça.
— Alors ? demanda Eliot.
— On part en promenade. Prends ton sac. Juste au cas où.
La curiosité sur le visage d’Eliot fit place à une expression plus dure. Il avait compris : danger potentiel… Il risquait donc de devoir jouer de nouveau du violon. Il réfléchit un instant, hocha la tête et courut jusqu’à sa chambre.
— Une promenade jusqu’où ? demanda Cessi en se tordant les mains.
Fiona ne répondit pas et se contenta d’aller droit dans la cuisine, où Cessi la suivit.
— Tu as besoin que je te prépare un en-cas avant de partir, ma chérie ?
Fiona ouvrit le réfrigérateur et tira une botte d’asperges du bac à légumes. Un élastique violet les tenait attachées.
Elle se rappela avoir utilisé un lien de la même provenance pour couper Millhouse en deux – ses membres s’étaient détachés, tombant dans des directions différentes.
Elle cligna des yeux pour chasser ces souvenirs déplaisants et s’empara de l’élastique en grimaçant.
Fiona se retourna et étendit machinalement le caoutchouc froid entre ses mains, face à Cessi.
— Il n’y a rien de grave, mais il faut que nous y allions seuls, Eliot et moi.
Fiona était persuadée qu’au contraire la situation était grave. Sans bien savoir pourquoi, elle fut soudain certaine que quelque chose clochait, et cette sensation ne la quitta plus.
— Si nous ne sommes pas rentrés dans une demi-heure, appelle Grand-Mère.
Cessi porta la main à sa poitrine et respira avec difficulté. Les yeux écarquillés, elle fit un pas vers Fiona.
— Vous ne pouvez pas partir comme ça.
Fiona lâcha une extrémité de l’élastique, qui claqua en s’enroulant dans sa main. Cessi se protégea instinctivement la gorge.
— Si, dit Fiona avec une ferme assurance qui ressemblait à celle de sa grand-mère.
Elle regretta d’avoir utilisé ce ton avec Cessi, mais elle la dépassa malgré tout pour retourner dans le salon.
Eliot l’y attendait, le sac sur l’épaule.
Sans se retourner, ils filèrent hors de l’appartement puis dévalèrent les escaliers.
— Alors, qu’est-ce que Jack a dit ? demanda Eliot. C’est à propos de quoi ?
— Si je devais deviner… je dirais que ce sont des ennuis.