UNE POMME PAR JOUR, C’EST BON POUR LA SANTÉ
Fiona n’était plus qu’un souffle. Poussière et lumière, si diffuses que ses pensées dérivaient.
Puis son esprit sombra dans un engourdissement oppressant, chaque respiration devint une lutte.
Elle ouvrit les yeux.
Elle se trouvait dans un lit qui n’était pas le sien. Grand-Mère se tenait d’un côté, dans l’ombre. De l’autre, Tante Lucia était baignée de la lumière de la lune qui entrait par la fenêtre ouverte.
Leurs mains s’activaient au-dessus du couvre-lit. Sur les draps froissés s’amoncelait un enchevêtrement de fibres de coton multicolores, de ficelles en plastique, de lacets de cuir, de brins soyeux et de fils d’or. D’autres éléments plus étranges encore s’y mêlaient : des volutes de fumée et d’ombre et des barbelés dentelés.
Fiona s’efforça de s’asseoir. Elle comprit alors que ces choses sortaient de son corps.
Grand-Mère et Lucia lui avaient ouvert le ventre et ses tripes étaient à présent empilées sur le lit. Les deux femmes tiraient sur certaines parties de la trame et nouaient des extrémités ensemble. Chaque mouvement lui faisait ressentir un pincement douloureux.
Fiona, prise de nausées, s’apprêta à hurler.
Mais soudain, le tissage disparut, ne laissant rien que Grand-Mère et Lucia qui arrangeaient son lit et lissaient les draps avec des gestes expérimentés.
Un cauchemar ?
Elle n’y croyait pas. Il s’agissait du même assemblage qu’elle avait vu dans le labyrinthe. La trame de sa vie, qu’elle avait déjà examinée, avant de… quoi ? s’évanouir ?
Elle avait pensé ne plus jamais se réveiller. Elle se souvenait au moins de ça.
Fiona toucha son front palpitant.
— Je suis tombée ? demanda-t-elle.
Elle regarda autour d’elle, enfin capable de faire la mise au point.
Eliot, l’air très inquiet, se tenait près de Grand-Mère et essaya de se rapprocher.
La jeune fille était contrariée qu’il n’ait pas été avec elle plus tôt, mais elle tendit malgré tout une main qu’il saisit.
Cessi était juste derrière lui, elle se tordait les doigts en souriant.
— On a bien cru t’avoir perdue, ma douce.
Grand-Mère lui lança un regard noir qui la fit reculer.
Le cœur de Fiona eut un soubresaut quand elle repéra Jack dans un coin de la pièce. Les bras croisés, il semblait gêné. Il lui adressa un petit signe de tête, comme si tout était parfaitement normal, comme si elle était hospitalisée pour soigner un panaris. Cependant, ses yeux injectés de sang trahissaient son agitation, revenant sans cesse vers Oncle Henry.
Ce dernier s’installa au bout du lit et croisa les jambes, totalement à l’aise malgré cette situation bizarre.
La présence de son oncle et de sa tante glaça Fiona. Cela voulait-il dire que le Conseil allait de nouveau s’occuper d’eux ?
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
— Si la petite est suffisamment remise pour poser la question, je suggère qu’on lui réponde, dit Oncle Henry.
— Nous avons consolidé tes forces, expliqua gentiment Lucia.
— Je… je crois que j’ai vu. Les fils.
Les deux femmes échangèrent un regard, puis Grand-Mère prit la parole.
— Très bien. Alors tu sais que lorsque tu t’es coupée, tu as abîmé le tissage de la trame.
Fiona hocha la tête.
— Tu as coupé ton appétit en te libérant des… influences extérieures, poursuivit Lucia.
Les chocolats. Elles parlaient des chocolats. Fiona leva la main vers sa gorge.
— J’étais obligée, murmura-t-elle.
— Bien entendu, dit Grand-Mère. Personne ne remet en question ta décision. Mais cela a eu des conséquences.
— Un appétit excessif est désastreux, expliqua Lucia. Mais l’absence d’appétit est…
— … fatale, compléta Grand-Mère sans le moindre signe d’émotion. Maintenant, ton corps refuse toute nourriture solide ou liquide.
Eliot serra plus fort sa main. Fiona lut la peur dans ses yeux.
— Tout va bien se passer, lui dit-elle.
La situation était loin d’être rassurante, mais elle refusait de laisser paraître la crainte qui s’installait en elle. D’instinct, elle savait que montrer sa faiblesse devant autant de membres de la famille serait une erreur.
— C’était ce que Dallas essayait de m’expliquer l’autre jour, dit-elle. Mon fil… celui qui allait vers l’avenir était trop court. Moins d’un jour.
Fiona chercha Dallas des yeux, mais la femme qui était peut-être sa tante, peut-être sa mère, n’était pas présente, à sa grande déception.
— Moins d’un jour à présent, précisa Grand-Mère. Six heures, tout au plus. Sans doute moins.
— Au moins, nous t’avons donné la force de tenir debout pour le temps restant, dit Lucia.
Cessi gémit, mais heureusement elle ne se mit pas à pleurer. Si quelqu’un fondait en larmes maintenant, Fiona n’était pas sûre de réussir à retenir les siennes.
— C’est nul, dit Fiona.
— Un résumé tout à fait correct, dit Henry en lui adressant un grand sourire. Mais ne t’inquiète pas. On a un plan.
Il joignit les doigts comme s’il tenait une sphère invisible entre ses paumes. Il la fit rouler entre ses mains, feignant la concentration, puis la surprise. Enfin, avec un grand geste, il fit apparaître une pomme Granny Smith qu’il lui offrit.
— Merci, Oncle Henry, mais je n’ai pas faim.
— Franchement, Henry…, reprocha Lucia. Essaie de faire preuve d’un minimum de tact, pour une fois.
Il haussa les épaules et croqua dans la pomme.
— Le moyen de t’aider qu’ils ont trouvé, c’est notre troisième épreuve, expliqua Eliot.
L’inflexion de sa voix la prévint que cette épreuve ne serait pas aussi simple que de manger un fruit sorti d’un tour de magie.
— Ce n’est pas d’une pomme ordinaire dont tu auras besoin, lui dit Lucia. Il te faut une Pomme d’Or.
Fiona interrogea Eliot du regard, mais il se contenta de hausser les épaules. Fiona s’adressa alors à Lucia.
— C’est comme une pomme Golden ?
Lucia soupira.
— Tu les as vraiment gardés à l’écart de tout, Audrey ?
Grand-Mère pencha la tête, de telle façon qu’elle semblait toiser sa sœur.
— Pas assez, visiblement. Sinon ils ne se trouveraient pas dans cette situation délicate.
— Mesdames, s’il vous plaît, vous vous chamaillerez plus tard, interrompit Henry en tapotant sa montre. Les sables du temps s’écoulent.
— Pour une fois, tu as raison, reconnut Lucia en lissant sa robe avant de se tourner vers Fiona. Les Pommes d’Or que vous cherchez ne se trouvent pas sur les étals du marché. Ces pommes détiennent un immense pouvoir de vie. À tel point que des guerres ont éclaté à leur sujet12.
Fiona avala sa salive. À la seule pensée de manger, elle avait envie de vomir.
— Où est la difficulté ?
— Parfait, ton esprit n’est pas diminué par ta condition.
Oncle Henry lui tapota le genou. Grand-Mère lui lança un regard désapprobateur en voyant cette démonstration d’affection, et il retira immédiatement sa main.
— En effet, il y a une difficulté, admit-il.
À l’autre bout de la pièce, Jack s’agita, visiblement très embarrassé.
— Il y a des années, raconta Lucia, des morceaux d’une de ces pommes tombèrent entre des mains auxquelles ils n’étaient pas destinés13.
— Nous avons donc pris des mesures pour les mettre en sécurité. Nous les avons placées parmi les étoiles, expliqua Henry en désignant le plafond.
— Un satellite en orbite, compléta Lucia. Totalement indécelable.
— Hélas, nous avons omis de prendre en compte la masse de déchets laissés par les hommes dans l’espace. Les collisions ont fini par faire quitter son orbite à notre satellite, qui s’est écrasé sur terre.
— Alors, il est enterré quelque part ? demanda Eliot. Dans un cratère d’impact, et nous devons trouver où ?
— Il a déjà été retrouvé, lui dit Oncle Henry. Nous ne nous sommes pas donné la peine de le récupérer, parce qu’ils ne l’ouvriront jamais… et qu’ils le conservent dans un lieu très bien gardé : le centre d’essais en vol de l’armée de l’air, au Nevada14.
— L’armée de l’air des États-Unis ? répéta Fiona, incrédule.
— Donc, c’est un site sous haute surveillance, en conclut Eliot.
Avec un geste désinvolte et un soupir, Henry les informa des détails :
— Oh ! oui… chambre forte, gardiens, chiens de garde, peut-être quelques hélicoptères furtifs pour les rondes.
— Voici donc votre troisième épreuve héroïque, leur annonça Lucia. Pénétrer dans la base, voler une Pomme… et en manger une partie pour te sauver la vie.
— Ou se faire descendre en essayant, marmonna Fiona.
— On peut y arriver, murmura Eliot.
La jeune fille hocha la tête, même si elle pensait qu’ils n’avaient pas la moindre chance. Il ne s’agissait pas d’un fou dans une fête foraine, ou d’un crocodile qui parle. Il y aurait des centaines de sentinelles armées jusqu’aux dents, sur une base militaire. Plein de trucs électroniques et des experts surentraînés à repérer des gens essayant d’entrer – comme son frère et elle.
Ou peut-être qu’il subsistait une chance infime ?
Elle pouvait trancher n’importe quoi : barbelés, murs en parpaing, et même, elle en mettait sa main à couper, l’acier renforcé d’une chambre forte. Et son frère ne connaissait aucune limite avec sa musique.
Pourtant, Fiona ne croyait pas un instant l’histoire d’Henry selon laquelle ils avaient laissé les pommes là-bas parce qu’elles y étaient en sécurité. Elle avait comme l’impression qu’on les avait laissées dans cette base parce que la Ligue elle-même était incapable de les récupérer.
Jack se redressa et avança d’un pas vers Fiona.
— Laissez-moi… (Il dut s’éclaircir la voix avant de continuer.) Laissez-moi y aller à sa place. Vous avez permis à d’autres d’utiliser des champions.
— Non, dit froidement Lucia en lui lançant un regard mauvais.
Jack s’immobilisa.
— Je l’aime bien, celui-là, dit Grand-Mère à Henry. Brave et gentil. Mais ton Chauffeur a quand même une sacrée tendance suicidaire à la gloriole.
Jack perdit toutes ses couleurs.
Henry lui sourit avec l’air de regarder un chiot tenter de charger un bouledogue mastiff adulte.
— Merci, Jack, mais ce n’est pas possible. Mandater un champion est autorisé pour les membres de la Ligue seuls, pas pour ceux qui pourraient potentiellement en faire partie.
Avec un hochement de tête, Jack recula.
— Je dois aller faire un peu de ménage, dit Grand-Mère. Les enfants, je veux que vous soyez prêts à partir dans une demi-heure.
— Oui, Grand-Mère, dirent les jumeaux.
Fiona était exaspérée : ils continuaient à obéir à ses ordres. Elle la fusilla du regard tandis qu’elle quittait la chambre.
— On pourrait mourir qu’elle ne nous tendrait pas la main, dit Fiona. Aucun d’entre vous ne nous aiderait…
— Ce sont les règles, ma chérie, dit Oncle Henry en regardant Lucia. Et nous nous y soumettons tous.
Lucia soupira.
— Tu peux les emmener jusqu’à l’enceinte de la base, ajouta-t-elle. N’en demande pas plus.
Fiona pouvait comprendre son oncle et sa tante… en partie. Le Conseil mettait en œuvre des méthodes traditionnelles et brutales pour déterminer leur appartenance. Mais quelle excuse pouvait justifier le comportement froid et sans cœur de Grand-Mère ?
— Je la déteste, dit Fiona.
Cessi s’approcha du lit.
— Ma chérie, il ne faut pas dire cela.
— C’est vrai.
Les lèvres de Cessi tremblèrent.
— D’autres ont fait des sacrifices et des choses terribles. Tu n’es pas la seule à avoir dû te couper. (Ses yeux étaient emplis de larmes.) Tu ne comprendras peut-être jamais complètement ta grand-mère, mais tu peux être sûre qu’elle agit pour ton bien. Toujours.
Fiona hocha la tête. Elle n’accorderait plus jamais sa confiance à Grand-Mère. Elle en était incapable après quinze ans de mensonges. Mais elle ne voulait pas contredire la pauvre Cessi un peu gâteuse et si aimante.
Et puis Fiona était trop occupée à penser à ce que Cessi venait de lui révéler : Grand-Mère aussi s’était coupée.
De quoi s’était-elle séparée ? de son sens de l’humour ? de sa compassion ?
— Vous devriez les prévenir, pour les autres, dit Jack à Henry. Ils se rapprochent. Il y en avait un avec Eliot quand je suis passé le prendre.
Lucia s’avança vers Jack.
— Va chercher la voiture, Chauffeur, tant que tu as encore tes deux jambes.
Jack déglutit et murmura :
— Oui, madame.
Avant de partir, il adressa un regard anxieux à Fiona.
— Quels « autres » ? demanda-t-elle. L’autre famille ?
Les yeux de Lucia s’agrandirent de surprise.
— Qui était avec toi ? demanda Fiona à son frère.
Le visage d’Eliot se chiffonna.
— Louis. Jack a peut-être raison. Je crois que Louis est avec l’autre famille.
Fiona éclata de rire, même si son ventre la faisait souffrir.
— Pas possible ! Louis, le clodo crasseux complètement dingue qui vole des pizzas ?
— Chut, ma petite, dit Oncle Henry en secouant la tête. Même si c’est vrai… tu ne dois pas parler ainsi de votre père.

12. « Les Pommes d’Or apparaissent dans de nombreuses mythologies. Les Ases nordiques entretenaient leur immortalité en mangeant ce fruit. La déesse de la discorde fit rouler une de ces pommes présentant l’inscription “pour la plus belle” entre Athéna, Héra et Aphrodite, ce qui précipita le début de la guerre de Troie. Les Celtes rapportent qu’une telle pomme suffisait à nourrir quelqu’un pendant un an. Une hypothèse qui a la faveur des historiens de la mythologie est que les Pommes d’Or des légendes étaient en fait des oranges (qui ne furent diffusées dans la région méditerranéenne qu’à partir du xie siècle). Dans de nombreuses langues, le terme utilisé pour désigner les oranges signifie étymologiquement “pomme d’or”. » Dieux du ier et du xxie siècle, volume IV : Mythes fondateurs (première partie), 8e éd. (Éditions Zyphéron).
13. « Un mythe urbain peu connu raconte que des lamelles de pomme magique apparurent à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. Certaines personnes en consommèrent et développèrent par la suite une maison de disques et une société d’informatique en prenant ce fruit pour symbole. Beaucoup contredisent cette légende, mais d’autres affirment que l’essor fulgurant de ces deux compagnies à présent riches et puissantes ne fut rien moins que “magique”. » Dieux du ier et du xxier siècle, volume VI : Mythes modernes, 8e éd. (Éditions Zyphéron).
14. Aussi connu sous le nom de Groom Lake, ranch du paradis ou zone 51. (NdÉ)