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Cherchez à qui le crime profite. L’ensevelissement de Pompéi sous les cendres du Vésuve, en 79 après Jésus-Christ, a été le plus beau cadeau qui ait été offert aux archéologues. À votre avis, qui a fait le coup ?

— Pas mal, comme sophisme.

— Et si ce n’en était pas un ?

— Que voulez-vous dire ?

— Cela ne vous a jamais paru bizarre ? Il y avait des milliers de villes à détruire. Comme par hasard, ce fut la plus raffinée, la plus somptueuse, qui y passa.

— C’est une fatalité courante. Quand une bibliothèque prend feu, ce n’est pas la bibliothèque municipale du quartier, c’est la bibliothèque d’Alexandrie. Quand un boudin et une beauté traversent la rue, devinez qui se fait écraser ?

— Vous n’avez pas compris. Si je vous parlais de destruction pure et simple, vous pourriez invoquer la fatalité. Mais ici, c’est de chance qu’il s’agit !

— Oui. Il est clair que vous n’étiez pas l’un de ces malheureux qui ont péri dans l’éruption.

— Ce n’étaient pas des malheureux. C’étaient les riches de l’époque.

— C’est ça. Dans deux secondes, vous allez dire : « Bien fait pour eux ! »

— Vous vous trompez de débat. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que si l’on avait demandé aux archéologues modernes quelle ville ils auraient voulu préserver des dégâts du temps, ils auraient choisi Pompéi.

— Et alors ? Vous croyez que le volcan a demandé leur avis aux archéologues modernes ?

— Le volcan, non.

— Qui d’autre ?

— Je n’en sais rien. Je dis seulement que c’est trop fort. Ce ne peut pas être un hasard.

— Que supposez-vous ? Que les archéologues modernes ont commandité l’éruption ? Je ne les savais pas en si bons termes avec Héphaïstos.

— En l’occurrence, c’est plutôt de Chronos que vous devriez parler.

— En effet !

— Les archéologues modernes n’ont pas eu les moyens de provoquer une éruption avec vingt siècles de retard, c’est certain.

— Vous daignez les innocenter, alors ?

— Eux, oui.

— « Eux, oui » : que cache cette réponse sibylline ?

— Une question.

— Quelle question ?

— Les archéologues du futur seront-ils capables de faire ce que les archéologues modernes aimeraient faire ?

— Je ne comprends pas.

— Vous n’osez pas comprendre.

— Auriez-vous l’amabilité d’oser à ma place ?

— Depuis les découvertes d’Einstein, le voyage à travers les siècles n’est plus qu’une histoire de temps. Ce sera l’affaire du prochain millénaire. Quelle tentation, pour les scientifiques de l’avenir, de modifier le cours du passé !

— Arrêtez ! Ce n’est pas seulement de la science fiction, c’est du plagiat, ce que vous dites.

— Je sais. Mais ceux qui ont manipulé cette idée n’ont pas pris le point de vue des archéologues.

— Eh bien, ils ont eu raison. L’archéologie, c’est sérieux.

— Vous croyez ? Et si les archéologues étaient de simples touristes ? Pour ma part, je n’ai jamais mis les pieds à Pompéi.

— Pourquoi m’en parlez-vous, en ce cas ?

— Parce que cette idée m’a frappée de plein fouet. Je vais vous dire à quoi équivaut cette affaire. Vous évoquiez il y a deux minutes l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie : nous savons à peine quels chefs-d’œuvre y furent détruits. Imaginez – je dis bien « imaginez » – que le feu ait décidé d’épargner les œuvres d’un seul écrivain et qu’il ait choisi, comme par hasard, le meilleur. Imaginez donc que tous les livres aient été brûlés, sauf ceux du plus sublime penseur de l’époque. Que diriez-vous de cela ?

— Que c’est du fantastique.

— Je suis bien de votre avis ! C’est pourtant ce qui s’est passé en 79 après Jésus-Christ.

— Je ne vois pas le rapport.

— Il est pourtant évident ! Le feu est une force aussi aveugle que le Temps : l’un et l’autre ne se préoccupent pas de savoir si ce qu’ils détruisent est un joyau de l’histoire de l’art ou une œuvre de troisième zone. Et à Alexandrie, l’incendie n’a pas joué au critique littéraire. Alors, expliquez-moi pourquoi le Temps a eu le bon goût d’épargner Pompéi.

— Vous délirez. Quand une ville est bâtie au pied d’un volcan, elle court le risque d’être couverte de lave. C’est normal.

— Pensez-vous que ces gens auraient choisi, comme cité de plaisance où déployer les talents de leurs plus grands artistes, une ville dont le site était aussi fragile ?

— Peu importe ce que je pense : ils l’ont fait. Ce n’est pas la première ni la dernière erreur que l’humanité aura commise.

— Je ne suis pas d’accord. Les urbanistes antiques étaient des modèles d’intelligence.

— Eh bien, Barthes a dit : « Les bêtises des gens intelligents sont fascinantes. » La preuve !

— Admettez au moins que mon hypothèse est sensée.

— Quelle hypothèse ? Vous ne l’avez même pas formulée.

— Je la formule : les scientifiques du futur, qui auront les moyens de voyager dans le passé, sont les responsables de l’éruption du Vésuve en 79 après Jésus-Christ. Mobile du crime : préserver, sous les cendres et les laves, le plus bel exemple de cité antique – mieux : le joyau historique de l’art de vivre ! Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je pense que vous avez besoin de repos. Je vais téléphoner à votre éditeur : il vous surmène.

— Inutile : du repos forcé, je vais en avoir. Je rentre à l’hôpital demain. Je dois être opérée d’urgence.

— Bravo. Une trépanation, j’espère ?

— Hélas non. Je ne suis pas rassurée.

— C’est grave ?

— Non. Mais cela nécessitera une anesthésie générale ; c’est ce qui m’inquiète. Sombrer dans le néant…

— C’est ce qui est arrivé à Pompéi.

— Vous êtes encourageant.