Dans l’azur d’un ciel de plomb, une pointe de blanc qui jaillit, oui… c’est encore un de ces trucs, qu’je me dis en regardant cette chose qui s’arrondit, avec en son centre une espèce de noyau qui tremblote légèrement, comme un pendule, et ça me vise, droit !… Non, pas de doute, c’est bien un parachute… mais quoi ? il aurait surgi comme ça du ciel ? sans avion ? sans un ronronnement de moteur ? Je n’ai pas le loisir d’éclaircir tous ces faits étranges, le voici qui approche, dessinant d’élégantes volutes, il descend vers le jardin, une impénétrable et fantasque broussaille de néfliers, bouleaux, kakis, pasanis, myrtes, lilas des Indes, hortensias, où, sans frôler une branche, sans arracher une feuille, il se pose, comme une fleur… « Hello ! How are you ? » C’est un étranger, efflanqué, un blanc – il ressemble drôlement au général Percival{20} – qui me lance ça d’une voix enjouée, la toile d’un blanc pur, comme une cape sur ses épaules, s’effondre dans le sable du jardin qui se change en neige immaculée… Allons bon ! Faut qu’je réponde à ce « Hello ! » Qu’est-ce qu’on dit déjà ?… « I’m very glad to see you » ?… Ça va lui paraître curieux à ce visiteur impromptu, si en l’occurrence on peut parler de visite… « Who are you ? » Non, on dirait trop que je le cuisine, alors… « Hé toi, halte ! qui va là… Qui, QUI ? », et s’il ne répond pas à la troisième sommation… Paf ! je le descends… Mais qu’est-ce qui me prend ? Quoi qu’il en soit, on dit bonjour d’abord… « How… How… How »… Tout ça gargouille dans mon ventre, les mots comme des mille-pattes rampent jusqu’à ma bouche où ils s’engluent, pas moyen d’articuler un son… Et puis le souvenir de je ne sais quoi, d’avoir déjà été acculé comme ça… mais quand ? Toshio cherche, cherche, et émerge de ce rêve, pour se retrouver coincé, le nez au mur, par les fesses de sa femme Kyôko, dans une posture inconfortable. Elle dort, recroquevillée comme une crevette, il la repousse rudement… Vlan ! quelque chose qui dégringole du lit.
C’est le bouquin de conversation anglaise qu’elle feuilletait en ânonnant à voix basse avant de s’endormir !… À peine a-t-il identifié l’origine du bruit, qu’il saisit la cause de ce rêve mystérieux.
Aujourd’hui, en début de soirée, un vieux couple d’Américains vient s’installer chez eux ; des gens qu’il ne connaît absolument pas. Voici près d’un mois que Kyôko est venue lui dire toute excitée, brandissant une enveloppe air-mail à hachures rouges et blanches : « Toshio ! Les Higgins m’écrivent qu’ils ont l’intention de venir au Japon. Et si on les logeait à la maison ? » ; les Higgins, ce sont ces gens qu’elle a rencontrés le printemps dernier à Hawaï.
Toshio dirige une entreprise de production de films publicitaires télévisés ; la boîte est petite, n’empêche qu’entre les rendez-vous avec les sponsors et les séances de prises de vue, il mène une vie sans horaires ; histoire de se rattraper, mais surtout parce qu’il avait pu obtenir une réduction sur le prix des billets, connaissant vaguement quelqu’un dans une compagnie aérienne, et puis, même si là-dessus sa conscience le tourmentait un peu, il s’était promis de faire passer une partie des dépenses du voyage sur les frais généraux de la société – une aubaine, cette comptabilité des petites entreprises… ! – il avait donc envoyé Kyôko et leur fils Kei.ichi, alors âgé de presque trois ans, à Hawaï ; Kyôko, bien qu’elle n’ait jamais fait que deux ans de conversation anglaise à l’université de jeunes filles, la perspective de voyager seule avec un enfant ne l’avait pas du tout inquiétée, et même plutôt culottée – un atout bien féminin ? – elle avait déployé les ailes et lié connaissance avec quantité de gens, dont les Higgins. À ce qu’il paraît, ceux-ci vivent de leurs rentes, lui est retraité du Département d’État, et après avoir casé leurs trois filles, il faut croire qu’ils avaient à l’époque une position drôlement confortable : les voilà qui font le tour du monde pour une nouvelle lune de miel… Pas désagréable, comme situation…
« Ces Occidentaux sont sans cœur ! Tiens, les enfants par exemple, une fois mariés, plus question de leurs parents, ils s’en fichent complètement… » Hé ! c’est qu’elle oubliait sa propre conduite, Kyôko ! « Figure-toi que moi, je trouve que ça ne coûte rien d’être gentil. Bien sûr que ça les a drôlement touchés que je m’occupe d’eux ! Ils m’ont même dit que j’étais plus mignonne que leurs filles » ; ce qui fait que – coup de veine ! – ils l’avaient invitée à dîner dans des hôtels de luxe, s’étaient arrangés pour qu’elle les accompagne dans un tour des îles en charter, choses qu’elle n’aurait jamais pu se permettre avec son budget de cinq cents dollars, et après son retour, ils avaient envoyé des chocolats à Kei.ichi pour son anniversaire, au mois de juillet, et Kyôko, pour les remercier, avait expédié une petite corbeille d’artisanat populaire ; de semaine en semaine les air-mails avaient fait le va-et-vient au-dessus de l’océan, apportant au bout du compte la nouvelle de leur arrivée prochaine.
« Ils sont vraiment adorables. D’ailleurs, un jour ou l’autre, tu iras bien en Amérique toi aussi ! Tu sais, ça donne de l’assurance de connaître quelqu’un sur place… Imagine qu’ils ont même conseillé à Kei.ichi d’entrer dans une université américaine ! »… À se demander si elle n’était pas un rien intéressé, Kyôko, parce que Kei.ichi, avec ses trois ans, si d’aventure il entrait à l’université, ça ne serait pas avant une quinzaine d’années… Et puis, avait-elle vérifié si les fonctionnaires mis à la retraite tenaient le coup longtemps ? Il s’était senti une de ces envies de la foutre en boîte… quoique, au fond, tout ça c’était sûrement des arguments pour faire passer la pilule des dépenses qu’entraîne nécessairement l’hospitalité d’un couple ? Pensez, c’est d’un chic, les invités américains… Elle en était déjà aux anges ; « Depuis le jour de notre rencontre, ils n’ont cessé de me dire qu’ils aimeraient te connaître et la maison aussi. » Elle était sûre qu’il serait d’accord avant même qu’il ait pu placer un mot : « Keichan, grand-papa et grand-maman Higgins viennent nous voir. Tu te souviens ? Chaque fois que grand-papa te disait “Hello !”, toi, tu faisais “Ba-bye !” en agitant ta menotte », elle riait, ravie.
« Hello !… Ba-bye ! »… Tiens ? Une nouvelle devise pour l’amitié nippo-américaine ? Il y a vingt-deux ans, le mot c’était « Kyoû.Kyoû. ».
« L’Amérique ? Je vais vous le dire, moi, ce que c’est ! », nous avait tout bonnement déclaré le prof d’anglais, dès le premier cours après la défaite, « Un pays de gentlemen ! Un pays où on révère les dames, Ladies first ! Comme il se doit ! Voilà des gens qui cultivent le savoir-vivre ! Dans l’immédiat, le Ladies first ne vous concerne pas, mais… Le savoir-vivre ? J’ai bien peur que vous n’alliez faire dire aux Américains que le Japon est un pays de sauvages, avec vos balourdises ! » ; et pourtant zélé comme un rat, il nous avait traqué jusque-là pour nous apprendre la langue de l’ennemi, contre son gré d’ailleurs et, sans doute, se rachetait-il ainsi ; d’ailleurs, c’était un trouillard ce mec, à la moindre alerte, il courait se terrer au fond d’un abri antiaérien et se mettait à psalmodier, tout grelottant de peur, le soûtra de la Grande Sagesse{21} ; suite à ce préambule, il inscrivit en grand au tableau : THANK YOU. EXCUSE ME, marqua un temps de silence, puis balayant la classe d’un regard lourd de mépris : « Des incapables… Tous ! Même pas foutus de lire ce qu’on leur écrit au tableau ! » Il transcrivit alors la prononciation : San kyou. Exkyouzemi. … Vu ? Et l’accent porte sur ce « Kyou » : Kyoû !, il appuya de toutes ses forces dessus, et sous cet excès d’enthousiasme, la craie vola en morceaux… V’là pas que ça recommence, s’était-on dit avec un petit sourire en souvenir du prof de lettres chinoises dont les cours, il y a deux mois encore, se passaient uniquement à prêcher : « À l’heure de l’ultime combat, les dieux nous sauveront de l’invasion », et qui écrivant alors au tableau : Anglo-Saxons = Démons assoiffés de sang{22}, débordait tellement de rage, qu’on attendait dans les crissements stridents de la craie, le moment où elle allait se casser.
« À la limite, un Kyoû accompagné d’un petit sourire vous suffirait. Un Américain comprendra… Entendu ? » Et quand, au bout d’une heure de Kyoû Kyoû, on était allés remblayer les tranchées d’abris antiaériens le long de la cour d’école, si l’un d’entre nous râlait : « Aïe, j’ai reçu une pierre ! » on faisait « Kyoû ! » et pareil pour remercier celui à qui on demandait : « Aide-moi à porter cette poutre ! » ; c’était déjà le mot à la mode, ce Kyoû.
… Normal qu’on soit complètement nuls en anglais ! En dernière année de collège, on ne connaissait l’orthographe que d’à peu près deux mots : black et love, et le seul mot qui pour nous faisait vraiment anglais c’était umbrella ; quant à I-My-Me, les pronoms personnels, on n’y comprenait rien ; déjà, quand j’étais en première année, en 1943, après avoir passé un trimestre entier sur l’alphabet romain, c’était à la maison que j’avais déchiffré ma première écriture horizontale, en lisant ce qui était marqué sur une boîte de beurre de Hokkaïdô ; et avant qu’on ait fait de vieux os sur Zis iz a pen, les cours d’anglais avaient été remplacés par l’entraînement à l’auto-défense… Le prof venait quand même en classe, mais les jours de pluie uniquement : « Tout ce qu’on apprend à faire dans les universités américaines, c’est à s’amuser… Voyez-moi ça, des dance-parties chaque fin de semaine ! Pendant que les jeunes Japonais en revanche… » Disons que c’était sa manière à lui de chanter la louange des étudiants partis au front… « Vous autres en saurez bien assez avec Yes et No. Au moment de prendre Singapour au général ennemi Percival, le général Yamashita n’a eu qu’un mot à dire – Boum ! Le poing du prof s’était abattu sur le bureau – “YES OR NO ?”… Et tout est dans le nerf ! », l’ensemble dit avec un visage parcouru de tics et des yeux exorbités. Aux examens, car il y en avait, on pouvait répondre n’importe quoi en thème, même she is house, ça marchait.
Le prototype du blanc, c’était Percival, l’Union Jack enchevêtré dans le drapeau blanc pesant d’un bloc sur son épaule, ses mollets maigrelets exhibés sous des shorts ; « Ces blancs, évidemment qu’ils ont un physique de colosses, mais dans les reins… Pff ! C’est du mou ! Tout ça c’est à cause des chaises !… Nous, les Japonais, nous vivons sur les tatami, et s’asseoir sur les genoux, correctement, ça fait des reins solides ! nous criait le prof de judo sous la maxime encadrée : “Prenez garde à vos appuis !”, à partir de maintenant, quand vous en aurez un devant vous, rappelez-vous bien de ça : son point faible, c’est les reins. Alors, “Projection au sol” ou “Déséquilibre avant droit” par prise de hanche, voire un simple croc-en-jambe, et son compte est bon… Compris ? Tout le monde debou-out ! ». Depuis ce jour et même pendant l’entraînement libre, on se battait contre le fantôme de l’ennemi, Percival, et le bonhomme, avec son air désemparé et tout contrit, on le projetait au tapis où on le coinçait d’une prise d’étranglement : « Alors, c’est “Yes” ou c’est “No” ? “Yes” ou “No” ? »
Dès la deuxième année de collège on était envoyés en service obligatoire aux champs ; à partir de la capitulation de l’île de Saïpan, on est passés à l’évacuation des maisons sur le tracé des coupe-feu, autrement dit on enlevait et transportait, dans de lourdes charrettes à bras et jusqu’à l’École des Patriotes voisine, tatami, cloisons coulissantes, shôji{23}, volets, bref, tout ce qu’il y avait de démontable dans une habitation, puis une fois que la charpente était mise à nue, les pompiers arrimaient des cordes au pilier principal, tiraient… Patatras ! c’était fini ; ça se voyait que les gens avaient été bousculés pour partir : il y avait encore de l’eau dans les baignoires, ou des couches en lambeaux séchant sous l’auvent des cabinets, on avait trouvé aussi un rouleau peint représentant Hotei{24}, une lance à trois pointes tout comme celle de Katô Kiyomasa{25}, une tirelire vide, des trucs qu’on cachait dans les haies pour les rapporter plus tard en butin, comme on disait ; une fois, on avait même déniché un gros bouquin tout en anglais : « V’croyez pas qu’c’était un espion ? », « Ouah… ça serait des codes ? », on discutait, tournant les pages, les yeux rivés à l’affût d’un mot connu ; c’était le chef de classe qui l’avait finalement débusqué : SILK HAT, « ça veut dire “chapeau de soie” », murmura-t-il, à l’instant même, tout disparut : le plancher dépouillé de ses tatami, le calendrier périmé au mur, la trace laissée par une amulette sur un pilier, pour faire place à un décor de fête nocturne où évoluaient des invités en chapeaux de soie ; songeur, l’un d’entre nous dit alors : « Ah, j’comprends maintenant… Silk hat, c’étaient des chapeaux de soie ! » et aujourd’hui encore, à peine j’entends silk hat que je les revois, ces chapeaux de soie.
En voyant la première lettre des Higgins, abandonnée comme une fleur, là, bien en évidence sur la table de la salle à manger, Toshio s’est senti tout remué devant les couleurs criardes qui bordaient l’enveloppe ; remué non pas à l’idée d’avoir à refuser piteusement son aide à Kyôko – il se sent vraiment trop nul en anglais – simplement parce que cette lettre, elle venait d’un Américain… Mais Kyôko avait réussi à la lire, allez savoir comment, et comme elle était de fort bonne humeur, elle lui en a décrit le contenu, « Il va falloir leur répondre. Dis-moi, est-ce qu’il n’y aurait pas quelqu’un au bureau qui pourrait traduire ma lettre en anglais ? », « Bah, ça devrait pouvoir se trouver, on verra… », « Tiens, s’il te plaît, la voici… », il l’a prise et l’a lue, c’était un morceau choisi digne d’une gentille collégienne ; ça lui rappela un ou deux de ses jeunes employés qui s’appliquaient de tout leur cœur à apprendre l’anglais, persuadés qu’ils iraient un jour ou l’autre aux États-Unis ; Toshio pensait leur demander ce petit service, toutefois avant de leur passer la lettre, il y a rejeté un coup d’œil, « et mon époux vous exprime notre infinie reconnaissance pour toutes les gracieuses faveurs que vous nous avez accordées. » … Voilà où ça clochait ! il l’a déchirée et jetée ; malheureusement, Kyôko ayant reçu aussitôt une seconde lettre où on lui demandait de ne pas se donner tant de peine et d’écrire dans sa jolie langue, parce que ses lettres leur seraient traduites par un voisin japonais, une attention qui l’a beaucoup touchée, Toshio ne lui a pas demandé ce qu’elle disait dans la réponse – une longue missive, rédigée sur le papier à lettre « spécial grandes occasions » qu’il lui avait rapporté de Kyôto – mais il faut croire qu’elle leur a fait un rapport circonstancié et quelque peu grandiloquent : « M. Higgins me répond que même aux États-Unis, producteur pour la télévision, c’est le métier de l’avenir, et que d’ailleurs tu devrais faire attention à ta santé, parce que quand on est débordé… ! Eh, dis, tu m’écoutes ? J’te parle ! » … hmm, c’est sûr, le bottin du téléphone les met toutes dans le même panier, les boîtes de production, les grosses, celles qui font de vrais films et sont capables d’absorber des studios hollywoodiens, et puis les malheureuses petites boîtes condamnées à leurs quinze secondes de spots publicitaires maximum qu’elles commercialisent à grande échelle, et à moindre profit… Mais il n’avait aucune envie de se répandre en commentaires ; Kyôko voyant son air absent, s’est impatientée : « Ça te ferait du bien d’y aller en Amérique ! Ça te redorerait le blason ! », « Mais j’ai passé l’âge, voyons ! Et puis au moins je ne suis pas comme tout le monde, moi, à vouloir faire mon petit voyage outre-mer… Parce qu’aujourd’hui n’importe qui y va, là-bas… Comme ça, je ne cours pas le risque d’être influencé par un Occident de carte postale ! », « Taratata ! Tout ça c’est des prétextes ! Et pour ce qui est de la langue, sur place, on se débrouille toujours »… Kyôko, à peine a-t-elle su qu’elle irait à Hawaï, qu’elle a acheté des disques de conversation anglaise pour s’exercer à répondre aux douaniers ou à s’adresser aux vendeuses, du coup plus question de dire papa ni mama, il fallait dire daddy et mummy et elle faisait la leçon à Kei.ichi : « Mama, ça fait femme de mauvaise vie. » Toshio n’a pas supporté ces daddy – déjà qu’il avait accepté papa, puisque paraît-il otôchan{26} ça faisait dépassé – et après s’être chamaillé avec Kyôko, son ordre était formel : « Je me fiche complètement de ce qui se fait à Hawaï. Nous sommes au Japon et vous m’appellerez papa ! »
Jusqu’à la défaite, aussi rares qu’aient été les cours, on n’avait jamais vu que l’anglais écrit ; après la défaite, il n’y en avait plus que pour l’anglais parlé, et sa devise : « Come, come, every body »{27} ; À la rentrée, pour moi en dernière année, il y avait une E.S.S.{28} dans l’école, fréquentée uniquement par l’élite ; un jour, alors que je prenais le soleil devant la salle de judo, désormais affectée au catch, quelqu’un me lança : « Whats ’zemader’z’ you ? », hein ?… ’Zemader’z ? Ça voulait peut-être bien dire tomorrow, est-ce qu’on n’était pas en train de me demander ce que je ferais le lendemain ? Voyant mon air perplexe, le garçon, un élève de dernière année, m’expliqua : « Ben oui… Figure-toi qu’y pigeront rien si tu dis : “What’s matter with you ?” faut savoir prononcer, tiens ! … “What’s zemader’z you ?” », et sur un « Hav’a good time ! », il se mit à rigoler avec ses copains. La sortie du collège moyen a marqué la fin de mes études : papa étant mort à la guerre, maman malade, ma petite sœur s’occupait des tâches ménagères après la classe, pendant que moi, je travaillais pour nous faire vivre tous les trois, au début comme ouvrier dans un atelier de chaussettes, puis dans une usine de piles ; là-dessus, j’étais devenu démarcheur publicitaire pour le quotidien de la région, quand, un jour où je flânais dans le parc de l’île de Naka no Shima{29}, ayant séché le boulot : « T’es p’t’être étudiant ? Si oui, j’te demanderais bien un petit service… »
Une femme m’aborda, probablement encouragée par mon allure, soignée pour l’époque, même si sur les sept boutons de ma veste d’uniforme des cadets il y en avait deux de bousillés en bas, et qu’en fait de pantalon, je portais un jodhpur en coton qui me moulait les mollets ; « J’te dédommagerai, pour sûr ! Attends-moi ici demain. » Elle voulait que je lui serve d’intermédiaire auprès d’un Américain, et effectivement son regard était rivé sur un soldat désœuvré, apparemment fasciné par les bateaux sur la rivière, … Sûr que je savais « How are you ? » mais je n’avais encore jamais essayé de les saluer en face, je commençais à me sentir mollir quand le soldat qui s’était approché, flairant sans doute le coup, me tendit une large main : « Squeeze ! » Com… Comment ça, squeeze ? Passée la première surprise, je me rappelai le prof d’anglais – qui était aussi manager de notre équipe de base-ball – expliquant ce type de passe à tous ses joueurs sidérés : « Squeeze. C’est un mot qui signifie : presser pour extraire, ou serrer dans la main… Prononcez : “s’kouiz”, et souvenez-vous de ce que je vous ai appris : quand on squeeze de la neige, on obtient une snow-ball », aussitôt, timidement, je « s’koui-zai » la main du soldat qui me toisa, l’air de dire : c’est tout ? pas plus fort que ça ? et décontracté, sans plus d’effort que pour froisser une feuille de papier, il me retourna un squeeze à la mesure du bond que la douleur me fit faire, sans doute pour se donner une contenance devant la femme que mes grimaces amusaient car elle se tordait de rire, alors, saisissant sa chance au vol, le soldat entama la conversation, tandis qu’elle me lançait des regards désespérés, mais moi, hormis ça et là quelques « friend » ou « name », j’étais complètement submergé… C’est que même si l’enseignement de l’anglais avait repris sérieusement au début de ma quatrième année, les enseignants n’étant plus assez nombreux, on avait eu un suppléant qui nous disait : « Savez-vous comment sonne la clochette du tramway en Amérique ? “Ding-dong”, pendant qu’au Japon c’est “Chin-chin”. Et que fait le chat ? Ici c’est “Nya-o”, mais là-bas : “Miaow”… Et le coq ? “Cock-a-doodle-doo !”, et non pas “Cokekokko !”, et il y en avait d’assez indécrottables pour mettre ça sur fiche : “Chin-chin” et au verso “Ding-dong” ; bref, c’était un spécialiste de l’onomatopée, ce vieux bonhomme, et qui ne nous enseignait que de l’anglais abracadabrant, même si on n’y comprenait rien, du genre de « He cannot be cornered » pour dire « C’est un malin » ; comprenez bien qu’après être passé entre les mains d’individus de ce genre, les paroles du soldat américain ou les borborygmes d’un Chinois parlant dans son sommeil, c’était tout du pareil au même.
… Vite ! trouver quelque chose à lui dire ! in extremis : « … Double !… Double ! » le cri avait jailli à pleins poumons, pendant que mon doigt faisait le va-et-vient entre la femme et le soldat, « O.K., O.K. », le soldat, l’air satisfait, prenant la femme par les épaules, réclama : « Taxi ! », mais certainement qu’il y en avait des taxis qui bringuebalaient par les rues avec leur drôle de bosse à l’arrière comme un sac à dos, mais de là à connaître la technique pour les faire arrêter, voyant mon air embêté, le soldat arracha une page de son carnet, y inscrivit au stylo bille en majuscules bien grasses : « TAXI », et m’agita ce bout de papier sous le nez en grognant, il devait croire que ça allait m’activer, mais comprenant bientôt que je n’arriverai à rien, il entraîna la fille et ils s’éloignèrent ; … « TAXI ! » Ça c’était de l’anglais, et du solide ! Je regardai longuement le billet avant de l’enfouir dans la poche intérieure de ma veste, avec autant de soin que s’il s’était agi d’un autographe de star du cinéma, tandis que doucement, à voix basse, je m’exerçais à imiter la prononciation du soldat.
Je suis retourné au parc le lendemain, sans illusion bien sûr, or… Elle y était, et pas peu fière encore, serrant dans ses bras une boîte d’une demi-livre de café « MJB » et une autre de cacao « Hershey », « T’as vu ! Tu sais pas où j’pourrais les revendre ? », je l’informai que le Q.G. des gonzesses à Ricains était la buvette du parc, qu’on y rachetait café, chocolat, fromage, cigarettes, en somme tout ce avec quoi ils les payaient, d’ailleurs le patron était un Coréen (ou un Chinois), comme dans tous ces trafics ; « Tu veux pas y aller à ma place ? J’te donnerais quelqu’chose pour ta peine… » Elle m’implora tellement que j’y allai ; quand je me pointai à la boutique – où pour la moindre confiserie aux haricots rouges ou même un petit pain à la crème, il vous en coûtait dix yen, et cinq pour une tasse de café – le Coréen était absent, et je fus reçu par une femme bien en chair, probablement acoquinée à l’affaire vu le regard qu’elle faisait peser sur mes paquets : « Tu m’les laisses ? », elle tira d’une sacoche noire, grosse comme celle d’un contrôleur de bus, une liasse de billets dont elle me tendit sans façon quatre cents yen, « T’as pas de clopes ? On t’fait la cartouche à mille deux cents yen » ; à part elle, il n’y avait qu’une autre femme, une prostituée de toute évidence, chantonnant « Only five minutes more, give me five minutes more… », d’une voix qui était étonnamment pure.
Moi aussi j’étais fort, question chansons en anglais ! … C’est comme si toute notre éducation scolaire avait été les grèves, les débats, le Jazz-band et le base-ball ; pour les débats, on envoyait le plus bavard comme délégué, et les thèmes c’était du genre : « L’uniforme : pour ou contre ? », même s’il n’y avait de toute façon pas la moitié des élèves capables de s’en offrir un ; pourtant les filles faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour avoir un uniforme marin… Un jour, à la fin de la première année après la défaite, je longeais les douves du château d’Ôsaka, enfin, de ce que l’incendie en avait laissé, quand surgit, venu de je ne sais où, un groupe de cinq ou six filles, manifestement élèves du collège d’Ôtemae, qui marchaient en faisant virevolter leur jupe plissée, j’en étais resté bouche bée, d’autant plus qu’à l’époque ma sœur portait encore les pantalons mompe{30} et que dans mon collège aussi on trouvait normal que des filles à peine sorties du primaire soient encore dans cette tenue de guerre. C’était quelques-uns de ces étudiants assez riches pour porter l’uniforme qui avaient monté le Jazz-band, formation complète, bien qu’ils n’aient pas de partitions, avec laquelle ils donnèrent au concert inaugural : « You are my sunshine », « Une lueur brille dans la vallée », « Les jardins d’Italie », « La lune sur le Colorado », et enfin leur succès : « La comparsita », un tango « du compositeur… RODRIGUEZ ! », comme nous le présenta un élève de dernière année – le fils d’un des grandes propriétaires du coin, qui d’après les ragots, se payait des filles au quartier réservé de Hashimoto – en prononçant son « Rodriguez » avec une gravité qui nous impressionna profondément ; le Prince héritier lui-même chante « Twinkle, twinkle, little star » publiait-on alors dans la presse.
Dans le parc de Naka no Shima, il y avait un photographe auprès duquel pour quelques clopes, et quand il avait le temps, je prenais des leçons d’anglais – c’était un étudiant de l’École des Langues Étrangères, il était bon en conversation anglaise ; c’est que j’étais devenu entremetteur, si on peut donner ce titre à qui servait d’intermédiaire une fois ou deux par jour seulement, à des filles à la mine de papier mâché, aux épaules maigrichonnes, et qui n’étant pas du métier venaient uniquement parce qu’elles savaient pouvoir y rencontrer des Américains et en tirer du chocolat, pendant que les soldats, de jeunes gars, restaient naïvement plantés en plein territoire de chasse des filles et contemplaient d’un air mélancolique la rivière Dôjima – il est vrai qu’à l’époque ses eaux couraient, libres et limpides… à moins que ces garçons n’aient eu la nostalgie du pays ? – le boulot consistait à établir les contacts puis à revendre la marchandise des filles, qui n’étant pas professionnelles ignoraient les combines, la chasse était fameuse en général, et à cent yen la commission, ça se révélait autrement plus rentable que de démarcher de la publicité tout en occupant mes heures perdues à vendre des barrettes à journaux et des illustrés, si bien que je me jetai corps et âme dans la mêlée, un petit coup de flagornerie par-ci : « I hope you hav’a good time ! », un petit clin d’œil par-là : « What kind of pojition do you like ? », des phrases auxquelles je ne pigeais pas grand-chose mais qui faisaient rire les soldats – en somme, comme dit Kyôko, sur place, on se débrouille toujours ! Un ex-copain de classe avait dû m’apercevoir un jour à l’œuvre, et apparemment, épaté de me voir discuter avec un soldat, il n’avait pas remarqué l’état piteux de mes vêtements : « Ce type parle couramment, c’est un interprète, un vrai pro ! », le bruit avait dû courir dans l’école, car des bandes d’élèves venaient souvent pour épier ma technique.
À peine Kyôko a-t-elle su que les Higgins arrivaient, qu’elle s’est replongé dans son manuel de conversation anglaise, et il fallait la voir, inculquant à Kei.ichi : « Good morning. Le matin, quand tu te lèves, tu leur dis « Good morning !” Répète s’il te plaît… Eh, papa ! Tu pourrais t’entraîner un peu toi aussi ? Parce que quand les Higgins seront là, il faudra que tu t’occupes d’eux. Tu leur montreras un peu la ville, tu les emmèneras au Kabuki, à la Tour de Tôkyô, par exemple. Ils ont été tellement gentils avec nous à Hawaï ! », « Impossible. J’ai trop de travail. » « Allez…, tu te débrouilleras bien pour prendre deux ou trois jours ! Tu sais, en Amérique, c’est soudé, un couple. Quand j’étais à Hawaï, ils me demandaient tout le temps : “Et votre mari ? Tout va bien, n’est-ce pas ?”, j’étais bien obligée de noyer le poisson en disant que tu viendrais plus tard » … Non mais qu’est-ce qu’elle va imaginer là ? N’était-ce pas justement parce que je travaillais qu’elle avait pu partir en vacances ? Plus que la rogne, c’était la déprime, complète, rien qu’à l’idée de les voir arriver, d’avoir à leur montrer Tôkyô : « Voici, sur votre droite, le plus haut building du Japon », « Look at the right building that is the highest »… Mais bon sang ! Est-ce qu’elle veut que je refasse le p’tit mac, comme à Naka no Shima ? Pas question ! Moi, m’afficher avec des Ricains ?… Manquer à ce point de scrupules ? Sûr qu’il y en a qui ne se gênent pas, j’en vois souvent, à Ginza, de ces jeunes effrontés qui baladent leurs copains américains… et ça plaisante et ça rit ! Il y en a même qui ont le culot de descendre les grandes avenues bras dessus, bras dessous avec leur petite Amerloque ; à l’époque, nous aussi on parlait aux soldats… : cet étudiant, au visage tendu, adressant un jour dans le tramway bondé la parole à deux soldats près de lui… « What do you think of Japan ? », l’un haussa les épaules et l’autre lui répondit en le regardant dans le blanc des yeux : « Half good, half bad », le garçon acquiesça d’un air aussi sérieux que si on venait de lui assener un axiome philosophique, avant de saisir la tablette de chewing-gum que lui tendait le premier, de la rouler comme une cigarette entre ses doigts et de se l’engouffrer dans la bouche – tous les passagers, dévorés d’envie, suivaient son manège sans rien en perdre… Mais pourquoi donc les soldats américains éprouvaient-ils ce besoin de distribuer leurs cigarettes et leurs chewing-gums au premier venu ? Par peur d’être chez leur ennemi de la veille ? Était-ce de la pitié pour des estomacs vides ? C’est pourtant pas le chewing-gum qui calme un ventre.
L’été 1945, on habitait le bourg d’Omiya, dans la banlieue d’Ôsaka, il y avait des fermes à proximité et c’était sans doute la raison des éternels retards, voire de la suspension du ravitaillement ; ma sœur qui allait sans arrêt guetter les nouvelles au tableau d’affichage chez le marchand de riz, revenait chaque fois bredouille. Un jour, sous l’emprise d’une faim insupportable, on avait passé la maison au peigne fin, pour ne trouver que de la levure de boulanger et du gros sel qu’en désespoir de cause on buvait, mélangé à de l’eau – peu importe la faim, c’est infect – quand on vit accourir, criant à tue-tête, ses seins, de véritables pis de vaches, à l’air, la femme du barbier : « Ra-vi-ta-ille-men-ent ! Pour sept jou-ours ! », inutile de m’en dire plus, déjà, le tamis à miso{31} dans la main, j’allais me précipiter à la boutique… Halte ! s’ils nous en donnaient pour la semaine, tout ne tiendrait pas dedans, faudrait un sac – ce réflexe d’emporter le tamis, c’était parce que jusqu’ici, comme on ne recevait chaque fois que les rations de deux ou trois jours, soit exactement une petite poignée de riz pour nous trois, j’avais rien à faire d’un sac à provision – abandonnant donc le tamis, je partis comme une flèche vers le magasin ; une pile de cartons kaki de l’armée américaine trônait devant, et déjà un groupe de matrones discutait au milieu de rires égrillards : « Cré-nom de mari ! D’puis qu’il est revenu de Mandchourie, c’est tintin pour moi ! », « Quoi, t’es pas satisfaite ? T’es une sacrée veinarde, et c’est moi qui t’le dis… L’mien, pas plutôt j’sors du bain, malgré c’te foutue chaleur… Et vas-y que j’t’y pousse ! Et y met encore tellement du sien que j’repique une de ces suées ! », sachant de quoi elles parlaient, j’ordonnai à ma sœur arrivée en courant derrière moi : « Va m’attendre à la maison » ; c’est qu’une fois une mégère qui avait pas les yeux dans sa poche, une ancienne infirmière, n’avait pas mâché ses mots à la gamine qui faute de corsage, exhibait un nombril légèrement saillant : « Hé, hé… C’est qu’il est mignon, ton p’tit bouton… Mais alors, t’auras sûrement pas l’air si fière quand tu seras dans cette tenue devant ton jeune mari ! »
Fromage ou abricots ? Ça nous connaissait, ces cartons kaki, pas un grain de riz, rien que des vivres américains ; les abricots secs, on n’aimait pas, mais le fromage c’était nourrissant, et même fameux dans le bouillon de miso ; sous nos yeux, le marchand de riz éventra les caisses avec un couteau, de petits paquets emballés d’un magnifique papier rouge et vert apparurent, pour prévenir nos questions dubitatives, il annonça : « Cette fois, à la place du riz, ce sera du chewing-gum. La ration de sept jours. C’est ça, ces boîtes », il en sortit une, on aurait dit un coffret à bijoux : trois jours de vivres.
À raison de cinquante paquets de cinq plaquettes de chewing-gum dans chaque boîte, sept jours de rations pour nous trois, ça en faisait neuf en tout, qui pesaient sur mes bras, en me communiquant une sensation d’abondance certaine tout au long du chemin ; ma sœur bondit en me voyant arriver : « Ouah ! Qu’est-ce qu’il y a d’dans ? », et quelle n’était pas sa joie en apprenant que c’étaient des chewing-gums, ensuite maman posa une boîte en offrande devant la photo de papa mort à la guerre, sur l’autel bouddhique rudimentaire que le menuisier du quartier nous avait échangé contre un beau kimono rescapé de l’évacuation, puis elle fit tinter la clochette et on attaqua ce festin intime qui promettait d’être gai : on mâchait, remâchait, sans un mot, entièrement absorbés dans le dépiautage des plaquettes, à voir nos joues, on aurait pu croire qu’on s’empiffrait de petits pains et de boules d’agar-agar farcies à la confiture de haricots rouges – comme d’après mon calcul il y avait à peu près vingt-cinq chewing-gums par repas, et que les mastiquer un à un jusqu’au bout nous aurait épuisés, on s’en bourrait la bouche, sans attendre que le goût de l’un ait passé pour en reprendre un autre – bientôt, ma sœur brandit au bout de son doigt une boule brunâtre : « Comment qu’on fait, j’peux recracher ? »… C’est là que j’ai compris… Ces chewing-gums, ce n’était pas ce qui allait remplir nos ventres affamés, et cette salive au lieu de nous gonfler comme l’aurait fait le thé, ne faisait que relancer la faim qui à nouveau nous tenaillait… Déjà on en avait les larmes aux yeux, de rage autant que de détresse. Finalement, je les ai revendus au marché noir ces chewing-gums, peu avant sa fermeture définitive, et j’ai pu acheter comme ça de la farine de maïs ; on n’avait pas à se plaindre, on n’était pas morts de faim ; mais, je suis sûr d’une chose, le chewing-gum, c’est pas nourrissant !
Non, s’ils avaient su ce que c’est que de mendier ne serait-ce qu’une fois : « Give me shigarettes, chocolate… San Kyoû ! », ils ne pourraient pas discuter tranquillement avec un Américain ! Regardez donc leur tête à ces Japonais, on dirait des singes ! Comparez-la au visage de l’Américain, avec son arête nasale marquée, ses orbites sculptées… Et dire qu’à notre époque, y en a qui osent prétendre que le Japonais a du charme, une belle peau… Des propos sérieux, ça ? Chaque fois que je vais dans un bar à bière – et la chose m’arrive souvent – je peux être sûr que mon voisin de table sera un soldat de la marine, ou en tout cas un étranger, et je veux bien que sur le chapitre de la tenue vestimentaire, il soit plutôt minable, mais, le visage… ! Toute la civilisation s’est exprimée là ! La tridimensionnalité de ces traits me fascine littéralement… Il tranche sur les Japonais autour, non ? Au moins au physique en tout cas… Ces bras massifs, ce torse puissant… Est-ce qu’on ne se sent pas ridicule à côté ?
« Les Higgins ont des origines anglaises, paraît-il, et d’ailleurs lui, avec sa barbe blanche, il me fait penser à un de ces célèbres acteurs de théâtre… Tu vois ? » Bon, suffit comme ça, Toshio l’a déjà bien assez remarqué sur les photos en couleurs montrant Higgins en slip de bain à Diamond Head ou Black Sand Beach, les chairs du torse un peu lâches mais le ventre bien ferme encore, et sa Mrs. affublée d’un pseudo-bikini en dépit de son âge ; « Ils rougissent très vite au soleil avec leur peau blanche. Lui est très poilu, mais ses poils ne sont pas de la même nature que les nôtres, ils sont souples avec des reflets roux. C’est extrêmement joli », Kyôko imputant cela à une alimentation différente, une fois de retour de Hawaï, n’avait plus donné que de la viande à Kei.ichi, ça lui avait passé assez vite mais récemment elle s’y est remise : « C’est qu’ils aiment le bifteck, ces Américains ! La viande japonaise est délicieuse, je suis sûre qu’ils l’aimeront », en guise d’exercice probablement, elle a rempli le frigidaire à la manière américaine de morceaux de bœuf qu’elle leur a servi tous les soirs en grillade, en vrai maître d’hôtel pointilleux : « saignante ou à point ? »
Elle a habillé la lunette des cabinets d’une housse en tissu éponge rose – ça se fait à Hawaï, c’est une marque de savoir-vivre – le bain à la japonaise n’étant pas adapté à l’usage occidental{32}, lui donnait bien des soucis…, là-dessus elle s’est lancée dans la chasse aux cafards, puis a décidé de passer sa chambre aux Higgins et acheté pour la famille un matelas à l’occidentale, passe encore pour les fleurs en plastique de la pièce de séjour, mais quand elle a parfait le décor avec le portrait d’elle et Kei.ichi à Hawaï, et l’agrandissement de la photo de mariage, probablement une idée tirée des séries dramatiques vues à la télévision américaine, Toshio a quelque peu protesté ; mais par la suite, voyant que c’était plus simple de lui abandonner la responsabilité de ces petites initiatives, il s’est contenté de contempler de loin les remaniements quotidiens, au reste peu coûteux, de leur foyer.
Du temps où je faisais le mac à Naka no Shima, un ancien copain de classe dont le père était boucher au quartier de Shinsaibashi, était venu me confier : « Toi qui connais des Américains, tu pourrais pas en amener un à la maison ? On voudrait en inviter un à dîner. » Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? à l’entendre, son père s’était tellement enrichi avec sa viande, qu’il se faisait beaucoup de soucis, il s’était bien fait construire une maison avec une porte d’entrée munie d’un système d’ouverture électrique, n’empêche qu’il cherchait toujours quoi faire du magot, et comme il aimait avoir de la vie et de la gaieté autour de lui, il donnait souvent des réceptions, mais voilà que maintenant il aimerait inviter un Américain : « Ils sont venus de si loin… Et tout ce mal qu’ils se donnent… Il faut les dédommager ! » ; je ne me fis pas prier deux fois, dans l’espoir d’en tirer un morceau de viande conséquent, et y allai avec un dénommé Kenneth, un Texan de vingt et un ans à qui j’avais expliqué tant bien que mal la situation ; la villa, cossue, était située en bordure du parc du Kôrien, on nous fit asseoir dans le salon, Kenneth sur une peau de tigre devant le tokonoma, puis on nous servit à chacun un petit plateau garni d’un repas traditionnel, que Kenneth ne toucha pas, occupé comme il l’était à essayer de fourrer ses longues jambes quelque part – d’ailleurs, je ne vois pas comment il aurait pu apprécier la carpe au bouillon de misoshiru{33} ou le sashimi{34} de dorade – pour tuer le temps il buvait d’un liquide étiqueté « vin d’orge » – de la bière – et pour finir, les gamins de la maison s’exhibèrent dans une sorte de mime sur la chansonnette : « Est-ce une ombre, un saule ou… Le petit Kantarô ? », j’étais mort de honte, mais monsieur le boucher, l’air suprêmement satisfait, tirait sur sa longue pipe des bouffées qu’il entrecoupait de « Japan Pipe », « Japan Pipe » – le seul mot qu’il aura jamais appris.
Pas de risque qu’on me fasse danser deux fois sur cet air-là, mais si, par hasard, Higgins faisait la grimace devant les plats de Kyôko, ou bien si celle-ci incitait Kei.ichi : « Chante quelque chose à ton grand-papa… Let’s sing ! » – c’est qu’il est doué maintenant pour imiter « Ah qu’j’suis embêté »{35} et autres chansons de la télé – rien que d’imaginer le tableau, Toshio a le sang qui lui monte à la tête.
« Voici une robe de chambre qui devrait lui aller. » Kyôko déchirait le sac d’un grand magasin dont elle sortit une robe de chambre écarlate : « C’était la plus grande taille. Papa, essaie-la, s’il te plaît ! », elle la lui a fait enfiler sans lui demander son avis. Elle allait juste bien à Toshio – ses un mètre soixante-seize correspondent à la taille « X.L. » au Japon –, « M. Higgins fait ça de plus que toi », la main levée elle indiquait la différence, « Bah ! j’espère qu’il ne m’en voudra pas. À Mme Higgins, je passerai un de mes yukata{36}. »
« La taille moyenne de l’Américain est d’un mètre quatre-vingts, celle du Japonais : un mètre soixante. Une petite différence de vingt centimètres, mais tout est là. Pour moi, c’est ça, la raison de notre défaite. C’est tout le problème de l’incidence de la force physique individuelle sur le niveau de puissance nationale… » Le prof de Sciences sociales – son cours remplaçait celui d’histoire{37} depuis la défaite – était très fort dans ces sortes d’interprétations, dont on se demandait par ailleurs qu’elle pouvait être la part de vérité… Avait-on affaire à un fanfaron ou à un roublard ? À moins que ce ne fût sa manière de maquiller son malaise : devoir prêcher le « Japon, pays démocratique » tout de suite après le « Japon, terre des dieux », et cela à l’aide de manuels scolaires caviardés à chaque page ; depuis les essais nucléaires américains dans l’atoll d’Eniwetok, les premiers de ce type depuis la guerre, il n’arrêtait pas de nous menacer : « Si la réaction en chaîne est bel et bien infinie, le globe terrestre va finir par sauter ! », il se prenait aussi pour un prophète : « L’armée américaine nous oblige à ramasser les tuyaux dans les ruines parce qu’elle envoie le plomb sur son territoire comme matériau antiradiation. Bien évidemment, nous sommes à la veille de la troisième guerre mondiale, le conflit soviéto-américain est inévitable ! », … Inutile d’insister, j’en étais déjà pénétré, et jusqu’à la moelle, de l’idée que cette différence de vingt centimètres, c’était toute la différence entre nos puissances nationales !
L’après-midi du 25 septembre 1945, par un temps splendide – pas le moindre nuage ne troublait le ciel de plomb accompagnant les journées préludant à l’automne cette année-là, … non, d’ailleurs, ce n’était pas le cas, j’en suis sûr : le premier typhon n’était-il pas déjà passé, et en avance ? les jeunes plants de riz gisaient, vrillés en touffes dans les rizières, comme si le vent les avait piétinés, présage de récoltes catastrophiques… mais ma mémoire me joue parfois des tours… En tout cas, aussi bien le 25 septembre que le jour de la défaite, le ciel était, j’ai envie de dire d’« un azur américain » – comme on attendait le débarquement des troupes américaines dans les prochaines heures, on avait eu congé à l’école, de toute façon les cours se passaient presque exclusivement à déblayer les ruines ; or moi, comme je me doutais, sans savoir d’ailleurs pourquoi, qu’elles arriveraient en avion ou par bateau, m’étant éloigné de notre abri au milieu des ruines du quartier de Shinzaïke, je marchais en direction de la mer, quand déboula, pétaradant sur la nationale, un side-car monté par un policier, jugulaire du casque serrée au maximum et visage tendu, puis à cent mètres derrière avançant avec une allure d’autant plus majestueuse que le side-car avait filé, une colonne sinueuse de ce que j’identifiais après coup comme étant des jeeps et des camions bâchés, que je ne quittais pas une seconde des yeux, ahuri, regardant passer véhicule après véhicule et quand ils arrivaient à ma hauteur, j’avais l’impression qu’ils fonçaient à toute allure.
Six ans plus tôt, j’avais pu voir semblable détachement de camions sur la nationale, mais c’était de nuit et ces camions transportaient des troupes japonaises hébergées par les habitants pendant la bonne vingtaine de jours qu’avait duré l’attente de leur bateau dans le port de Kôbe ; les deux soldats qui étaient chez nous étaient devenus mes bons copains. Ils partirent tout d’un coup, un soir vers neuf heures : maman et moi on regardait depuis le trottoir, il y avait plein de camions, les soldats s’y étaient entassés sans un mot, de temps à autre le hululement d’un ordre déchirait la nuit et les silhouettes de nos deux soldats soudain avaient disparu dans les ténèbres… Peu après il m’avait semblé entendre un chant : « Nous sommes des braves, nous vous ramènerons la victoire » – j’ai dû avoir une hallucination – et ne voilà-t-il pas qu’en dépit de mes efforts mes larmes s’étaient mises à couler, couler… Les camions étaient partis sur la nationale, en direction de l’ouest : deux faisceaux de phares dardés, immobiles, vers le ciel nocturne, découpaient le contour des nuages.
Les camions de l’armée américaine remontaient eux aussi la nationale en direction de l’ouest, je les avais détaillés au début comme si j’énumérais des wagons de trains de marchandises mais je n’en voyais pas le bout ; au milieu de la haie de gens encore en casque et guêtres qui s’était formée au bord de la route, un gamin au crâne nu et exceptionnellement bombé, s’était exclamé : « Hé, ils arrivent avec leurs cannes à pêche, les Américains ! », effectivement on la remarquait à l’arrière de chaque jeep, cette « canne à pêche », la tige souple qui vibrait à chaque secousse du véhicule, « Les Chinetoques y faisaient la guerre avec des parapluies, avait observé un vieillard, si les Américains s’y mettent avec des cannes à pêche… Pardi, ça change tout ! », moi je ne voyais pas la différence, et j’avais beau essayer d’imaginer les Américains venant pêcher des labres ou de petits gornauds, comme moi et mes copains, sur la plage de Tômei, ça me faisait tout bizarre, quand un jeune gars, démobilisé depuis peu selon toute apparence, nous expliqua : « C’est une antenne, pour la radio. » … Bigre ! Ils font la guerre avec des radios ? Voilà qui franchement m’emballait…
Tout à coup le cortège s’arrêta net, sans intimation, sans un cri, des soldats qu’on n’avait pas encore vus à cause de leur treillis de la même couleur que les bâches, en jaillirent, fusil au poing, éjectés comme des balles, puis une fois à terre, ils s’adossèrent nonchalamment aux camions et se mirent à nous contempler, les joues plus cramoisies que des diables, « Non… C’est incroyable ! Qui c’est qui les a appelés des “Blancs” ? C’est des démons rouges !… » Probablement qu’il pensait à la même chose que moi ce type de mon âge, terrifié ; de la foule, à environ deux cents mètres en amont, une rumeur montait sans que l’on sût s’il s’agissait de cris de joie ou d’horreur : je tendis le cou et aperçus deux têtes, que dis-je, deux bustes d’Américains dressés au-dessus de l’attroupement, je me faufilai jusqu’au bord de la nationale pour voir de quoi il retournait… Soudain, trois géants que je n’avais pas vu approcher se dressaient à environ deux mètres de moi, les lèvres animées d’un mouvement de mastication, ils défaisaient des paquets de chewing-gums dont ils lançaient les plaquettes une à une par terre, plic ! plac ! Interdits, on les regardait faire, sidérés par tant de désinvolture, les Américains tendirent le doigt vers le sol comme pour dire : « Allez, ramassez, ramassez ! » ; sûr que le premier qui s’est baissé l’a fait par peur plutôt que par esprit de mendicité : il n’avait pas ce qui s’appelle l’air heureux, le bonhomme avec son chewing-gum à la main, en caleçons longs et maillot de corps de crêpe blanc, chaussettes, guêtres et souliers marron ! Le premier y avait mis la main timidement, mais à sa suite les pigeons s’abattirent sur le grain.
Jusque-là je n’en avais pas eu l’intention, mais à voir ces Américains de près, le souvenir de la tirade du prof de judo assenée sur un ton théâtral me revenait : « Quand vous en aurez un devant vous, rappelez-vous bien de ça : son point faible, c’est les reins. Alors, “Projection au sol” ou “Déséquilibre avant droit” par prise de hanche, voire un simple croc-en-jambe, et son compte est bon ! C’est vu ? », et comme je les examinais, bien que sans projet sérieux, pour me faire une première idée sur la manière de s’y prendre, je me retrouvai drôlement découragé. Percival devait être un cas à part chez eux : les Américains que j’avais sous les yeux, ils avaient des bras comme des massues, leurs reins c’étaient des meules à broyer, et ces fesses puissantes bien prises dans le tissu brillant de leur pantalon ! Leur allure n’avait rien à voir avec la nôtre dans notre uniforme civil ! … Bien qu’au judo on m’ait trouvé tout juste bon à être « postulant à la première ceinture », j’étais capable d’envoyer au tapis les plus grands d’une « Projection par-dessus l’épaule », mais rien à faire, je ne me sentais pas de taille à lutter avec ces bêtes-là, leur prestance me clouait d’admiration. Quoi de plus naturel que le Japon ait perdu ? C’était absolument prévisible… Pourquoi avoir fait la guerre à des colosses pareils ? On pouvait toujours essayer de les transpercer de nos baïonnettes en bois, elles se seraient rompues contre eux… Sur ce, lassés sans doute de semer le grain, les soldats retournaient aux camions, quand, deux ou trois personnes qui déjà devaient les regretter se précipitèrent à leur suite, à la surprise générale, les soldats d’un mouvement souple les couchèrent en joue, pris de court les poursuivants faillirent tomber à la renverse, les soldats éclatèrent de rire, ce qui déclencha aussitôt un ricanement dans la foule.
Le lendemain, on nous envoya en service bénévole à l’office des Douanes : sous prétexte d’un « Grand Ménage », on jetait par les fenêtres du bâtiment les documents qu’on y trouvait pour les brûler ; pourtant ce qui ne devait pas tomber aux mains de l’occupant avait probablement déjà fait l’objet de mesures particulières, en sorte que ce « Ménage » n’était qu’un pas de plus dans la folie qu’attisait le vent de panique ; ces feuilles, ce n’était que du papier réglé, et sur une seule face encore, elles me convenaient parfaitement car tout ce que j’avais pour écrire c’étaient des dos de vieilles factures d’une papeterie, et puis, vu qu’elles allaient être brûlées… J’en cachai, enroulées sous ma chemise, mais évidemment, ce n’était pas une douane pour rien, la contrebande fut découverte et aussitôt réduite en cendres !… Dire que trois mois plus tôt ce même bâtiment des douanes nous servait de point de rendez-vous quand, nous faufilant entre les hangars Mitsui et Mitsubishi serrés les uns contre les autres, on allait sur la plage de sable de Onohama construire des murs de protection pour les canons de 125 de la D.C.A. – une arme ultramoderne du Japon, censée pulvériser une paroi d’acier en plein vol et jusqu’à quinze mille mètres d’altitude, et qui « Grâce à ses radars et à son mode de couplage, peut tirer aussi bien à la verticale, qu’en approche ou en poursuite », nous expliqua le chef de section militaire –, ainsi, Kôbe était protégée par des murs d’aciers, l’ennui c’est qu’en tout il n’y avait que six canons ; le chef nous laissait regarder dans ses jumelles, et bien qu’il fît jour, on distinguait Jupiter.
Le 1er juin, au moment où remontant la baie d’Ôsaka les B 29 fondaient sur la ville, la D.C.A. vomit autant de feu qu’elle le put, malheureusement pas un avion ne tomba ; les soldats, eux, ça les laissait froids, et à mes compliments : « Vos engins sont fabuleux, ils crachent le feu ! », ils répondirent le plus sérieusement du monde : « C’est pour ça qu’on les appelle des “cracheurs de feu”. »
Entre se préparer à affronter l’armée américaine comme trois mois auparavant, et participer maintenant au « Grand Ménage » d’accueil, il y avait une évidente différence : le travail d’aide à la construction du camp de Onohama nous donnait droit à un supplément de ration d’un pain, alors que depuis la défaite le service obligatoire nous rapportait de l’argent : un yen et demi par jour ; une fois, à la pause de midi, quittant l’office des douanes, je poussai jusqu’à la plage de Onohama toute proche de là : les batteries de la D.C.A., les grils à poisson des radars… tout avait disparu, il ne restait qu’une trentaine de tuyaux en ciment, et au large une rangée de petits vaisseaux de guerre américains qui draguaient les mines qu’ils avaient eux-mêmes posées.
Une idée a soudain traversé l’esprit de Toshio : « Quel âge il a, le Higgins ? » Kyôko ne savait pas bien : « Oh, dans les soixante-deux ou soixante-trois ans, je pense. Pourquoi ? » « Il t’a pas dit s’il avait fait la guerre ? », « Mais non ! Tu crois que ça vient à l’idée de parler de choses pareilles à Hawaï ! », puis, sans désemparer : « Oh, mais je sais bien que tu le ferais, toi ! », avant d’ajouter précipitamment : « D’ailleurs je t’interdis de parler de la guerre quand ils seront là ! Imagine comme ils seraient contents s’ils savaient que ton père y a été tué. » Chaque fois qu’il invite un ami de son âge à la maison, l’alcool aidant, la soirée s’achève fatalement sur des histoires de mobilisés et des chansons de troupe, et Kyôko, devenue acerbe sans doute parce qu’elle se sent à l’écart, râle : « Ridicule… Encore ces sempiternelles histoires ! », voilà pourquoi sans doute elle a éprouvé le besoin d’enfoncer le clou, mais elle peut être tranquille : Toshio est bien incapable de discuter de la guerre en américain, il n’en sera pas question… « Tu ferais bien d’oublier toutes ces horreurs ! Tes histoires de guerre, les événements de l’époque, ça n’en finit pas ! Chaque année, l’été nous vaut des souvenirs inédits… Je déteste ça ! Parce que tu sais, moi aussi j’en garde des images pénibles : quand maman m’emportait sur son dos vers les abris antiaériens… et ce goût des boulettes de farine !… Alors dis donc, jusqu’à quand ça va durer ces histoires ? À trifouiller ce passé, à exhumer les souvenirs du 15 août… J’en ai marre, moi ! On dirait que t’es fier d’avoir souffert ! » Kyôko argumentait avec une véhémence si sincère que Toshio n’a pas eu d’autre solution que de se taire, comme il le fait toujours en pareil cas, au bureau par exemple, quand il se laisse aller devant ses jeunes collègues à évoquer les bombardements aériens, le marché noir ou n’importe quoi de la guerre, il les voit esquisser un sourire, oh, juste un imperceptible « le voilà qui renfourche son dada », mais du coup il a l’impression qu’il se prend pour un Ôkubo Hikozaemon{38} racontant à la première personne les exploits de son meilleur lancier, Sumon Juyama, ou encore, qu’on va le soupçonner de toujours tout dramatiser, aussitôt, paralysé à l’idée d’être pris en flagrant délit et en proie à une forte émotion, il s’interrompt ; d’autant plus que le 15 août prochain, vingt-deux ans auront passé, et qu’on pourrait bien prendre ses histoires pour des propos séniles.
Le 15 août, dans l’abri antiaérien de Shinzaïke, j’avais maman et ma sœur sur les bras ; et ce n’est pas qu’un mot : nous, les garçons de quatorze ans, étions les seuls bras sur lesquels on pouvait compter, faute d’hommes, quand il fallait écoper l’eau de pluie dans les abris ou aller au puits si l’eau était coupée – maman, elle, était malade, sujette à l’asthme et à des névralgies. Aujourd’hui, je ne me souviens plus si c’est la veille ou le matin même du 15 août qu’on nous a avertis de la transmission prochaine d’une nouvelle importante – l’association de quartier{39} avait survécu à ses cendres, et puis notre voisinage était joliment reconstitué maintenant, les uns se logeant entre des tôles appuyées contre un pan de mur, d’autres dans des abris antiaériens sur lesquels ils posaient un toit à un mètre à peu près au-dessus du niveau de la rue. Une trentaine de personnes discutait, réunie devant l’association des jeunes rescapée, elle, de l’incendie : « Ils vont proclamer la loi martiale », « Vous croyez que Sa Majesté va prendre Elle-même la direction des armées ? »… Le 14 août, Ôsaka avait subi un grand bombardement et Kôbe avait été mitraillée par les chasseurs : personne n’imaginait un seul instant que la guerre pût cesser le lendemain ; « ŒUVRONS POUR LES GÉNÉRATIONS À VENIR. SUPPORTONS L’INSUPPORTABLE. ENDURONS L’INTOLÉRABLE {40} », même si on tendait l’oreille vers cette voix surnaturelle, on était là, la tête dans les nuages, mais juste derrière un speaker de la radio relut la proclamation de l’Empereur, puis le son fut coupé ; l’idée que ça y était, que la guerre était finie, commençait vaguement à germer dans nos esprits, mais on restait sur nos gardes, par peur de la malédiction si on faisait par mégarde échapper un mot ; « L’Harmonie est restaurée, voilà ce que cela signifie » déclara le chef de l’association de quartier, qui se remarquait avec ses petits cheveux blancs repoussant sur son long crâne rasé ; l’expression qu’il employa évoquait un souvenir remontant à l’été quinze cents et quelque…, à moins que ce ne soit l’hiver : le siège du château d’Ôsaka{41}, qui avait débouché sur une « Restauration de l’Harmonie » entre Ieyasu et Hideyori ; personne n’imaginait qu’on avait perdu la guerre, et je suppose que j’étais choqué, parce que je restais désorienté sous le ciel de plomb, sans me rendre compte que j’étais inondé de sueur ; c’est dans cet état que je rentrai à l’abri : « Maman ! Paraît que la guerre est finie ! », ma sœur, en train de peigner sa chevelure pour se débarrasser des poux qui y pullulaient, s’écria immédiatement : « Alors, papa va rentrer ? », mais maman continuait à masser ses genoux frêles avec du talc, elle se taisait, au bout d’un moment elle dit quand même : « Il faudra faire bien attention… », et c’est tout.
« Grand frère ! Y nous envoient des trucs… Les B 29 ! », c’était ma sœur, elle criait ; moi dans la touffeur moite de l’abri, je m’appliquais à souffler sur ma poitrine pour me donner une illusion de fraîcheur, … V’là qu’ça recommençait les bombes ? « Hé, grouille-toi de rentrer ! », « Mais non, c’est des parachutes ! » ; quand je tendis le cou dehors, et bien timidement encore, le soleil déclinait, teintant les monts Rokkô des lueurs du couchant qui contrastaient avec le ciel d’un bleu sombre au-dessus de la mer sur lequel dans le lointain se fondait une formation de trois B 29 ; je redressais la tête, au-dessus de nous et sur tout l’ouest, d’innombrables parachutes se déployaient magnifiquement, on aurait dit qu’ils étaient comme enchevêtrés les uns dans les autres, légèrement inclinés ils descendaient, tous poussés dans la même direction comme par une volonté propre ; sans doute par peur, ma sœur se cramponnait maintenant à moi, je la serrai dans mes bras et on se baissa… au cas où ; « Qu’est-ce qu’ils ont encore balancé ? », ma voix tremblait – cette bombe d’un nouveau type lâchée sur Hiroshima, la bombe atomique, elle aussi était suspendue à un parachute… Mais alors pourquoi en envoyer une telle quantité et qui plus est sur des ruines à perte de vue ? Les parachutes perdaient de la vitesse à mesure qu’ils approchaient, ils glissaient vers le sol où ils venaient se coucher ; nul souffle d’air n’effleurait la terre en cette heure immobile du crépuscule, ils demeuraient inertes.
Le doigt brandi vers les parachutes, un bonhomme, la pelle à l’épaule comme un fusil, et une vieille qui en dépit de la chaleur épouvantable avait noué une capuche sur sa tête, sortaient et rentraient de leur cabane de tôle ondulée, au milieu d’un étrange silence ; un gamin d’une douzaine d’années, torse nu, s’élança en premier, ce que voyant, la curiosité ayant eu raison de la peur, je m’élançai vers le parachute le plus proche ; il se trouvait sur un court de tennis transformé en champ de patates douces, et au milieu de la masse de toile blanche il y avait une bosse : une bombe ou quoi ? On savait que c’était son chargement, mais personne n’osait s’aventurer, « Défense d’approcher !… Arrière, on recule ! », vociférait dans son mégaphone un gendarme monté sur une bicyclette, je grimpai aux branches d’un sterculier épargné par les incendies pour guetter de là-haut la suite des événements ; un coup d’œil sur le paysage à l’ouest me révéla des taches blanches le long de la nationale, qui ressemblaient aux flaques d’eau des cratères de bombe, « Ouah ! Y en a plein ! », je m’époumonais pour faire part de cette découverte, mais déjà les gens s’attroupaient autour, alors que personne n’avait encore repéré les formes blanches éparpillées entre la mer et la nationale, une vieille femme accourait pour demander de l’aide : « Y en a un à côté de chez moi… Vous savez pas ce que c’est ? », bien qu’on ait intensément observé la descente des parachutes, on n’avait pas réussi à identifier leur chargement, « Ça ressemble à un tonneau, de la taille d’un quartaut à peu près. J’ai des œufs dans mon abri, vous croyez que je peux aller les prendre ? », nul ne s’était senti capable de la rassurer tellement on avait peur des bombes à retardement et des mines, on ne pouvait que contempler, effarés, le fantôme blanc qui soupirait au moindre souffle.
Un martèlement sec sur la chaussée annonçait l’arrivée au pas de course de soldats… Ouf ! Je supposais que c’étaient des artificiers venus désamorcer les bombes, mais, en y regardant de plus près, j’aperçus un groupe d’une dizaine d’hommes, torse nu et sans armes, qui, se dispersant autour des parachutes, s’en emparaient sans la moindre hésitation ; les spectateurs refermant le cercle autour d’eux, les regardaient retirer la toile blanche sous laquelle apparut un baril de couleur kaki – un de ces barils comme j’en avais déjà tant vus, tout calcinés, mais celui-ci avait l’éclat du neuf et était couvert de chiffres et autres minuscules inscriptions en anglais – les soldats se mirent à trois pour le renverser sur le côté et le faire rouler en le poussant à travers le champ de patates douces, sans d’ailleurs prêter la moindre attention aux plants déjà hauts et vigoureux, « C’est quoi qu’y a d’dans ? Une bombe ? », finit par demander quelqu’un, « Le ravitaillement de leurs prisonniers. Ils sont prévoyants, ces Américains ».
Il y avait bien un camp de prisonniers américains au port de Wakihama, je les voyais souvent travailler, notamment pour transporter des colis sur la jetée, mais… c’étaient vraiment pour eux, ces trucs ? Façon de plaisanter, quelqu’un déclara : « Ah, c’est que nous aussi, on est des prisonniers à partir d’aujourd’hui !… », il sortit de sa poche un paquet de cigarettes : « Fameux leur tabac ! Un cadeau de Roosevelt… hmm, plutôt de Truman ! », il en offrit une à un type de la défense passive : « Y a vraiment tout ce qui faut dans ces trucs » ; le baril avait fini par arriver sur la route, ils le poussèrent du pied jusqu’à une charrette à bras sur laquelle ils le hissèrent, et pas plus tôt le cliquetis des roues se fut-il évanoui, que l’attroupement s’égréna aux quatre vents – ces trucs où y a tout ce qui faut, ces trésors en conserve, je vais quand même pas les laisser filer comme ça ? Si c’est pour des prisonniers, j’les rafle !… j’étais plus affamé que vindicatif – aussitôt je fonçai droit vers les flaques blanches qui se trouvaient entre la mer et la nationale ; le jour tombait déjà, et je courai à travers le quartier entre chien et loup vers les parachutes blancs, alors que la veille encore on aurait fui tout ce qui tombait du ciel, je cavalais maintenant comme un fou, de la même manière que lors des bombardements du 5 juin, au milieu des ténèbres de fumées noires, je cherchais désespérément un abri ; les adultes pullulaient déjà tels des fourmis autour des barils, armés de marteaux et de tournevis ils suaient sang et eau pour les ouvrir, on me refoula bien que je me fusse tenu à distance pourtant ; sur le chemin vers notre abri, les glapissements de cette vieille qui tout à l’heure s’inquiétait pour ses œufs ébranlaient la nuit : « Il est tombé sur mon terrain, il est à moi ! Essayez toujours, je le rendrai pas ! Fichez le camp, allez ! Ouste ! »
L’armée intervint : il y avait trop de vivres pour les prisonniers, à chaque association de quartier revenait la responsabilité d’une distribution strictement équitable ; il fallait rendre tous les produits non comestibles, et faire disparaître les autres dans les plus brefs délais, car on ne savait pas quand les Américains allaient débarquer, et ce serait sûrement la peine de mort pour ceux qui seraient découverts ; après ce discours en forme de chantage, l’armée accorda deux barils à chaque groupement de voisins, abandonnant ceux déjà ouverts à leurs propriétaires ; la distribution eut lieu dès le lendemain après-midi, devant l’association des jeunes ; les paquets contenus dans les barils étaient enveloppés dans du papier vert, pas moyen de deviner leur contenu, le chef de l’association de quartier demanda avec un sourire forcé : « Y a-t-il quelqu’un qui lise l’anglais ? » ; les intellectuels de cet acabit avaient été évacués depuis longtemps, il ne restait plus que les gens contraints par leur métier : ferblantier, menuisier, tailleur, marchand de tabac, épicier, prêtre de la religion de la « Lumière d’Or »{42}, instituteur ; moi, en tant que responsable de l’entraînement à la lutte contre le feu, je pouvais me permettre de bomber le torse devant les adultes, sauf quand on en arrivait au chapitre de l’anglais ; « Ouvrons-les un par un, pour qu’il n’y ait pas d’injustice ! », tous les barils contenant une seule espèce de produits, du genre chaussure ou tabac par exemple, avaient déjà été répartis entre les divers groupements de voisins, semblait-il ; on ouvrit une de ces étroites boîtes rectangulaires semblables à celles où on met le casse-croûte des enfants, elle était remplie à ras bord de fromage, conserve de haricot, papier hygiénique vert, trois paquets de cigarettes, chewing-gums, chocolat, biscuit, savon, allumettes, confiture, compote, et trois comprimés blancs : chaque foyer en reçut deux ; ensuite on passa aux boîtes de conserves cylindriques, bourrées les unes de fromage, les autres de bacon, ou de jambon, haricots, sucre… J’avais envie de tuer tout le monde pour pouvoir tout embarquer, mais je ne devais pas être le seul vu les soupirs qui fusèrent au moment où le sucre fut rassemblé dans un carton – « Le luxe : c’est l’ennemi », « Nul désir sinon la victoire », chaque fois que je voyais ces slogans j’avais l’impression qu’il y était question de sucre, qu’on me rappelait que le sucre était un luxe dont on aurait à satiété si on gagnait la guerre, or qu’est-ce qui nous tombait du ciel le jour de la défaite ? Du sucre – parmi quantité d’autres trésors, on reçut deux pleines poignées de fines brindilles, racornies et noires, qu’on ne sut pas identifier sur le moment, mais on était bien trop occupés pour s’interroger : on aurait pu nous donner du sable, tout ce qui comptait c’était de comparer sa part avec celle du voisin avant de soigneusement la planquer. Il y eut même du coton absorbant qu’une matrone, lunettes au nez, proposa de céder aux femmes, le responsable de la garde changeant de couleur refusa tout net : « Pas d’injustices ! » ; ce coton, je me doutais de ce qu’elles en faisaient : après l’incendie qui avait détruit la maison, ma mère était allée chez le pharmacien : « Mes règles sont très en retard », une femme du même âge avait ajouté : « Moi aussi », elles en avaient discuté avec le pharmacien, embarrassante conversation conclue par ces mots : « De toute façon, tant mieux puisqu’y a plus de coton ! » ; apparemment elles étaient nombreuses dans ce cas depuis le début des bombardements.
Le chef de l’association de quartier nous avait mis en garde : « les Américains peuvent arriver d’un jour à l’autre, cette ration exceptionnelle de vivres, on vient de la rafler à leurs prisonniers, ne la faites pas durer, on ne sait jamais ! » ; ce fut évidemment la première chose que je déclarai en arrivant chez nous : on avait tellement l’habitude de faire durer interminablement les vivres que si maman m’avait dit qu’aujourd’hui on n’avait droit qu’aux haricots, je crois que j’en aurais pleuré, les yeux rivés sur cette ration, parce que ça faisait tellement longtemps qu’on subissait les privations… Pourtant je n’avais touché à rien sur le chemin, même pas au sucre, en fait, j’étais trop excité, imaginant mon triomphe quand j’arriverais en héros avec mon trophée.
Suivant mon idée, maman mit un biscuit et les cigarettes en offrande devant la photo de papa disposée dans un coin de l’abri, et c’est seulement après avoir goûté d’un peu tous les produits américains que je me dis tout à coup : « S’il était vraiment là, papa, avec son âme… qu’est-ce qu’y dirait qu’on lui offre des choses qu’on avait raflées aux “Anglo-Saxons = Démons assoiffés de sang” !… »
Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Mon excitation un peu calmée, je m’intéressai aux brindilles noires : apparemment c’était la seule denrée qu’il fallait cuire, mais j’avais beau les humer, en sucer une, impossible de savoir comment. « Je vais aller demander », je n’avais qu’une envie, c’était de continuer à bouffer ; je filai chez la voisine, une blanchisseuse, qui se creusait aussi la tête : « Ben… J’pense que je vais essayer de les faire bouillir un peu ? Ça m’fait drôlement penser aux algues hijiki{43} », si c’était ça, il y a encore peu de temps on en mangeait pour accompagner les beignets de pâte de soja … le vrai régal des petits commis d’Ôsaka, à ce qu’on disait. À peine rentré, je fis un feu dans le brasero en terre rafistolé au fil de fer, posai dessus notre unique casserole rescapée de l’incendie, et selon le conseil de la voisine, je mis les algues à bouillir ; l’eau tourna progressivement au brun, « Hé, venez voir ! C’est normal ? », interrogée, maman s’approcha en traînant sa jambe malade : « C’est l’amertume qui s’en va. Il doit y en avoir une bonne dose dans les algues américaines ! », j’égouttai soigneusement, changeai l’eau, mais chaque fois elle finissait par reprendre cette couleur marronnasse… la quatrième étant restée à peu près claire, j’assaisonnai de sel et goûtai : c’était poisseux, coriace sous la dent, et en plus effroyablement insipide… pour tout dire : les ersatz de grosses nouilles noires à base de gelée d’algues étaient un délice en comparaison ! et puis j’avais beau mâcher, et remâcher encore, ça restait coincé dans la bouche, pas moyen d’avaler… « C’est quoi ces trucs ?… C’est bizarre, j’les aurais pas fait cuire trop longtemps ? » Maman et ma sœur firent une drôle de tête quand à leur tour elles en goûtèrent, « Même en Amérique, on mange des choses infectes ! » grommela maman ; malgré tout on fut incapables de les jeter, elles se conserveraient puisqu’elles étaient cuites, et mettant la gamelle de côté, on se rafraîchit la bouche avec du chewing-gum ; personne n’avait trouvé comment accommoder ces algues d’Amérique, et ce n’est que trois jours plus tard qu’on a appris de quoi il s’agissait, grâce aux explications données par un soldat au chef de l’association de quartier : « Il m’a dit que c’est du “Black tea”. Il semblerait que ce soit le thé noir qu’on boit en Amérique. » Il n’en restait déjà plus une feuille nulle part.
Il y avait plein de papiers argentés de chewing-gum par terre dans les passages entre les ruines ; quelqu’un en avait trouvé un baril entier, mais il aurait eu beau faire et mastiquer avec ardeur, il n’en serait jamais venu à bout, d’ailleurs ses mâchoires auraient déclaré forfait, et la crainte de voir surgir les Américains aidant, ils les avaient distribués aux enfants qui les mâchouillaient en les tenant comme des sucettes à la cannelle, puis les jetaient dès qu’ils n’avaient plus de goût ; d’abord, les gosses gardèrent précieusement les papiers, les lissant avec soin, dans l’intention d’en faire des cocottes, mais d’en avoir beaucoup ça ne les émerveillait plus du tout, alors ils les semaient par les rues, on aurait dit un tapis de neige scintillant au soleil de l’été, et tout le monde faisait l’autruche, sans s’inquiéter que les Américains puissent découvrir tout de suite le pot aux roses ; cette ration spéciale fut vite épuisée, sauf le sucre que nous léchions parcimonieusement, et on se retrouvait de nouveau réduits au gruau de boulettes de farine et à la bouillie de riz ; seuls ces papiers de chewing-gums, tels les détritus bariolant de leurs couleurs l’enceinte d’un temple au lendemain de la fête, inscrivaient, dans le monotone décor terreux, le rêve de cette manne américaine.
Pour Toshio, l’Amérique, ce sont les hijiki d’Amérique, la neige tombée en plein été sur des ruines calcinées, les fesses musclées des soldats prises dans l’étoffe satinée de leur pantalon, la large main tendue pour un « Squeeze ! », du chewing-gum pour sept jours de rations de riz, « Hav’a good time ! », la photo de MacArthur{44} debout à côté de l’Empereur qui ne lui arrive qu’à l’épaule, « Kyoû.Kyoû » comme emblème de l’amitié nippo-américaine, les demi-livres de café moulu « M.J.B. », le D.D.T. dont l’a aspergé un soldat noir américain dans une gare, un bulldozer solitaire qui aplanit les ruines, les jeeps équipées d’une canne à pêche, et un arbre de Noël dans une maison de civils américains couvert de guirlandes électriques qui clignotent paisiblement.
Cédant aux instances de Kyôko, Toshio a demandé au chauffeur de la société d’aller chercher les Higgins à Haneda, et c’est bien pour faire cesser ces importuns « Papa, tu viens avec nous, n’est-ce pas ? », qu’il se retrouve maintenant avec elle dans la cohue de l’aéroport ; d’ailleurs, à quoi ça aurait servi de lui répéter qu’il avait trop de travail ? … Lui opposer un refus ? Il avait bien trop peur qu’elle n’aille lui demander devant quoi il reculait comme ça… ; décontractée, et fière de son expérience – unique – de voyageuse outre-atlantique, elle se promène dans le secteur des lignes internationales, « Tu te souviens, Keichan ? C’est par là qu’on est passé pour aller à l’avion. Là-bas, c’est la douane. » « Je vais boire quelque chose au bar » ; profitant du moment qui reste avant leur arrivée, Toshio prend l’escalator pour le premier étage : « Un double whisky, sec ! », il l’avale d’un trait, à la manière d’un alcoolique. Sa première résolution ce matin au réveil : « Je le jure, pour rien au monde, je ne dirai un mot d’anglais »… De toute façon même s’il l’avait voulu il en était bien incapable, n’empêche, on ne sait jamais : si cet espèce de charabia de l’époque de Naka no Shima lui revenait, et que acculé, il se mette à l’utiliser ?… Dès le premier mot, « Irasshai ! »{45} ou bien « Konnichiwa ! »{46}… Ils peuvent toujours prendre l’air éberlué, je me fiche qu’ils ne sachent pas quoi répondre ! Quand on vient au Japon, on parle japonais ! Non, mais est-ce qu’ils croient que je vais leur dire « Good night » ! Rien, c’est décidé !… ; l’alcool a eu raison de l’inquiétude qui l’oppressait depuis le matin et il se sent tout à coup d’humeur plutôt combattive.
Un jeune barbu américain en pantalon de toile et tongs de plastique comme s’il faisait un tour à la ville à côté, un couple effroyablement grand, un homme d’affaire que dénoncent des enjambées rapides d’habitué, des passagers japonais tout sourire – comparés aux étrangers, ils ont bel et bien des yeux étirés et le teint brouillé – les visages maflus à la tignasse bien fournie des nisei{47} de Hawaï… La foule des passagers se presse au guichet de sortie, « Hi, mister and mistress Higgins ! » lance Kyôko d’une voix stridente ; Toshio aperçoit un homme en blazer bleu marine, pantalon gris et cravate de cuir, avec une barbe blanche qui lui est familière, et une femme âgée aux lèvres d’un rouge agressif, nettement plus petite que ce qu’il en paraissait sur les photos ; oui, oui… ils font signe qu’ils les ont vus, s’approchent, serrent Kyôko dans leurs bras, caressent la tête de Kei.ichi, « How… How are you ? », apparemment Kyôko aussi éprouve quelques difficultés à se mettre à l’anglais, elle bredouille trois mots, et pour faire diversion désigne Toshio : « My husband », Toshio bombe le torse, tend la main, et dit d’une voix enrouée : « Irasshai ! », M. Higgins : « Konnichiwa ! Hajimemashite ! »{48} – maladroite comme réponse, mais en japonais quand même… – décontenancé, Toshio qui ne s’y attendait pas se sent obligé de répondre en anglais, il rassemble à la hâte deux ou trois mots qu’il enfile au petit bonheur la chance : « Welcome, bery good ! », Higgins avec un sourire ravi continue en japonais : « Très content d’être au Japon ! »… Mais je vous en prie, c’est nous, balbutie Toshio ; entre-temps, Kyôko qui a réapprivoisé son anglais communique à grands renforts de mimiques et de gestes avec Mme Higgins, cette dernière se tourne alors vers Toshio : « How are you ? », du coup, il lui répond la même chose… Et ses bonnes résolutions, où sont-elles passées ?
Toshio, « Ladies first » oblige, installe le couple et Kyôko à l’arrière de la voiture, lui monte avec Kei.ichi à côté du chauffeur ; « Monsieur Higgins, ce n’est pas gentil de ne m’avoir rien dit à Hawaï. Vous saviez le japonais », dit Kyôko. « Non, je n’ai pas osé. Mais on devait venir vous voir, j’ai fait des efforts pour me rappeler »… Pendant la guerre, il avait suivi les cours de conversation du département de japonais de l’université du Michigan, et en 1946, il était venu pour six mois avec les forces d’occupation. En entendant ça, Toshio se rappelle certain bruit de l’époque selon lequel il y aurait eu des Américains qui se baladaient dans les rues en faisant mine de ne pas comprendre le japonais, mais arrêtaient quiconque était pris en flagrant délit de diffamation pour l’envoyer aux travaux forcés à Okinawa… Et de quoi viviez-vous ? Higgins raconte qu’il avait pu trouver du travail dans la presse – en 1946, le Japon n’était qu’un tas de ruines, se disait Toshio. La voiture file sur l’autoroute, à chaque instant l’envie le brûle de faire observer fièrement : « Le Japon a drôlement changé, n’est-ce pas ? », Higgins devrait être le premier à manifester son étonnement mais il se tait, quant à madame, tout ce qu’elle trouve à répondre aux commentaires de Kyôko à propos des illuminations de la tour de Tôkyô et autres détails du paysage des gratte-ciel, c’est : « How wonderful ! » en opinant de la tête ; « Monsieur Higgins, vous aimez l’alcool ? », « Oh, yes ! », … Ça y est, l’air réjoui, il a enfin fait signe que oui, et tend un cigare à Toshio qui s’était retourné : « San kyû » – le voici qui s’exprime en anglais sans plus de réticence – avant de fumer un cigare, on commence par en couper le bout… Évidemment, les officiers américains le faisaient avec les dents et recrachaient le morceau par terre mais… Toshio, le cigare à la main, jette un coup d’œil vers Higgins, occupé, comme s’il n’y avait plus que ça qui l’intéressait, à lécher consciencieusement le sien, en tirant une langue immense, un vrai animal ; Toshio le voyant chercher des allumettes, lui offre précipitamment son briquet.
« Nous arrivons sur Ginza », la voiture a quitté l’autoroute en direction du quartier de Yotsuya où se trouve la maison ; elle est à la hauteur du carrefour de Ginza-Yonchôme, quand Toshio, n’y tenant plus, rentre dans la peau du guide-touriste : cette fois-ci, le flot des néons de Ginza dont la réputation a surpassé celui de Hollywood ou de New York va les étonner, mais : « Ah, Ginza, je sais ! C’était là qu’il y avait le P.X.{49} » Toshio n’a pas eu le temps de lui indiquer le luxueux immeuble de la société Wakô qui en occupe aujourd’hui l’emplacement, que déjà la voiture l’a dépassé ; « Ça vous ferait plaisir de dîner à Ginza ? », propose subitement Toshio, et bien que Kyôko ait tout organisé pour ça à la maison, elle se range à la proposition sans protester, les Higgins s’en remettant entièrement à eux, descendent gaiement de la voiture.
… Préfèrent-ils un restaurant où œuvre un chef occidental comme le L, voire le K, ou un dîner de sukiyaki et de tempura{50} ? Toshio hésite, « Y a-t-il un bar à sushi ? », « Comment ! Vous aimez les sushi{51} ? », « Bien sûr ! Aux États-Unis aussi il y a des bars à sushi, le Kamezushi, le Kiyozushi, c’est excellent ! » ; Mme Higgins, visiblement désemparée par la foule compacte, interroge son mari qui se tourne en riant vers Toshio : « Mon épouse se demande si c’est jour de fête ? », Toshio voudrait répondre à cette phrase dite en japonais correct par quelques mots d’anglais bien senti mais rien à faire : « All-ways rush… hein ? » – sans le vouloir il vient d’employer l’anglais des prostituées – Mme Higgins aurait-elle compris ? Elle acquiesçe et, volubile, se lance dans un monologue auquel Toshio, bien qu’il n’y comprenne rien, opine avec des japanese smile.
Le couple tient ses baguettes un peu trop haut, n’empêche qu’ils sont adroits pour saisir les sushi, « Aux États-Unis aussi on appelle cela “toro sushi”{52}, “kohada”{53}, “kappamaki”{54} », et ils boivent même du thé vert, le tout très à l’aise, comme s’ils étaient au Japon depuis des années ; « M. Higgins et moi allons boire un petit verre ensemble avant de rentrer. Partez devant. » « D’accord ? cela vous dit ? » demande Toshio à Higgins, « Ou-ui ! », celui-ci a approuvé en riant, Kyôko proteste, l’air irrité : « Mais, ils sont fatigués ! Et puis ce n’est pas gentil pour Mme Higgins ! », mais celle-ci semble avoir admis les explications de son mari, Toshio appuie quand même lourdement : « Stag party. » Kyôko réplique, dans un anglais assez emprunté il est vrai : « Bon. Dans ce cas, nous on va faire les boutiques, n’est-ce pas ? », et après qu’elle ait enfoncé le clou comme à son habitude : « Ne rentrez pas trop tard ! », les deux hommes s’éloignent en compagnie de Kei.ichi ; M. Higgins a gentiment fait remarquer : « Il se fait tard pour votre petit garçon. Ça ira ? »… Tiens, zut ! c’est vrai que les enfants restent à la maison quand le couple américain sort le soir !… J’avais pourtant lu ça dans Blondie, Toshio s’est senti stupide.
Ils entrent dans le club où Toshio invite d’habitude ses sponsors les plus importants ; « Ça alors… Vous travaillez avec des étrangers, maintenant ? » Toshio se dépêche de prévenir pour éviter les faux pas – il vaut mieux mettre les choses au point tout de suite : « Non. Monsieur a vécu au Japon autrefois. Il parle bien japonais », mais à la vue d’un étranger, cet efficace patron avait déjà fait signe à deux hôtesses parlant l’anglais ; Toshio est embarrassé et ne trouve pas grand-chose à dire pendant que Higgins discute avec enthousiasme, visiblement soulagé d’être libéré d’une langue inhabituelle : « Exceptionnel, l’anglais de ces dames ! », sans plus attendre, il leur entoure les épaules, leur saisit les mains – « Holà ! Ce vieux, il aimerait tellement les femmes ? » – Toshio s’avise aussitôt qu’il lui faut en trouver une s’il veut être à la hauteur de ses fonctions, et même pour demain, il lui suffirait d’appeler cet entremetteur qu’il utilise pour ses clients… « Monsieur Higgins, vous avez des projets pour demain ? », celui-ci sort son agenda et le montre à Toshio : « À quatorze heures, je vais au Press Club. Et à dix-sept heures, j’ai rendez-vous avec un ami de la C.B.S. avec lequel je dois dîner. Pourquoi ? » Toshio est presque désappointé de voir que Higgins a tant de relations au Japon, « Tant pis. On fera ça le soir. J’avais l’intention de vous présenter une nice girl », « Merci. » – ça n’a pas l’air de le réjouir – « Ça vous irait après le dîner avec votre ami de la C.B.S. ? », « Vers quelle heure ? », « Disons, à vingt heures ? », « O.K. », Toshio se lève vivement de sa chaise pour aller téléphoner au patron des call-girls, comme s’il allait régler une affaire de la plus haute importance : « C’est un étranger… Vous voyez ce que je veux dire ? Mais relativement âgé, n’est-ce pas, alors une fille jeune autant que possible », le type lui dit de prévoir une majoration de cinquante pour cent, c’est ce qu’il faut compter pour les étrangers, mais en contrepartie il lui promet une fille avec des formes rebondies ; Toshio en demande une pour lui également et fixe le rendez-vous dans un hôtel du quartier de Sugamo{55}.
Higgins qui se fait verser demi-verre sur demi-verre de whisky, reste néanmoins parfaitement clair ; le voici qui sort de sa mallette – Toshio leur avait pourtant dit de confier leurs bagages au chauffeur – une enveloppe cartonnée : « Des photos de nu. Mes œuvres. » Toshio entrevoit des filles solidement plantées sur leurs jambes, qu’elles tiennent légèrement écartées dans des attitudes provocantes ; Higgins étale ses clichés sur la table, au milieu des coupes de fruits et d’amuse-gueules, et contemple d’un air réjoui la mine effarée des hôtesses : « Bonnes photos, n’est-ce pas ? Quand j’étais ici autrefois, j’en faisais souvent », … à l’époque il devait soudoyer les filles avec ses chewing-gums, chocolats et bas ? Toshio s’est subitement senti l’envie d’en découdre avec lui, mais oublie aussitôt, captivé par la photo porno, ou peu s’en faut, d’une blonde aguichante, juste sous ses yeux ; un petit truc vole devant son nez, il jette un regard furtif vers Higgins : celui-ci se passe un fil de nylon entre les dents, puis expédie d’une pichenette distraite ce qu’il en a extrait, les hôtesses essuient obligeamment tartre et salive, mais ne cherchent pas à faire cesser ce geste incongru.
Tous deux poursuivent leur virée à travers les bars ; dans les deux où ils s’arrêtent, Higgins, parfaitement lucide, continue d’avaler innocemment ses whiskies secs, ils prennent un taxi, entonnent en chœur « You Are My Sunshine », et échouent à trois heures du matin à la maison ; après avoir montré sa chambre à Higgins au premier étage, Toshio qui va se glisser à côté de Kyôko et Kei.ichi endormis, découvre au chevet du lit ce qu’il suppose être les cadeaux : un déballage de chewing-gums, cookies, eau de Cologne, bouteille de Brandy, mumu bon marché d’indigènes hawaïens.
Le lendemain, Toshio qui tient une terrible gueule de bois passe un coup de fil au bureau pour avertir qu’il sera en retard, et il a encore des comprimés plein la bouche au moment où il salue le couple déjà levé ; Higgins, lui, ne porte pas trace de leurs excès de la veille, il contemple l’herbe du jardin : « Vous croyez pas qu’il faudrait la tondre un peu ? » ; Kyôko a bien veillé sur l’ordre de la maison mais elle n’est pas allée jusqu’à mettre la main au jardin, dense fouillis de végétation, parsemé çà et là de crottes de chien desséchées. Higgins repousse carrément le café glacé préparé tout spécialement par Kyôko, demande du thé vert et se contente d’une tranche de pain, sans toucher ni à la salade verte ni aux œufs sur le plat ; « On ne trouve pas de journaux en anglais par ici ? », certes on en trouverait chez le marchand, mais Toshio ne se sent pas assez bien pour aller en acheter ; « Aujourd’hui, j’emmène Mme Higgins au kabuki, et après nous dînerons dehors. Puisque, à ce qu’elle m’a dit, vous êtes pris tous les deux ? » dit Kyôko, s’enquérant de leurs projets, évidemment Toshio ne peut lui raconter qu’ils vont se payer des filles, ni même qu’ils seront ensemble ce soir, d’ailleurs Higgins, bien qu’il écoute ce qui se dit, garde résolument le silence en léchant son cigare, « Sois tranquille. Je ferai le nécessaire pour lui » ; Mme Higgins s’est emparée de Kei.ichi et ne le lâche plus avec ses cours de prononciation anglaise : « Good morning. How are you ? », boudeur, Kei.ichi répète comme bon lui semble, « Et si tu laissais Kei.ichi à ta mère ? » demande Toshio en douce à Kyôko, dans la cuisine, « Ma mère ? Et pourquoi ? Elle ne va pas bien ces temps-ci. » « Qui sait, vous allez peut-être rentrer tard ? Surtout qu’il va vite en avoir marre d’être avec des adultes… D’ailleurs, je voudrais bien qu’on ne l’habitue pas à veiller ! », « Oh, rassure-toi ! Il s’entend très bien avec Mme Higgins et comme ça, il apprend même un peu d’anglais » … à moins que Toshio ne rentre assez tôt pour le garder à la maison ? – s’imaginerait-elle par hasard qu’il trouve inconvenant que des femmes sortent seules le soir ? La voici qui ajoute sèchement : « Tu parles de l’habituer à veiller ? Mais déjà en temps normal, il attend que tu arrives pour s’endormir, et quelle que soit l’heure à laquelle tu rentres. “Je veux voir papa”, qu’il dit », … aïe, le vent a tourné ! Sans plus de commentaires, Toshio s’en va jeter un coup d’œil sur le jardin d’où fusent des cris enthousiastes d’enfant : Higgins a sorti la tondeuse oubliée dans la resserre depuis le jour où on a planté le gazon, et tond tranquillement, en tirant sur son cigare, on jurerait une publicité : « Holà ! Monsieur Higgins, arrêtez, je vous prie ! » Kyôko se tourne aigrement vers Toshio : « Voilà, c’est réussi ! Je ne t’avais pas dit de le faire ? Cet engin est trop lourd pour moi. Je vais avoir l’air de quoi maintenant… ? »
Kyôko, Kei.ichi et Mme Higgins sont partis après le déjeuner pour passer chez le coiffeur avant de se rendre au kabuki ; Toshio, qui se sent pourtant mieux, n’arrive pas à s’en aller : ça l’ennuie d’abandonner Higgins seul ; justement, l’Américain sort de son bain – tondre l’avait mis en nage – « Est-ce que vous aimez aussi la bière ? » lui demande Toshio, histoire de l’occuper, « Vous n’auriez pas plutôt du whisky ? » ; l’après-midi commence, la partie de soûlographie bat son plein, jusqu’à ce que Higgins sorte pour son rendez-vous de quinze heures ; Toshio, n’ayant plus d’autre solution que de prendre une journée de congé, continue tout seul d’absorber des whiskies coupés d’eau ; dans son désœuvrement, il monte jeter un coup d’œil au premier étage : les vêtements de Mme Higgins traînent pêle-mêle à travers la chambre … non, c’est pas possible que la dizaines de petites culottes de couleurs gueulardes qu’il découvre en examinant le contenu de la valise ouverte, soient celles d’une vieille dame !
À dix-neuf heures, ils se retrouvent dans le hall de l’hôtel N… ; déjà gris, Toshio s’excite, il est bien le seul : « Prenez donc les deux filles, si le cœur vous en dit ! Je vous abandonne ma part. Croyez-moi, mon vieux, c’est des Number one girl, qu’on nous amène… Du caviar ! You know… ? Des cavernes de caviar ! » Higgins ne semble pas comprendre, « Leur xxx, you know ? It’s likes caviar… ! » Toshio ajoute, pour être plus précis : « Vous voyez ?… Le “piège à poulpe” ! » Cette fois, Higgins qui a pigé éclate de rire : « Ah, je croyais qu’ici on appelait ça la “moule” » … bigre, il a dû s’en donner à cœur joie autrefois ! Arrive le patron des filles, tout seul, ses promesses de la veille en reste : « C’est rare les filles qui acceptent de travailler avec des étrangers. Et puis vous m’avez pris de court, j’ai eu à peine la journée pour tout organiser. Mais rassurez-vous, j’ai quand même pu faire quelque chose. J’en ai trouvé une, un peu plus âgée que vous ne l’aviez demandé, mais sur le plan technique, c’est du garanti », il ajoute qu’elle a trente-deux ans et qu’elle travaillait sur la base militaire américaine de Tachikawa{56} ; « Comment est la mienne ? », « Pour vous, j’ai une perle, une vraie jeunesse. » Toshio suggère qu’on double les honoraires de celle-ci, ça serait peut-être la solution… Vous comprenez, dit-il, c’est un de mes bons clients, comment être sûr qu’une femme de trente-deux ans va lui plaire ? Vu qu’il lui a promis une Number one, il ne peut décemment pas lui passer une femme un peu spéciale…, en somme, il l’implore comme un désespéré, ce que l’entremetteur prend de haut : « Désolé, mais je ne peux pas la forcer à accepter. Tout ce que je peux faire, c’est aller lui exposer la situation. » Toshio le prie de ne surtout pas regarder à l’argent ; il passe dans la chambre voisine : Higgins, assis dans le tokonoma, pour éviter de s’asseoir sur les futon étalés par terre, tripote son appareil photo : « Je pourrai prendre photos ? », bien sûr, tant qu’il veut, à condition que ce soit des portraits, parce que si c’est des photos comme celles d’hier soir, c’est moins sûr, n’empêche que Toshio ajoute : « O.K. Je vais négocier » – les belles manières de mac ! se dit-il – une vingtaine de minutes plus tard, les deux femmes arrivent en compagnie de leur patron qui fait signe de la main à Toshio : « C’est arrangé, elle est d’accord, au double du tarif normal. » « Est-ce qu’on peut faire des photos ? », «… Des photos ? », « De nu. On ne risque rien, il repart tout de suite pour l’Amérique. » « … Ça, ça ne dépend pas de moi, allez demander à l’intéressée. Je vous laisse l’interroger vous-même », lui dit-il, l’air de penser que c’est perdu d’avance ; la jeune est une vraie beauté, élancée façon mannequin, quant à la « pro », affalée dans son coin, elle offre un visage anguleux à l’expression revêche – ce doit être la première fois qu’elles travaillent ensemble ; Higgins ne bouge pas, toujours silencieux dans son alcôve, … Bon, il va falloir faire quelque chose, comme les entremetteurs… « Dis-moi, mignonne, comment t’appelles-tu ? », « Miyuki », répond la jeune, « Lui – non, inutile de le lui présenter sous un faux nom – c’est mister Higgins. » Et Toshio les invite à passer dans la chambre à côté ; profitant de ce que Higgins y est entré le premier, Toshio glisse un mot à Miyuki : « Cet étranger est un fana de photos et il en voudrait de toi. Il rentre tout de suite en Amérique. C’est juste pour avoir dans son album un spécimen de femme japonaise. Bien entendu, tu seras indemn… » « Quoi ? Vous plaisantez ? », elle ne lui a pas laissé le temps de finir et le fustige du regard comme si c’était lui qui allait faire les photos, penaud, Toshio retourne dans sa chambre ; la « pro » l’attend en combinaison noire, décidément, elle ne l’inspire pas, espérons qu’avec ses whiskies… Résigné, il se déshabille et s’allonge, elle, ronronnante comme une chatte, lui susurre à l’oreille : « Je suis une petite veuve… » – allez donc savoir pourquoi ! – et se couche sur lui ; elle pousse des petits grognements… mais tout ce à quoi cette fameuse « technique » apprise au contact des étrangers lui sert, c’est uniquement à son propre plaisir, pendant qu’elle met ses lèvres partout et plante ses ongles dans la peau de Toshio qui se débat avec énergie contre ces empreintes indélébiles scellant son infidélité conjugale, … Y a pas à dire, ce doit être autre chose à côté, cette Miyuki, elle est décidément pas mal… : les images lui défilent dans la tête, et c’est uniquement grâce à ce stimulus… qu’il arrive au but ; cela fait, il va prendre un bain, où découvrant les marques de baisers enflammées qui ornent ses aisselles, bras et seins, à l’instant même il refait surface, complètement dégrisé.
Il renvoie cette ancienne « gonzesse à Ricains », et se tire une bière du frigidaire ; Higgins ne donne toujours pas signe de vie, alors il se rallonge et sans s’en apercevoir, s’assoupit ; brusquement il se réveille et saute debout : Higgins et Miyuki viennent d’entrer, elle collée à son homme et ayant perdu toute son agressivité précédente.
Elle répète : « Monsieur Higgins est vraiment très fort en japonais ! » « Je vous en prie, merci beaucoup », répond-il en écho, tout en rembobinant son film – il a même pu prendre ses photos ! Le téléphone sonne : Toshio répond à l’entremetteur que ça a marché et que c’est ce qui comptait avant tout… « Au fait, j’ai un couple de shiro-kuro tout à fait exceptionnel à vous proposer. Est-ce que ça intéresserait votre Américain ? Je ne pense pas que vous puissiez trouver mieux ailleurs. Il faut compter dans les trente mille yen, film “X” inclus. L’homme, qui s’est fait un nom autrefois à Asakusa{57}, accomplit maintenant son come-back après une période de repos. Mais surtout, c’est un Organe absolument remarquable. Rien que ça, ça vaut le coup d’œil », « Monsieur Higgins, you know Shiro-Kuro ? », « No. Comprends pas. » « Euh, obsheen show, you know ?… Fucking show », une explication à l’aveuglette mais Higgins a compris, il sourit : « Oui, je connais. » Toshio répond à l’entremetteur : « C’est d’accord, allez-y. Demain, vers six heures », puis à l’adresse de Higgins : « Tomorrow… Ici… Japanese Number One Penis ! », celui-ci acquiesce.
Ils repartent pour une tournée des bars ; visiblement, Higgins trouve normal que ce soit Toshio qui paie, mais bien entendu, si Higgins faisait mine de sortir son porte-monnaie, Toshio s’interposerait ; après une dernière étape dans un bar à sushi du quartier de Roppongi{58}, ils rentrent ; Kyôko est encore debout : « Tout de même, tu aurais pu me dire que tu comptais sortir avec Higgins, lance-t-elle d’un ton acide, je m’inquiétais en voyant l’heure tourner, et il a fallu que ce soit Mme Higgins qui me rassure ! Comme ça, j’apprends que vous étiez entre hommes ? Mais pour qui va-t-elle me prendre ? En plus, ça ressemble à quoi de sortir tous les soirs jusqu’à des heures impossibles ? Et ton travail dans cette histoire, tu y penses ? D’ailleurs pourquoi les gens du bureau ont-il téléphoné plusieurs fois aujourd’hui ? », on dirait qu’elle fait exprès de le harceler, « Que tu sois d’accord ou pas, c’est ton invité, non ? Je te rends service, alors je ne vois pas de quoi tu te plains. » « Qu’est-ce que tu me chantes là ? Me rendre service ? Je ne t’ai jamais demandé de l’emmener boire jusqu’à des trois ou quatre heures du matin, et tous les soirs en plus ! Il est assez vieux, tu vas le crever. » Toshio a failli lui demander en quoi Higgins était « un vieux », mais il s’en est bien gardé, « Cette bonne femme, elle non plus elle n’est pas gênée, elle fourre son nez partout, jusque dans le frigidaire ! » ajoute Kyôko qui se demande du coup si les belles-mères séviraient jusqu’en Amérique, mais, au fond, elle ne peut pas chercher noise à Toshio, parce que c’est bien elle qui les a invités ces gens, elle récolte ce qu’elle a semé… et sans plus rien dire, elle vient se blottir contre lui, voilà qui pourrait bien tourner à l’ébat conjugal, mais après ce qui s’est passé cette après-midi, il sera bien obligé de garder ses sous-vêtements : ça va sembler bizarre par cette chaleur, mais s’il se déshabillait, elle verrait les suçons…, comme si de rien n’était, il la repousse : « Je vais prendre un bain. » « Non. Impossible. Mme Higgins a vidé la baignoire. C’est agaçant, mais fais comme nous, avec Kei.ichi on n’a pas pu se laver, prends ton mal en patience », le ton est sec, mais par bonheur elle se retourne ; il se couche.
Toshio est harassé, comme on peut l’être après une bonne cuite, avec l’impression d’être irrésistiblement entraîné dans les ténèbres ; quelque part quand même, il reste parfaitement lucide : … à y bien réfléchir, qu’est-ce qui l’oblige à s’occuper de ce vieux type ? à quoi ça rime de se faire un devoir de lui faire plaisir, et de tout mettre en œuvre pour ça dès qu’il est en sa présence ?… Ce sont des gens de son pays qui ont tué son père, mais il ne lui en veut pas, loin s’en faut, car ce qui l’attire vers lui, c’est même une sorte de nostalgie… Mais alors, pourquoi lui payer à boire ? pourquoi lui mettre des femmes dans les bras ? essaierait-il d’effacer le souvenir de sa terreur de gosse de quatorze ans devant les silhouettes imposantes des occupants ? ou cherche-t-il à régler sa dette pour n’être pas mort de faim ? est-ce de la reconnaissance pour la farine de résidu de soja, bien connue pour nourrir aussi les bestiaux de chez eux ? ou pour la ration spéciale parachutée le jour de la défaite ? Bien sûr qu’ils se débarrassaient de leurs excédents agricoles, mais sans leur maïs, il y aurait eu quelques dizaines de milliers de morts en plus. … Tout ça n’explique pas cette nostalgie qui le lie à Higgins… Ne serait-ce pas parce que Higgins lui-même est dans le regret de cette époque de l’occupation ? il était alors à la fleur de sa jeunesse, son retour ici ne peut donc que le rendre mélancolique… ? Est-ce que ça expliquerait cette manière qu’il a de se laisser offrir à boire sans broncher, son comportement un rien arrogant ? Il n’est pas sans comprendre que Higgins se comporte comme à l’époque de l’occupation dès qu’il met le pied sur la terre japonaise… mais pourquoi devrait-il s’y plier et jouer les souteneurs à la manière des adultes de l’époque ? surtout qu’en plus il y éprouve du plaisir… Y a rien à attendre du fait d’aller boire avec un Yankee !… À moins que lui aussi vive dans le regret de ces temps-là ?… Non, ça ne tient pas debout ! Pour tromper la faim qui vous ronge, s’habituer à ruminer comme une vache deux ou trois fois les aliments avant de les avaler pour de bon – du bon temps ça ?… lamentable ! Manquer de se noyer à cause d’un bateau américain qui s’amuse à vous poursuivre, comme ce jour où il s’est risqué à nager loin de la rive dans le lac du Kôrôen, … Se faire battre par un soldat furieux qu’une fille l’ait plaqué… il a beau chercher, il n’a aucun souvenir agréable. Sa mère, c’est à cause de la guerre qu’elle est morte épuisée, et après, il en a vu de terribles avec sa sœur sur les bras ! Tout bien pesé, c’est à cause des Américains tout ça ! Alors, pourquoi suffit-il que Higgins se montre pour qu’il fasse le larbin… Mais pourquoi ? Est-ce qu’il ne serait pas comme la fille qui n’arrive pas à oublier le type qui l’a violée ?
Le jour se lève, une bonne nuit de sommeil a retapé l’humeur de Kyôko qui annonce que pour satisfaire un désir de Mme Higgins, elles partent pour la journée faire le tour de Tôkyô en car, « Tu comprends, si je ne profite pas de cette occasion, Kei.ichi ne verra jamais rien. Il ne connaîtra même pas le Sengakuji{59} » – Voici une « corvée » qui semble plutôt l’amuser ! – « Quels sont tes projets, aujourd’hui ? De nouveau avec Higgins ? » « Hmm. » « Ne rentrez pas trop tard ! Je compte préparer un bon dîner » ; ce matinal de Higgins est déjà sorti se promener, en toute confiance, il ne connaît même pas le plan du quartier ; « J’ai trouvé une charmante église », annonce-t-il content, en sirotant son whisky, Toshio qui tient bien l’alcool pourtant, ne se sent pas de trinquer avec lui ; à sa proposition de partir ensemble – il lui faut quand même penser à travailler – Higgins répond sur un ton anodin : « Oh, moi, je prends mon temps. Mais allez-y, je vous en prie ! », Toshio est bien obligé de lui passer la clé, en lui recommandant de fermer lorsqu’il sortira – Pas gêné, le Higgins… On dirait vraiment qu’il vit sous leur toit depuis des années !
Quand Toshio, histoire de donner une explication, raconte à ses employés qu’il reçoit des invités américains chez lui, ils sont d’autant plus étonnés que jamais il n’avait été question d’étrangers parmi les connaissances de Toshio ; « Vous comptez vous lancer sur le marché américain ? Les techniques japonaises d’animation ont bonne cote, là-bas », Toshio n’a aucune envie de leur montrer qu’ils sont complètement à côté de la plaque, « Comptez sur moi si vous avez besoin d’un interprète », lui lance un employé, avec un regard pétillant, « Inutile. Ils ont de l’argent. Et ils sont ici en vacances. » « Fichtre, vous les connaissez depuis longtemps ? », « Hm. Depuis l’occupation. »… Oui, c’est bien là son sentiment : un Américain, ne serait-ce qu’un gosse, pour lui c’est de la graine d’occupant… Mais les jeunes Japonais ne peuvent pas comprendre, pour eux, l’Amérique c’est le « must » : on se doit d’aller une fois honorer ce temple dédié à l’argent, ce lieu qui redore un blason, ce paradis où, si on a des relations, on peut voyager pour rien.
Comme convenu, Toshio retourne à l’hôtel du quartier de Sugamo ; en chemin, il interroge Higgins pour savoir comment ça s’est passé la veille, celui-ci répond avec un clin d’œil : « Un très joli corps. Mais les Américaines, mes modèles surtout, ont davantage de volumes !… », … évidemment, on s’en serait douté ! Attends, tu vas voir ce que tu vas voir : elle va t’épater la splendeur de notre Number one penis, ce Shiro-Kuro, la fierté du Japon ! Toshio bout d’impatience tandis qu’ils attendent le couple, qui arrive bientôt en compagnie de l’entremetteur : l’homme, plutôt petit, doit avoir l’âge de Toshio, la femme dans les vingt-cinq ou vingt-six ans ; après un salut un peu protocolaire, ils se retirent aussitôt sur un « veuillez patienter, nous allons nous changer » ; « Il paraît que c’est la première fois qu’ils se produisent devant un étranger. Enfin, en tout cas, je vous certifie que l’Objet est tout à fait exceptionnel, tellement énorme que j’en ai chaque fois des complexes », après l’entrée en matière de l’entremetteur, le couple, maintenant en yukata, vient s’allonger ; Higgins faisant signe qu’il aimerait aller s’asseoir à leur chevet, il faut croire qu’il est mal placé là où il est, l’entremetteur acquiesce : « Bien sûr, allez-y ! Mettez-vous tout près et ouvrez grand les yeux sur les quarante-huit positions japonaises », Toshio renchérit : « … Forty eight positions ! » Higgins opine de la tête.
L’homme embrasse consciencieusement le corps de sa compagne : lèvres… nuque… seins… la respiration de celle-ci s’accélère, les pans de son kimono s’écartent, sa peau apparaît… Patatras ! Toshio se retourne : Higgins, fasciné, vient de basculer de sa pile de coussins, mais le voici déjà qui se rassied, sans la moindre confusion… Victoire ! Toshio exulte : ça y est, il sait ! Jouer au larbin pour ce type, c’est le forcer par n’importe quel moyen à s’avouer vaincu, pour ça il suffit de le rendre ivre mort ou fou d’une femme, ce qu’il cherche, c’est vaincre son sourire narquois, faire plier cet éternel blasé, le soumettre en l’obligeant à s’enthousiasmer pour quelque chose de japonais !… Bientôt, la femme est nue, elle ne joue plus la comédie dans ces préambules insistants, et pantelante, attend ; l’homme vient enfin s’agenouiller entre ses jambes, ouvre son kimono… voilà la Chose ! Hm, effectivement…, mais c’est celle d’un vétéran : pas très hardie encore, quoique toute sombre et lovée, elle semble en attente du combat décisif…, l’homme crache dans ses mains et la masse doucement, Higgins allongeant le cou, la dévore des yeux, la femme dans un geste d’exaspération emprisonne de ses mollets les fesses de son compagnon pour l’attirer, mais lui continue avec une sorte de ferveur religieuse de s’acharner sur son membre, celui-ci redresse un peu la tête, mais pas suffisamment pour passer à l’action, massant toujours d’une main, il caresse de l’autre le corps de la femme, tente encore deux ou trois autres trucs – tiens, Toshio fait pareil lorsqu’il a trop bu et n’y arrive pas… – mais en vain ; à court de ressources, l’homme s’allonge comme ça sur elle, elle geint mais à l’évidence rien ne se passe… Ça ferait-il partie de leur jeu ? La panique se lit sur le visage de l’homme qui une fois encore se relève et recommence à la masser, elle se recroqueville davantage, jusqu’à regagner son point zéro, un Number one du riquiqui en fait de vétéran !… Enfin la femme a mesuré la situation : elle se redresse et prend la Chose dans sa bouche, sans résultat.
Toshio jette un coup d’œil vers l’entremetteur qui hoche la tête, un sourire crispé aux lèvres : l’homme gît, en nage, yeux clos, le visage tout près des pieds de Higgins… Sur quoi peut-il bien méditer ? De temps à autre, dans un soubresaut, il écarte les jambes comme une femme puis les referme, pendant que sa partenaire lui caresse du bout des doigts la poitrine et l’intérieur des cuisses, en désespoir de cause ; comme si c’était lui qui était devenu impuissant, Toshio rassemble ses forces : … Qu’est-ce que tu fiches ? T’es le Number one ou pas ? Allez, vas-y, du cran ! Mets-le cet Américain, fous-lui-en plein la vue de ce pénis fabuleux dont le Japon est fier, oblige-le à s’avouer vaincu, terrorise-le ! Au point où on en est, c’est une question de zizi-nationalisme : si ce n’est pas là que l’homme se dresse, il aura foulé l’honneur du peuple !…{60} La Chose de Toshio s’érige maintenant si vigoureusement qu’elle semble prête à remplacer l’autre, Toshio lorgne du côté de la braguette de Higgins : rien à signaler.
L’entremetteur, que ces trente minutes de combat acharné ont mis à bout de nerfs, lance : « Kitchan, qu’est-ce qui se passe ? », celui-ci reste prostré, il n’a plus la force de se relever, et dit d’une voix chevrotante : « Je vous prie de bien vouloir m’excuser, c’est la première fois que cela m’arrive… », la femme ajoute sur un ton perplexe : « Il était peut-être fatigué. Quoique je ne l’aie jamais vu comme ça. »
« Ce n’est rien. Dans ce cas, un moment de repos et une petite bière… » Pour Toshio, peu importe de sauver les apparences devant Higgins, cet homme qui s’est épuisé pour prouver sa virilité l’émeut bien davantage, il lui tend un verre, l’homme le repousse et dit d’un ton cérémonieux : « Cet incident me confond. Je vais vous rembourser et avec votre permission, nous serons très honorés de pouvoir nous produire gracieusement une autre fois. J’aimerais vous montrer ce dont nous sommes capables. » … Rassurez-vous, c’est chose fréquente chez les hommes, allez, on boit ensemble, et bien que Toshio tente de le consoler, l’homme disparaît comme s’il prenait la fuite ; silencieusement, Higgins pourlèche son cigare.
« Je n’ai jamais vu ça, jamais. Je ne vois pas comment Kitchan a pu subir un tel échec », l’entremetteur se lance dans le récit des exploits du pénis qu’il conclut en ces termes : « Je suppose, bien sûr, que la présence d’un étranger n’y est pour rien », il sourit de manière contrainte à l’adresse de Higgins.
Ce type qu’il appelle Kitchan a probablement dans les trente-cinq ans, auquel cas je parie que c’est Higgins qui l’a rendu tout d’un coup impuissant : imaginons que Kitchan ait la même expérience de l’occupation que moi – et c’est sûrement le cas, peu importe qu’il ait été à Tôkyô et moi à Ôsaka et Kôbe – rien d’étonnant à ce qu’il se soit fait ratatiner comme ça… Imaginons qu’il se souvienne encore du « Give me chewing-gum », de sa terreur face à la prestance des G.I… il pouvait toujours essayer de se concentrer ! Aux pieds de Higgins bien calé dans ses coussins, les jeeps se sont mises à rouler sous son crâne, « Come Come, Every Body » a commencé à résonner dans sa tête, il a revu notre désespoir quand on a su que non seulement la Marine Impériale mais aussi les avions-suicide étaient détruits, il a ressenti cette impression de vide sous ce ciel de plomb étincelant au-dessus des ruines calcinées… Tous ces souvenirs le submergeant comme s’ils dataient de la veille, il y avait de quoi vous rendre impuissant, mais ça, Higgins ne comprendra jamais ! Il n’y a que les Japonais de ma génération qui peuvent comprendre… Tous les autres, ceux qui savent discuter posément avec des Américains, ces types qui ne perdent pas la tête en se retrouvant au milieu d’eux une fois là-bas, ceux qui ne se mettent pas sur la défensive dès qu’il y en a un qui entre dans leur champ de vision, qui n’ont pas honte de leur anglais, tous ceux qui peuvent les dénigrer, ou les porter aux nues… Ceux-là ne peuvent pas comprendre l’Amérique de Kitchan, c’est-à-dire l’Amérique qui est en moi.
Toshio se sent complètement vidé lui aussi ; « Ce soir, ma femme prépare une sukiyaki-party à la maison », « Excusez-moi, mais j’ai rendez-vous avec mon ami à l’ambassade » et – par ironie ? – Higgins remercie aussi l’entremetteur avant de quitter la pièce à grandes enjambées, avec une assurance telle qu’on ne dirait pas qu’il y a vingt-deux ans qu’il n’a pas mis les pieds au Japon ; quand Toshio arrive, seul, Kyôko est en ébullition : « Quel toupet ! Elle savait que j’avais préparé quelque chose à dîner, cette bonne femme, eh bien elle a quand même décidé d’aller passer la nuit chez des amis à Yokohama ! », Kyôko a dû compter sur l’appétit des Américains, car sur un grand plat trône une montagne de lamelles de bœuf de Matsuzaka{61}, de cubes de pâte de soja et de kon.nyaku{62}, de poireaux hachés et d’œufs, « Tant pis, on dîne… Faut pas en laisser, je saurais pas quoi en faire. Et d’ailleurs, y en a marre ! Elle n’a même pas l’air de s’apercevoir de tout ce que je fais pour elle ! Je me suis donnée un mal de chien dans le car pour lui expliquer ce qu’on voyait, pendant qu’elle, elle ne levait pas le nez de son “guide-book”… En plus, elle est drôlement près de ses sous, y a qu’à voir ce qu’elle a acheté, rien que des babioles, et tu sais, les jouets qu’elle a offerts à Kei.ichi… : on dirait qu’elle les a trouvés chez des camelots ! En plus, elle n’arrête pas de chicaner, elle se permet même de gronder Kei.ichi, comme si je n’étais pas là pour le faire… Ils sont gonflés quand même, ils viennent chez nous les mains vides, et il faudrait les prendre en charge ?… Tout ça parce qu’ils ont été gentils avec moi à Hawaï ? Voilà ce que c’est que de les remercier en les invitant à la maison !… Dis donc, on va les supporter longtemps encore ? J’aimerais bien le savoir ! Hé, tu m’écoutes ? Ils-ont-l’in-ten-tion-de res-ter-com-bien-de-temps, les-Higgins ? », « J’en sais rien… Un mois peut-être ? », « Tu veux rire ! Dans ce cas, je leur dirai clairement de foutre le camp ! » Kyôko est folle de rage.
Les Higgins finiront bien par s’en aller, mais même partis, il y aura toujours un Américain qui siégera au fond de moi, et cet Américain, mon Américain à moi, continuera chaque fois qu’il le peut à me traîner par le bout du nez en me faisant hurler : « Give me chewing-gum ! », « Kyoû-Kyoû. » Une allergie incurable aux Ricains. « Toshio, qu’est-ce que tu fais demain ? C’est pas la peine qu’on s’occupe d’eux, non ? », il ne répond pas ; en fait, il se dit que cette fois pour changer, il va sûrement lui trouver des geisha, et sûr qu’il va à nouveau faire le mac devant ces japanese geisha girls ; il a beau travailler des baguettes, la montagne de bœuf de Matsuzaka ne diminue pas d’une once, et l’estomac déjà bourré jusqu’à la nausée, il continue à se gaver, comme il l’avait fait avec les algues d’Amérique, ces trucs sans goût ni odeur… et Toshio bouffe, et bouffe encore, avec une rage désespérée.