Glouglou, v’là le sang qui glougloute
Cerisiers et pruniers sont en fleurs
Glouglou v’là le sang qui glougloute
Insomnies des filles de bonne famille
Leur rêve se déchire en mille couleurs
Au fusil bien-aimé des missionnaires
Mais quel goût avait-il ce premier café
Tant attendu jusqu’aux premières lueurs ?
Et le chœur flûté et frissonnant des étudiantes de l’assistance d’entonner ce refrain de la fraternité : Tu es vierge, je suis vierge, c’est le blues des vierges… Depuis 1969, d’émissions de variétés en minables cabarets de province, de récitals d’adieux en « come-back » à répétition, la voix veloutée de Nosaka distille de forts relents de scandale. Au vrai, ces amours indécentes avec la chanson remontaient au temps du cha-cha-cha, quand, entre autres activités de camelot du verbe, Nosaka s’improvisait volontiers parolier de ritournelles publicitaires. C’était l’époque où, campant déjà son personnage de faux play-boy à lunettes noires, Nosaka tenait une chronique saugrenue des plaisirs nocturnes dans la presse à gros tirage, gardant toujours en réserve quelques déclarations équivoques, au besoin misogynes ou scatologiques, pour agiter l’opinion. L’individu était intempestif, on le savait, et on s’attendait encore au pire.
Ce fut chose faite en 1963, avec Les pornographes, son premier ouvrage. Il y était question de bandes magnétiques clandestines crachotant des râles lubriques, de films « bleus » commentés par un vieil expert en littérature érotique, de poupées en plastique, de fausses vierges refilées en spectacle à quelque satrape libidineux, soit tout un arsenal de fantasmes au trafic duquel s’adonnent, pour « l’art » et « le bien de l’humanité », une bande de compères tranquilles. Nulle pornographie, nulle grossière scène de sexe, voilà qui était frustrant pour les censeurs. Toute la sensualité perverse ou bien pensante des tableaux de chasse de la littérature dite érotique est ici court-circuitée, piratée par le bric et le broc de laborieuses mises en scène du plaisir. Parfait charlatan de la libération sexuelle, Nosaka avait substitué au « roman du phallus » le « roman du zizi », foire d’attraction, aux odeurs de cabinets, des fantasmes solitaires. Telle est bien la loi souveraine du sexe : l’onanisme, que découvre le don Quichotte Subuyan, héros du roman, au cours de sa conquête de la vérité, et qu’il épousera dans la figure hautement symbolique d’un mannequin affublé d’une marinière de lycéenne. Le héros lui-même n’y échappe donc pas. Mais à quoi bon : car si l’onanisme est la loi du sexe, son idéal suprême, sa raison pure en quelque sorte, de l’autre côté du miroir des perversions, c’est l’impuissance, la volupté désincarnée. « La véritable obscénité, c’est l’impuissance, un apanage tout masculin », précisera Nosaka. Ironie dernière, le pornographe et impuissant professionnel Subuyan expie et expire tout à la fin, dans une scène digne à la fois des fresques érotiques de Lascaut chères à Bataille et des expéditions lunaires de Méliès : « avec, tout mort qu’il était, le zizi dressé vers le plafond, comme une fusée pointée vers la lune (…) que c’était à s’tordre de rire, de voir à côté de sa figure de défunt, ce zizi tout fier, surmonté d’un mouchoir blanc, qu’on savait plus lequel des deux était son vrai visage. »
Mishima avait applaudi à ce « roman scélérat, enjoué comme un ciel de midi au-dessus d’un dépotoir », propulsant du même coup Nosaka sur la scène littéraire. Il applaudira encore, trop heureux de rencontrer un autre fossoyeur du Japon de l’après-guerre, quand paraîtra Les enterreurs (1966). Avec un humour aussi corrosif, Nosaka dressait cette fois un inventaire grand-guignolesque des funérailles que la société fait à la mort. Un programme en or que quatre joyeux drilles vont lancer sur les nouveaux marchés de la société-spectacle par un génial coup de publicité : un gigantesque office en forme de show hollywoodien célébré à la mémoire des millions d’enfants avortés.
Le rire de Nosaka levait ainsi le rideau sur l’hécatombe, un rideau qui n’allait pas se baisser de sitôt. Mais déjà, dans Les enterreurs, le rire laissait flotter sur sa grimace l’ombre d’une nostalgie : l’artisan de masques mortuaires finira par quitter la bande pour aller retrouver, au cours de ses combats fébriles entre la chair inerte et le plâtre mou, ses communions solitaires avec l’âme des cadavres. Même nostalgie, à peine plus convenable, chez les terroristes de Tero-tero (1971) – le roman qui clôt la trilogie « ero-guro-tero » (érotisme-grotesque-terrorisme) de Nosaka – pour qui l’extermination de l’autre, loin de donner dans les illusions idéologiques, n’est qu’une manière, indéfiniment différée, de caresser doucement la mort, sa propre mort.
À travers ses satires rigolardes de la société, Nosaka réglait aussi quelques comptes avec une mémoire, celle des années de l’après-guerre, le temps des « ruines et du marché noir », un des meilleurs labels de sa littérature. Orphelin, né en 1930 d’une mère qu’il n’a jamais connue, d’un père qu’il ne rencontrera que plus tard, par hasard, Nosaka a vécu la guerre dans sa famille d’adoption, à Kôbe. Il a quatorze ans quand il voit tomber du ciel, en août 45, une mort aveugle, lâchée comme une manne terrible par un ennemi invisible et hors d’atteinte. Pour l’adolescent pétri d’éducation militaro-nationaliste, cette expérience des bombardements dépasse l’horreur ; c’est aussi l’effondrement de toutes les certitudes : celle d’être né pour être soldat, celle d’une guerre où l’on s’en va, l’arme au poing, combattre glorieusement et, si le destin le veut bien, se sacrifier en héros pour l’empereur. Devant les bombes, c’est une autre réalité qu’il faut apprendre : l’instinct, la fuite-panique, une affreuse impuissance, et après les bombes, l’humiliation pour survivre, le chacun-pour-soi-la-patrie-pour-tous, le sentiment d’avoir été trahi, salement. Sentiment qui se brouille chez Nosaka, peut-être d’avoir lui-même trahi son destin de victime innocente, et de sentir peser sur sa conscience un triple poids : celui d’avoir abandonné sa mère (adoptive) sous les bombes, d’avoir, au lendemain de la défaite, laissé mourir sa sœur de faim au milieu de la dévastation, bref de s’en être finalement bien tiré, lui, de ce cauchemar, et tout seul, en y laissant les siens. Et peu après encore, en 47, quand errant comme un chien affamé dans les milieux interlopes du marché noir, il se fait épingler pour un vol de nourriture et qu’on l’enferme avec ses semblables, voyoux et orphelins, dans une maison de correction près de Tôkyô ; une culpabilité, aussi vague, aussi oppressante, se coulera en lui, le jour où, à peine un mois plus tard, il se voit libéré comme dans un conte de fées, par un père, un vrai cette fois, surgi de nulle part, d’une lointaine province de Niigata dont il serait le vice-gouverneur.
De ce jour, Nosaka-Cendrillon chaussa, dit-on, ses lunettes noires. Comme pour guetter dans un rétroviseur les retours incontrôlables de l’ennemi, de ses souvenirs mal enfouis. L’enfant timide et chétif sortait de sa chrysalide, mais n’était pas encore au bout de son parcours du combattant de la survie. Il lui faudra s’aguerrir davantage, en ces temps nouveaux de paix et de démocratie restaurées, dans l’exercice de mille petits métiers : fendeur de bois, vendeur de sang, de poubelles, de D.D.T., laveur de chiens, terrassier, expert en tests d’intelligence, employé d’agence immobilière, etc., avec au bout du chemin, une cure pour revenir de l’éthylisme. Plus tard, durant ses plus glorieux moments au tournant des années soixante et soixante-dix, la boxe thaïlandaise sera encore pour Nosaka une sorte d’exutoire à cette volonté surentraînée de survie. Rien de comparable avec le body building, tout en contemplation narcissique et virile de la musculature, que pratiquait un Mishima.
C’est assurément de cette expérience de la guerre, de la fuite-panique et de la fuite en avant, de la peur et de la désillusion que sera nourri le sens très personnel de la révolte, le goût de l’opposition de Nosaka. On s’en convaincra à la lecture de La tombe des lucioles et des Algues d’Amérique{1}, deux textes à cet égard fondateurs de l’œuvre à venir : premières plongées vers les origines, et exorcismes, l’un pathétique, l’autre ironique et goguenard, de la mémoire. Nosaka y fouille en effet les entrailles de son histoire et de l’Histoire, s’en va remuer le fond de haine, de rage, barbouillé de complexes et de déréliction qui fera de lui l’ennemi déclaré de tous les États, de tous les leurres collectifs, de tous ceux qui ont toujours quelques bizarres projets, quelques drapeaux ridicules sous lesquels enrôler les niais afin de précipiter, ou ralentir, l’arrivée de catastrophes à venir. Pour Nosaka l’avenir est déjà arrivé, et s’il faut encore un chant de route pour traverser l’absurdité qui nous entoure, ce sera, comme dans ses plus belles chansons, d’étranges marches militaires qui ont l’air de berceuses pour armées progressant à reculons. La dernière utopie à laquelle Nosaka nous invite à croire, c’est, pour reprendre le titre d’un recueil d’essais paru en 1970, la Pornotopie. Sous le signe, bien sûr, de l’onanisme et de l’impuissance, mais aussi de l’inceste, troisième figure de l’obscénité et du crime de lèse-majesté nosakaïen contre la démocratie des libérateurs du sexe.
Ainsi dans la nuit des décombres, La petite marchande d’allumettes (1966) vend-elle la flamme éphémère d’une allumette frottée sous sa robe, en rêvant secrètement que parmi ses clients-voyeurs surgira bientôt pour l’étreindre, le père chéri qu’elle n’a jamais connu. Pornotopie de l’inceste solitaire, obsédant comme une douce souffrance, lumineux comme une étincelle de rêve sauvée du cauchemar. Soit, en guise d’alternative, la pornotopie collective d’un inceste tribal, celle de La vigne des morts sur le col des dieux décharnés (1969), autre nouvelle exemplaire de l’art de la narration selon Nosaka. Il nous y raconte la grandeur et la décadence d’une famille régnant sur une mine perdue entre mer et montagne au fond de l’île de Kyûshû, une saga traversée par l’histoire du siècle, avec ses migrations de prolétaires et de prisonniers, ses émeutes, ses explosions. Cela commence le plus innocemment du monde, quand la fille de la famille, follement éprise des fleurs de la vigne des morts qui pousse sur les tombes, et infiniment reconnaissante envers son frère de lui en avoir secrètement dérobées, se donne à lui sur le trou même où elle vient de jeter en pâture à sa plante un nourrisson vivant. Tout s’enchaîne ensuite – de l’inceste du père avec la fille, de celle-ci avec sa propre fille, née du frère, jusqu’à l’orgie incestueuse qui gagnera le village affamé, condamné pour survivre à payer son tribut de nouveau-nés à la vigne, ultime nourriture – selon une logique où l’érotisme morbide célèbre les noces du merveilleux et du délire.
Une splendide nuit de neige tombe en silence, et à jamais, aux dernières strophes de cette parabole pornotopique et visionnaire sur la fin de notre civilisation. Mais la pornotopie, c’est également ce langage de la catastrophe dans sa matière même. Tant il est vrai que c’est aussi bien par son style baroque, chaotique, à la limite parfois de la désarticulation que Nosaka a donné toute la mesure du jugement qu’il porte sur son temps. Un style inimitable – le traducteur a presque envie de dire intraduisible – que l’on reconnaît d’abord à son brassage de toutes sortes de voix, de langues, la plus vulgaire comme la plus classique, où se déverse, par coulées enchaînées les unes aux autres, le flot ininterrompu des images. Il y a aussi cet usage des langues vertes, de l’argot d’Ôsaka en particulier, usage proprement intensif qui dépasse le pittoresque et contamine tout, brouille définitivement la position erratique du narrateur, et achève d’ébranler la langue, celle en tout cas de la littérature « pure » trop souvent réfugiée dans la tour d’ivoire de l’introspection et des « romans du moi », ailleurs parodiés par Nosaka dans son Roman du mort (1979). Sa verve, avec toute sa ferveur anarchique, et parfois obscure, des versets de l’apocalypse, ne peut être que plébéienne. Elle ramène en surface le tuf ancien de la littérature populaire. On a parfois comparé Nosaka à Saikaku, le grand romancier du XVIIe siècle, avec qui il partage, il est vrai, une origine dans le terroir d’Osaka, le mépris de la syntaxe, un système prosodique proche du haïkai, une prolixité frisant la performance (son œuvre compte à ce jour une quinzaine de romans, une trentaine de recueils de nouvelles ou de récits, et plusieurs dizaines de recueils d’essais et d’entretiens). Mais c’est plutôt à d’anciennes traditions orales, à la récitation dramatique du jôruri, aux contes drolatiques du rakugo, aux narrations chantées du naniwabushi, que fait penser l’écriture luxuriante de Nosaka, son mode de prolifération de proche en proche, d’images en images, charriées parfois sur des pages entières, son ton tantôt mordant, elliptique, tantôt élégiaque. Des voix multiples s’entremêlent dans l’oscillation pendulaire, qui structure nombre de récits de Nosaka, entre le passé, l’immémorial et le présent : voix du bouffon et voix du sorcier, voix du chroniqueur au regard froid et voix du conteur de mythes, ou de ces femmes-chamans qui, entrant en transes, font entendre la complainte des suppliciés de l’Histoire.
Ce n’est donc pas du tout indûment que le prix Naoki, la plus haute distinction couronnant au Japon les auteurs de la littérature dite « populaire », fut attribué à Nosaka en 1968 pour les deux nouvelles qu’on va lire. C’est assurément à cette littérature-là qu’il appartient, peut-être même plus que d’autres qui en ont comme lui pratiqué tous les genres, du roman policier au conte fantastique. Car il l’a désenlisée des conventions, en a renouvelé l’esprit de résistance, de détournement, de piratage, de destruction de la culture de l’élite. En un sens, Nosaka est à la culture du pauvre, des laissés-pour-compte, des opprimés, des petites et grandes frustrations de la vie quotidienne, ce qu’un Mishima fut précisément à cette culture de l’élite : une exacerbation radicale. Pour le reste tout, ou presque, les sépare, la fin comme les moyens : quand on l’appelle, vers midi le 25 novembre 1970, pour lui annoncer l’ultime coup de force de Mishima, Nosaka était en train d’écrire un essai qui devait paraître dans les colonnes d’un grand quotidien à côté d’un autre essai : Logique de l’action, signé par Mishima. Le sien s’intitulait : Logique de la désertion. Une différence claire et nette. Son programme d’action, Nosaka l’a pour sa part expliqué dans de nombreux essais, dans L’idéologie des lâches (1969) notamment, autant dire un anti-programme qui met à l’honneur, non pas les face-à-face héroïques ou le spectacle de l’action célébrée sur l’autel de l’impuissance, mais le sentiment de n’en pouvoir plus devant l’horreur, de prendre ses cliques et ses claques devant la répression et la mort.
Après tout cela, on comprendra qu’il ne faut sans doute pas prendre Nosaka trop au sérieux. Il le reconnaît lui-même, sa révulsion devant l’obscénité des bombes, décrite avec tant d’insistance, ne cache pas une évidente fascination pour les ruines calcinées et les cadavres. L’expiation qu’il semble s’infliger dans La tombe des lucioles, en se mettant à mort sous les traits du petit Seita, n’est pas seulement une manière de sauver son âme. I am a Nosakadaramus (lire sous ce mot-valise du meilleur cru de son auteur : l’ange-prophète des catastrophes Nosaka-Nostradamus) se double d’un I am a Scandelon (i.e. un « scandaleux Delon ») qui persiste et signe. Contre le pouvoir, mais aussi bien contre cette figure de Protée que son imagination féconde et les sollicitations mass-médiatiques lui tendent comme un miroir, Nosaka applique la même tactique de guérilla que les résistances populaires : être partout et nulle part. Au fond de la mine, dans « l’utérus de la terre », avec les eta (les intouchables), avec le front uni de la gauche et les étudiants lors des mouvements contestataires de la fin des années soixante, dans les champs, derrière son motoculteur pour dénoncer les faiblesses de la machine économique du Japon, mais aussi sur les écrans de cinéma dans des rôles de gangsters, sur ceux de la télévision comme mannequin de mode, devant le ballon de rugby du club qu’il a dirigé, et dans l’arène politique comme candidat aux élections sénatoriales de 1973, dans les salles de lycée et les coopératives agricoles comme conférencier ou sous les feux de la rampe du show-business. Au jeu d’histrion des stars médiatiques, Nosaka est l’un des seuls à n’avoir jamais galvaudé son talent, à n’avoir jamais mis de l’eau dans son saké. Les années quatre-vingts sont venues ensuite, et Nosaka a remisé ses lunettes noires de mauvais garçon, comme il a sans doute assagi son style pour les besoins de certains romans de politique-fiction, redoutablement documentés, qu’il a fait paraître récemment. Mais il ne s’est pas arrêté là. En 1983, il entrait pour de bon au Sénat, et en démissionnait quelques mois plus tard, fidèle à ses palinodies et à sa tactique des escarmouches commandées par l’urgence de la situation, en l’occurrence se présenter aux élections législatives à Niigata, la terre de ses ancêtres, pour y tirer à bout portant sa petite flèche sur l’ancien Premier ministre, Tanaka Kakuei, « seigneur de l’ombre » et symbole de la corruption politicienne. Inutile de dire qui a joué le rôle du perdant.
Aujourd’hui il continue de tenir la chronique du Japon contemporain, sans se priver de temps à autre de cet « orgasme verbal » auquel il disait vouloir goûter au milieu des murs blancs du prétoire, face à ses juges, lors du procès fameux qu’on lui fit, au cours des années soixante-dix, pour sa publication d’un texte « pornographique » attribué à Nagaï Kafû. Nosaka ne manqua certes pas cette occasion pour susciter un grand débat sur la censure. Mais pour une fois il se retrouvait à la place de Subuyan, le héros pornographe traqué par la police de son premier roman, et comme récupéré par ses propres fictions. C’est dire si ses personnages furent, et demeurent des précurseurs.
Patrick De Vos