Cela fait à peu près un mois que nous n’avons pas quitté Hell. C’est difficile à dire avec exactitude : j’ai perdu la notion du temps. Je n’ai pas la moindre idée de quel jour nous sommes ni même de la date.
Il fait froid, c’est tout ce que je sais.
Le ballet des avions et des hélicoptères n’a pas cessé depuis notre retour. Je pense qu’ils soupçonnent que nous nous cachons dans ces montagnes parce que les hélicos ont passé pas mal de temps à survoler les rochers, se déplaçant lentement, telles de gigantesques libellules. C’était assez dur pour nous. Il fallait toujours s’assurer que rien ne pouvait être visible d’en haut, rester à couvert toute la journée. Mais depuis une semaine environ, ça s’est calmé. J’ai oublié quand le dernier appareil est venu. Je suis ravie à l’idée des dégâts que nous leur avons infligés. Ça me terrorise aussi, mais la joie finit toujours par prendre le dessus.
Il se peut cependant que nous ayons échoué sur un point. Je n’y avais pas pensé jusqu’à ce qu’Homer dise hier qu’il n’y avait pas de voiture garée devant la maison qu’il avait choisie. Ce n’est pas très clair dans son souvenir mais il en a l’impression. Alors, j’ai un petit doute à propos du major Harvey. Nous tenions tous à avoir sa peau mais, pour l’instant, nous n’avions aucun moyen de savoir si nous avions réussi.
Nous avions rapporté des piles neuves, ce qui nous a permis d’écouter la radio plus souvent. Les choses se sont stabilisées un peu partout. Nous n’avons pas perdu de nouveaux territoires mais nous n’en avons pas regagné non plus. Une centaine de milliers de colons ont déjà débarqué et un tas d’autres attendent sur les quais avec leurs bagages. Les Américains ne parlent plus trop de nous mais ils nous ont fourni pas mal d’aide en termes d’argent et d’équipement. Des avions surtout. Ils ont envoyé tout ça en Nouvelle-Zélande : c’est là que tout est organisé.
Les Néo-Zélandais ont eu du cran. Leurs troupes ont débarqué dans trois endroits différents. Les combats ont été très durs et ils ont regagné des positions importantes, comme à Newington où ils ont une grosse base aérienne. Mais ils ne sont pas venus dans le coin. Cependant, il y a trois nuits, nous avons entendu des tas d’avions voler en direction de Cobbler’s Bay. Lee et Robyn jurent avoir entendu des bombes. Au matin, quand j’ai grimpé sur Tailor pour regarder, il y avait pas mal de fumée sur la baie. Ce qui est plutôt bon signe.
Je me dis qu’il va bientôt falloir sortir de notre trou, recommencer à agir. Ça me panique mais nous n’avons pas vraiment le choix. J’essaie de ne pas penser aux changements que nous allons trouver : des colons un peu partout, des mesures de sécurité renforcées.
Hier soir, c’est la première fois que quelqu’un en a parlé. Lee a dit :
— Quand on ressortira, on pourrait peut-être aller faire un tour du côté de Cobbler’s Bay.
Personne n’a répondu. Nous étions en train de manger et nous avons tous gardé le nez baissé sur nos assiettes. Mais je sais comment ça se passe. Un seul cacatoès quitte son arbre et, tout à coup, le ciel est rempli d’oiseaux. Lee était notre premier cacatoès.
Lui et moi, on est presque comme un vieux couple marié maintenant. C’est parce qu’on est habitués l’un à l’autre, j’imagine. Mais, d’un autre côté, on n’est pas vraiment comme un vieux couple marié – j’aime trop ma liberté. Je préfère dormir seule, même si je ne dors pas si bien que ça. J’étouffe un peu à l’idée de dormir avec quelqu’un chaque nuit. Nous avons fait l’amour cinq fois. C’est bien. J’aime la façon dont mon corps réagit. Ça commence par des picotements sous la peau, puis ça se répand ensuite partout, comme une énorme vague, jusqu’à ce que je perde les pédales. Le seul problème, ce sont les préservatifs. Ils ne sont fiables qu’à quatre-vingt-dix pour cent, je crois. Quand tout ça sera terminé, je ne me vois pas me pointer devant papa et maman, et leur coller un bébé dans les bras. Et puis, il y a autre chose. Je ne sais pas ce que nous ferons quand le stock de Lee sera épuisé. Il lui en reste quatre.
C’est peut-être pour ça qu’il veut à nouveau quitter Hell.
Fiona m’a dit ce matin qu’elle veut le faire avec Homer. J’ai failli en recracher mes céréales. Je ne m’y attendais vraiment pas. Je crois que c’est surtout parce qu’elle est jalouse de Lee et de moi. Entre Homer et elle, ce n’est plus tout à fait ça. Mais question partenaire, le choix est plutôt limité ici. Et elle n’aura pas Lee.
Je n’ai encore rien écrit sur Chris. Mes sentiments sont tellement confus à son sujet. Je crois pourtant que le moment est venu de le faire.
Nous l’avons enterré dans une espèce de petite clairière au milieu des rochers, à mi-chemin entre nos tentes et l’endroit où le torrent s’enfonce à nouveau dans le bush. C’est un joli coin, l’herbe ressemble presque à du gazon. Bien sûr, en creusant, nous nous sommes aperçus, que c’était plein de pierres. Ça nous a pris trois jours. Nous n’étions pas très organisés. Nous allions creuser quand l’envie nous en prenait. L’enterrement s’est déroulé à la tombée du jour. On a déposé le corps de Chris dans la fosse et on l’a recouvert aussitôt. Ça a été le pire moment. Atroce. Quand le trou a été bouché, nous sommes restés là une minute ou deux. Personne ne semblait savoir quoi dire, alors, nous sommes repartis chacun dans notre coin. Nous n’avons pas été capables de faire pour notre ami ce que nous avions fait pour le soldat que nous avions balancé dans le ravin dans la Holloway Valley.
Mais il y a toujours une ou deux fleurs sur sa tombe. Chaque fois que quelqu’un passe par là, il enlève les fleurs fanées pour en remettre d’autres. Le problème, c’est d’empêcher notre dernier agneau d’aller les manger.
Le corps de l’ermite doit lui aussi se trouver quelque part par ici. C’est drôle parce que, d’une certaine manière, l’ermite et Chris avaient beaucoup de points communs.
Chris me manque, et je trouve sa mort terrible. Si injuste et si inutile. Mais j’éprouve aussi autre chose, de la culpabilité surtout. De l’avoir laissé seul, de ne pas m’être davantage intéressée à lui, à ses problèmes. En général, quand il se renfermait, nous ne faisions aucun effort pour le sortir de sa déprime. Je pense que nous avons eu tort. Nous aurions dû essayer de l’aider. Et puis, j’éprouve de la colère. De la colère contre Chris. De la colère parce qu’il était si faible et qu’il ne se battait pas. De la colère parce que c’était un génie et qu’il n’en a rien fait.
Parfois, on n’a pas le choix, il faut être courageux, c’est tout. Il faut être fort. Parfois, il faut lutter contre ces démons qui s’infiltrent dans votre esprit et tentent de semer la panique en vous. Il faut avancer tant bien que mal, pas à pas, en espérant que si vous reculez, ce ne sera pas trop loin, pour ne pas avoir trop de chemin à parcourir quand vous recommencerez à aller de l’avant.
Voilà ce que j’ai appris.
Il y a un frôlement dans l’herbe à côté de ma tente. Une petite créature nocturne en quête de nourriture. Je ne peux m’empêcher de me dire que nous lui ressemblons, battant la campagne, essayant d’éviter les prédateurs et trouvant juste de quoi survivre. J’entends Homer ronfler, Fiona parler dans son sommeil, Lee s’agiter pour trouver une autre position, Robyn respirer régulièrement. J’aime ces quatre personnes. Et c’est pourquoi je me sens mal vis-à-vis de Chris. Je ne l’ai pas assez aimé.
Ils me porteront à travers champs
Au milieu des nappes de brume
Humides sur mon visage,
Et l’agneau s’arrêtera
Le regard pensif.
Les soldats viendront,
M’étendront sur le sol noir et froid
Et jetteront de la terre sur mon visage.