Le sentier tapissé de feuilles et de branches mortes était bordé d’épais buissons, mais comparé à ce que nous venions de traverser, c’était une autoroute. Nous nous étions arrêtés et, tous en ligne, nous étions en train de nous émerveiller. J’étais presque étourdie, partagée entre le soulagement, l’étonnement et la satisfaction.
— Ellie, fit Homer sur un ton solennel, je ne te traiterai plus jamais de stupide tête de mule.
— Merci, Homer.
Ce fut un moment délicieux.
— Vous pouvez me remercier, bande de mauviettes, observa Kevin avec suffisance. Si je n’avais pas été là pour vous remuer les fesses quand vous vouliez tous laisser tomber, on ne serait pas là en ce moment.
Je l’ignorai.
Le pont était vieux, mais admirablement construit. Il enjambait un torrent dans une grande clairière et mesurait environ un mètre de large et cinq de long. Il avait même un garde-fou. Son tablier était fait de rondins plutôt que de planches, mais les morceaux de bois étaient de même grosseur et formaient une surface parfaitement uniforme. Les rondins s’encastraient à leurs extrémités sur des barres transversales, le premier et le dernier étant en plus rivés aux barres par des chevilles de bois.
— C’est du beau travail, déclara Kevin. Ça me rappelle ce que je faisais à mes débuts.
Nous avions tout à coup retrouvé une telle énergie qu’on aurait pu croire qu’on avait pris quelque chose. Il fut question un instant de camper dans la clairière, qui était fraîche et ombragée, mais nos âmes d’explorateurs l’emportèrent. Ayant remis nos gros sacs sur nos épaules, nous avons continué à descendre le chemin en jacassant comme des perruches.
— C’est sûrement vrai, cette histoire d’ermite. Qui d’autre aurait pu se donner tellement de mal ?
— Je me demande combien de temps il a passé ici.
— Pourquoi « il » ?
— Les gens du coin ont toujours parlé d’un homme.
— Le pronom « il » désigne généralement un individu de sexe masculin, dit Lee, qui voulait faire le malin.
— Il a dû rester des années ici pour se donner tant de mal à construire un pont.
— Et le sentier est tellement bien tracé.
— S’il a vécu ici des années, il a eu le temps de construire ce pont et de faire pas mal d’autres trucs, non ? Il fallait bien qu’il occupe ses journées.
— Oui, le plus important devait être de trouver sa nourriture, mais une fois que cette question était réglée, il était libre de son temps.
— Je me demande ce qu’il pouvait manger.
— Des opossums, des lapins, peut-être.
— Les lapins doivent être rares dans le coin. Mais il y a sûrement des wallabies, des chats sauvages et des opossums.
— Beurk !
— Il pouvait faire pousser des légumes.
— Et il y a aussi des wombats.
— Je me demande quel goût ça a.
— Il paraît que les gens mangent trop. Si l’ermite se nourrissait uniquement quand il avait très faim, il ne devait pas avoir de gros besoins.
— On peut s’entraîner à réduire sa consommation de nourriture.
— Vous connaissez Andy Farrar ? Il a trouvé une sorte de canne dans le bush, près de Wombegonoo. Elle était très belle, toute sculptée à la main. Tout le monde a dit qu’elle appartenait à l’ermite, mais je pense que c’étaient des blagues.
Le sentier descendait tout le temps. Il serpentait parfois, pour trouver le meilleur passage, mais sans jamais s’arrêter de descendre. Nous allions en baver pour remonter. Nous avions perdu beaucoup d’altitude.
Le paysage était beau, calme, ombragé, frais et humide. Il n’y avait pas de fleurs, mais toutes les nuances de vert et de brun imaginables. Le sol était tapissé d’une épaisse couverture de feuilles. Par endroits, le sentier disparaissait sous cette couche d’écorce, de feuillage et de brindilles, mais en cherchant autour des arbres nous finissions toujours par le retrouver. De temps en temps, il nous ramenait vers les marches de Satan, et pendant quelques mètres nous marchions tout contre les hautes parois de granit. À un certain point, il coupait entre deux des marches et continuait sa descente de l’autre côté. Le couloir, qui ne faisait que quelques mètres de large, formait presque un tunnel entre les énormes blocs des rochers.
— Si c’est ça l’enfer, je trouve que c’est joli, me confia Fiona alors que nous faisions une pause dans la fraîcheur de ce défilé.
— Oui, je voudrais bien savoir à quand remonte le dernier passage d’un être humain par ici.
— Très longtemps, fit Corrie, qui se trouvait devant Fiona. Je me demande même combien d’hommes ont mis le pied ici dans toute l’histoire de l’univers. Pourquoi les Aborigènes se seraient-ils embêtés à descendre dans ce trou ? Pareil pour les explorateurs et les premiers colons. Personne de notre connaissance n’est jamais venu là. L’ermite et nous sommes peut-être les seuls êtres au monde à avoir jamais vu cet endroit.
À ce stade, il était clair que nous approchions du fond de Hell. Le terrain redevenait plat et les derniers rayons du soleil filtrant à travers les arbres réchauffaient nos visages. La végétation se raréfiait, bien qu’elle restât assez dense. Le sentier rejoignait le torrent, qu’il longeait sur plusieurs centaines de mètres, puis ouvrait sur ce qui serait notre lieu de campement pour la nuit. Une clairière qui avait la taille d’un terrain de hockey, voire un peu plus grande. Mais il aurait été bien difficile d’y jouer au ballon, parce qu’elle était hérissée d’arbres, trois superbes eucalyptus et bon nombre de jeunes pousses.
Le torrent coulait à sa limite occidentale. On l’entendait, mais sans le voir. Il était plus plat et plus large à cet endroit, et glacial, même en cette journée d’été. Ça devait être plutôt pénible de s’y baigner tôt le matin, mais quand on avait chaud, s’asperger le visage de cette eau provoquait un choc délicieusement rafraîchissant.
C’est là que je me trouve en ce moment, bien sûr.
Aux yeux des créatures sauvages qui vivaient dans cette clairière, nous devions faire figure de monstres surgis des enfers. Nous faisions un vacarme épouvantable. Et Kevin, fidèle à sa mauvaise habitude, préférait casser des branches sur les arbres plutôt que de marcher quelques mètres pour ramasser un morceau de bois mort. C’est une des raisons pour lesquelles j’avais toujours été assez sceptique quand Corrie me parlait de sa grande sensibilité et de sa délicatesse. Mais il faut reconnaître qu’il savait faire un feu. Cinq minutes après notre arrivée, une fumée blanche montait vers le ciel, deux minutes plus tard des flammes brûlaient furieusement.
Nous avons décidé de ne pas nous casser la tête à planter les tentes. De toute façon, nous n’en avions pris que deux et demie avec nous. La température était plus que douce et il ne risquait pas de pleuvoir. Nous nous sommes donc contentés de tendre deux auvents qui nous protégeraient de la rosée. Ensuite, je me suis occupée avec Lee de la question du repas.
— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda Fiona, qui tournait autour de nous.
— Des nouilles minute pour l’instant. Nous cuisinerons plus tard, mais j’ai trop faim pour attendre.
— Des nouilles minute, qu’est-ce que c’est ?
Lee et moi avons échangé un sourire.
— C’est un sentiment terrible, dit Lee, de savoir qu’on est sur le point de changer à jamais la vie de quelqu’un.
— Tu n’as jamais entendu parler des plats minute ? demandai-je à Fiona.
— Non, mes parents ne mangent que du bio.
C’était la première fois que je rencontrais un tel spécimen. Fiona me faisait parfois penser à un papillon exotique.
De ma vie je ne me rappelle pas avoir vu un seul campement où les gens s’asseyaient autour du feu pour se raconter des histoires et chanter des chansons. Ça ne se passait jamais ainsi. Pourtant, cette nuit-là, nous sommes restés assis très tard à discuter à bâtons rompus. Je crois que nous étions tous très excités d’être là, dans ce lieu aussi étrange que beau, où peu d’humains s’étaient aventurés. Il ne reste plus beaucoup d’endroits vierges sur cette planète, et pourtant nous avions réussi à en dégotter un. Je me sentais bien. J’étais vraiment épuisée, je le savais, mais également trop surexcitée pour aller me coucher. Finalement, les autres ont commencé à bâiller et à se lever à tour de rôle en jetant des regards vers leur sac de couchage. Cinq minutes plus tard, nous étions tous couchés, et je m’endormis comme une masse.