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Le dépôt de carburant de Curr se trouvait sur Back Street, à environ six cents mètres du pont. À notre grand soulagement, Fiona et moi l’avions récupéré sans difficulté. Nous avions décidé que nous ferions une courte pause une fois sur place, et nous en avions bien besoin. Nous avions fait plus de quatre kilomètres à moto et dû nous arrêter une bonne dizaine de fois pour nous cacher à la moindre alerte. Ce simple trajet nous avait mis les nerfs à vif ; je n’osais pas imaginer comment nous réagirions quand l’action commencerait pour de bon.

Je dois avouer que faire équipe avec Fiona ajoutait à mon appréhension. Je ne me sentais pas l’âme d’une héroïne. Toutefois, j’avais été élevée à la campagne et j’étais habituée à faire toutes ces choses pratiques qui vous donnent à la longue une certaine assurance. Tous ces petits gestes que je faisais sans plus y réfléchir comme de couper du bois, me servir d’une tronçonneuse, conduire un camion, monter à cheval – mon père continuait d’utiliser des chevaux pour garder les troupeaux –, marquer les agneaux et soigner les moutons, tous ces gestes faisaient partie de mon quotidien, et je ne leur avais jamais accordé beaucoup d’importance.

Pourtant, à mon insu, ils m’avaient permis d’être autonome et je pouvais agir sans regarder sans cesse par-dessus mon épaule pour voir si un adulte m’approuvait. Dans ce domaine, Fiona s’était beaucoup améliorée, toutefois elle restait hésitante. J’admirais le courage dont elle avait fait preuve en acceptant la tâche que Homer lui avait confiée, parce que pour moi, le vrai courage, c’est d’y aller alors qu’on meurt de trouille. Moi-même j’avais peur, mais dix fois moins que Fiona sans doute. J’espérais seulement qu’au moment de passer à l’action elle ne resterait pas paralysée.

Après avoir planqué les motos, nous avons pris la direction du dépôt de carburant. J’essayais de mettre en pratique les leçons apprises en jouant sur mon ordinateur. Catacomb est mon jeu préféré. À force d’y jouer, j’ai compris que pour arriver au niveau dix, je dois garder la tête froide. Si je m’énerve, si je deviens trop sûre de moi ou trop audacieuse, je me fais dégommer par le monstre le plus insignifiant. Pour obtenir les meilleurs scores, je dois ruser, rester alerte et avancer avec prudence. Rasant les murs, nous avons longé plusieurs pâtés de maisons en marquant une halte à chaque coin de rue. Nous ne parlions pas, et je ne desserrai les dents que pour dire à Fiona : « Nous devrons faire la même chose quand nous repasserons avec le camion-citerne. » Elle me répondit par un hochement de tête. À aucun moment ma concentration ne faiblit, sauf quand je me surpris à me demander si un jour je pourrais de nouveau jouer sur mon ordinateur.

Pour autant que je pus en juger en arrivant sur place, c’était le calme plat autour du dépôt. Il était protégé par un haut grillage et par un portail, grillagé lui aussi, fermé par une chaîne et un gros cadenas. Nous avions nos cisailles à métaux pour découper le grillage, mais impossible d’ouvrir le portail, la chaîne était beaucoup trop grosse. Le plan B prévoyait dans ce cas de le défoncer avec le camion.

Nous avons fait un break d’une vingtaine de minutes. Assises derrière un arbre, face au dépôt, nous avons repris notre souffle pendant que Fiona essayait d’appeler Homer et Lee sur le talkie-walkie. Alors que nous allions renoncer et nous lever, nous avons entendu le murmure rauque d’Homer :

— Nous te recevons, Fiona. À vous.

En entendant sa voix, j’éprouvai un curieux mélange d’excitation et de soulagement. Et je vis qu’une lueur s’était allumée dans les yeux de Fiona.

— Comment va Lee ?

— Bien.

— Où êtes-vous ? Terminé.

— À l’endroit prévu. Et vous ? Terminé.

— Pareil pour nous. Nous allons essayer d’entrer. Tout paraît calme. Ils ont ce que nous voulons en quantité. À vous.

— Génial ! Rappelez-nous quand vous aurez commencé. Terminé.

— Au revoir, murmura Fiona. Je t’aime.

Il y eut un court silence, puis la réponse se fit entendre :

— Ouais, moi aussi je t’aime, Fiona.

Que Homer soit capable de dire ça à quelqu’un était déjà en soi incroyable, mais qu’il le dise en présence de Lee et de moi tenait carrément du miracle. Fiona a éteint le talkie-walkie, et nous nous sommes avancées à pas feutrés vers la clôture. De gros projecteurs étaient disposés sur toute sa longueur, mais le courant semblait avoir été coupé dans toute cette partie de la ville. Je pris une grande inspiration et donnai le premier coup de cisaille. Aucun signal d’alarme ne retentit, aucune lumière ne s’alluma, aucune sirène ne commença à hurler. Je me remis au travail, découpant un trou de la taille d’un lapin.

— On ne passera jamais là-dedans, me chuchota Fiona.

Comme elle fait la taille d’un lapin et moi celle d’une brebis, je compris tout de suite à qui se référait ce « nous ».

— Il le faudra bien pourtant. Ça me rend nerveuse de rester là. Nous sommes beaucoup trop exposées. Allez, viens.

Fiona passa une jambe, puis le corps, qu’elle tordit gracieusement, la deuxième jambe suivit sans problème. On voit bien qu’elle a pris des cours de danse, ai-je songé avec envie. Il était évident que pour moi le trou devait être plus large, je l’ai donc agrandi. Pourtant, en passant au travers, j’ai réussi à déchirer mon T-shirt et à m’écorcher le mollet.

Nous avons traversé la cour au pas de course jusqu’à l’aire de stationnement où se trouvaient les camions. J’ai tenté d’en ouvrir deux, mais ils étaient verrouillés. Nous sommes allées au bureau et avons regardé à travers la vitre crasseuse de la porte. Toutes les clés étaient accrochées sur un tableau, en face de nous.

— Voilà notre objectif, ai-je déclaré.

Je me suis retournée, j’ai ramassé un caillou et je suis revenue vers la porte. Fiona m’a attrapé le bras.

— Attends.

— Quoi ?

— Je peux le faire ? J’ai toujours rêvé de casser une vitre.

— Tu aurais dû te joindre à la bande d’Homer quand il jouait à la roulette grecque, ai-je dit, mais je lui ai quand même passé la pierre.

En riant, elle leva le bras, balança de toutes ses forces la pierre dans la vitre, puis recula rapidement pour se protéger des éclats. Quand nous avons eu fini de secouer les morceaux de verre qui s’étaient accrochés à nos vêtements et à nos cheveux, j’ai passé le bras à l’intérieur et tourné le verrou.

Sur chaque clé, une étiquette indiquait très clairement le numéro d’immatriculation du camion. Nous en avons pris une poignée et sommes retournées au parking.

De tous les camions, je choisis le plus vieux et le plus sale, parce que les neufs brillaient beaucoup trop au clair de lune. Nous sommes allées directement à l’arrière pour grimper à la petite échelle métallique. Une fois au sommet, nous avons marché sur la surface bombée de la citerne pour inspecter les différents compartiments de stockage. Il y avait en tout quatre bouchons, à égale distance. J’en ai dévissé un et l’ai soulevé. Il ressemblait aux couvercles des bidons que nous avions encore dans notre vieille laiterie. Il s’ouvrit facilement en dépit de son poids. J’ai regardé s’il y avait de l’essence à l’intérieur, mais je n’y voyais rien. Alors, j’ai fouillé dans mes souvenirs. Quand le camion venait chaque mois chez nous, que faisait le chauffeur ?

— Tiens-moi ça, ai-je dit à Fiona en lui tendant le couvercle.

J’ai redescendu l’échelle en hâte et trouvé immédiatement ce que je cherchais : une jauge de niveau fixée à un crochet à la base de la remorque. Je l’ai décrochée et j’ai remonté l’échelle. J’ai plongé la jauge dans la citerne que nous avions ouverte. Il faisait trop sombre pour lire le niveau, mais la trace humide qui brillait à la lueur de la lune m’indiqua que le réservoir était presque plein.

Nous avons revissé le couvercle et vérifié le niveau des trois autres compartiments. Deux étaient pleins et nous n’avons même pas eu à utiliser la jauge. Le troisième était pratiquement vide, mais ça n’avait pas d’importance. Nous avions assez de carburant pour provoquer un nouveau Big Bang. Nous avons remis les couvercles en place et dégringolé l’échelle.

Je suis remontée le long du camion et j’ai déverrouillé la portière du côté conducteur. J’ai grimpé à l’intérieur, ouvert à Fiona et fait un rapide contrôle du tableau de bord. Tout avait l’air en ordre, mais quand j’ai mis le contact une alarme s’est mise à sonner par intermittence en même temps que le voyant rouge des freins clignotait. J’ai attendu que ça s’arrête, mais ça ne s’arrêtait pas.

— Il y a un problème avec les freins, ai-je dit à Fiona. Nous ferions mieux d’en essayer un autre.

Nous avons consacré une bonne dizaine de minutes à remonter la rangée de camions, les essayant tous l’un après l’autre, chaque fois avec le même résultat. Je commençais à regretter les précieuses minutes perdues à faire une pause. Nous allions finir par être en retard au pont.

— Inutile de s’entêter, ai-je finalement dit. Retournons au premier. Tant pis, on fera sans les freins. Je jouerai le plus possible avec la boîte de vitesses.

Nous sommes remontées dans le vieux camion et j’ai remis le contact. Le moteur se réveilla dans un tressaillement et à ma grande surprise le signal d’alarme ne retentit pas. Quant au voyant, il s’éteignit au bout de quelques secondes.

— Des freins aérodynamiques ! m’exclamai-je. Quelle idiote de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il faut qu’ils aient atteint une certaine pression. Je n’ai jamais conduit un véhicule équipé de ce genre de freins.

Il me fallut ensuite m’y reprendre à plusieurs fois pour enclencher la première. J’étais en nage et Fiona tremblait comme une feuille. Le moteur faisait un bruit effrayant dans la nuit silencieuse. J’arrivai enfin à passer cette fichue première. Le camion s’ébranla, absorba le poids de la remorque et se mit à avancer. Je l’amenai dans la cour, à bonne distance des autres véhicules, pour avoir largement la place de faire mon demi-tour. J’opérai ma manœuvre, puis me dirigeai vers le portail.

C’est une sensation assez affolante que de foncer délibérément dans un obstacle. Au dernier moment, je me dégonflai. Je freinai, si bien qu’en percutant la grille je ne défonçai rien du tout. J’étais furieuse contre moi-même. Avec mon arrogance habituelle, j’avais craint que Fiona craque, et je ne m’étais pas méfiée de mes propres réactions. Je pestai et manquai de bousiller la boîte de vitesses en cherchant la marche arrière. Quand enfin je la passai, je crus m’évanouir, parce qu’une alarme retentit à ce moment-là à l’arrière du camion. Ce bahut avait décidément la sale manie de faire entendre sa voix au moindre prétexte. Dans mon impatience, je reculai trop vite. Le camion dérapa et la remorque faillit se mettre en travers. Fiona, livide, était cramponnée à la banquette.

— Ellie ! s’écria-t-elle. C’est de l’essence que tu transportes, pas de l’eau.

— Je sais, je suis désolée.

Je recommençai l’opération et avançai sans hésiter sur le portail qui, après avoir résisté un instant, céda brusquement et s’ouvrit. Je lançai un petit sourire à Fiona et pris un grand virage pour m’engager dans la rue sans rien heurter. La remorque obéissait au doigt et à l’œil. Pour réduire le bruit, je passai au point mort et laissai le camion glisser jusqu’à un bosquet près duquel je me garai. Fiona tentait déjà d’appeler les garçons sur son talkie-walkie, mais le moteur créait trop d’interférences.

— Je vais aller jusqu’au coin pour voir si la voie est libre, proposa-t-elle. Je les appellerai de là-bas.

— Entendu.

À travers le pare-brise, je la regardai s’éloigner. J’avais toujours éprouvé de l’admiration pour Fiona, mais à présent plus que sa grâce et sa beauté, c’était son courage que j’admirais. Cette fille, si frêle qu’une brise aurait pu l’emporter, se promenait en pleine nuit dans les rues désertes d’une ville en guerre. Peu de gens auraient eu ce cran, d’autant que Fiona avait toujours eu une vie très protégée. Je la vis s’arrêter au coin de la rue, regarder longuement dans chaque direction, dresser le pouce pour m’indiquer que le passage était dégagé, puis se mettre à parler dans son talkie-walkie. Quelques minutes plus tard, elle me fit signe d’avancer. Une fois de plus, je mis la marche arrière, mais je trouvai rapidement la première et rejoignis Fiona.

— Tu as pu leur parler ?

— Oui, ils vont bien. Ils ont vu passer deux patrouilles, mais aucun convoi. Oh, Ellie ! dit-elle en se tournant brusquement vers moi, tu penses vraiment que nous pouvons faire ça ?

Je lui souris en essayant d’avoir l’air sûre de moi.

— Je n’en sais rien. Je crois que oui. Je l’espère.

Elle hocha la tête et regarda la route. Je conduisis le camion jusqu’au coin de rue suivant.

— Je vais descendre et continuer à pied, m’annonça Fiona. Nous irons tout aussi vite. Coupe le moteur pendant que tu attendras mon signal. Il est très bruyant.

— D’accord.

Nous avons parcouru ainsi la distance de deux pâtés de maisons, mais au troisième coin de rue, je vis Fiona jeter un coup d’œil à droite, puis reculer vivement et revenir vers moi au pas de course. Je descendis du camion et me précipitai à sa rencontre. Dans sa panique, elle ne réussit à articuler qu’un mot : « patrouille ». Je sautai alors par-dessus une petite clôture qui bordait un jardin, et Fiona me suivit. Il y avait un énorme eucalyptus juste devant nous. J’étais tellement nerveuse que je n’arrivais à voir que lui. Mes yeux et mon esprit étaient entièrement fixés sur cet arbre, rien d’autre n’existait pour moi. J’y grimpai comme un opossum, m’écorchant les mains sans ressentir aucune douleur, Fiona sur mes talons. J’étais à environ trois mètres du sol quand j’entendis des voix au coin de la rue. Je ralentis et glissai le long d’une branche pour jeter un coup d’œil. Peut-être avions-nous commis une erreur en grimpant à cet arbre. Je me rappelai que mon père, un jour qu’il colmatait un trou que des opossums avaient percé dans l’avant-toit de notre maison, m’avait dit : « L’œil humain ne regarde jamais au-dessus de sa hauteur. » À cet instant, j’espérais de toutes mes forces qu’il avait raison. Parce que s’ils nous voyaient, nous serions prises au piège comme des rats. Nous n’aurions aucun moyen de fuir.

Nous avons attendu en observant ce qui se passait en dessous de nous. Les voix se rapprochaient. Je ressentis une immense déception. C’en était fini de notre grand projet. Et c’en était peut-être fini de nous, parce que, dès qu’ils verraient le camion-citerne, les soldats encercleraient la zone pour la fouiller. J’étais surprise qu’ils n’aient encore rien remarqué. Ils avaient cessé de parler, mais j’entendais le bruit de leurs bottes. Mon cerveau tournait à plein régime. Les idées se bousculaient dans ma tête. J’essayais de me concentrer pour trouver un moyen de nous sortir de ce guêpier, mais j’étais en proie à une telle panique que je n’y arrivais pas.

Peu à peu, en sentant une douleur aiguë dans ma jambe gauche, je réalisai que Fiona était agrippée à moi comme un opossum à sa branche. Ses mains me serraient si fort que j’étais certaine qu’elles me laisseraient des bleus. Je vis quelque chose remuer à travers le feuillage. Une seconde plus tard, les soldats entraient dans mon champ de vision. Ils étaient cinq en tout, trois hommes et deux femmes. L’un des hommes devait avoir dans les quarante ans, mais les deux autres étaient des adolescents. Les femmes avaient une vingtaine d’années. Ils marchaient sans se presser, deux sur le trottoir et les trois autres sur la chaussée. Ils ne parlaient plus et promenaient des regards autour d’eux ou bien gardaient les yeux au sol. Ils n’avaient pas l’air très pro, c’étaient sans doute des conscrits. Notre camion se trouvait de l’autre côté de la rue, à une cinquantaine de mètres d’eux. C’était incroyable qu’ils ne l’aient pas encore vu, et j’attendais avec anxiété les cris de surprise qu’ils pousseraient en le découvrant.

Le sang ne circulait plus dans ma jambe. J’avais l’impression qu’elle était sur le point de se détacher de mon corps et de tomber dans le jardin. Je me demandai comment les soldats réagiraient en la voyant et faillis laisser échapper un rire hystérique.

Les soldats longèrent le camion sans broncher. Quand ils se furent éloignés d’une centaine de mètres, je poussai un tremblant soupir de soulagement.

Fiona et moi sommes redescendues de notre arbre. En voyant la silhouette noire des soldats au loin, nous nous sommes regardées d’un air incrédule. J’étais si heureuse que je pardonnai à Fiona d’avoir failli m’arracher la jambe.

— Ils ont dû le prendre pour un véhicule en stationnement, dis-je.

— Sans doute parce que c’était la première fois qu’ils passaient dans cette rue, me répondit Fiona. Je ferais mieux d’appeler Homer.

» Nous avons été un peu retardées, expliqua Fiona après avoir entendu la réponse d’Homer. Ellie avait envie de grimper aux arbres. Nous ne sommes plus qu’à trois pâtés de maisons de vous. Nous serons là dans quelques minutes. Terminé.

J’entendis comme une voix qui ronchonnait, puis Fiona coupa la communication.

Nous avons attendu encore une dizaine de minutes pour être sûres. Dès que j’ai mis le contact, l’alarme des freins a retenti à nouveau, puis le moteur a commencé à ronronner. Nous avons parcouru encore deux cents mètres. Au dernier coin de rue, quand Fiona m’a fait signe d’avancer, j’ai coupé le moteur et essayé de descendre en silence la pente jusqu’à elle.

Erreur fatale.

L’alarme des freins se remit à hurler, et je vis clignoter le voyant rouge sur le tableau de bord. Je compris alors que je n’avais plus de freins. Un instant plus tard, le volant tressauta entre mes mains et se bloqua. Je tentai de passer une vitesse, mais réussis seulement à provoquer un horrible couinement. Le camion grimpa sur le trottoir et partit vers la gauche en direction d’une clôture. L’avertissement de Fiona résonnait dans ma tête, c’était de l’essence que je transportais, pas de l’eau.

Je tournai frénétiquement la clé de contact. Le moteur refusa de démarrer. J’essayai encore. La clôture n’était plus qu’à quelques mètres. Cette fois, j’entendis le merveilleux vrombissement du moteur. Je braquai le volant. « Doucement, m’ordonnai-je, ou tu vas faire chasser la remorque. » Celle-ci balaya quelque chose avec son flanc. Elle faillit emporter Fiona sur son passage, puis dans un soubresaut s’arrêta net à un mètre du coin de la rue. Je coupai le moteur et serrai le frein à main en me demandant ce qui se serait passé si j’avais pensé à faire ça plus tôt. Haletante, la gorge douloureusement nouée, je me renversai dans mon siège.

Fiona bondit dans la cabine.

— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Je crois que je viens de rater mon permis poids lourd.

Le plan prévoyait de garer le camion un peu plus loin, derrière un bouquet d’arbres de l’aire de pique-nique. Pourtant j’hésitais. Si je remettais le moteur en marche, j’allais faire du bruit, mais d’un autre côté, si je laissais le camion là où il était, il serait exposé aux regards. Finalement, je résolus de le déplacer. Fiona se posta de manière à voir la totalité du pont et attendit pour me faire signe que les sentinelles se soient rassemblées à l’extrémité la plus éloignée de nous. Cette attente dura vingt minutes. Quand enfin Fiona agita le bras, j’allai garer le camion à l’abri des arbres.

Nous avons ensuite appelé les garçons et commencé les préparatifs. D’abord, nous sommes remontées par l’échelle sur le toit de la citerne et avons dévissé le couvercle des quatre réservoirs. Puis nous avons plongé une corde dans l’un d’eux, en ne laissant ressortir que l’une de ses extrémités, laquelle fut solidement nouée à une poignée près du couvercle. Cela fait, nous sommes redescendues.

À présent, il ne restait plus qu’à patienter.