Ce fut une arrivée tout à fait symptomatique, qui eut lieu ni en avance ni en retard mais au moment précis où les deux aiguilles de n’importe quelle montre à aiguilles s’accordèrent pour indiquer neuf heures. Il y a quelqu’un pour déclencher le chronomètre des grands événements et ce jour-là, à l’heure pile, lorsqu’il fut très exactement neuf heures, la grille de l’entrée principale des Thermes s’ouvrit de part en part et livra passage à une caravane qui semblait avoir un objectif précis et important. Il n’y a pas deux caravanes pareilles. Surtout quand vient en tête une voiture officielle noire pourvue d’un drapeau espagnol et d’une immatriculation du parc automobile ministériel, suivie d’une limousine bicolore avec le drapeau américain, d’un camion blindé n’ayant apparemment servi que pour des transports distingués et sophistiqués et deux voitures hurlantes et remplies d’hommes fouillant du regard les quatre points cardinaux et que le cortège est fermé par une jeep de la police militaire espagnole. Il suffisait d’examiner la participation espagnole à l’expédition pour comprendre son caractère exceptionnel. Par exemple, les quatre indigènes de la police militaire avaient sans doute été sélectionnés parmi les meilleurs de l’espèce. Ils étaient d’abord d’une stature européenne, c’est-à-dire moyenne dans une équipe de basket-ball, ensuite leur allure athlétique, l’indéniable précision et la gravité de leurs gestes démontraient qu’ils avaient conscience d’être les plus beaux fruits de la race et ses ambassadeurs. On avait même fait en sorte qu’ils soient tous non pas blonds comme les blés, mais un peu blonds. Les polices militaires, partout, professionnelles ou pas, se croient la vitrine de l’armée, la sauvegarde de sa respectabilité. La police militaire consacre toute son énergie à éviter que le contact entre les militaires et la population ne suscite d’embarrassantes interrogations dans la conscience civile ; par exemple : à quoi servent les militaires ? La logique veut qu’en temps de paix les militaires forment un paysage aussi camouflé que les sapins dans les régions alpines ou les rhododendrons dans les jardins de Hampstead. Donc la police militaire doit soigner au maximum son être au monde. Parce que le simple mot de « police » est déjà un signal d’alarme. Qui dit police dit répression, et si cette police est militaire, elle réprime soit les excès des militaires par rapport aux civils, soit ceux des civils par rapport aux militaires. Mais le mot excès, équidistant par rapport au sommet des deux raisonnements opposés, induisait une sémantique scandaleuse qui, forcément, devait susciter de la méfiance dans la population civile.

Or, ce jour-là, aux Thermes, la police militaire se trouvait au-delà de ce parti pris. Elle représentait seulement un pouvoir qui ne voulait qu’affirmer sa présence, même s’il savait qu’il n’exerçait pas. Ces quatre soldats aguerris et maîtres de soi étaient comme les hussards d’Alexandra de la grande époque, escortant sur leurs chevaux blancs une division blindée de la Wehrmacht, ou comme ces gardes en grande tenue qui, dans les processions, mettent leur prestance de cavaliers et la grâce de leurs panaches blancs au service d’une Vierge Marie quelconque, véritable héroïne de la fête. Confrontés au pouvoir le plus efficace de l’univers, hussards et gardes auraient détonné, en revanche ces garçons agrémentaient le cortège yankee comme une offrande de musicales vierges de province aux désirs et aux intentions du seigneur de l’Empire.

Si la patrouille de la police militaire espagnole invitait à une réflexion sur son rôle exact dans cette affaire, les autres comportements étaient évidents de prime abord. De la voiture officielle espagnole descendit l’ancien champion des Asturies, catégorie mi-lourds, qui ouvrit la portière à Fresnedo, plus vieux de vingt-quatre heures et plus mûr pour le pouvoir. Fresnedo essaya de se poser en maître, attendant au pied des marches qui conduisaient au hall que les Américains prennent position. Ils prirent position. De la voiture officielle yankee descendirent deux grands types de quarante ans à tête bicolore, blanche et blonde, et costume assorti. L’un d’eux salua Fresnedo et resta à côté de lui, se tournant vers le déploiement qu’ordonnait son camarade. Celui-là était le chef véritable. Sans prêter la moindre attention à Fresnedo, il attendit que les voitures de l’escorte se vident de leurs huit occupants qui restèrent tranquillement à côté de la portière correspondant à la sortie, non pas figés, non, mais avec dans le corps une tension voulue et paisible, alors que leurs yeux persistaient à essayer de repérer à l’horizon les tribus indiennes hostiles. Significative, déjà, avait été leur manière de descendre des voitures, de claquer les portières et de provoquer ce bruit de portière qui claque que seules produisent les voitures américaines. Peut-être les bureaux d’étude de motivation et de programmation des grandes entreprises de construction automobile américaines s’acharnent-ils à trouver le bruit que fait une portière solide claquant sur un châssis non moins solide. Ce bruit est un point de référence déterminant du système, c’est un bruit en soi plus polysémique que le plus polysémique des mots. Ce bruit signifie : c’est mon bruit, il ferme ma voiture, ma voiture c’est moi, ma voiture est la meilleure des voitures, elle m’a amené jusqu’ici et elle ne s’en ira qu’avec moi, et toute cette combinaison de prodigieux rapports et d’entités isolées était déclenchée par la seule puissance d’une industrie capable d’obtenir ce bruit, aussi suggestif et symbolique qu’un hymne.

Une fois les portières claquées, les hommes alignés, celui qui avait l’air d’être le chef de l’expédition mesura d’un coup d’œil la disponibilité et l’allure du groupe. Il avait devant lui huit hommes décidés à tout et chacun d’eux avait reçu des instructions sur ce qu’il avait à faire. On aurait dit une équipe de n’importe quel sport musclé américain, attendant que l’arbitre lance la balle qui désorganiserait cette belle ordonnance. L’arbitre dit :

— Come on !

Come on ! C’est-à-dire : « Allons-y ! » Mais ne vous y trompez pas. Il n’y a pas grand rapport entre la précision de l’action qu’implique come on ! et « allons-y ! ». Il y a beaucoup plus d’action dans come on ! car les langues mettent dans chaque sème le potentiel économique et social des gens qui les ont faites et qui s’en servent. Come on ! ébranla les hommes en fonction du plan qu’ils avaient appris. Quatre d’entre eux remontèrent dans la première voiture et les quatre autres marchèrent en direction de l’entrée des Thermes, et, arrivés à la hauteur de Fresnedo et de l’attaché de relations publiques de l’expédition, ils ne prêtèrent aucune attention au sourire de bienvenue du sous-directeur général de l’Ordre public et au sourire de compréhension de leur compatriote mais allèrent se ranger derrière leur chef naturel et prirent le chemin en pente qui pénétrait dans la zone de la piscine, droit vers le pavillon des boues. Tandis que le quintette parti devant examinait les buissons feuille par feuille et reniflait toutes les gammes d’air capables d’avoir été produites par le mont du Caroubier en heureuse collaboration avec la rivière, la voiture se mettait en mouvement, ouvrant la voie au camion blindé, et suivait le chemin ouvert par le quintette. La bouche de Fresnedo s’ouvrait sur toutes les voyelles qui pourraient l’aider à trouver le mot adéquat : un moment… est-ce que… indubitablement je crois que… avez-vous pensé que…

Sans abandonner son sourire de relations publiques, l’autre chef s’écarta de lui et, après avoir émis un sec mais gentil quand même I’m sorry, il suivit ses collègues dans leur inexorable progression vers le pavillon. Fresnedo resta seul avec l’ex-champion des Asturies, catégorie mi-lourds, et ses deux gardes du corps minces et pâles.

— Vous avez vu ? Ils ne sont pas gênés.

— Vous voulez que je me les prenne, chef ? Ils ont l’air costauds mais c’est de la gonflette. Si vous voulez, chef, je leur en mets deux.

— J’ai reçu des ordres et je dois les exécuter.

Il fit demi-tour au moment où Gastein sortait du hall, victime d’une attaque d’indignation qui le transformait en un personnage gesticulant et congestionné.

— Mais qu’est-ce qu’ils font ? Comment pouvez-vous laisser faire ces gens sans me consulter ?

— Mon gouvernement m’a chargé…

— Je me fiche de votre gouvernement !

Gastein courut pour rattraper le cortège blindé et Fresnedo derrière lui, suivi par ses trois mousquetaires. Ils arrivèrent au moment où les véhicules prenaient position autour du pavillon et le camion manœuvrait pour se placer dans l’axe de la porte. Les deux chefs vérifiaient quelque chose sur un papier, échangeaient des impressions comme deux médecins appelés en consultation et ils firent semblant de ne pas comprendre quand Gastein se plaça entre eux et le pavillon et se mit à leur parler en anglais sur un ton qui se voulait mesuré. Sans doute, essayait de dire Gastein, obéissaient-ils aux ordres et lui-même s’était mis d’accord avec les autorités espagnoles pour leur remettre les archives entreposées dans cet endroit, mais peut-être serait-il nécessaire qu’il les informe sur la manière d’y accéder. L’insistance tenace du docteur s’enfonça entre les deux hommes comme un coin et ils finirent par lui prêter attention, avec un faux et souriant intérêt pour l’un, pour l’autre l’envie de le faire dégager d’une bourrade. Le plus condescendant lâcha un soupir de résignation et tendit à Gastein les deux papiers qu’ils regardaient. C’était une autorisation du gouvernement espagnol à prendre en dépôt les archives de la Brigade S.S. Belarus et du gouvernement de Biélorussie, et un plan tracé à la main mais assez détaillé de la structure intérieure du pavillon, y compris la salle condamnée et la paroi de séparation indiquée par de petites croix. Tout en examinant les papiers, Gastein redevenait maître de ses émotions et de son flegme. Il sourit d’abord, puis il eut un rire bref et finit par leur faire un clin d’œil, composant de ses doigts le cercle de la plus entière satisfaction et crachant un O.K. ! d’une voix plus grasseyante que celle de Donald Duck. Les autres se sentirent acceptés et répondirent avec le même clin d’œil, le même signe de la perfection partagée et un O.K. ! joyeux qui fut une brève grimace jusqu’à ce que les reprenne l’obsession du travail à faire. Gastein repartit par là où il était venu, tête baissée, souriant, parlant tout seul.

— Il ne suffit pas d’être américain. Encore faut-il être bien élevé.

Il croisa Fresnedo et ses mousquetaires et c’est à peine s’il entendit l’information ou l’avertissement que lui lançait le sous-directeur général de l’Ordre public.

— Quand le transfert des documents aura été effectué, nous voudrions vous parler, l’inspecteur Serrano et moi.

Gastein avait envie d’être seul ou de perdre au moins de vue une scène remplie d’acteurs et de spectateurs – les agents postés aux points stratégiques dominant le pavillon des boues et la totalité de la clientèle des Thermes refoulée dans le secteur de la piscine ou agglutinée sur les terrasses privées des chambres ou sur la grande terrasse du salon dans lequel avait lieu la cérémonie expiatoire jeûneuse du bouillon végétal et du jus de fruits. Ces petits personnages en peignoirs assistaient sans le savoir à un départ historique. Alors quatre comparses qui ne s’étaient pas encore montrés, vêtus de combinaisons de plastique noir, comme des scaphandres pourvus d’une fenêtre pour voir, sautèrent du camion blindé. Ils portaient chacun une perceuse électrique reliée par un cordon ombilical à la batterie du camion et ils pénétrèrent dans le pavillon à la suite de leurs chefs. À l’intérieur du pavillon, les gestes étaient restés en suspens, même les premières boues du matin semblaient s’être séchées soudain sur les épaules, les hanches, les cervicales de la première clientèle, paralysée sur les couchettes, pendant qu’augmentaient les allées et venues de la brigade, remplissant les salles de pas contondants et de cris d’avertissement. Les six hommes firent rouler de côté la statue des lions avec le bébé pisseur et s’approchèrent du mur. L’un des cosmonautes frappa la surface chaulée avec un marteau en caoutchouc et appliqua un compteur de vibrations. Il dessina ensuite une porte haute et large avec un gros feutre, il le rangea et se plaça devant son dessin, perceuse au poing. Un sifflement de reptile électrique annonça le grincement épouvantable avec lequel la perceuse commença à attaquer le contour de la porte dessinée, qu’elle transforma en une silhouette mitraillée fumante et poussiéreuse. Du nuage de poussière émergeaient les autres cosmonautes, qui s’approchèrent de l’objectif et lui donnèrent deux coups brutaux avec leurs grosses bottes, et le son des briques quand elles se cassèrent et tombèrent résonna comme une plainte prolongée dans le silence des salles invalides. À coups de pied, ils écartèrent les briques entassées pour permettre l’assaut de la salle interdite et laisser les deux autres manœuvres retirer systématiquement les gravats avec des pelles démontables qu’ils portaient suspendues à la ceinture. Quelqu’un alluma la lumière et l’un des vieux masseurs osa s’approcher jusqu’à la fontaine pour voir de près ce qui se passait, et il put raconter plus tard que de l’autre côté du trou s’entassaient des caisses et des caisses et il n’avait pas eu le temps de dire ouf que ces types, comme des robots, avaient déchargé du camion des wagonnets montés sur des roues d’aluminium et les avaient utilisés pour transporter les caisses depuis leur sommeil caché jusqu’au camion blindé.

— Entre le moment où ils sont entrés et celui où ils ont fini de charger, une demi-heure. Comment qu’ils travaillent, ces gars-là !

Le travail terminé, le chef aimable s’approcha de Fresnedo et lui tendit un reçu que le sous-directeur signa d’un paraphe historié et lent, gratifiant son prénom et ses noms de famille d’une écriture petite et bien moulée. Pendant ce temps, les infirmières et l’un des médecins subalternes avaient installé le cadavre de Faber sur une civière à l’intérieur du minibus des Thermes et le chauffeur prit la queue de l’expédition américaine, déjà en place pour le départ. Un mur d’appareils photo et de journalistes sautillants, magnétophones impuissants, s’écroula de lui-même devant l’implacable rapidité du cortège. L’attaché de relations publiques sortit la tête par la fenêtre à la dernière seconde ainsi qu’un bras au bout duquel la main faisait le rond de la bonne entente sur fond d’interrogation :

— O.K. ? cria-t-il à Fresnedo.

Celui-ci le lui rendit trois fois pour être sûr que son message arriverait à son destinataire :

— O.K. ! O.K. ! O.K. !

Mais à ce moment-là la vitre de la fenêtre se relevait déjà et les Américains étaient retournés à leur mutisme ou à leur conversation, tandis que Fresnedo restait dans l’incommode position de celui qui, dans une gare, dit au revoir avec la solennité d’un mouchoir blanc à quelqu’un qui ne s’en rend pas compte.

Gastein, Dietrich Faber, Fresnedo, l’inspecteur Serrano et son adjoint, plus la dactylo, s’enfermèrent dans le bureau que l’inspecteur de police avait occupé depuis le début de l’enquête, et ce qui restait de l’équipe dirigeante des Thermes s’employa à annoncer qu’à partir du lendemain la quarantaine serait levée. Ceux qui le voudraient pourraient terminer leur cure, ceux qui l’avaient finie pourraient s’en aller ; enfin, chacun redevenait maître de son destin. La direction voulait dédommager les clients pour toutes les déconvenues qu’ils avaient subies et offrait une fête le soir avec buffet libre d’eau minérale, gazeuse ou non, et de délicieux jus de carotte, mélangés d’orange, ou de pastèque, également avec de l’orange ; ceux qui n’étaient pas partisans des mélanges auraient droit à du jus de pomme pur. La fête était ouverte à l’ensemble de la communauté et, en prélude, le personnel subalterne, qui s’était heurté si durement quelques jours plus tôt aux pensionnaires, passa dans les chambres pour y déposer un bouquet de fleurs et une reproduction en relief des Thermes, œuvre maîtresse de Helios Biermayer, peintre allemand fixé à Bolinches depuis plusieurs décennies, spécialisé dans les reproductions en trois dimensions des coins les plus remarquables de la région. L’assassinat de Hans Faber avait été un secret bien gardé dont on s’était débarrassé vite et bien et, les circonstances conduisant à une relève quasi totale de la clientèle frappée par les événements, les clients arrivant à partir du surlendemain ne percevraient que les ombres de la véritable histoire. Hans Faber ne manquait à personne, pas plus que Mme Fedorovna, qu’on disait promptement remplacée par une Autrichienne professeur de danse qui parlait sept langues, avait été championne olympique d’escrime et était crudivore radicale. Quant au professeur de tennis, on pourrait bientôt compter sur un jeune joueur local, invincible dans les tournois régionaux mais peu fiable à un haut niveau, ce qui l’avait empêché d’être un champion d’envergure nationale et internationale, mais pas d’être un excellent professeur et le sparring idéal des estivants et des résidents les plus illustres de la Côte torride, qui commence à Bolinches et s’étend jusqu’à la madrague abandonnée de Los Califas. La sensation que bientôt les portes s’ouvriraient, que les vides humains seraient comblés, l’annonce de la fête n’émurent pas Carvalho autant que trouver, à son retour dans sa chambre, sur la table, celle du milieu, un bol plein de compote de pomme.

C’était le premier aliment solide qu’il prenait en dix-huit jours et il se mit presque à pleurer quand il goûta la première cuillerée de compote. C’était le même émoi de découverte de la première saveur qu’avait dû ressentir l’admirable primate qui avait cessé de manger des noix de coco et avait découvert la cuisine. Il mit un quart d’heure à déguster sa compote et il se fit violence pour sortir de son extase et retrouver de l’intérêt pour sa profession et pour ce qui était en train d’arriver dans la chambre close. Il se lécha les babines, but une demi-bouteille d’eau, avala un cachet et se dirigea vers le hall où il s’aperçut que la porte du bureau était toujours fermée à double tour, simple apparence que la réceptionniste remplit de contenu quand elle l’assura qu’« ils » étaient toujours dedans, et que ça promettait d’être long parce qu’ils avaient demandé le concours d’un avocat et d’un notaire, qui étaient déjà partis de Bolinches. Carvalho ne parvenait pas à attendre tranquillement la fin de la réunion. La clientèle s’était répandue dans les couloirs, il voyait des Espagnols partout qui échangeaient des nouvelles, des rumeurs, des commentaires sur ce qu’ils avaient vu ce matin-là et sur les promesses de la liberté annoncée.

— Quand partez-vous, Carvalho ?

— Dès qu’ils baissent le pont-levis.

Sánchez Bolín avait les pupilles pleines de lettres et la tête farcie du crépitement de machine à écrire.

— Je ne sais pas quoi faire. Il faut que j’essaye le costume que j’emporte à chaque fois, je l’appelle la preuve par neuf. Si j’y entre, je m’en vais. Si je n’y entre pas, je reste une semaine de plus.

— Vous n’avez qu’un costume ?

— Non. Mais c’est celui qui me va le mieux pour les signatures. J’ai été très traumatisé par la première signature d’un de mes livres. Un poète aussi épique que lyrique faisait office de maître des cérémonies. Il jouait de la guitare et récitait des vers à l’oreille de jeunes filles en fleur. Il était grand et se croyait plus beau qu’il n’était. Le fait est qu’au lieu de présenter mon livre, il s’est mis à me décrire, comme ces mauvais présentateurs de télévision qui expliquent exactement ce que le spectateur est en train de voir. Il a dit : l’homme gros, petit, myope, mal habillé que vous avez devant vous et ensuite, il n’a pas trop mal parlé de mon livre, mais je m’en fichais complètement. J’étais, comme on dit, bon à ramasser à la petite cuillère et je me suis juré que jamais plus je ne laisserais présenter un de mes livres par quelqu’un de plus beau que moi et que j’irais toujours aux signatures d’accord avec ma peau et avec mon costume. Mais si je rentre dans mon costume, Carvalho, sans vous déranger, puisque vous avez une voiture, vous me rendriez un grand service si vous me déposiez à l’aéroport de Bolinches.

— À votre disposition. Mais je ne comprends pas pourquoi vous n’essayez pas votre costume une bonne fois pour toutes, vous dissiperiez l’inconnue.

— Nous sommes dans la phase d’observation et de méfiance réciproque. Le costume et moi, nous nous observons, et c’est comme la relation entre un cavalier mal assuré et un cheval presque sauvage, c’est à qui baisera l’autre. J’ai l’habitude de faire l’épreuve du costume exactement au bout des dix-huit jours, et ça tombe demain. Demain, à onze heures, vous serez le premier à savoir.

— Vous venez à la fête de ce soir ?

— Quelle fête ?

— La maison organise une fête pour ramener la paix et la concorde.

— Quel médiocre dessein ! À propos, nous en sommes à combien de cadavres ? Vous tenez les comptes pour moi.

— Cinq.

— Cinq ? Je croyais que c’était quatre. Vous n’allez pas me dire qu’ils ont eu l’homme au survêtement ?

— Non. Hans Faber.

— C’était un personnage lamentable, il me rendait nerveux chaque fois qu’il apparaissait dans la salle à manger avec sa ritournelle : « Bravo, c’est un jeûne parfait ! » Et le diplôme ! J’en ai six. Mais ça m’est égal. C’est très indigeste, tous ces morts. Ce ne sont plus des crimes, c’est la guerre du Viêt-nam. Et ceux du déménagement de ce matin, c’était qui ?

— Des Américains. Ils venaient prendre livraison d’archives qui ont été cachées aux Thermes pendant quarante ans.

— Le trésor du capitaine Kid, les Mémoires de Franco, la momie de Hitler ?

— Un peu de tout ça.

— Les gens étaient plus heureux quand ils croyaient dans la littérature d’aventure. Ils n’avaient pas besoin de la vivre. Pourquoi les Américains voulaient-ils ces archives ?

— Ce sont les seules qui manquaient à leur collection.

— Je comprends mais ça me fait peur. Vous voyez comme les Américains sont malins. Ils sont garants de la contre-révolution universelle, c’est-à-dire qu’ils seraient très contents si nous mettions fin à l’histoire. Ils contrôlent l’histoire et se disent que c’est le moment d’en finir. Et voilà, ce sont ces gens qui sont les plus anti-historiques qui soient qui se retrouvent avec toute la mémoire culturelle et politique de l’humanité. Dans quelques décennies, nous serons de parfaits colonisés. Mais, savez-vous ce que je dis ? Que ceux qui vivront après moi aillent se faire foutre. Après moi le déluge, comme disait ma grand-mère.

— Les dames ne savaient pas quoi mettre pour la fête du soir. Cela semblait incroyable, mais la phrase était toujours en circulation, après avoir traîné dans toutes les comédies de mœurs de don Jacinto Benavente.

— Je ne sais pas quoi mettre. J’avais apporté quelque chose d’un peu habillé pour le jour de la sortie ou pour aller faire un tour à Bolinches si mon mari venait me voir, mais un bal costumé !

Personne de la direction n’avait dit ou insinué qu’il s’agissait d’un bal costumé, mais à l’instant précis où le communiqué fut diffusé, le mot courait déjà qu’il s’agissait d’un bal costumé et les personnages les plus exotiques des Thermes recevaient d’honnêtes propositions de la part de ceux des clients qui avaient les réflexes les plus prompts dans la loi du troc pour leur emprunter leurs atours. Six employées prêtèrent leurs uniformes de travail à six pensionnaires, le jardinier fit de même avec sa combinaison de tous les jours, les infirmières ne se firent pas prier et jusqu’à la réceptionniste qui promit de céder ses écouteurs à une des sœurs allemandes qui avait décidé de se déguiser en standardiste. Les deux Italiennes étaient sorties comme par enchantement de leur léthargie et d’un sentiment, plus élémentaire celui-là, d’exil et leurs courses pour trouver des objets qui les aideraient à se transformer en quelque chose de moins lymphatique émurent tout le monde.

— Dites, Carvalho, l’interpella le colonel Villavicencio, c’est vrai que les types de ce matin étaient des Américains et qu’ils ont emporté les formules secrètes de Faber and Faber ?

— C’étaient bien des Américains, mais ils ont emporté autre chose. Des archives historiques que conservaient les Faber.

— Francs-maçons ?

Les yeux du colonel s’étaient faits tout petits et sa voix était devenue un murmure.

— Maintenant que vous me le dites…

— Francs-maçons. Francs-maçons. Sûr et certain. Tous ces machins végétariens et étrangers sentent la maçonnerie à plein nez, la maçonnerie se protège toujours derrière des paravents apparemment innocents, et l’Amérique du Nord, cette grande nation, à l’ombre de laquelle nous nous abritons, nous, les pays libres, n’a que deux cancers : les nègres et la maçonnerie.

— C’est une façon de voir.

— Mon flair ne me trompe jamais.

Tomás voulait s’habiller en Sancho Pança, mais Arancha le lui avait défendu.

— Il a beaucoup maigri ces derniers jours et il doit l’assumer, n’est-ce pas, monsieur Carvalho ?

— Je ne vais tout de même pas me déguiser en Don Quichotte, Arancha.

— Ni l’un, ni l’autre. Tu vas te déguiser en pharaon égyptien ; je vais te faire la jupette et le chapeau. Tu marches tout le temps de profil et le tour est joué.

— Mon ventre se verra beaucoup.

— Vous voyez comment il est ? Il est complexé. Regardez tout le ventre qu’il a perdu.

— Mais moi, je le vois, Arancha.

— Tu le vois parce que tu es obsédé, mais tous les gens qui te voient se rendent compte que tout ça, c’est massif, c’est fort, que tu es un peu percheron de naissance, mais ça passe très bien. Tu n’as pas ce petit ventre rond que les maigres prennent quand ils vieillissent.

— Non, ça non.

— Et vous, vous vous déguisez en quoi ?

— En naufragée. C’est un déguisement très amusant que j’ai déjà essayé dans d’autres fêtes. Très simple à faire. On se mouille les cheveux qui retombent comme ça, comme les naufragés, et on s’habille avec un tonneau ou avec un bidon vide ou avec un carton, vous savez, les grands cartons de détergent industriel. Et vous, Carvalho ?

— Je serai en détective privé.

L’arrivée du notaire et de l’avocat augmenta le poids occulte de la pièce interdite, comme si les Thermes étaient une balance vertigineusement penchée vers cette pièce, tandis que le reste montait comme une bulle de savon éthérée pleine de l’air léger de l’euphorie. Le Basque réclamait à grands cris une hache et l’autorisation d’abattre un arbre, parce qu’on n’a jamais vu d’aizkolari sans sa hache et sans son tronc. La direction des Thermes lui avait fourni un petit tronc d’acacia survivant d’anciennes coupes et une hache domestique à faire du petit bois, ce qui avait provoqué la colère du Basque indigné qui avait proclamé haut et fort que l’Espagne connaissait bien mal les Basques.

— Même les enfants en Euzkadi ne s’amuseraient pas à couper des petites branches avec cette hache pour nain rachitique. Qu’est-ce qu’ils croient ? Je veux une vraie hache et un vrai tronc !

Colom était le roi du déguisement, chaque année lauréat d’un des trois premiers prix du golf de Pals, mais il n’avait apporté aucun des costumes qui lui valaient un succès assuré – majordome, médaille d’argent 1974, joueur de cornemuse écossais, médaille de bronze 1981, tzigane, enfin, qui lui avait valu la médaille d’or en 1983. Mais il n’avait pas laissé son imagination en route et, enfermé dans sa chambre, il travaillait à un projet secret qui tenait sur des charbons ardents la communauté espagnole. Quant aux étrangers, comme toujours, ils faisaient bande à part et il avait seulement filtré qu’une dame suisse, Mme Stiller, allait se déguiser en mistress Simpson, avec cadavre flottant dans la piscine inclus, ce qui suscita toute sorte de commentaires, tel le manque de tact et de délicatesse, bien que ce ne fût pas celui qui revint le plus souvent. Celui qui revenait constamment mettait en doute la capacité de Mme Stiller à garder la raideur d’un corps flottant assez longtemps pour faire vrai.

— C’est une chose de faire la planche pour jouer ou pour prendre le soleil, et c’en est une autre de faire le mort, remarquait la dame née à Madrid et élevée à Tolède.

Elle ne parvint pas à comprendre pourquoi Carvalho lui suggéra de se déguiser précisément en elle-même, en dame qui est née à Madrid mais qui a été élevée à Tolède.

— J’aimerais beaucoup, oui, j’aimerais beaucoup, mais c’est très difficile. Il faudrait que ce soit, je ne sais pas, moi, très symbolique et je ne vois pas comment. Je suis née à Madrid, mais mes parents sont partis de Madrid qui était rouge à l’époque et ils m’ont élevée à Tolède. Comment déguiser quelqu’un en ça ? Ah, cet homme ! Il vous met le bonbon dans la bouche et après on se rend compte qu’il n’a pas enlevé le papier.

Dietrich Faber sortit le premier. Il avait l’air fatigué mais pas inquiet. Il y eut un échange de regard avec Carvalho qu’il ne soutint pas, mais il emporta avec lui un sourire de scepticisme et de suffisance. Peu après sortit Fresnedo, aussitôt entouré de ses trois mousquetaires, qui l’attendaient dehors appuyés sur la voiture officielle. Fresnedo était accompagné du notaire et de l’avocat et, sur le seuil, il chuchota d’ultimes et inaudibles choses à Serrano, qui rentra à nouveau dans la pièce et ferma la porte derrière lui. Maintenant, Gastein était seul face au policier, se dit Carvalho, tout en sortant pour parler à Fresnedo.

— Tiens, le détective. Très heureux d’avoir fait votre connaissance, vous savez où me trouver. Vous devriez m’enseigner vos trucs, le métier de politicien est le moins sûr de tous, on ne sait jamais.

— L’opération de ce matin a été parfaitement coordonnée.

— C’est exact, tout était parfaitement étudié. On n’a pas laissé de place à l’improvisation. C’est une preuve de plus que l’Espagne entre dans la modernité.

Le sous-directeur de l’Ordre Public était pressé et ses gardes du corps l’entourèrent pour que ne se répètent pas des intrusions comme celle de Carvalho. Le détective se retrouva seul à quelques mètres de la solitude de Gastein, à distance de la bruyante effervescence des événements préparés pour la grande fête, accrue par l’arrivée de Juanito de Utrera, le Niño Camaleón, et son guitariste, et de l’orchestre Tutti Frutti qui allait animer la deuxième partie de la soirée avec un répertoire de chanson nostalgique et de salsa dansante. La porte s’ouvrit alors et, dans l’embrasure, apparut la silhouette de Gastein, qui avança vers Carvalho sans le voir. À moins d’un mètre de lui, il retrouva son regard extérieur et son sourire.

— Vous… Comme un vautour qui attend la charogne.

— Je termine toujours ce que j’ai commencé.

— Laissez-moi rassembler le peu d’idées qui me restent et dans une demi-heure je vous attends dans mon cabinet.

Gastein s’en alla, avec sa démarche exhibitionniste habituelle, et c’était maintenant Serrano qui occupait la porte avec une cigarette fatiguée entre les doigts et les yeux fermés par des paupières pleines d’insomnie. Carvalho s’approcha de lui et le suivit quand l’inspecteur fit demi-tour et rentra dans la pièce d’un pas lent.

— Ramassez tout. C’est terminé.

Tandis que l’inspecteur adjoint et la dactylo exécutaient ses ordres, Serrano s’assit sur la table et observa Carvalho comme s’il prenait ses mesures, comme s’il prenait les mesures de ses mérites avant de lui concéder ce qui allait être sa dernière audience.

— Vous avez décroché le coquetier, fouille-merde ?

— Je crois que oui. Selon un certain ordre. Selon le rythme modéré dans l’action qu’impose le régime alimentaire que nous avons ici.

— Pour le blablabla, vous avez ce qu’il faut, en tout cas. Les détectives privés dans les films et les romans ne sont en général pas très loquaces. Vous, vous êtes un orateur.

Et il continua à l’étudier d’un œil, tout en surveillant de l’autre les mouvements de ses subalternes.

— Ça y est ?

— Ça y est.

Il se leva et continua à regarder Carvalho du haut d’une intime satisfaction.

— Je ne vais rien vous raconter. Pour attraper des poissons, il faut se mouiller le cul. Je suis fonctionnaire de l’État et je n’ai pas à faciliter les choses à un mercenaire.

— Je n’ai pas besoin que vous me les facilitiez.

— Alors, que faites-vous là ?

— Je venais vous dire au revoir.

— Au revoir, bonjour chez vous. C’est terminé. Qu’on le sache ou pas, ça ne m’intéresse plus. On me renvoie à mon boulot et à Madrid. C’est tout ce que je voulais.

— C’est un prix pour ce que vous savez ou pour ce que vous ne devez pas dire ?

Il passa près de lui et, à la porte, il porta sa main à l’endroit théorique où se trouvent les testicules et dit, en guise de réplique finale :

— C’est un prix pour ce qui me sort des couilles.

— Nous pouvons partir demain.

— Je sais. J’ai donné moi-même les instructions.

— Le bal, c’est une idée à vous ?

— Également. J’ai tout arrangé ce matin, à la première heure.

Il n’y a presque pas de lumière dans le cabinet. La lumière du milieu est éteinte, Gastein a voilé avec sa blouse la lumière de la lampe de bureau et son buste prend un aspect de pythonisse invoquant la luminosité opaque de la boule de verre.

— Vous allez partir dès demain ?

— Oui. J’ai déjà fait les analyses de contrôle. J’aurai les résultats demain.

— Vous n’aurez pas fait la période de réadaptation. Ça peut être dangereux. Vous devriez rester deux jours de plus.

Carvalho écarta les bras en signe d’impossibilité. Gastein se résigna, ouvrit un tiroir et en sortit un papier qu’il lui tendit.

— Tenez, c’est un plan de réadaptation à faire soi-même. Yogourts. Fromages frais. Légumes très cuits. L’estomac doit retrouver ses fonctions. Et continuez à boire presque la même quantité d’eau qu’ici.

La consultation est terminée. Gastein se passe la main sur le visage et la retire pleine de sourire. Sur son visage, il n’y a plus que de la préoccupation.

— Moi aussi, je m’en vais demain. Nous sommes convenus avec Fresnedo et Serrano que je sois normalement interrogé par un juge d’instruction. Au cours de cet interrogatoire, je serai arrêté et mis en détention sans caution. Au moins pendant quelques jours. Ensuite, on me remettra en liberté sous caution et voilà.

— Avec le temps, le dossier ira moisir dans un coin et sera classé faute de preuves.

— On pourrait le classer dès maintenant. Il n’y a aucune preuve. Mais il y a, paraît-il, des évidences.

— Vous savez comment tout ça s’est passé.

— Tout, non, mais presque tout. N’importe comment, M. Faber vous paiera vos honoraires pour peu que vous démontriez votre habileté à faire un rapport qui tienne debout.

— Les trois crimes s’enchaînent selon une certaine logique. La logique à laquelle je peux parvenir sans savoir tout ce qu’il faudrait sur les archives secrètes. Mistress Simpson revient pour réclamer une partie de ces archives ou quelque chose qui va avec. Mme Fedorovna a fait venir un tueur à gages, Karl Frisch, qui doit l’éliminer. Le cadavre de von Trotta est un peu en trop, peut-être que cet homme a été en trop toute sa vie. Mais peut-être que ça a été un faux pas de Karl ou que c’est à mettre sur le compte de Mme Fedorovna. Jusqu’ici, tout colle. Mais après Frisch est tué hors des Thermes et Faber dedans. C’est alors que tout le monde se retourne vers vous.

— Et regarde mes mains.

Gastein tendit vers lui ses belles mains blanches, soignées, transparentes, fortes.

— Qui sont évidemment propres. Je vais vous raconter toute l’histoire, tout ce que je sais de cette histoire, et je vous dis pour commencer que j’assume de mon plein gré le rôle du suspect pour en finir, pas parce que ça me plaît ou parce que j’ai fait quelque chose. Avec moi comme coupable s’achève un bizarre imbroglio, qui m’a donné beaucoup de souci, mais aussi les seules satisfactions que j’ai eues en quarante ans de vie.

Carvalho s’assit dans la pénombre faisant face à celle de Gastein.

— Vous risquez de rater le tour de chant du Nino Camaleón.

— Je m’en remettrai.

— C’est une longue histoire qui commence voilà plus de quarante ans. Peu de jours avant l’enfoncement du front allemand à l’est comme à l’ouest, avant que la course des Russes et des Américains pour entrer les premiers à Berlin ne commence. La Suisse était une île. Elle a presque toujours été une île. Notre histoire moderne manque d’intérêt, mais nous sommes aux premières loges de l’histoire de l’Europe et nous savons le prix qu’il faut payer pour vivre une histoire intéressante. Ça n’en vaut pas la peine. J’étais alors jeune diplômé en médecine, spécialisé en diététique, passionné par le naturisme, et j’étais le collaborateur presque désintéressé du père des Faber. Je crois que l’autre jour Hans Faber vous a beaucoup parlé de son père. C’était un type remarquable sur presque tous les plans sauf un, et grave. Il n’avait pas de contact avec la réalité, il ne savait pas vivre. Il savait faire des recherches, élaborer des théories. Mais pas vivre. Il était trop dogmatique, rigide, moraliste, et tout ce qu’il avait d’admirable comme professeur ou médecin, il l’avait de néfaste comme père et époux. Ses fils furent ses victimes préférées. Hans a toujours été complexé de ne pas être à la hauteur de son père et Dietrich ne se posa même pas le problème. Il a joué son rôle d’idiot sympathique et un peu irresponsable dont il n’y avait rien à attendre. Moi, en revanche, j’étais un exemple permanent dans la bouche du vieux. Le jeune chercheur tenace et brillant, face au fils minable qui n’était même pas capable de passer un examen de médecine. Hans et moi, nous étions amis, nous avions certaines affinités adolescentes, mais c’était moi qui étais appelé à être le successeur de son père. Successeur ? De quoi ? C’est à peine s’il parvenait à gagner sa vie et à trouver du temps pour continuer ses recherches. Il avait essayé de monter des dispensaires privés, des cliniques, en vain. Il n’avait aucun sens pratique. Hans et moi, nous avions une vingtaine d’années, Dietrich un peu moins ; je le revois encore en 1945, avec ses pantalons de golf, ces grands pantalons gonflants que les jeunes de ma génération ont porté jusqu’à la fin de leur adolescence. Hans et moi, nous étions déjà des hommes, nous partagions ce lien avec le vieux, des idées anarchistes, très équivoques, et une volonté d’affirmation individuelle, nous voulions être reconnus, lui par rapport à son père, moi par rapport à tout et à tous. En fin de compte, Hans à cette époque était le fils du docteur Faber, moi, même pas Gastein.

« La guerre s’achevait, un nouveau monde commençait. On le sentait même en Suisse. Les années d’aventure étaient terminées, les années où on aurait pu changer le monde avec des révolutions, d’un côté ou de l’autre. L’âge de glace commençait, l’âge de l’hibernation de toutes les fièvres de changement, de la remise à plus tard de toutes les causes, de la guerre de tranchée, du match nul, du match nul historique. Des temps arrivaient d’individualisme vrai, dans lesquels la règle : « Tu as tant donc tu vaux tant » serait la dominante, et je ne voulais pas être un pionnier du naturisme ridiculisé par les cagots de la médecine traditionnelle et alimenté avec les succulentes et saines racines de la terre. Et elles sont tombées du ciel. Elles sont tombées du ciel.

— Les sœurs Ostrovsky.

— Oui, mais elles ne se faisaient pas appeler Ostrovsky. En théorie, c’était M. von Trotta, son épouse et la sœur de celle-ci. Polonaises, disaient-elles, mais de Prusse polonaise, et elles avaient réussi à passer la frontière depuis l’Allemagne pour fuir les misères de la guerre. Elles avaient dix ans de plus que nous. Elles possédaient cette force d’animaux survivants qui passent par des épreuves terribles et arrivent comme ça dans une Suisse qui s’était contentée d’aider à chausser leurs skis les skieurs capables d’échapper à la guerre et de mettre leurs richesses en sûreté dans les banques. Elles étaient très belles, fortes, généreuses. Nous sommes tombés amoureux d’elles et même von Trotta n’a pas été un obstacle, je ne parle pas de Tatiana, qui ne lui était rien, mais de Catherine, splendide, stimulante, ou peut-être c’était moi qui la voyais ainsi, jeune médecin presque puceau à qui on fait cadeau d’une maîtresse qui voulait tout, tout de suite. Nous sommes devenus inséparables, tous les cinq, von Trotta inclus, et nous en avons appris beaucoup plus sur nous-mêmes que sur elles. Hans et moi, nous voulions transformer tout le savoir de son père en moyen de gagner de l’argent. Nous comprenions que les gens allaient recommencer à s’occuper d’eux-mêmes après s’être occupés de l’histoire du monde pendant vingt ans, nous sentions venir le temps du narcissisme qui a littéralement explosé dans les années soixante. Avant tout, nous voulions monter une grande clinique en Suisse à l’ombre du prestige de Faber et jeter les fondations d’une multinationale de la santé naturelle. Hans apportait la gestion, moi mon ascendant sur son père et mes connaissances scientifiques mais qui mettrait l’argent ? C’est alors que Tatiana, c’est-à-dire mistress Simpson, sauta le pas : « Nous. »

« Elles nous connaissaient bien et savaient que nous étions vaguement anarchistes, pas assez pour l’être vraiment mais suffisamment pour accepter n’importe quelle tentation de conduite et de destin individuels. Elles nous firent des aveux. En réalité, elles étaient biélorusses anticommunistes et avaient joué un rôle dans le gouvernement biélorusse que les Allemands avaient mis en place pendant l’occupation. Ce n’était pas tout, elles avaient milité dans les S.S. biélorusses et avaient été en contact étroit avec les Einsatzgruppen, formations mobiles spéciales organisées par Himmler et chargées de liquider les officiels communistes, les résistants, les saboteurs, les juifs du front oriental, par des moyens illégaux ; autrement dit, c’était un organisme d’extermination doté d’un service de renseignement dans lequel les sœurs Ostrovsky travaillèrent. Grâce à leur emploi, elles étaient en contact avec l’Abwehr, le service d’espionnage et de contre-espionnage allemand dirigé par Canaris jusqu’à son élimination. Je ne suis pas spécialiste de la question, mais les récits de Tatiana et de Catherine sont restés gravés dans ma mémoire, comme seuls peuvent y rester gravés les récits les plus merveilleux de l’enfance, et j’attribue cela précisément à la nature provinciale de mon imagination et de ma mémoire. Et aussi des noms, des noms qui me seraient inutiles par la suite, comme ceux de Charlemagne et de Guillaume Tell. Qu’est-ce que ça vous dit, des noms comme Gehlen ou Wisner ?

— Frank Wisner ?

— Je ne me souviens que de Wisner tout court.

— S’il s’agit d’espionnage, nous parlons du même.

Frank Wisner a été le fondateur de l’Office of Policy and Coordination, O.P.C., une officine d’information et de guerre idéologique dirigée contre l’Union soviétique.

— Nous parlons bien de la même personne. Vous savez que la science et la technologie des puissances victorieuses, spécialement les États-Unis et l’U.R.S.S., ont utilisé le talent et l’avance des savants et des techniciens nazis. Il s’est passé la même chose avec les espions et les agents de renseignement. On préparait la guerre froide et il était fondamental de compter sur des agents provenant de cette féroce école d’antisoviétisme qu’avaient été les S.S. et aussi sur des agents originaires d’au-delà du rideau de fer, connaissant bien les mécanismes économiques, politiques, sociaux, psychologiques, culturels de l’U.R.S.S. et de ses satellites. Reinhard Gehlen était l’homme dont Wisner avait besoin pour tisser un réseau dissuasif d’espionnage, à son tour nourri d’anciens nazis.

« Vous, les Espagnols, vous avez un proverbe merveilleux : “À cheval donné, on ne regarde pas les dents.” Les Russes et les Américains ont utilisé des anciens nazis sans même les faire passer par un programme de dépuration idéologique. Wisner a recruté Gehlen sans chercher plus loin et il en a fait l’homme clé de la construction d’un service d’espionnage antisoviétique, au moment où éclatait la guerre froide, c’est-à-dire vers 1946 ou 1948. Mais je vais trop vite. Je ne vous ai pas dit qui est Gehlen. Reinhard Gehlen avait été l’un des meilleurs espions allemands pendant la guerre, le chef de la Fremde Heere Ost, la section orientale de renseignement militaire, et quand il a vu que les choses tournaient mal, il a fait en sorte d’être arrêté par les troupes américaines et il a négocié la reddition de son équipe et la remise des immenses archives dont il disposait. Ironie de l’histoire. Gehlen a été le seul général de la Wehrmacht à continuer son activité après la guerre et à la tête d’une équipe intacte. Ensuite, il a été chef du contre-espionnage en R.F.A. et il est mort dans les années soixante comme un citoyen respectable. Les guerres, monsieur Carvalho, ne sont perdues que par ceux qui meurent ou qui n’ont rien à vendre ou à échanger. Lui avait beaucoup à offrir à Wisner et entre autres choses un réseau important de Biélorusses collaborateurs qui, à l’intérieur ou hors de l’U.R.S.S., voulaient continuer à lutter contre le régime soviétique, surtout s’ils étaient bien payés, même si, dans ce jeu-là, il y a toujours des idéalistes qui sont prêts à tout. Mais Gehlen n’arriverait à cet accord qu’en 1948, du moins aux accords définitifs ; pendant ce temps, il avait organisé ses propres réseaux de survie, des réseaux précaires à l’intérieur de l’Europe occupée par les Alliés, mais importants et promis à un bel avenir dans ce qui restait de l’Europe fasciste, par exemple l’Espagne et le Portugal, sans parler des pays latino-américains qui sympathisaient avec les puissances de l’Est par haine de la colonisation yankee. Donc, les von Trotta passaient par la Suisse, en route vers l’Espagne, ou plutôt, pour l’instant, vers un port où embarquer une marchandise que Gehlen leur avait confiée : tous les documents sur la collaboration avec les S.S. de Biélorussie et les documents secrets du gouvernement fantoche. Et quelque chose en plus dont ils n’avaient pas parlé : de l’argent. Mieux encore : de l’or et des bijoux. Des lingots des banques spoliées et des bijoux de familles juives ou simplement nationalistes dont, tant en U.R.S.S. qu’en Pologne, les propriétés avaient été confisquées.

« Elles ne nous racontèrent pas aussi crûment que je suis en train de le faire d’où venait l’argent, mais, enfin ! Hans et moi, nous disposions d’assez d’indices pour déduire ce qu’il y avait à déduire, mais nous n’en fîmes rien. L’offre était tentante. Elles nous offraient de blanchir une partie de cet argent. Nous réalisions notre multinationale, eux devenaient actionnaires et l’entreprise serait la couverture du réseau Gehlen. Pour l’instant, nous les aidions déjà à transporter leur butin dans les caves d’un vieil entrepôt destiné par le père Faber à devenir un laboratoire d’aliments diététiques, et nous fûmes bien obligés de mettre Dietrich au courant, parce que son père, qui voulait l’aguerrir et combattre sa tendance à ne rien faire, l’avait chargé de surveiller l’entrepôt. Nous ne voulions pas tout lui raconter, mais il ne nous a même pas laissé terminer. Il a demandé sa part, nous la lui avons promise et ce fut tout. Je crois que de ce jour-là, c’est-à-dire depuis 1946, nous n’en avons jamais reparlé avec Dietrich, jusqu’à ce soir, devant Fresnedo et Serrano.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Curieusement, il était très intéressé. Trop intéressé. Un moment, j’ai cru qu’il avait joué un rôle dans la danse macabre de ces jours derniers. Mais c’est peut-être que la mort de Hans a mis un point final à sa longue adolescence et qu’il se prépare à partager avec moi la direction de cet empire. Nous sommes sur le point d’exporter nos produits même aux États-Unis, monsieur Carvalho.

— Bravo.

— Vous voulez que je continue ?

— Et comment ! Surtout que nous ne sommes pas encore arrivés en Espagne.

— C’est exact. Nous sommes en 1946 et nous préparons le départ vers l’Espagne, où Gehlen et les sœurs Ostrovsky étaient en contact avec de puissants dignitaires du régime franquiste. Pour des raisons compliquées, ce voyage fut retardé jusqu’à fin 48 ou début 49. Nous avons blanchi une partie du butin en Suisse et nous avons commencé la construction de la clinique. Le travail de Hans pour convaincre son père que l’argent était un don de généreux malades allemands qui lui devaient leur guérison miraculeuse fut délicieux et diabolique. C’est une des raisons, entre autres, qui retarda l’opération espagnole, qui ensuite, à son tour… Mais, bon. Suivons l’ordre chronologique. Wisner rencontra Gehlen en 1948, dans la localité de Pullach, à quelques kilomètres de Munich. Tatiana, qui s’y était rendue aussi, nous a raconté que Gehlen, à la tête de son équipe, habitait dans une grosse maison fortifiée sur laquelle avaient été apposées deux plaques caractéristiques : « Société de service des Industries de l’Allemagne méridionale » et « Attention, chiens méchants ». Là, Wisner et Gehlen se mettent d’accord pour une collaboration plus étroite et Tatiana reçoit l’ordre de passer aux États-Unis où elle travaillera sous les ordres directs de Wisner. Elle prend le pseudonyme d’Ana Perschka. Parallèlement, Catherine doit transférer les archives secrètes, archives dont Wisner lui-même ignore l’existence, en Espagne le plus tôt possible. C’est alors que les deux sœurs se séparent après un accord sur le jeu de compensations que Tatiana doit recevoir aux États-Unis.

— Cet accord a été respecté ?

— Dans un premier temps, scrupuleusement. Ensuite, moins. Finalement, presque plus.

— C’est pourquoi mistress Simpson est venue réclamer.

— Elle ne venait pas seulement réclamer sa part, mais sauver sa citoyenneté américaine. Les Américains sont très spéciaux, Carvalho ; pendant que Wisner recrutait d’anciens nazis via Gehlen pour lutter contre les Soviétiques, plusieurs commissions du Sénat enquêtaient sur la pénétration des nazis aux États-Unis. Incroyable ! Deux parties de la même administration luttaient souterrainement entre elles, l’une fournissait de faux visas et des citoyennetés frauduleuses, l’autre poursuivait les fraudeurs. Bien sûr, ce double jeu coinçait les espions qui étaient engagés là-dedans, ils étaient toujours sur la corde raide, et parmi eux il y avait mistress Simpson, qui voyait son dossier grossir dangereusement au fil des ans. Finalement, il y a quatre ou cinq ans, ils lui ont mis le marché en main : soit elle leur faisait retrouver les archives secrètes biélorusses, soit elle perdait sa nationalité et était expulsée des États-Unis.

— C’est pour cette raison qu’elle est venue aux Thermes.

— Exactement.

— Enfin nous arrivons en Espagne.

— Nous, nous étions arrivés depuis longtemps, Carvalho. C’est une autre histoire. Cette histoire, peut-être.

La pénombre, le chuchotement de la confession de Gastein contrastaient avec les cris, la musique et les lumières de l’extrémité opposée des Thermes, apparaissant telle une proue illuminée et joyeuse dans la nuit du val du Sang, pendant qu’à la poupe deux hommes s’aidaient mutuellement à recomposer le passé, comme un jeu de découpages en papier. Les plaintes profondes, partant dans tous les sens, comme une nuit incontrôlée, du Niño Camaleón leur parvenaient, entrecoupées de musique de danse et du solo d’un chanteur :

Et à la mer
miroir de mon cœur
demande si j’ai cessé
un jour de t’adorer.

Gastein semblait maintenant attentif aux bouffées de musique qui leur parvenaient.

— Les chansons ont une merveilleuse qualité. Elles collent aux événements, au fil des années elles les font resurgir, comme si pendant tout ce temps elles les avaient traînés derrière elles. Dans quelques années, nous nous souviendrons de notre conversation chaque fois que nous entendrons au loin un tumulte aussi agréable que celui-ci. Nous avions rencontré les sœurs Ostrovsky dans ce qu’on appelait alors un café-concert, L’Atelier. Il s’appelait comme ça. Il y avait un quatuor de femmes qui jouait, elles étaient très grosses, avec des lunettes, elles se ressemblaient entre elles. Elles jouaient, je ne sais plus, je ne me rappelle jamais les titres des chansons, seulement la musique.

Gastein se mit à siffler un fox. Il désirait vraiment y mettre les nuances, que la musique arrive avec toutes ses qualités et ses particularités à la sensibilité de Carvalho. Le détective en avait la chair de poule et il observait le médecin pour voir s’il pouvait être soupçonné d’exercer en ce moment son droit à l’ironie. Pas l’ombre. Gastein se souvenait, voilà tout, d’un moment décisif de sa vie.

— Catherine était la plus décidée. Tatiana la plus prudente. Je sais que c’est difficile à croire quand on a connu une mistress Simpson sénile et plutôt revêche. Elle n’avait pas grand-chose à voir avec la splendide rousse couverte de taches de rousseur qui nous apparut à Hans et à moi comme une héroïne de roman.

— Gastein, nous allions arriver en Espagne.

— Vous disiez ?

— Nous allions arriver en Espagne.

— Je sais. Je sais. Mais j’étais un peu fatigué de raconter. Vous savez, j’ai raconté la même chose à Fresnedo et à Serrano il y a quelques heures. C’est comme assister à la même pièce deux fois dans la même journée. Je suis fatigué physiquement et puis, vous savez, je suis suisse, je regrette, un peu lent. C’est curieux, quand nous avons commencé à nous partager entre la Suisse et ici, certains, parmi nous, ont eu des difficultés, nous préférions tous la Suisse. Notre système de référence était là-bas. Mais peu à peu, nous nous sommes sentis bien ici, et c’est à peine si je vais deux fois par an au sanatorium de Gurling pour superviser les palets. Pure routine. Mais Hans et Dietrich ont mieux aimé rester là-bas. Plus Hans vieillissait, plus il idéalisait son père, il soignait autant que possible les détails susceptibles de grandir la stature du vieux. Il se sentait responsable d’un lignage, seul responsable, Dietrich ne comptait pas.

— Mais Dietrich avait une vie privée. Il lui arrivait bien d’agir pour son compte, tout de même !

— Je ne lui ai jamais connu la moindre initiative. Si, il s’est marié et il a divorcé. Il nous a toujours laissé faire, je ne sais pas si c’est parce qu’il avait une grande confiance en nous ou parce qu’il se fichait de tout. En fait, il est venu ici quand tout était déjà bien en train. Nous commencions à construire quand il est arrivé, dans les années soixante.

— Pourquoi vous êtes-vous installés ici, près des ruines des vieux thermes ?

— Les vieux thermes se détachaient très nettement dans la liste des points de chute possibles en Espagne. Ils ressemblaient à ces naufragés qui essaient d’être vus du ciel en faisant tous les signaux qu’ils peuvent. Venez. Venez. Nous sommes ici, nous criaient-ils. La sécurité de la région était assurée grâce au parrainage d’un dignitaire franquiste, don Anselmo Retamar, il n’est plus de ce monde, qu’on appelait aussi le « Tigre de Bolinches » à cause de ses exploits pendant la guerre civile. On nous avait parlé de cette vallée paradisiaque où les Arabes avaient construit des thermes afin d’utiliser les eaux sulfureuses et l’argile, qu’on disait curative, du Sang. Les Thermes avaient cessé de fonctionner pendant la guerre et bien qu’ils aient été concédés par l’État à la commune pendant des siècles, quand une des prorogations de la concession s’est éteinte en 1942, don Anselmo s’est retrouvé propriétaire. Nous sommes venus, Hans, Catherine et moi, pour examiner l’endroit et il nous a paru, à Hans et à moi, idéal pour y construire une clinique végétarienne moderne, et à Catherine magnifique pour conserver les archives secrètes jusqu’à ce que Gehlen les réclame.

« Une partie des valeurs convertibles, la plus importante, avait déjà été transformée en argent en Suisse, mais nous avons apporté une autre part importante de butin qui a été blanchie ici – les arrhes pour la promesse de vente, le dépôt de fonds pour la construction future du Faber and Faber espagnol et quelques investissements dans des affaires de Retamar. Je n’ai jamais voulu savoir quoi que ce soit sur le côté politique de la question. Je ne m’intéressais qu’au côté médical et commercial et l’accord a parfaitement fonctionné pendant quarante ans, renouvelé de temps en temps grâce aux visites de Tatiana, dont la vie aux États-Unis avait suivi un itinéraire complexe. Mariée deux ou trois fois et divorcée, complètement intégrée à la vie américaine, de plus en plus détachée de son passé. Chaque visite de Tatiana était comme la preuve du passage du temps. Je ne me rendais pas compte du vieillissement de von Trotta, de celui de Catherine, sans parler du mien, mais quand je voyais Tatiana, tous les quatre ou cinq ans, j’avais là, devant mes yeux, la preuve de notre vieillesse.

— Vous l’aimiez toujours ?

— C’était Catherine que j’aimais. Mais ça n’a duré que quelques années. Un beau jour, von Trotta a exigé que nous respections les formes, et quand nous nous sommes mis à respecter les formes, tout s’est défait. En plus, nous étions parvenus à un tournant difficile, j’avais à peine trente ans et Catherine avait dépassé la quarantaine. Mais le facteur affectif ne compte presque pas dans cette histoire. Moi-même, j’ai beaucoup de mal à suivre le fil logique de ce qui est arrivé. Tout a dû commencer lors de l’avant-dernier séjour de Tatiana aux Thermes. Quand elle est arrivée, elle était décidée à négocier la remise des archives aux services secrets américains, elle ne savait pas exactement où elles étaient, mais en tout cas elle savait qu’elles étaient aux Thermes ou dans les environs. Je ne m’y suis pas opposé, mais Hans et Catherine n’ont jamais voulu.

— Et Dietrich et von Trotta ?

— Je vous répète qu’ils ne comptaient pas. Hans pensait tirer de l’argent de ces archives dont nous avions hérité depuis la mort de Gehlen. Pour Catherine, en revanche, c’était conserver un certain pouvoir sur son histoire et sur l’Histoire. L’insistance de sa sœur, les pressions qu’elle exerçait sur nous et qui allaient jusqu’à menacer de nous dénoncer, l’avaient exaspérée et quand elle a appris que Tatiana revenait cette année, elle lui a préparé une réception « dissuasive », disait-elle.

— Elle a engagé Frisch.

— Elle a engagé Frisch. Sa fonction était de surveiller mistress Simpson, de la suivre et, si elle devenait insupportable, de lui faire peur. Elle ne connaissait pas le bourreau qu’elle avait choisi. C’était un psychopathe infantile sur le déclin et il n’a pas su où il devait s’arrêter. Il s’est mis à haïr personnellement mistress Simpson et quand Catherine lui a dit de lui donner un avertissement sérieux parce qu’elle s’était rendu compte que sa sœur était allée fouiller à l’intérieur du pavillon la nuit où vous avez fait le hold-up du siècle, Karl Frisch n’a pas fait de détail. Il l’a tellement avertie qu’il l’a étranglée puis il a jeté son corps dans la piscine. Mais il n’a pas eu, nous n’avons pas eu de chance. Von Trotta l’a vu se débarrasser du corps et il est venu demander des explications. Von Trotta, un homme si discret, qui avait un si grand sens des priorités, de la prudence…

— Si élégant… Son tennis était si élégant. Vous ne m’avez presque rien dit de von Trotta.

— Son histoire manque d’intérêt. Un nazi malgré lui, séduit par les sœurs Ostrovsky et qui a passé le temps qu’il lui restait à vivre à leur traîne.

— Karl Frisch tue von Trotta.

— Nous en sommes restés pétrifiés. Le scandale pouvait couler les Thermes pour toujours. Même la solution trouvée par Serrano, de prendre un bouc émissaire provisoire, ce pauvre Luguín, ne nous sembla pas suffisante. Nous voyions en Karl Frisch un danger, il était un danger, il fallait l’éliminer, mais en dehors des Thermes, pour détourner l’attention ailleurs qu’ici.

— Qui a exécuté le travail ?

— Catherine avait des contacts.

— Et le truc de l’« Exterminateur exterminé » ?

— Catherine était une artiste. Elle avait le sens de la tragédie et du drame. Elle s’est dit que ça ferait partir les gens sur de fausses pistes et que la presse ferait comme d’habitude et qu’elle finirait par mettre les crimes sur le compte de la mafia ou des trafiquants de drogue.

— Si je comprends bien, à ses yeux, Helen ne comptait pas.

— Non. Elle avait raison. Helen ne comptait pas. Helen ne compte pas.

— Vous essayez de conclure l’affaire en tuant le tueur, en exterminant l’exterminateur. Mais il reste deux cadavres : Mme Fedorovna elle-même, c’est-à-dire Catherine Ostrovsky, et Hans Faber.

— Je ne comprends rien à ces morts-là. Il est vrai que tout ce qui est arrivé a créé un mauvais climat. Hans a accusé Catherine d’être allé trop vite en besogne en engageant Frisch. Il y a eu des mots en trop, des discussions absurdes et désagréables où l’on repart à zéro, où l’on refait le monde.

— Et Dietrich ?

— Rien.

— Dietrich rien. C’est le prince héritier et inutile de soixante ans.

— Plus ou moins.

— Avec Fresnedo et Serrano, vous vous ôtes mis d’accord sur quelle explication ?

— Aucune, mais il faut créer l’ombre d’une explication. Le soupçon d’une culpabilité. Ce simple soupçon conclut l’affaire et il n’y a pas d’éléments objectifs ni subjectifs qui puissent la faire resurgir dans l’avenir. Je suis le point final.

— Je ne crois pas que nous soyons arrivés au point final. Pour commencer, qu’est-ce que viennent foutre les Américains dans cette histoire ?

— Quand Serrano a demandé des renseignements à Interpol, sa demande est arrivée dans un service de contrôle américain, ils ont fait le rapprochement et ils ont averti la commission qui s’occupait de mistress Simpson. Ce qui avait été un problème entre nous était devenu un problème d’État, l’ambassade a appris au gouvernement espagnol l’existence de ce stock et lui a fait part de son souhait qu’il soit remis à ses services secrets. Les négociations se sont faites dans notre dos.

— Et, pourtant, les fonctionnaires qui ont dirigé le transfert des archives avaient un plan très détaillé des installations.

— C’est exact.

— Vous l’avez vu ?

— Et vous ?

— De loin, je les ai vus consulter un papier et en une demi-heure ils ont réglé la question.

— Oui. Je me suis approché d’eux, j’ai été surpris ou agacé, de manière puérile, je le reconnais, par l’assurance avec laquelle ils envahissaient les Thermes. Ils avaient un plan tracé à la main du pavillon des boues.

— Qui leur avait remis ce plan ?

— Tatiana, c’est-à-dire mistress Simpson, je suppose.

— Non, impossible, sauf si elle l’avait dessiné la nuit où elle a été assassinée et si elle l’avait jeté dans une bouteille à la mer. Mistress Simpson a découvert tout le mystère du vieux pavillon le soir de notre virée. Je l’ai compris plus tard quand je me suis souvenu de ses souliers mouillés, et que j’ai fait le rapprochement avec les souliers mouillés de Faber. Elle n’a pas eu le temps d’envoyer ce plan. D’ailleurs, que faisait Faber cette nuit-là dans le pavillon, quand il a emprunté le chemin secret ? Il n’avait pas besoin de le faire.

— C’est vrai.

— Qu’est-ce que vous donneriez comme explication pour le plan et l’assassinat de Faber ?

— En privé, je vous dirais la même que vous, mais ça ne m’intéresse pas, je n’en ai pas besoin et le gouvernement n’en a pas besoin, et si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, personne n’en a besoin. L’histoire se termine ici. Écoutez, entendez-vous la musique et les rires ? Nos pensionnaires sont heureux. Ils pensent la même chose que Serrano. Tout ce qui s’est passé, ce sont de vieilles histoires qui n’ont plus aucune signification. Ils ne vivent pas dans le meilleur des mondes, mais ils préfèrent ce monde-là à tous ceux qu’ils ont connus dans le passé ou qu’ils connaîtront dans le futur.

— Vous avez tous voulu la mort de Karl Frisch, vous l’avez tous fait assassiner.

— C’est Catherine qui l’a fait assassiner, et notre silence était évidemment approbateur.

— Avec ce crime arrive dans l’histoire un personnage extérieur, sûrement un autre mercenaire.

— Pas exactement. Un survivant des groupes de choc que don Anselmo avait organisés dans le temps. Catherine avait gardé des contacts avec eux, un peu par affinité idéologique, surtout parce qu’elle n’avait jamais pu se débarrasser du syndrome de l’apatride qui a toujours besoin de pouvoir se raccrocher à quelque chose.

— Ce travail vous a coûté combien ?

— Trois cent mille pesetas, je crois. Catherine n’a pas été très explicite. Elle aimait être seule responsable de ses actes.

— Et pour que Helen se taise ?

— Helen ne sait rien.

— Gastein, vos explications raniment mes souvenirs et je viens de revivre cette séquence dans laquelle vous et moi nous suggérons à Serrano de laisser partir Karl, j’insiste pour que Helen s’en aille avec lui, mais vous détournez ma demande. Qu’il s’en aille, mais qu’elle reste. Vous saviez ce qui allait arriver dès que Karl aurait quitté les Thermes et je ne serais pas étonné que vous vous soyez mis d’accord avec Helen pour qu’elle le laisse partir sans elle. Autre chose, cette femme s’est montrée très persuasive dans ses efforts pour partir d’ici, mais, brusquement, elle a cessé de se démener, elle a presque disparu de la circulation et elle n’a réapparu qu’en veuve éplorée. Depuis, on ne l’a plus revue. Où est Helen, Gastein ?

— Je ne suis pas un obsédé du crime, Carvalho. La jeune femme est saine et sauve, je vous assure.

— Et l’assassin de Frisch ?

— Catherine morte, plus personne ne sait comment contacter ces gens.

— Ils peuvent réapparaître et même essayer de vous soutirer de l’argent.

— Ils seront bien reçus. Maintenant, finissons-en. On s’étonnera de ne pas me voir au bal. Avant de partir, je recevrai vos analyses et je voudrais voir cela avec vous. Je partirai à Bolinches, selon ce qui a été décidé avec Serrano, à dix heures. Je vous attends ici à neuf.

Il le précéda sur le chemin qui menait au salon et à mesure qu’ils avançaient, ils étaient de plus en plus entraînés par l’offre de la fête, à tel point que lorsqu’ils entrèrent par la porte latérale et se frayèrent un chemin parmi les assistants, ils étaient déjà étourdis par le bruit et par la lumière qui nettoyait leurs yeux ténébreux.

Juanito de Utrera, le Niño Camaleón, n’en pouvait plus mais il jubilait, comme une publicité lumineuse :

— Quelle ambiance ! Quelle ambiance pour une fois ! J’hallucine ! J’hallucine, je vous dis !

C’était à lui de passer et, pendant qu’il réglait le battement de ses mains sur les coups frappés par le guitariste contre le bois de sa guitare, Carvalho sentit que, contrairement aux autres fois, les pensionnaires avaient perdu cette réserve de convalescents éduqués dans des manuels de savoir-vivre qui donnait toujours aux fastes des Thermes un certain aspect de goûter pour septuagénaires à dentier. Ce soir-là, au contraire, les corps bougeaient comme si la fête avait été une vraie fête et non un point d’ordre du jour fixé au tableau d’affichage avec une punaise.

L’industriel d’Essen s’est maquillé le visage en blanc et il porte un entonnoir en guise de chapeau, en hommage d’ouverture à Alice au pays des merveilles ; aussi bas de gamme, imaginairement parlant, se trouve le déguisement confectionné par Colom en une longue après-midi de ciseaux et d’obstination dans sa cellule de jeûneur. Il s’est mis en méchant du Ku-Klux-Klan, comme il l’explique ici et là à la colonie espagnole où tous le prennent pour un pénitent de la Semaine sainte de Séville.

— Le modèle de la robe est différent. Celle du Ku-Klux-Klan est moins stylisée, ce n’est pas un modèle de robe strictement religieux, comme celle des pénitents.

Villavicencio s’est contenté d’allonger sa moustache et ses sourcils avec un crayon-feutre noir et de mastiquer un cigare, dans une vaine tentative de ressembler à Groucho Marx, et doña Solita s’est peint la figure en noir et a entouré ses cheveux d’un foulard multicolore, comme la Mammie d’Autant en emporte le vent. Le Basque a réussi à se dégotter un tronc et une hache et, entre deux chansons, il brandit sa hache comme un aizkolari professionnel et la laisse retomber sur le tronc, sous les applaudissements de l’assistance, sans distinction de sexe et de nationalité.

— Mesdames et messieurs, avant de céder la place à l’orchestre de danse le plus génial de tous, j’ai nommé l’orchestre Tutti Frutti, que je vous demande d’applaudir bien fort…

On applaudit bien fort.

— … mon camarade Paco et moi-même allons terminer avec un chant très ancien, aussi ancien que la race espagnole et la race gitane réunies. C’est un chant qui raconte les peines et les joies de l’amour, de l’amour qui est le sentiment le plus, le plus grand qui peut unir les êtres humains. Quand on aime, on accepte tout. On supporte tout…

La voix du chanteur de flamenco s’étrangla.

— … on pardonne tout. La femme qui chante ce chant dit qu’elle préfère vivre en croyant à l’amour de son mari, à l’amour de la personne qu’elle aime le plus, plutôt que connaître la vérité, connaître sa maudite trahison. Le chant dit plus ou moins ceci :

I don’t want to know
don’t tell to me, neighbour,
I prefer to live dreaming
that knowing the truth.

Et il chantonna doucement tandis que Paco finissait d’accorder sa guitare :

Que no me quiero enterar,
no me lo cuentes, vesina,
Prefiero vivir soncindo,
que conoser lo verdá.

Ce fut son succès le plus extraordinaire de la soirée, la soirée la plus triomphale en quinze ans de carrière de chanteur de flamenco en titre de la Faber and Faber, et il résista à la tentation de chanter encore parce qu’il avait la voix cassée et parce que, sans se recommander à Dieu, ni à diable, ni même aux diables atlantiques, le général Delvaux, déguisé en Noureiev, avec des panties de femme qui enserraient le bas de son corps, comme une tempête de sensualité torride, vint occuper d’un bond le centre de la piste de danse improvisée, suivi à distance bégayante par l’orchestre qui essayait de se souvenir, chaque partie pour son compte, des cadences les plus mémorisables du Spectre de la rose. Delvaux portait sur le visage un hiératisme attribué par les historiens au grand Nijinski, et recelait dans son corps la volupté provocante de la meilleure époque du jeune Noureiev ; il ne bougeait pas si mal les bras, mais avec une grâce exagérée, plus proche des secousses ailées et contenues de Margot Fonteyn que de la légère mais solide musculature de Godounov. Il faisait une sorte de saut de son cru, bref mais qu’il parvenait à tenir en suspens dans l’air, contraint par l’étroitesse de la piste que lui laissait la population résidente, saut difficile qui révélait la musculature bien travaillée de ses mollets et mettait en évidence le lamentable laisser-aller de son petit ventre mou et sautillant, superflu dans un ensemble si harmonieux. Il dansait les yeux presque fermés et en se chantant la mélodie pour échapper aux erreurs et aux insuffisances de l’accompagnement, il était conscient de la surprise et de l’admiration qu’il avait causées et il remit ça, porté par l’ivresse du mouvement qui l’entraîna à sauter plusieurs fois, à feindre l’abattement du spectre anéanti et les résurrections euphoriques de spectre enthousiasmé par soi-même. Et si effectivement les cinq premières minutes de représentation soulevèrent un chœur de louanges admiratives en français, langue qui paraît avoir été inventée pour les éloges choraux, au bout de dix minutes commença à gagner une certaine lassitude, encore souriante et condescendante parmi les étrangers, mais désormais agressive et peu tolérante chez les Espagnols.

— Les douze coups de minuit vont sonner pour la Pavlova, rouspétait Sullivan, ce soir-là en habit de jeune nettoyeur de pare-brise aux carrefours, victime de l’économie parallèle et tiers-mondiste.

Il était pieds nus avec une chemise sale et déchirée, bien qu’elle ait une griffe italienne prestigieuse, qu’elle soit en lin et vaille trente mille pesetas. À sa ceinture pendait un chiffon crasseux et il portait à la main un balai d’essuie-glace qu’il avait démonté sur la voiture du Basque. Ce fut Sullivan qui incita la dame née à Madrid mais élevée à Tolède, finalement déguisée en Sévillane, à se lancer sur la piste pour aller donner la réplique au général de l’O.T.A.N.

— À toi de danser des sévillanes, ma chère, ce type est en train de nous endormir.

Et c’est ainsi qu’auprès de Nijinski surgit un feu follet humain emporté par une frénésie de danse parfaitement reconnaissable aux claquements de talons énergiques avec lesquels elle mit à l’épreuve la solidité du dallage. Le général Delvaux n’hésita qu’un instant, mais il choisit de s’adapter aux circonstances et, presque sans transition, il modifia son style, mit les doigts en éventail, se redressa en poteau télégraphique, les joues creusées et le derrière saillant, c’était tout à fait une autre danse, c’était le Greco ou Antonio Gades se cambrant devant le torrent sensuel de la femelle polychrome qui le défiait avec ses allées et venues, la posture un œil noir te regarde mais pas touche que doivent prendre les danseuses espagnoles devant le bouc qui rôde autour d’elle, comme un phallus pourvu de tentacules digitaux annonçant le battement des désirs les plus obscurs. Mais s’il y a déjà eu des auteurs de traités de morale pour dénoncer l’indécence du pas de deux dans la danse espagnole quand l’homme porte un pantalon andalou trop serré, les panties du général poussaient aux limites de l’intolérable visuel la matérialité du sexe, à l’affût du premier relâchement d’attention de la femelle en train de toréer cette bête extraordinaire. Autrement dit, les dames ne quittaient pas des yeux les avantages du général. Et les hommes, les Espagnols principalement, considéraient que cette exhibition était indigne d’un homme de cinquante ans pourvu de sens commun, surtout s’il a la responsabilité de représenter l’Alliance atlantique.

— C’est un scandale, crièrent presque deux messieurs catalans.

C’était exactement ce que pensait Villavicencio, c’était un scandale in situ et un scandale corporatif, dans la mesure où un général est général où qu’il se trouve. Et il eut, comme en ont toujours les Espagnols aux moments les plus délicats, une montée d’inspiration, il se plaça devant l’une des sœurs allemandes et, claquant des talons comme un hussard de Tchernopol, il lui demanda cette danse.

— Mais quelle danse ? essayait de lui opposer l’Allemande déconcertée.

Villavicencio la prit par la main et la conduisit au centre de la piste, faisant intrusion dans le territoire occupé par Delvaux et sa Sévillane, sans faire aucun cas de la perplexité des danseurs qui avaient l’usufruit de la piste, des musiciens, de la majeure partie de la colonie étrangère et des deux Catalans qui, bien qu’indignés par le manque de tenue de Delvaux, auraient préféré le dialogue à la violation de frontières, Villavicencio enlaça l’Allemande pour une valse majestueuse qu’il était seul à entendre. Le colonel espérait que l’orchestre, comprenant sa louable intention, le soutiendrait en passant de la sévillane à la valse et qu’indirectement avertis Delvaux et la femme à la corniche cantabrique abandonneraient la piste et retrouveraient leur calme. Mais il n’arriva rien de tel. Delvaux, irrité par ce qu’il considérait comme une deuxième ingérence des Espagnols dans sa grande nuit triomphale à la tête du London Festival Ballet, retourna à ses cabrioles noureieviennes ; la dame née à Madrid mais élevée à Tolède, également indignée par ce qu’elle considérait comme un lâchage peu galant de son cavalier et une ingérence mal élevée de Villavicencio et de cette abominable vache, se sentit plus sévillane que jamais et fit de sa danse une descente hermétique dans la pureté la plus intime de cet art, tandis que, s’opposant à l’un et à l’autre, Villavicencio et la sœur allemande, presque à la force du poignet, continuaient leur valse sans musique ; les musiciens, quant à eux, choisirent d’entamer un cha-cha-cha, pour qu’enfin les couples envahissent la piste et que le conflit prenne fin. Tension et irrationalité déréglée montaient à vue d’œil et auraient pu donner lieu à de dangereux excès si l’un des musiciens n’avait vu entrer dans le salon deux stars presque identiques, avec de belles jambes nues remuant comme des fouets et beaucoup de cheveux longs, raides et blonds. Le musicien s’empara du micro et, montrant les deux Italiennes qui arrivaient en retard mais étrangement dynamiques, il les présenta pour qu’elles prennent la fête en main.

— Mesdames et messieurs, les deux stars de la danse !

Cette fois la musique fut cohérente avec l’attraction annoncée. Se laissant porter par la mémoire et l’instinct, les musiciens attaquèrent les rythmes de Pour bien faire l’amour, il faut aller vers le sud et les deux jeunes filles se sentirent obligées de jouer le jeu et d’entrer dans la danse. Cérémonieusement, Villavicencio raccompagna l’Allemande auprès de ses sœurs et retourna dans le coin où l’attendait la fraction active de la colonie espagnole.

— Olé, ça c’est des couilles, colonel ! cria Sullivan.

— Il fallait le faire.

Ce fut l’unique commentaire qui sortit des lèvres serrées du colonel, qui continuait à regarder de loin, mais avec défi, un Delvaux qui retournait à ses quartiers d’hiver comme un canard déplumé et éreinté. Celle qui n’était pas d’accord avec l’intrusion de Villavicencio était la dame née à Madrid, élevée à Tolède et secouée à Séville :

— Il faut être plus tolérant ! Nous ne sommes pas dans une caserne, colonel !

— Plus tolérant que moi, ça n’existe pas. Mais la tolérance est une chose, et l’indécence en est une autre. Moi, je n’aime pas me rincer l’œil avec un type qui me montre ce qu’il ne devrait pas me montrer.

Les Italiennes dansaient très bien et ensemble, ce qui incita Carvalho à demander à la réceptionniste si elle savait ce que faisaient ces jeunes filles dans la vie.

— Elles sont danseuses, lui répondit-elle.

Carvalho trouvait déconcertant que ces deux monstres de dépression soient danseuses, et qu’étant déguisées elles ne soient pas déguisées, et qu’étant en train de danser elles ne le fassent pas comme danseuses. C’était aussi une absurdité que deux Allemands se soient déguisés en brancardiers et soient présents à la fête avec un brancard occupé par un autre Allemand déguisé en moribond. Un moribond que ses bandages multiples n’empêchaient pas de participer, assis et joyeux, aux réjouissances, une bouteille d’eau minérale gazeuse dans une main et une d’eau minérale plate dans l’autre. De l’endroit où était placé Carvalho, le visage de Sánchez Bolín semblait contrôler étroitement tout ce qui se passait dans le salon, déformation professionnelle du voyeur qui croit toujours qu’on ne le voit pas. Mais quand il s’approcha, il se rendit compte que Sánchez Bolín n’était pas en état de voir quoi que ce soit. Il dormait comme on croyait que les troncs dorment avant de découvrir que les plantes peuvent avoir des sentiments. Sánchez Bolín dormait sans pitié, en dépit de la blondeur ondulante que soulevaient les Italiennes, des dignités de pas honnêtes qu’imposait Villavicencio et des bas instincts des regards défendus que provoquait Delvaux. S’il avait un jour à décrire une fête comme celle-là, il l’imaginerait, il ne la vivrait pas. L’intention de Carvalho de ne plus laisser entier un seul des livres qui restaient dans sa bibliothèque, reliés comme ils l’étaient tous dans de la peau humaine mal tannée, se raffermit. Mais il n’avait pas trop de temps pour la réflexion, le clou de la fête approchait et la colonie suisse le préparait dans une pièce adjacente. Un des membres de la suite de Julika Stiller annonça que tout était prêt et le salon se vida par ses trois portes en courtes et animées traînées humaines qui descendirent jusqu’à la piscine. L’orchestre fermait la marche en jouant Soupirs d’Espagne, et quand les spectateurs eurent entouré la piscine illuminée, de la chambre-loge de Julika Stiller sortirent quatre femmes déguisées en pleureuses portugaises, annonça-t-on, portugaises parce qu’il n’y avait aucun Portugais aux Thermes et ainsi personne ne pouvait se sentir visé. Entre les pleureuses avançait Julika enveloppée dans le peignoir ordinaire de Faber and Faber, mais chaussant les mêmes babouches pourpres que mistress Simpson, les cheveux retenus par les invraisemblables pièges à taupes à la Carmen Miranda qui donnaient à la tête de feu mistress Simpson un certain air festif de transfuge perpétuelle du carnaval de Rio.

L’arrivée de l’étoile principale et de sa suite fut accueillie par une copieuse salve d’applaudissements qui atteignit son apogée lorsqu’elle enleva son peignoir et que l’on put se rendre compte qu’elle portait un maillot de bain une pièce, décolleté derrière jusqu’à la naissance de la raie des fesses et devant jusqu’à l’abîme interpectoral, en l’occurrence peu tentant car Julika Stiller était presque aussi maigre que mistress Simpson. Autrement dit, le même maillot de bain, ou presque, que celui que portait la septuagénaire américaine au moment de se mettre à flotter, devenue cadavre pionnier, sur l’eau de la piscine des Thermes.

Les pleureuses se placèrent à chaque coin du bassin et Mme Stiller marcha vers le plongeoir. Elle essaya sa flexibilité, recula de quelques pas, puis avança de deux enjambées pour se tendre au garde-à-vous et commencer le saut de l’ange avec les bras ouverts et ensuite progressivement fermés jusqu’à ce que son corps entre en contact avec l’eau comme une lame souple. Il y eut une ou deux incontinences d’applaudissements, d’après ce qu’on dit surgis d’entre les rangs des dames espagnoles qui rangeaient Mme Stiller parmi les femmes les plus élégantes des Thermes. Julika Stiller resta longtemps sans émerger, mais réapparut enfin, méritant un oh ! de soulagement, car plus d’un et d’une pensa que là où il y en avait pour quatre cadavres il pouvait bien y en avoir pour cinq, la majorité d’entre eux ignorant que M. Faber aussi était passé dans une vie meilleure. C’est sur ces entrefaites que Carvalho chercha du regard Dietrich Faber qui était passé inaperçu depuis le début de la fête ; il n’était pas parmi le public. L’inquiétude qu’éveilla en lui la non-présence du cadet des Faber le fit s’approcher de Gastein, qui assistait à la scène, impénétrable, se protégeant le corps d’un froid secret avec ses bras.

— Et M. Faber ?

— Je ne l’ai pas vu.

— Il n’est pas là.

— Et alors ?

Il n’eut pas le temps de juger si Gastein lui avait posé cette question par défi ou par fatigue exaspérée, en effet, Julika Stiller était arrivée à la fin de son exercice. Elle avait réussi à flotter, immobile comme une morte, en s’aidant seulement du constant battement de ses mains, mais maintenant elle essayait de parvenir à cette flottaison inclinée à laquelle seuls parviennent les meilleurs noyés.

Des heures d’entraînement portèrent leur fruit et Julika atteignit son but, tandis que l’assemblée lui décernait une immense ovation et que les pleureuses lançaient dans l’eau de la piscine des poignées de fleurs jaunes. Julika exécuta plusieurs brasses dans divers styles et finalement prit son élan pour faire émerger de l’eau la partie supérieure de son corps, un bras tendu et la main terminée par deux doigts faisant le signe de la victoire. Encore des applaudissements, et la décision collective que la fête était terminée. Commentaires aimables ou enthousiastes et le commun accord que ce qui aurait pu être une parodie intolérable s’était presque transformé en hommage.

— J’en ai été émue, dit doña Solita avec des larmes dans les yeux.

— Cette dame suisse est professeur d’expression corporelle et elle a fait quelque chose de délicat, de très allégorique, de très élégant.

— Élégant, c’est le mot.

C’était le mot qui venait à l’aide de la capacité de jugement de la femme de l’homme au survêtement, ce soir-là vêtu du smoking un peu étroit qu’il mettait toujours dans sa valise.

« Parce qu’on ne sait jamais. » Et aussi : « Parce que quand il faut être habillé, on fait le maximum. Cent pour cent. Le summum. »

Carvalho s’était placé près de Gastein et attendait qu’il se rappelle l’absence de Faber. Mais Gastein faisait comme si de rien n’était et ne voulait pas se retrouver impliqué dans quelque recherche que ce soit, aussi Carvalho se rendit seul dans le hall et demanda à une réceptionniste bâillante où était allé se fourrer Dietrich. Elle ne l’avait pas vu. Il ouvrit la porte du bureau privé de la direction et il n’y était pas. Il n’était pas non plus dans celui de la direction générale. Ni dans sa chambre. Carvalho courait déjà vers le jardin pour faire entrer un peu d’urgence et de prévention dans l’esprit fatigué de Gastein quand il eut l’idée d’aller jusqu’à la salle de vidéo et d’ouvrir la porte en grand d’un coup. Sur l’écran défilaient les images d’un film des Marx Brothers, Soupe au canard, et dans la salle il n’y avait qu’un spectateur, qui, contrarié, tourna la tête quand un carré de lumière vint briser son harmonieuse solitude. C’était Dietrich. Mais quand il reconnut Carvalho, il se mit à sourire d’abord, ensuite à rire et finit par lever un bras et montrer à l’intrus ce qu’il tenait dans une main, camouflé entre ses jambes de spectateur solitaire : un verre plein de whisky qu’il tendit à Carvalho :

— Ça vous dit ?

La mère qui t’a donné le jour, pensa Carvalho en reculant. Si ton père voyait ça…

— Triglycérides presque équilibrés. Sucre, juste ce qu’il faut. Le mauvais cholestérol a presque disparu. Le bon se porte bien. Lipides corrects. Tension normale.

Enfin ! Vous voilà comme neuf. Si vous pouviez observer un régime raisonnable, vous n’auriez même plus à craindre pour votre foie. S’il n’est pas complètement fichu, le foie guérit de tout. C’est un viscère reconnaissant.

C’est le naturel du médecin. Un naturel créé au long de presque quarante ans de métier, quarante ans à interpréter le rôle du sorcier de la santé suprême, à la portée seulement de personnes capables d’imaginer une médecine alternative, une santé alternative. Une autre vie dans cette vie-ci.

— Il faudrait que je mange horriblement mal jusqu’à la fin de mes jours.

— Vous auriez plus de jours à vivre. Et puis je ne suis pas d’accord avec cette idée que vous mangeriez mal. Ceux qui mangent mal sont ceux qui ne mangent pas assez ou qui mangent trop. N’oubliez pas de vous faire faire des analyses de sang fréquemment et de les comparer avec vos résultats d’aujourd’hui. Mais que ça ne vous empêche pas de consulter votre médecin de famille.

— Je n’en ai pas.

— À votre âge, vous devriez avoir un médecin qui vous suive. C’est le dernier conseil que je vous donne. Il est possible que quand tout ce que je vous ai annoncé hier sera passé j’aille réinstaller pour quelque temps en Suisse. Je préfère les Thermes, mais il faut donner du temps au temps. Adieu, monsieur Carvalho. Vous avez remis votre rapport à Faber ?

— Oui.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Rien. Il m’a fait parvenir un chèque et je lui ai fait parvenir le mien. La différence est en sa faveur.

Gastein se contenta de lever une main, mais sans lever pour autant les yeux de la fiche de son patient suivant. Carvalho s’était réveillé impatient. Il se fit faire son dernier massage sous l’eau et discuta avec la masseuse de ce qui était arrivé, ne recevant en réponse que des monosyllabes et des exclamations abstraites. Pour tous les habitants des Thermes, sauf quatre ou cinq d’entre eux, M. Faber était retourné en Suisse régler une question urgente. La veille au soir, il avait déjà eu droit à une soupe solide de pommes de terre et de carottes et maintenant, dans la salle à manger des convives normaux, on lui offrait une infusion de chicorée, une tranche de pain complet avec du fromage blanc, deux prunes et une cuillerée de son. Un repas de fugitif du front russe dans les romans de Virgil Georghiu. Mais c’était un petit déjeuner plein de choses appartenant à des catégories alimentaires acceptées par le palais : fromage, pain, fruits. Ils se rapprochaient donc de leur statut d’omnivores et sentaient dans leur corps le vide des kilos perdus et au-delà le monde, perçu comme un objet propice.

Habitants d’une île culturelle fermée encore plus par les événements qui s’y étaient passés, ils se sentaient compagnons d’une expérience inénarrable et ils se tutoyaient et ils échangeaient des cartes de visite avec l’ingénuité de libérés du service militaire incapables d’imaginer la vie qui les attendait sans les autres. L’homme au survêtement restait fidèle à son accoutrement.

— C’est très confortable pour conduire.

Et à ses préjugés idéologiques transformés en de glissants regards de doute sur un Sánchez Bolín absent qui prenait son petit déjeuner humain avec la tristesse que seul peut éprouver un gourmet devant un aussi triste spectacle. En revanche, Villavicencio distribuait les poignées de main et les tapes solides sur les épaules des hommes, sans autre exception que celle de Sánchez Bolín à qui il serra la main seulement.

— Je vais prendre mes affaires dans la salle de bains et je suis à vous, le prévint l’écrivain. Je rentre parfaitement dans mon costume.

Carvalho avala ce qui lui restait de son infusion de chicorée et, en éloignant sa tasse de ses lèvres, il vit Gastein embarquer un modeste bagage dans une voiture de sport bicolore, dire au revoir à quelqu’un situé plus haut que Carvalho ne pouvait pas voir, s’asseoir au volant, manœuvrer lentement et partir, au contraire, en accélérant à en juger par la pétarade des deux pots d’échappement. Carvalho ferma les yeux. Gastein parti, l’histoire était terminée et il avait plus que jamais hâte de quitter ce couvent pour gros, couvrir les mille kilomètres au moins qui le séparaient de Barcelone, retrouver sa vie arrêtée vingt jours plus tôt, ses racines ou n’importe quoi, sa famille, Biscuter, Charo, Bromure, Fuster, chacun dans son rôle composant une étrange portée de solitaires. S’il se tenait à carreau et suivait les conseils diététiques du livre Faber-Gastein, il vivrait davantage dans de meilleures conditions.

— Je suis venu vous dire au revoir.

Le jeune fromager était conscient d’être beaucoup plus près de ressembler à Robert Redford que vingt jours plus tôt et à ses côtés Arancha était fière de ses dons de chasseresse.

— Vous partez aussi ?

— Non. Je reste quelques jours de plus pour finir ma réadaptation.

— Les nouveaux clients arrivent déjà, mais ils n’ont pas encore laissé entrer les journalistes. On m’a dit à la réception que les demandes d’admission ont triplé.

Le Basque voulait arriver à temps à Cordoue pour manger au Caballo Rojo de l’agneau au miel d’eucalyptus.

— Après l’agneau basquaise, c’est le plus savoureux que je connaisse. Pendant ces vingt jours, j’ai fait assez d’efforts pour pouvoir manger comme un roi pendant les trois cent quarante qui restent.

Telle n’était pas la philosophie dominante. En même temps que des cartes de visite, on avait échangé des recettes magiques qui assuraient la conservation de la ligne acquise, ou l’adresse d’un homéopathe extraordinaire, français, bien entendu, à qui il suffisait de voir les gens à poil à trois ou quatre mètres de distance pour deviner leur métabolisme comme s’il avait des rayons X dans les yeux.

— Et si tu ne peux pas y aller, tu lui racontes ton histoire au téléphone et il t’envoie des recettes épatantes qui vous vont comme si elles étaient faites sur mesure.

Il y avait des corps adonnés aux médecines expérimentales, spécialement parmi les Catalans, dont certains se soumettaient à de périodiques saignées avec des ventouses de verre pour se désintoxiquer et à de petites transfusions de sang traité à l’ozone pour augmenter l’oxygénation et favoriser le processus métabolique.

— Parfois, ça me fait bizarre, quand je vois mon dos couvert comme de morsures de sangsues. Ça ressemble aux histoires de vampires, mais, tu vois, ça me fait du bien, en tout cas c’est ce que je sens, ou je le crois, et c’est ce qui compte.

Il retourna dans sa chambre pour la dernière fois, attrapa sa valise et sa trousse de toilette, et la raquette insuffisante avec laquelle il n’était pas parvenu à atteindre l’idéal de tennis élégant que lui avait suggéré le capitaine des S.S. Siegfried Keller. Il alla jusqu’à sa voiture immobilisée depuis presque trois semaines et, en ouvrant le coffre, il eut l’impression de disposer pour la première fois de quelque chose à lui et il s’assit au volant pour éprouver la sensation de s’asseoir dans quelque chose qui ressemblait à sa maison. Mais Sánchez Bolín était en retard, il ressortit de sa voiture, se rapprocha de la vue sur le parc, sur la piscine, sur le pavillon des boues, sur les panneaux portant les consignes sanitaires :

Votre corps vous en remerciera.
Ne vous haïssez pas. Soignez votre image.
Dieu vous a donné la vie. À vous d’y ajouter la santé.
Il faut manger pour vivre, non pas vivre pour manger.
Mâchez tout, même l’eau.
Il faut mâcher chaque bouchée trente-trois fois.
Votre corps est votre meilleur ami.
La diète : un moyen de prolonger la vie.
Ce qui, pour d’autres, est une nourriture saine, pour vous peut être un poison.
Il n’y a pas de régimes magiques, mais il n’y a pas non plus de pilules magiques.
Pensez comme si vous étiez mince, agissez comme si vous étiez mince.
À l’intérieur du réfrigérateur se trouve votre pire ennemi.
Quand manger est un vice, ce n’est plus un plaisir.
La nourriture en excès est une drogue dure.

Il promenait le regard sur les lettres comme s’il se dépêchait pour arriver à ce qui l’intéressait le plus dans ce paysage qu’il voyait, supposait-il, pour la dernière fois. Le pavillon montrait fièrement sa splendeur d’archéologie, ignorant qu’on l’avait dépouillé de son secret le plus convoité, ou peut-être libéré d’un anticorps qui avait falsifié son sens exact : être un monument à la mémoire innocente. De profil sur la terrasse supérieure du salon des jeûnes, Dietrich Faber contemplait les limites de son royaume, un verre de jus de fruit dans une main, l’autre enfoncée dans la poche de son pantalon. Il laissa soudain plonger son regard en piqué, comme s’il se sentait observé, et il le posa sur la tête de Carvalho tournée vers lui. Il lui offrit un verre silencieusement et ensuite inclina le haut du corps pour lui crier de sa voix de ventriloque, en s’aidant d’une main en porte-voix :

— Comment ça va, monsieur Carvalho ? Quelle mine splendide ! La cure vous fait du bien ? Mais je ne devrais pas vous le demander, votre visage parle pour vous. Je vais allumer une bougie pour fêter votre victoire.

Il se redressa, vida le contenu de son verre d’un trait et se retira de la balustrade, comme le châtelain se retire du créneau de son château après avoir observé les limites du monde connu. Mais l’arrivée de Sánchez Bolín manquant de mains pour porter tous ses livres, sa machine à écrire, lui-même, l’obligea à oublier l’apparition de la marionnette parlante et à aider l’écrivain à prendre momentanément possession de son coffre.

— C’est comme ça que j’aimerais voyager. Une valise et une raquette de tennis. Mais je ne peux pas. Les livres font partie de ma vie. Je pourrais vous raconter le cas d’un ancien dirigeant communiste, très sceptique y compris quand il était dirigeant. Il s’appelait Rancaño et il a même été directeur général de quelque chose pendant la guerre civile. Eh bien, dans une des ses allées et venues d’exil, en compagnie de milliers de livres et de beaucoup d’enfants, à Pékin, il a dû choisir entre faire monter ses enfants sur le bateau ou ses livres. Et il a choisi les livres. On n’a pas le droit d’abandonner les livres ni les chiens. Les enfants, si. Quelqu’un s’occupera d’eux, et en plus les enfants parlent. Ils n’arrêtent pas de parler.

Sánchez Bolín s’assit dans la voiture et attendit que Carvalho ait aspiré sa dernière bouffée de Thermes.

— Ne regardez pas tant. Vous reviendrez. C’est comme un vice. Une délégation de la volonté. Ce qu’on n’est pas capable de faire tout seul pendant un an, on vient se le faire imposer par les circonstances pendant vingt jours.

Le voyage silencieux commençait, après que l’écrivain eut demandé à Carvalho de le laisser à l’aéroport, à cinq kilomètres de Bolinches.

— J’aime arriver dans les aéroports avec deux heures d’avance ; on donne ainsi moins de prétextes à ces fils de putes pour vous laisser à terre.

Mais avant ils durent traverser la barrière de journalistes qui continuaient à monter la garde derrière la grille : ou s’arrêter ou passer par-dessus les cadavres de garçons et de filles se bagarrant pour le premier reportage de leur vie de journaliste, ou les corps de vieux journalistes en dégringolade, essayant de démontrer qu’ils étaient encore capables de passer leur micro sous le nez de ces gamins prétentieux. Par la fenêtre ouverte pénétrèrent des bouquets de bras et de micros de magnétophones.

— Vous êtes des clients des Thermes ?

— Que s’est-il passé exactement ?

— C’est vrai que M. Faber a eu un infarctus ?

— Qu’est-ce que les Américains ont emporté ?

— Qui a trouvé l’héroïne ?

— Mistress Simpson était-elle en relation avec la mafia italienne ?

Quelqu’un reconnut Sánchez Bolín et les micros et les magnétophones abandonnèrent la fenêtre de Carvalho comme des oiseaux prévenus que le grain se trouvait dans un autre grenier. Sánchez Bolín écouta toutes les questions en bloc et exigea un peu de silence pour répondre :

— À mon avis, selon ce que j’ai pu comprendre, la cause de tout cela est un manque de sens de la mesure. Le moment viendra où vous comprendrez combien il est important d’avoir le sens de la mesure.

Il profita de la stupéfaction causée par ses paroles pour lever la vitre de la fenêtre et inciter du geste Carvalho à démarrer.

— Ces jeunes perdent leur temps. Ils devraient inventer une histoire et tout le monde leur en serait reconnaissant.

Carvalho était descendu aux Thermes en voiture parce qu’il espérait passer ses après-midi à visiter la région, à s’approcher de la Côte torride et de la madrague abandonnée de Los Califas. Une madrague qui s’était retrouvée un jour sans thons, comme Kelitea, à Rhodes, s’était retrouvée sans ses eaux thermales et comme les Thermes, un jour, perdraient leur sang jaune d’eaux sulfureuses. Mais les événements en avaient décidé autrement et son parcours de retour était la dernière chance qui lui restait d’admirer la splendeur de l’oasis construite par les eaux rouges du Sang, en contraste avec la brusque sécheresse de la terre dès que la route tournait le dos aux eaux courant à leur perte.

— Vous avez vu les nouveaux clients ? dit tout à coup Sánchez Bolín, alors que Carvalho le croyait endormi.

— Non.

— Ils sont comme les anciens. Ces stations thermales sont la réserve spirituelle de la crème de la vieille droite espagnole. Je crois que j’ai besoin de m’y plonger de temps en temps, pour retrouver le sens de la mesure. Quand on ne voit toute l’année que des éditeurs, des rouges et des sélectionneurs nationaux de littérature, on court le risque de perdre le sens des réalités. Un jour, je me dis : Va donc aux Thermes passer un petit séjour chez les réactionnaires. Ça me fait beaucoup de bien.

— Cette fois, c’était intéressant, mais peu agréable.

— Un mauvais tour. On nous a joué un mauvais tour. En plus, il y avait cet horrible homme au survêtement, horrible, mais digne d’étude. À conserver dans un musée de l’homme. Je le disséquerais avant qu’il meure de mort violente et qu’on ne puisse plus se servir des restes.

À nouveau le silence et au loin la promesse de Bolinches. Ils ne devaient pas être bien loin du croisement pour l’aéroport et, en effet, le premier panneau apparut indiquant la route à deux kilomètres. Ce fut en prêtant attention au panneau qu’il vit une voiture en suspens au-dessus du précipice, écrasée contre un chêne tombé à terre sous le choc. Il la reconnut immédiatement et ne trouva pas les mots adéquats pour réveiller Sánchez Bolín, définitivement endormi, ou se prévenir lui-même que oui, ce qu’il voyait était vrai. Il freina brusquement et le corps de l’écrivain bascula vers l’avant, une main tendue instinctivement pour éviter d’aller s’écraser contre le pare-brise.

— Mais, qu’est-ce qu’il vous prend ?

Carvalho avait déjà sauté de la voiture et courait vers le fossé pour se laisser porter par son poids vers la voiture de sport de Gastein, tristement froissée et échouée en haut de la pente. Il ne fut pas nécessaire d’examiner soigneusement l’intérieur. La moitié du corps de Gastein pendait par la fenêtre, sur son visage la dernière souffrance éliminait les traces d’équilibre et de noblesse qu’il avait modelés avec satisfaction sa vie durant et le sang couvrait son front d’une ombre définitive qui le réduisait au silence. Mais il n’était pas seul. Helen Frisch, la soi-disant Helen Frisch, réapparaissait pour mourir, le cou rompu et la tête retombant contre l’autre fenêtre, comme si elle refusait de voir ou d’accepter la mort de Gastein.

Carvalho ne put éviter un regard professionnel pour cette tombe suspendue au-dessus du précipice, qu’une poussée aurait suffi à faire basculer dans un abîme de distance et d’oubli. Quelqu’un avait foncé sur le côté de la voiture et avait laissé la carrosserie froissée comme un papier crissant, en même temps qu’il déstabilisait la direction et envoyait Gastein et Helen s’ajouter au nombre de morts et de règlements de comptes que les Thermes avaient connus.

— Maintenant, l’histoire est vraiment terminée, Gastein.

Il retourna vers sa voiture auprès de laquelle Sánchez Bolín examinait la scène avec des yeux myopes mais sans doute assez intéressés.

— Qui était-ce ?

— Gastein et Helen, la Suissesse.

— La Suissesse. Femme splendide.

Il avait envie de se débarrasser de Sánchez Bolín le plus vite possible, il voulait penser pour son compte, peut-être faire quelque chose. Ou bien non. Ne rien faire et penser pour son compte dans la solitude propice de sa voiture. C’est pourquoi le dernier commentaire qu’allait faire Sánchez Bolín avant de descendre à l’aéroport de Bolinches résonna à ses oreilles comme un bruit désagréable :

— Sept morts. Invraisemblable. Si je me permettais de mettre sept morts dans un roman, mon éditeur me le jetterait à la figure.