— Ne me regarde pas comme ça. Je peux appeler des amis à moi pour qu’ils se mobilisent. Par exemple, l’actuel ministre des Affaires étrangères… Comment s’appelle-t-il ce garçon qui était si ami avec l’oncle Fernando… Ah ! oui, Pérez Llorca… Il n’en a pas pour longtemps comme ministre, il pourrait peut-être faire quelque chose. Je suppose qu’il se souviendra de moi. Mais oui. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt. Le Seni et moi faisions partie des cercles monarchistes il y a… enfin… il y a belle lurette. J’appellerai Senillosa… Quant à aller à Bangkok, mon garçon, c’est la barbe et c’est cher. Moi, dans ma situation, je ne peux aider personne. Pas même toi, Tito, et ce n’est pas par manque d’envie. Ce travail-ci est provisoire et le patron, qui est un de mes amis intimes, me paie de manière tout à fait exceptionnelle parce que c’est moi et parce qu’en vérité je réussis très bien avec les chiens. Chez nous, nous avons toujours eu des chiens de race et des chevaux. Tu le sais, Tito. Mais je n’ai pas la possibilité d’aider qui que ce soit à part moi-même. Tu sais bien, Tito, que j’ai choisi la liberté.

— Mais au moins, bouge-toi. Téléphone à ces messieurs.

— Ici ? Maintenant ?

— Ici et maintenant.

— Mais, Tito. Ce n’est pas convenable. Ce n’est ni le lieu, ni l’heure.

— Maman est en danger.

Ernesto a saisi son père par le bras et monsieur le dresseur incline la tête, vaincu par l’obstination de son fils. Il se dirige vers une villa sur laquelle trône la même enseigne : « Résidence canine Pluto ». La démarche lasse de l’homme devient allure dégagée dès qu’il a franchi la porte d’entrée et qu’il pénètre dans un bureau où un grand type brun, à l’air gitan sous son bronzage, scrute des papiers.

— Alfonso, regarde, mon fils Tito et un ami. Ma femme est dans le pétrin et il faut que je passe quelques coups de fil à des amis.

Le grand type a relevé sa grosse tête, offrant un visage sombre et tout plissé aux nouveaux arrivants.

— Je t’ai répété cent fois que je ne veux pas de coups de téléphone pendant les heures de travail.

— Mais écoute, là c’est un cas d’urgence. J’allais oublier de vous présenter Alfonso, l’âme de cette affaire.

Alfonso n’a pas changé d’avis même si on vient de le présenter comme l’âme de tout cela.

— Combien de chiens as-tu fait travailler ce matin ?

— Trois.

— Et celui de Mme Carola ?

— Aussi.

— Où dois-tu appeler ?

— À Madrid d’abord pour parler à Pérez Llorca.

— À Pérez qui ?

— Pérez Llorca, le ministre des Affaires étrangères.

Alfonso reste plongé dans la tourmente qui vient de se déchaîner sous son crâne ; il ouvre les yeux avec étonnement lorsque Ernesto saisit le téléphone et le met entre les mains de son père.

— Nous vous paierons les communications et le temps de travail que perd mon père.

Les yeux et la bouche d’Alfonso se sont ouverts pour absorber toutes les images nécessaires à la justification de la dure condamnation que ses lèvres vont émettre. Tandis que le dresseur s’enquiert du numéro du ministère des Affaires étrangères, Alfonso se lève et tend un doigt accusateur vers le gamin.

— Dans ce bureau c’est encore moi qui prends les décisions et je ne tolère pas que des voyous viennent fourrer leur nez dans mes affaires. Si tu ne mérites pas l’argent que je te paye, tu mérites encore moins le droit de téléphoner aux heures ouvrables !

Et une pogne s’empare du combiné juste au moment où le dresseur vient d’obtenir le numéro demandé. Le dresseur ferme les yeux et se raidit.

— Écoute, Alfonso, ça suffit. Fous-toi le téléphone où je pense et cherche-toi quelqu’un d’autre pour dresser tes chiens.

Alfonso met un certain temps à comprendre que son protégé a quitté sa protection.

— Alors tu t’en vas. Mais où vas-tu aller ?

— Ce ne sont pas les occasions qui vont me manquer.

— Toi ? Tu es complètement brûlé…

Carvalho pousse Ernesto pour éviter qu’il ne s’accroche avec le grand type qui les suit à petits pas et à grands cris.

— Et dire que je t’avais donné ce travail par charité ! À quoi tu sers, toi, hein ?

Et soudain, comme si la porte de l’enclos délimitait le champ de son autorité, l’homme s’arrêta contemplant le départ des trois autres.

— Et ce mec-là est un de tes amis ?

— Nous avons fait nos études secondaires et universitaires ensemble… enfin. Mais ses affaires tournent mal et il voit rouge. C’est un malotru.

— Tu ne changes pas de tenue ?

— Je viens comme ça tous les jours.

— Et tu arrives comment ?

— En train ou, si je le rate, en auto-stop. Accompagnez-moi à Barcelone et j’appellerai de chez la grand-mère ; la pauvre, ça fait plus de six mois que je l’ai pas vue.

— Tu n’as pas le téléphone chez toi ?

— Je vis avec des copains dans un vieil appartement du centre et non, il n’y a pas de téléphone. On est mieux sans. Pas vrai ? Et toi Tito, tu as le téléphone ?

— Non.

— Tu vois bien.

Un sourire révèle la trame des ridules comme tracées au stylet et il y a quelque chose comme une demande d’excuses dans les yeux rieurs et un reste de dignité dans la main qui remet en place sa frange poivre et sel. Ernesto est plongé dans ses pensées sur le siège arrière, Carvalho, au volant, l’ancien dresseur monologue à haute voix feignant d’informer son fils.

— En fait, j’en avais vraiment marre. J’ai accepté ce boulot, Tito, parce que c’était au grand air et tu sais que ces dernières années je ne supportais plus d’être enfermé. Je vais appeler ces gens, après quoi, je crois que je vais retourner à Ibiza. Ce n’est pas la pleine saison, mais pour moi il y a toujours un boulot de serveur ou de chauffeur. Là-bas en baragouinant une ou deux langues, on s’en tire, et tu ne peux pas savoir ce que je bénis papa et maman de m’avoir fait apprendre l’allemand dès mon plus jeune âge. Parce que tu sais, les Allemands ce sont les Américains de l’Europe. Tito, mon petit, je le regrette parce que c’est ta mère, mais je ne vois pas comment ça pourrait s’arranger. C’est une très chic fille, ça je ne dirai jamais le contraire, mais elle n’a rien dans le ciboulot. Maintenant, attendez-moi, je vais monter tout seul chez Mamie.

— Je t’accompagne.

Dit Ernesto sans lui laisser la possibilité de refuser.

— Comme tu veux, mais tu sais que Mamie ne t’a pas pardonné ton histoire avec cette fille.

— Je t’accompagne.

L’ancien dresseur sourit avec condescendance et pose affectueusement une main sur le bras de Carvalho.

— Ah ! mon cher, ces enfants ! Vous en avez, vous, des enfants ? Non. Félicitations. Vous voyez. Vous voyez les complications qu’ils vous font.

Ernesto lui fait signe de baisser la vitre de la fenêtre, il se penche à la portière.

— Il y a peu d’espoir. Il n’a pas pu parler directement à Pérez Llorca. mais il a laissé la commission à une secrétaire. Avec Senillosa, en revanche, il a discuté. Il lui a promis de remuer tout ce qui était en son pouvoir, mais il l’a prévenu que ce n’était pas la première affaire concernant des Espagnols compromis dans des histoires de drogue en Asie, et tout ça est très compliqué.

Carvalho ne veut pas voir l’expression de tristesse du gamin.

— Si j’avais des sous, je sauterais dans le premier avion. On va voir si mon grand-père a fait quelque chose. On se donne rendez-vous cet après-midi pour voir le type de l’agence ? Moi, maintenant, j’ai des choses à faire…

Ils mettent au point leur rendez-vous et Carvalho retient le garçon.

— Dis-moi, tu as dit à ton père que j’allais partir pour Bangkok chercher ta mère…

— Oui.

— Je n’en ai jamais eu l’ombre d’une intention.

— Je comprends.

Mais il ne comprenait rien et Carvalho ne le comprenait pas non plus lorsque, quelques instants plus tard, il décidait d’aller déjeuner à l’hôtel du Binu, le meilleur restaurant du quartier où habitait le vieux Marsé, le plus proche de chez lui. Bien que son horizon immédiat fût tout entier occupé par un loup en papillote d’excellente facture qu’il avait goûté au Binu il y avait déjà quelque temps, c’est au moment de faire le plein qu’il se rendit compte qu’il dépensait son essence pour Teresa Marsé alors que personne ne l’avait chargé de l’affaire. Il avait passé ces derniers jours à la recherche du fantôme d’une femme morte et sur les traces de Teresa, cette fugueuse folle, gratuitement, comme si lui, Pepe Carvalho, vivait pour l’amour de l’art et n’avait pas quarante ans fort aggravés par neuf autres années qui le rapprochaient de la cinquantaine. Un âge que les maniaques de l’euphémisme appelaient troisième âge et qu’il abordait sans réserves suffisantes pour attendre tranquillement une vieillesse pessimiste mais digne. Cette angoisse le conduisit à la modération au Binu et, sans renoncer au loup en papillote, il commanda une entrée modeste bien qu’excellente : un potage Maresme. Il renonça aussi au dessert et quitta rétablissement avec la sensation de s’être assuré la nourriture d’une semaine dans sa proche vieillesse. Prêt à accepter sa propre vieillesse, Carvalho se trouvait dans de meilleures conditions pour affronter le vieux Marsé sans complaisance, pour lui parler entre quatre yeux, de condamné à mort à condamné à mort parce que tout le reste c’est du baratin, cria Carvalho au paysage que lui révélait le pare-brise de sa voiture. Lumière gris perle du Maresme, ciel de plomb sur lequel des bandes d’oiseaux sentant l’hiver gribouillaient de fausses lignes de fuite. Le mystérieux vacarme des oiseaux de Bangkok. Ces câbles transformés en un appui désespéré et insuffisant pour ces milliers et ces milliers d’oiseaux. Peut-être était-ce une époque exceptionnelle, ou bien des oiseaux exceptionnels ou simplement l’exception était-elle son état d’âme. Mais on ne se souvient jamais exactement des états d’âme, ils sont toujours changés pas l’état d’âme du moment où l’on se souvient ; lui, il était à Bangkok pour aider à préparer l’arrière-garde de la bataille probablement perdue du Sud-Est asiatique. Il se sentait perplexe devant le non-sens de ces millions d’êtres humains en tout point semblables à Fu-Manchu et devant le paysage d’une ville qui restait muette pour lui, avec ses enseignes dans une langue dessinée. De l’ambassade américaine au Dusit Thani, et quelques sorties nocturnes avec les autres agents capables de faire avec leur langue le bruit du bouchon qui saute lorsque l’indigène faisait jaillir de son sexe la balle de ping-pong, sans autre intervention que celle de ses muscles vaginaux. Dans l’esprit de Carvalho, le sentiment d’un adieu, d’une ultime mission, mais qu’il ne voulait pas s’avouer clairement. La maison des Marsé s’interposa sur la double conscience d’oiseaux thaïlandais et d’une route catalane qui l’avait accompagné depuis sa sortie du restaurant. La bonne philippine tenta un : « Je ne sais pas si Monsieur est chez lui » auquel Carvalho répondit par un sourire et quelques pas vers le hall. La Philippine essaya de le dépasser et ce début de course fut interrompu par l’apparition de Mme Marsé sur le seuil d’une porte latérale. Elle encaissa la présence de Carvalho sans se troubler et se contenta de regarder vers le haut de l’escalier comme si ce geste signifiait ou supposait la présence de son mari. Elle s’approcha de Carvalho et posa une main sur son bras.

— Des nouvelles ?

— Quelques-unes.

— Mauvaises ?

— Les choses sont devenues compliquées. J’ai parlé avec votre petit-fils et avec votre gendre. Votre gendre a dit qu’il avait appelé des ministres et des députés.

— C’est un hurluberlu. Qu’attendez-vous de lui ?

Un « Lui » qui appelait une majuscule. Qu’est-ce que tu attends de Lui, Pepe Carvalho ? Qu’est-ce que tu attends de ce vieil irascible qui, d’un instant à l’autre, peut apparaître au sommet de cet escalier et te chasser de son Xanadu.

— Qu’il fasse tout ce que ne fera pas son gendre et tout ce que ne pourra pas faire son petit-fils.

— Ernesto est un bon garçon, mais il a tant de problèmes, tant de problèmes. Ah ! mon Dieu ! Nous ne sortons plus du malheur. Je vais le prévenir que vous êtes ici. Je ne sais pas comment il va le prendre.

Elle monta les escaliers sur la pointe des pieds et presque aussitôt jaillirent les cris primaux de l’aïeul.

— Encore Arsène Lupin ? Où est-ce qu’il est Arsène Lupin ?

Le vieil homme avançait cramponné à la rampe et reprit sa place au zénith de l’escalier.

— Vous êtes têtu comme une bourrique !

Carvalho ne lui répondit pas. Ne le regarda pas. Il donnait l’impression d’être en train d’attendre l’autobus.

— Vous m’entendez ? Vous êtes têtu comme une bourrique ! Que peuvent faire deux vieux comme nous dans une affaire de ce genre ?

— Il serait opportun que vous veniez à Barcelone. Il va y avoir une réunion à l’agence de voyages et il faudra prendre des décisions.

— Je suis à la retraite…

— Enfin, Higinio…

S’interposa la femme.

— Toi, tais-toi. Toi aussi tu es à la retraite. Elle a un mari et un fils. Qu’ils se débrouillent comme moi je me suis débrouillé. Il ne s’agit plus d’enfants. Ta fille a quarante ans passés et ton gendre court sur la cinquantaine.

— Mais tu sais bien qu’on ne peut pas compter sur lui, quant à la petite… la pauvre…

— Ni petite, ni pauvre, ni rien du tout.

— Réfléchissez, elle peut s’être fourrée dans une sale affaire et les pots cassés, c’est vous qui risquez de les payer.

Le vieux Marsé prit du volume, comme si les mots de Carvalho avaient déclenché chez lui une explosion intérieure.

— Payer, moi ? Et payer quoi ? En ce qui me concerne les Chinois peuvent bien se la garder s’ils veulent.

— Dans une heure il y a une réunion à l’agence de voyages et il serait opportun que vous m’y accompagniez.

Le vieil homme se retourna furieux dans l’antre de son indignation.

— D’accord ! Je vais y aller et ils vont m’entendre ! Ils vont savoir comme ça à quoi s’en tenir.

La femme grimpa les escaliers en courant et reparut quelques instants plus tard avec un sac à main.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’y vais aussi.

— Toi, tu restes ici.

— C’est toi qui restes, si tu veux, mais moi, j’y vais.

La femme descend les marches presque sans les toucher sous le regard plus perplexe que courroucé de son époux.

— En plus, toi tu ne peux pas conduire.

Elle dit cela depuis la porte et sort dans le jardin où elle s’installe sur le siège du conducteur dans une Seat 132. Carvalho regagne sa voiture tandis que le vieux Marsé s’approche en clopinant de celle que conduit sa femme.

— Crieu fills, pares porcs(23) !

Il criait aux haies, aux montagnes, à la mer, les poings serrés et le corps tremblant de colère. Dans la voiture sa stature s’amenuisa et même si Carvalho le voyait gesticuler, l’impassibilité de la conductrice ôtait quelque gravité à ses gesticulations. Carvalho les laissa passer devant et les suivit. À présent le vieux monsieur se concentrait sur le parcours, il avertissait sa femme quand des véhicules les doublaient et la mettait en garde contre les dangers de la circulation. Il n’hésita pas à baisser sa vitre pour engueuler un camionneur.

— Vous avez de la chance d’avoir des cheveux blancs !

Disait le camionneur de ses hauteurs à l’homme qui passait la tête et le poing par la vitre.

— Ta gueule ! Tu conduis comme un porc ! Où est-ce que tu as appris à conduire, en taule ?

Le camionneur prenait pour témoins son compagnon de cabine et les conducteurs qui attendaient le feu vert.

— Tu lui envoies deux baffes et tu te fais coffrer parce qu’il est vieux.

— Vieux, peut-être, mais avec des couilles au cul !

Cria M. Marsé en sortant les deux poings par la portière, tandis que sa femme profitait du feu vert pour démarrer et mettre quelque distance entre la voiture et le camion.

Carvalho s’efforça d’arriver avant les Marsé pour pouvoir avertir les gens de l’agence de ce qui allait leur tomber dessus. Dans le bureau, il y avait déjà Ernesto, le patron de l’agence et quelqu’un qui devait être le guide. Le guide était une guide. Une femme à la beauté mûre qui parlait avec la neutralité phonique des polyglottes.

— Les parents de Mme Marsé arrivent. Je vous préviens, M. Marsé est d’un contact difficile.

Ernesto soupira et approuva les dires de Carvalho d’un hochement de tête. La porte s’ouvrit en grand et les deux vieux entrèrent dans la pièce. À la surprise générale M. Marsé salua le patron de l’agence avec la courtoisie que l’on accorderait à un banquier et la guide avec une certaine paillardise. En revanche, il fronça le sourcil pour accueillir son petit-fils tout en lui disant :

— Toi ici ? Je te croyais en train de donner le biberon.

— Il y a un temps pour tout.

— Parfois, il y a un temps pour ce qui ne devrait pas avoir lieu.

Sa femme le tirait par la manche de sa veste et le vieux finit par se laisser choir sur un canapé tout en appuyant ses deux bras sur une canne qu’il tenait entre ses jambes ouvertes. Le patron de l’agence lui résuma ce dont il avait parlé avec Carvalho et Ernesto, puis il passa la parole à la guide.

— Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Peut-être quelques détails, quoique, en vérité, dans un voyage de plus de cent personnes on ne puisse savoir ce qui arrive aux uns et aux autres à chaque instant. En outre Mme Marsé a rejoint notre groupe à Bangkok parce qu’auparavant elle avait suivi un autre itinéraire. Pour être exacte : Singapour, Penang, Sumatra, Java, Bali…

— C’est-à-dire, la croisière hollandaise…

Coupa le patron de l’agence.

— C’est cela. Cette croisière fait escale à Bangkok avant de rejoindre l’Europe, et Mme Marsé s’était arrangée avec notre agence pour rejoindre notre groupe là-bas, visiter la Thaïlande selon notre programme de voyage et rentrer avec nous. À Bangkok tout se passa ainsi à peu près normalement.

— Et pourquoi à peu près ?

Coupa le vieux Marsé. La guide regardait son directeur, on aurait dit qu’elle avait peur d’être imprudente dans ses propos.

— Parlez en toute sincérité. C’est une affaire sérieuse, il faut la traiter en personnes responsables, ce que nous sommes.

Dit le patron.

— Bien. Mme Marsé a immédiatement noué une amitié avec un indigène. Un jeune garçon qui l’accompagnait partout. Parfois il y a des histoires sentimentales entre les individus de tout sexe au sein d’un groupe, histoires qui finissent avec le voyage ; parfois il y a aussi des hommes qui recherchent une compagnie féminine dans un pays que nous visitons et ça dure ce que dure le séjour. Ça, c’est normal. Mais l’aventure de Mme Marsé n’était pas normale, même si nous ignorions alors ce à quoi se livrait ce garçon.

— Il était maquereau ?

Demanda le vieux, et ses paroles furent balayées par les reproches de sa femme.

— Tais-toi un peu, Higinio.

— Eh bien ce n’était pas précisément ça, mais c’était du même ordre. Enfin. Pour ce qui est des visites programmées de Bangkok, Mme Marsé les suivait à moitié. Elle avait son guide particulier et je pensais qu’il n’y avait rien à objecter. Ensuite elle est venue me voir pour obtenir une autre place pour le garçon sur le vol et pour le séjour prévu à Chiangmai. Je lui ai dit que, pour le vol, je n’y voyais aucun inconvénient, mais que par rapport aux autres je la priais d’accepter une chambre dans un autre hôtel que je lui trouverais moi-même.

Le patron de l’agence approuva la prudente décision de son guide.

— Ils sont venus à Chiangmai. Le soir ils ont assisté au traditionnel festival folklorique méo et le lendemain nous devions aller rendre visite à une peuplade méo pour voir leurs coutumes, aux frontières du territoire de l’opium. Ils ne se sont pas présentés à l’autocar et je ne me suis pas inquiétée. Mais le lendemain ils ne sont pas venus non plus à l’aéroport pour regagner Bangkok, alors là je me suis alarmée. Je ne pouvais pas quitter le groupe à ce moment-là, mais j’ai laissé l’un des interprètes, un indigène, pour qu’il aille voir ce qui s’était passé.

Nouveau vote de confiance du patron.

— Le lendemain il est revenu à Bangkok et m’a dit qu’ils n’étaient pas à l’hôtel, qu’ils l’avaient quitté précipitamment sans payer les suppléments de la note et que, en plus, trois ou quatre types s’étaient présentés pour les chercher, avec des têtes peu amènes. J’ai laissé passer quelques heures, en fait le temps d’attendre le prochain avion régulier de Chiangmai. J’étais le dos au mur parce que je devais accompagner les voyageurs à Pattaya et en même temps je voulais résoudre ce problème. C’est ainsi que je me suis mise en relation avec l’ambassade d’Espagne et que je les ai informés de ce qui était arrivé. Ils m’ont rassurée et dit qu’ils seraient tenus au courant de la réapparition probable du couple ; je pouvais partir tranquille à Pattaya. À mon retour, la tête du secrétaire d’ambassade était un poème. Non seulement ils n’avaient pas refait surface mais encore, lorsque, inquiet, il s’était mis en contact avec la police, on lui avait dit quel genre de trafic faisait le garçon et que dans les bas-fonds ils avaient eu vent d’une rumeur sur un couple que recherchait un gang de Bangkok. Le garçon travaillait dans un de ces établissements où les filles font le coup de la balle de ping-pong et de la cigarette… Vous me comprenez.

— Moi je ne comprends rien.

Coupa le vieux Marsé en avançant la tête jusqu’à cogner sa canne.

— Enfin. C’est une sorte d’Éros center à la manière asiatique. Le garçon travaillait là-bas en cas d’urgence. À côté il y a une sorte de baraque où l’on peut trouver des filles du Nord presque blanches destinées aux touristes ; ce sont des filles d’une race spéciale, très cotées. Soit leurs parents les vendent toutes jeunettes, soit elles proviennent d’une authentique traite des Blanches. Mais parfois on demande un homme et pas une femme et Archit était là pour ça. Archit, c’est le nom du garçon.

— Autrement dit, ma fille l’a engagé pour se l’envoyer.

— Pas nécessairement. Le plus probable c’est qu’ils se sont connus lors d’une sortie nocturne du groupe pour voir le spectacle du ping-pong et qu’ils ont noué une liaison dont je ne pense pas qu’elle était économique. Je ne sais pas si je suis claire. Ils avaient l’air amoureux.

— Amoureux !

Explosa le vieux Marsé en se tapant sur les genoux.

— Continuez, s’il vous plaît.

— Bon. Je suis allée moi-même en compagnie du secrétaire d’ambassade au ministère de l’intérieur pour voir ce qu’ils savaient de cette affaire. Et là nous sommes tombés sur l’Asie. Des sourires, des insinuations, de subites indignations, des rumeurs et finalement rien de rien. Il y aurait une histoire de trafic au milieu de tout ça, c’est comme un tunnel dont on ne sait pas où il commence ni où il finit, parce que là-bas, sous le désordre apparent, tout est contrôlé et l’on sait ce qu’on peut ou ne peut pas trafiquer, quand, où, qui, et on sait à quel personnage concret au pouvoir profite chaque type de trafic, que ce soit la prostitution, la drogue, les diamants. Les jours passaient et nous ne tirions rien au clair. C’est à peu près à ce moment-là que Mme Marsé vous a envoyé le télégramme dont m’a parlé M. Tobias et ensuite qu’elle vous a appelé… Nous avons dû rentrer et j’ai laissé toutes sortes de recommandations à l’ambassade. Ils feront ce qu’ils pourront. Surtout pour empêcher qu’elle ne se retrouve en prison parce qu’en Thaïlande, les prisons sont horribles, comme elles peuvent l’être dans un pays sous-développé. Je ne veux pas vous inquiéter mais plus d’un Espagnol soupçonné de trafic de drogue s’est suicidé dans une prison thaïlandaise.

Ils se regardaient les uns les autres attendant en fait le verdict du vieux Marsé. La pomme d’Adam d’Ernesto montait et descendait dans son effort désespéré de contenir l’émotion et l’angoisse prêtes à exploser dans sa poitrine. Tous les regards convergent sur le vieux Marsé, lui-même impressionné par les derniers mots de la guide. Soudain il prend conscience que tous sont suspendus à sa décision et il se complaît à affronter chacun d’eux. Sa voix s’élève, d’une suavité surprenante, presque douce, lorsqu’il s’adresse à la guide pour lui demander :

— Vous qui connaissez bien ça, qu’en pensez-vous ? Ce ne peut pas être une fausse alarme ?

— J’en doute. En outre il y a l’appel téléphonique.

— Ça, n’y prêtez guère attention. Ma fille a une tête de linotte.

— La vérité, monsieur Marsé, et sans vouloir vous effrayer, c’est que cette histoire sent très très mauvais.

— Et alors ?

— Quelqu’un devrait partir là-bas pour faire bouger les choses. Notre correspondant est déjà au courant, mais il faudrait que ce soit quelqu’un de la famille ou un avocat, enfin quelqu’un de ce genre.

Le vieux Marsé se met à son tour à regarder chacun des présents dans les yeux.

— Et bien sûr, c’est moi qui paye.

Carvalho contient la colère d’Ernesto en l’enlaçant presque et en le clouant sur sa chaise.

— Bien. Pour commencer, combien coûte un voyage en Thaïlande et quel rabais me ferait l’agence compte tenu de la responsabilité qu’elle a dans l’affaire ?

La proposition était directe et la perplexité se changea en bégaiements préliminaires chez le directeur de l’agence. Ensuite il se mit à élaborer une proposition.

— Avant toute chose, je comprends votre douleur pour ce qui arrive à votre fille…

— Je ne ressens aucune douleur. Ça me préoccupe. C’est tout.

— Mais il faut aussi que j’ajoute, permettez-moi d’achever, que l’agence n’est en rien responsable de ce qui est arrivé. Votre fille est majeure et, vu les circonstances de sa disparition, l’agence n’y est pour rien. Nous déclinons toute responsabilité et par conséquent nous ne devons prendre à notre charge aucun frais supplémentaire.

— Lorsque au cours d’une excursion un maître d’école perd un enfant, c’est le maître qui est responsable, pas les parents du gamin.

Le directeur ouvrait les bras cherchant dans le regard de tous les présents une marque de compréhension.

— Je vous en prie, monsieur Marsé, je vous en prie… restons sérieux… restons sérieux… s’il vous plaît, monsieur Marsé… soyons sérieux…

— Ne me répétez pas d’être sérieux ! Je suis très sérieux. Demandez à mes fournisseurs et à mes clients. Il n’y avait personne dans ma branche de plus sérieux qu’Higinio Marsé.

— Mais je n’en doute pas, monsieur Marsé. Je n’en doute pas.

— Vous me dites qu’il faut aller chercher ma fille. Un voyage à Bangkok n’est pas un voyage à Las Planas.

— Ce n’est pas non plus un voyage dans la Lune, monsieur Marsé.

— Ça me coûterait combien environ ?

— Un voyage comme ça, rapide, à peu près deux cent mille pesetas.

— Partons d’ici.

M. Marsé s’était levé et ordonnait à sa femme de l’aider. À demi dressé, il brandit sa canne en direction des gens de l’agence.

— Deux cent mille pour le voyage sans compter les repas, les frais… ! Ça fait au moins quatre cent mille pesetas.

— Mais qu’est-ce que tu marchandes comme ça ? La vie d’une personne ?

L’exclamation d’Ernesto ne fit pas changer le vieillard d’avis, il était toujours à demi redressé en quête de l’aide de sa femme.

— Monsieur Marsé, asseyez-vous s’il vous plaît, nous pouvons discuter…

— Bien sûr que nous pouvons discuter, parce que vous non plus ça ne vous intéresse pas que cette affaire devienne publique, et que l’on apprenne que dans les voyages qu’organise votre agence, il y a des gens qui disparaissent…

— Mais qu’est-ce qu’il raconte ?

À part Carvalho, ils étaient tous en train d’essayer de traduire en langage rationnel ce que disait le vieux.

— Si nous ne nous calmons pas, nous n’en sortirons jamais.

Le directeur de l’agence avait avancé les mains et les agitait de haut en bas pour faire baisser les voix d’un ton ou mettre une sourdine à l’orchestre.

— Monsieur Marsé, asseyez-vous et parlons calmement. Il est possible de faire baisser de manière assez significative le coût de ce voyage.

— Significative ?

— Significative.

— Bon. Puisque vous le dites.

Le directeur avait retrouvé son aplomb et s’était même permis de s’appuyer au dossier de son fauteuil, un doigt sur sa tempe.

— Selon la date de départ, selon les jours et la durée du voyage, il serait possible de profiter d’un voyage organisé, ce qui fait baisser sensiblement le prix du billet. Un voyage d’une dizaine de jours peut aller de quatre-vingt-dix mille et des poussières à cent dix mille.

— Ça change tout.

Commenta le vieux à sa femme.

— Et de quoi dépend cette différence ?

— Eh bien, par exemple du fait que votre émissaire demandera ou non une chambre individuelle.

— Mais pourquoi voudrait-il une chambre individuelle ?

— Il ronfle peut-être la nuit.

Lança Carvalho.

— Qui ?

— Votre émissaire ou celui qui partagera sa chambre.

Le vieux fit claquer sa langue contre son palais.

— On fait ça, l’autre se réveille et il arrête de ronfler. Ce sont là des sommes décentes, on peut enfin discuter. Vous nous ferez aussi un prix pour paiement comptant.

— Un quoi ?

— Un prix pour paiement comptant, parce que moi je ne veux pas de traites ni autres paperasseries. J’en ai payé assez des traites du temps où j’étais en activité. Je paie rubis sur l’ongle et je veux un discount.

— Mais enfin, vous vous croyez en train d’acheter un âne, ou quoi ?

— Bon. Sur la base de ces quatre-vingt-dix mille pesetas, il me semble qu’avec cent cinquante mille pesetas on couvre l’ensemble des frais. Comme ça, je marche. Je mets cent cinquante mille pesetas et on n’en parle plus. Qui part ?

La question devint une ampoule lumineuse qui illumina soudain tous les gens réunis et les laissa en suspens. Ernesto regardait Carvalho en douce, mais il n’osait pas exprimer sa proposition. Carvalho contemplait le bout de l’une de ses chaussures.

Le directeur insinua :

— L’avocat de la famille, peut-être.

— Ma famille n’a pas d’avocat. J’en ai enfin fini avec ces voleurs. La dernière chose que j’ai faite avec eux, c’est mon testament et il y en a qui vont mourir de frayeur lorsqu’il sera rendu public. Je n’ai qu’un notaire, désormais.

— Le mari de votre fille.

— Celui-là, il prendrait le fric et il le dépenserait rien que dans le vice.

Le directeur s’arrêta sur Ernesto. Il dit presque en silence :

— Son fils.

— Si personne n’y va, j’irai. J’ai dix-huit ans. J’attends un enfant. J’ai un travail trouvé de justesse. Mais si personne n’y va, j’irai.

— Et vous ?

Le vous prononcé par le directeur claqua comme un coup de pistolet tiré sur Carvalho. Il déclina l’invitation d’un geste mais il ajouta :

— Personne ne m’a sonné, dans cette histoire. Je connais moins bien Mme Marsé que son père, son mari ou son fils. Je suis un professionnel. Je ne me promène pas à travers le monde à la recherche des gens que je connais.

Le vieux Marsé haussa les épaules.

— Tous pour un et chacun pour soi.

— Vous êtes le seul à pouvoir y aller.

Dit enfin Ernesto. Il y avait une prière dans sa voix et dans son regard.

— Que quelqu’un me charge de l’affaire et alors j’irai. Cinq mille pesetas par jour, frais en sus et deux cent mille de plus si tout finit bien. Ne vous en faites pas. Si vous payez comptant je vous ferai dix pour cent de remise, monsieur Marsé.

— Vous ne me tirerez pas même un centime, Arsène Lupin. Je connais la vie et dans mon compte de voyous, il ne me manquait plus qu’un détective privé.

Le vieux cligna de l’œil et se renfonça dans le sofa. Les regards ne quittaient pas Carvalho. Il hésita entre répondre du tac au tac ou partir. Il opta pour la deuxième solution. Il passa par le bureau d’accueil de l’agence et fut rejoint à la porte d’entrée par Ernesto.

— Pour ce qui est de l’argent, on pourrait s’arranger.

— Qui va l’arranger, toi ?

— Si vous me laissez du temps.

Il se retourna et le regarda droit dans les yeux.

— Écoute, mon petit, je n’ai aucune obligation sentimentale à l’égard de ta mère. Elle a eu quarante-cinq ans pour mûrir et apprendre où elle met les pieds. Et si elle ne l’a pas fait, c’est parce qu’elle appartient au milieu social que je déteste le plus, les bourges. Les pauvres sont anéantis par les inondations, leurs trains déraillent, mais ils ne vont pas chercher les inondations et ne font pas joujou avec les trains. Parfois ils se jettent sous l’un d’eux, lorsqu’ils sont fous ou désespérés…

— Ce n’est pas le moment de la juger. C’est le moment d’aller la chercher.

Carvalho ravala les mots qui lui venaient à la bouche, il tourna le dos au gamin et sortit de l’agence. Il avait la sensation d’avoir blessé un oiseau ou peut-être un lapin. Ce petit lapin blanc et gris, aveuglé, qui une nuit se dressa sur ses pattes arrière et lui fit avec les pattes de devant un signe qui ne lui sauva pas la vie. Le petit bruit du corps contre le pare-chocs lui fit mal dans la poitrine pendant des kilomètres et des kilomètres. Mal. lui, un homme qui savait ce qu’était tuer et mourir. Qui était le lapin ? Non, ce n’était pas Teresa. C’était Ernesto, ou bien sa grand-mère ; il avait vu chez eux la capacité d’aimer cette femme de verre, à la fois transparente et fragile.

— Qu’ils aillent se faire foutre !

Il traversa la rue. Entra dans un magasin de vêtements et s’acheta une veste en tweed.

La presse annonçait l’échec d’un coup d’État préparé pour la veille des élections du 28 octobre. Pour l’instant, on avait arrêté trois chefs militaires, deux colonels et un lieutenant-colonel ; on connaissait le plan général du coup d’État. Les deux colonels et le lieutenant-colonel devaient être chargés d’apporter les sandwichs à ceux qui faisaient le coup d’État, le gouvernement, lui, restait sur la prudente réserve qui l’avait caractérisé depuis sa naissance et qui, sans l’ombre d’un doute, l’accompagnerait jusqu’au jour où il mourrait, victime d’un coup d’État. Le miracle de la création du monde était tout relatif au Tchad vu la pénurie d’eau, et en Espagne vu la génération spontanée de sauveurs de la patrie. Un coup d’État, pensait Carvalho, ne pouvait qu’arranger ses affaires. La démocratie libéralise les gens, les maris cherchant ou suivant leurs femmes et les pères sur les traces d’adolescents fuyant l’oligarchie familiale étaient de moins en moins nombreux. Sans doute les dictatures fournissent-elles une meilleure clientèle aux confessionnaux, aux détectives privés et aux avocats du travail. Les contre-indications esthétiques et éthiques ne le touchaient pas. Pas plus qu’il ne serait atteint par les éclaboussures de sang ou les gémissements provoqués par la répression. Il était en marge du jeu, comme un commerçant, exactement comme un commerçant. Il marcha jusqu’à la porte cochère de l’immeuble où il avait son bureau, il leva la tête pour voir à travers les fenêtres la lumière allumée par Biscuter et fit demi-tour. Demain serait un autre jour. Mais ce fut un demi-tour trop lent ou trop tardif parce que là, devant lui, lui coupant le passage, se tenait Marta Miguel, avec un air de surprise mal réparti. Sa bouche disait oh ! mais ses yeux étudiaient Carvalho comme s’il y avait longtemps qu’ils l’observaient.

— Ça alors ! En voilà un hasard !

Carvalho opina et attendit la décision de la femme. Elle ne se justifia pas plus qu’elle ne prit congé.

— Vous continuez à flairer du côté de l’affaire Celia ?

— Non.

— Bien. Voilà une bonne chose. On dirait que vous êtes devenu raisonnable. Vous savez que la police m’a encore appelée ? Bien sûr, vous ne pouvez pas le savoir. C’était pour m’interroger sur d’éventuelles relations de Celia. Il semble qu’ils soupçonnent un flirt qu’elle aurait eu il y a quelques mois. Qu’est-ce que je pouvais bien leur dire, moi ? Je la connaissais à peine.

Carvalho souligna d’un geste le peu de relation entre Marta et Celia.

— Mais vous savez comment sont ces gens. Ils ont des idées fixes.

— S’ils avaient des idées libres ils feraient un autre boulot.

— Vous vous en foutez complètement désormais ?

— Je suis un professionnel. Et je ne m’occupe que des affaires dont on me charge.

— Je vous invite à prendre un café.

C’était une proposition-surprise qui avait demandé à la femme la concentration d’obscures forces intérieures.

— Un café à cette heure-ci ? Nous pouvons prendre un gimlet ou un mojito(24) au bar Boadas. Il suffit de remonter la Rambla. Comme c’est un caprice personnel c’est moi qui invite.

— Pas question. Je vous invite à ce que vous voulez.

Marta Miguel marchait à ses côtés comme si c’était la première fois qu’elle se voyait obligée de régler son pas sur celui d’un homme. Elle ne s’adaptait pas à celui de Carvalho et n’imposait pas son allure de promeneuse et de temps à autre, dans sa démarche, elle heurtait l’épaule du détective ou se retrouvait devant lui, le gênant pour avancer.

— Pour qui allez-vous voter ?

Demanda la femme après avoir jeté un œil sur les titres des journaux et revues suspendus aux kiosques des Ramblas.

— Oui. la température est élevée, anormale même pour la saison, dommage qu’il fasse humide.

La réponse de Carvalho déconcerta Marta et la fit s’arrêter et le prendre par un bras pour l’empêcher d’avancer.

— Je vous ai demandé pour qui vous alliez voter.

— J’ai cru entendre : il fait un temps superbe.

— Ça ne se ressemble pas du tout.

— Au ton de votre voix, c’était la même chose.

— Vous insinuez que je ne peux parler que de la pluie et du beau temps ?

Carvalho arriva à reprendre sa marche sans se préoccuper de savoir si Marta se sortait de ce faux pas. Il entendit ses claquements lourds de talons et sentit le déplacement d’air que provoquait son volume à ses côtés.

— J’en ai ras-le-bol de ce pays.

Dit-elle.

— On passe sa jeunesse à se briser les reins pour se faire une place. Ensuite rien ne se passe comme on l’espérait et par-dessus le marché quatre pelés peuvent déclencher un coup d’État quand ça leur chante et on te flanque en taule ou on brûle tes livres. Vous savez combien j’ai de livres ?

— Tous.

— Ça c’est impossible. J’ai presque sept mille volumes. Chez moi, c’est à peine s’il y a la place pour ma mère et pour moi. Tout le reste est occupé par les livres.

— Et pourquoi ceux du coup d’État vont-ils brûler vos livres ? Vous vous êtes fait remarquer politiquement ?

— Non. Encore heureux. Je n’en ai pas eu le temps. Mais je suis professeur d’université, et ça c’est très suspect.

— Tranquillisez-vous, il y aura au moins trente mille cadavres avant le vôtre.

Marta mâchait mentalement les mots de Carvalho ; elle réagit avec indignation vingt-cinq mètres plus loin.

— Dites donc ! Le fait que je ne me sois pas mouillée politiquement ne m’empêche pas d’avoir mes idées et mes sentiments. Je ne tolérerais pas une tuerie de trente mille personnes, ou autre.

— Tuer n’est qu’un problème qualitatif. Lorsqu’on viole le tabou une fois, on peut recommencer toutes les fois que cela est nécessaire.

— On peut tuer par impulsion, par accès de colère, mais liquider froidement des gens et ce pour des idées politiques…

— C’est facile de tuer.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

Carvalho joua à passer ses mains devant les yeux de Marta.

— Ces mains-là sont des mains de meurtrier. J’ai été agent de la CIA et j’ai tué en veux-tu en voilà. Cessez de penser à vos livres. Faites comme moi. Brûlez-les. C’est l’heure du mojito.

Mais il ne commanda pas un mojito. Sitôt accoudé au comptoir du Boadas il demanda un Singapour Sling à la dame d’une pâleur lunaire et au sourire de cocktail qui était derrière le bar. Marta Miguel fit une moue dégoûtée en guise de regard.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Un cocktail asiatique inventé à coup sûr par un Anglais.

— Autrement dit, il n’a rien d’asiatique.

— Le nom. Singapour se trouve en Asie, il me semble.

— En effet. C’est un État libre situé à la pointe de la péninsule de Malaisie.

— Dans les livres de mon enfance ça s’appelait péninsule de Malacca. Je ne sais pas pourquoi.

Maria voulait quelque chose de doux et Carvalho lui commanda un Alexandra. Il reprit un Singapour.

— Vous buvez toujours autant ? Vous finirez avec un foie en compote.

— C’est déjà fait.

— Et vous en êtes content ?

— Je n’ai pas la moindre tendresse pour mon foie. Je ne le connais même pas. On ne nous a pas présentés.

— Le foie ce n’est pas comme le rein, on n’en a qu’un seul.

— Vous en êtes sûre ?

Le troisième Singapour alluma des lumières portuaires dans les yeux de Carvalho, ce qui ne l’empêcha pas de noter que Marta consultait l’heure à sa montre.

— Vous êtes pressée.

— Ma mère est seule et c’est l’heure où la dame qui s’occupe d’elle s’en va. Elle ne peut presque pas bouger. Je vous invite à dîner. Je sais faire la cuisine. Pas grand-chose mais ce que je sais faire, je le fais bien. En plus j’ai de la charcuterie de chez moi. Des chorizos.

— C’est où chez vous ?

— Salamanque.

— Des chorizos de Salamanque. Excellents.

— Et du vin du Bierzo que m’a rapporté un de mes oncles qui est garde civil à Astorga.

— Quelles autres merveilles gastronomiques me promettez-vous ?

— J’ai préparé une omelette aux pommes de terre dans une sauce à l’escabèche qui me restait d’hier.

Carvalho ne voulut pas en entendre davantage. Il leva un bras armé d’un billet de cinq mille pesetas et poussa presque Marta Miguel vers la sortie.

— Nous allons vivre une grande aventure.

La femme avançait à ses côtés et de temps à autre elle faisait un pas de plus pour déchiffrer sur son visage le pourquoi d’une aussi rapide conversion. L’éclat du regard de Carvalho persistait mais sa tension intérieure lui glissait sur le visage une sorte de bas nylon très fin lui donnant des airs crispés de voleur de banque.

— Maman, c’est moi.

Marta Miguel retira la clef de la serrure et s’effaça devant Carvalho. Une entrée de style nordique et un éclairage indirect, un miroir devant lequel Carvalho passa furtivement pour rejoindre le salon-salle à manger. C’est là qu’était la vieille. Vingt-neuf kilos de vieillarde cloués dans un fauteuil roulant à roues gigantesques, une petite tête mauve sur laquelle bougeaient deux yeux immenses rivés sur Carvalho puis tournés vers sa fille en quête d’une explication.

— Un ami. Un camarade de l’université.

Plus tard Marta justifia son mensonge lorsque Carvalho la suivit jusqu’à la cuisine pour éviter la compagnie de cette vieille qui n’arrêtait pas de le regarder et de hocher la tête, comme si elle voulait user ses dernières forces à séparer sa petite tête du corps incrusté dans un trône funèbre.

— C’était trop long de lui expliquer. Mais ne croyez pas, elle comprend tout. Elle se rend compte de tout. La pauvre. Elle est comme ça depuis huit ans. Les après-midi une tille vient lui tenir compagnie, mais elle part à huit heures. Ensuite je lui fais sa toilette, je lui donne son dîner, je la mets devant la télévision et je la couche.

Marta graissa du papier sulfurisé avec de l’huile et en entoura les chorizos avant de les mettre au four. Elle sortit du frigo un plat creux dans lequel l’omelette aux pommes de terre s’imprégnait de sauce épaisse à l’escabèche.

— Si vous voulez quelque chose d’autre j’ai aussi du filet de porc mariné.

Carvalho s’assit à la table de la cuisine. Il se versa du vin de la bouteille que la femme avait débouchée. Il sentit le vin, le projeta contre son palais et ne put réprimer un : putain ! qui fit sourire Marta Miguel ; elle transformait en purée le repas de sa mère.

— Je n’y connais rien, mais il a l’air bon.

— C’est un Palacio d’Arganza, grande réserve. Un jour on rendra justice aux vins du Bierzo et celui qui fera ça commencera à les abîmer.

— Moi, je ne vis pas pour manger. Je mange pour vivre.

— J’avais cru comprendre.

Carvalho fit honneur à la bouteille et Marta Miguel aussi de temps à autre, à petites gorgées, méditant un instant avant de décider si oui ou non la lampée lui plaisait, ensuite venaient les hochements de tête approbatifs.

— Oui, monsieur. Un bon vin. Ici on n’en trouve pas du comme ça.

— On en trouve mais vraiment pas beaucoup.

— Et les autochtones ne savent pas l’apprécier. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. C’est ça les villages.

Marta Miguel continuait sur ce chapitre, et elle exigeait de Carvalho qu’il lui donnât raison.

— Vous avez d’autres bouteilles ?

— Encore trois.

— La nuit est longue.

— Buvez ce que vous voudrez. Parce que nous… Ma mère ne peut pas y goûter et je ne vais pas lever le coude toute seule. Je vais lui donner son dîner. S’il vous plaît, restez-là. Ce n’est pas un spectacle agréable. Elle avale mal. Elle recrache. Enfin…

Carvalho étudia l’étiquette de ce vin aristocratique grande réserve, il termina la bouteille, en commença une autre. Il percevait en provenance de la salle à manger les étouffements et les déglutitions de la vieille ainsi que la voix persuasive de sa fille.

— Mangez, mère, petit à petit, doucement, ne vous étranglez pas, gloutonne, vous êtes une gloutonne.

Le téléviseur se mit en marche et Marta regagna la cuisine en soupirant. Mon Dieu, mon Dieu, il faut avoir une de ces patiences. Ses yeux étaient pleins de larmes et elle se rendit compte que Carvalho les avait vus.

— Non, je ne pleure pas. J’ai déjà pleuré toutes les larmes de mon corps. La pauvre. Vous croyez que c’est humain ?

C’était une question dostoïevskienne, Carvalho préféra boire un autre verre de vin et lancer un regard plein d’espoir vers le four. Marta sortit les chorizos. Le papier était presque brûlé, elle en retira six saucisses parfaites, luisantes, exaltées par leur propre chaleur, par leur vigueur écarlate. Carvalho se servit d’omelette et versa une cuillerée d’escabèche sur le pavé de pommes de terre, œufs et oignons.

— Cette escabèche avait accompagné du poisson.

— Du maquereau. Je récupère toujours l’escabèche du maquereau. Jamais celle des sardines, elle est trop forte.

Carvalho se donna tout entier à ce repas si ibérique, faiblement secondé par une femme déchirée entre ses yeux affamés et le souvenir de sa balance.

— Ma mère m’appelle.

Elle s’était levée d’un bond.

— Je n’ai rien entendu.

— On l’entend à peine.

Elle sortit en courant et par la porte entrouverte pénétra un fragment du feuilleton télévisé. Marta revint et se laissa tomber sur une chaise, elle y resta, ses jambes courtes écartées. Elle se passa une main sur les yeux.

— Mon Dieu. J’ai trop bu.

Carvalho mangeait un chorizo avec ses doigts.

— Qui vous aurait dit ce matin que ce soir vous dîneriez chez Marta Miguel, hein ?

— C’est vrai.

— Vous voulez que je vous dise la vérité ?

— Ça dépend de la quantité. Toute la vérité pour une seule soirée, c’est trop.

— La vérité c’est que j’ai fait semblant de tomber sur vous. J’avais envie de discuter avec vous.

Carvalho termina son chorizo et en prit un autre, toujours avec les doigts, toujours avec le même regard affamé, toujours avec le même odorat prêt à se régaler de l’arôme de cette momie de porc et de poivre sans doute venue d’Estrémadure.

— Je disais que j’avais envie de discuter avec vous.

— Je vous ai bien entendue.

— Je passe de très sales moments. L’affaire de Celia m’a beaucoup bouleversée. Même si j’ai l’air d’être une femme forte, je ne le suis pas. On est fort par force. Et puis, il y a ma mère. Elle me fatigue chaque jour davantage, mais je ne veux pas me séparer d’elle ; je sais bien que c’est une bêtise, mais si un jour elle quittait la maison, si elle ne vivait plus avec moi, elle ne vivrait pas plus d’une semaine. Elle est trop sensible, elle m’étudie, elle a peur, elle dépend de moi. Si un jour il m’arrivait quelque chose, je ne sais pas. Et vous qu’est-ce que vous en pensez ?

— De quoi ?

— De tout ça, de l’affaire de Celia.

Carvalho chercha un recoin de l’univers, et il était juste là, dans un coin de cette cuisine, près d’une casserole, exactement entre la casserole et une panetière métallique peinte en blanc. C’est là qu’il posa son regard, sa conscience, comme s’il avait peur de l’afficher sous les yeux de Marta Miguel. Il ne voulait pas voir autre chose que cet endroit-là. Il ne voulait pas l’entendre. Il ne voulait pas susciter ses confidences.

— Vous la connaissiez, n’est-ce pas ?

— Qui ?

— Celia.

— Je crois l’avoir vue une fois. Dans un supermarché.

— Elle était difficile à oublier. C’était une sorte de fille dorée.

— Pat Savage.

— Qui est Pat Savage ?

— La cousine de Doc Savage, un héros de la collection romanesque « Hommes audacieux ». Doc Savage. Pete Rice. Bill Barnes.

— Celia était une fille dorée au-dedans et au-dehors. On naît comme ça.

— Il vous reste du vin ?

Carvalho avait détourné les yeux de son point aveugle et contemplait Marta Miguel suspendue à ses mots, bouche entrouverte, regard éperdu qui à présent rappelait celui de sa mère. Sans un mot, la femme se leva pour aller prendre une autre bouteille de vin dans un placard. Carvalho écoutait d’une oreille une bribe de feuilleton télévisé qui se faufilait à travers la porte close, mais au-dessus du dialogue dramatique parvenait un doux ronflement qui pouvait aussi bien émaner de la télé que des poumons d’oiseau de la vieille dame. Les yeux de Carvalho voyaient Marta Miguel approcher telle une montagne sombre, douloureuse, obscène dans sa douleur et son angoisse, et il craignait la bouche de cette femme, il craignait ce que ces lèvres voulaient lui dire peu à peu, il craignait le poids de la confession que la femme voulait vomir. Une des mains du détective alla à sa rencontre, remonta sous la jupe, grimpa entre les cuisses épaisses et se referma sur un sexe poilu et chaud. Marta Miguel fit un saut en arrière ; elle eut l’air effaré et dégoûté, puis elle lui cracha à la figure :

— Dégueulasse !

Carvalho se leva, quitta la cuisine, salua de la tête la vieille qui le suivait de ses yeux infinis, passa furtivement devant le miroir de l’entrée et sortit dans l’escalier après avoir refermé la porte derrière lui, sûr que Marta Miguel était restée dans la cuisine, et qu’elle pleurait.

Biscuter avait le matin mélancolique des vrais orphelins. Il n’offrit pas même son dernier plat mijoté à Carvalho et le détective n’eut d’autre recours que de penser, imaginer, se souvenir, ressasser les activités qui le mettaient de mauvaise humeur. À onze heures le téléphone sonna et au ton de la voix, à la prudence des paroles, Carvalho découvrit l’identité de son interlocuteur. Le vieux Daurella.

— Monsieur Carvalho ?

— Oui.

— S’il vous plaît. Est-ce que je suis bien à l’agence de détectives, suis-je bien chez M. Carvalho ?

— Oui.

— Monsieur Carvalho est-il là ?

— C’est moi.

— Ah ! Il me semblait bien. Je suis Daurella. Daurella. Vous vous souvenez ? Celui des stores. Comment allez-vous, monsieur Carvalho ?

— Bien. Et vous-même ?

— Enfin. Comme ci, comme ça.

— Je vous écoute.

— Eh bien voilà, vous allez dire que je suis un imbécile ou un importun, mais l’autre jour il m’est resté quelque chose en travers de la gorge, et, si je ne vous en parle pas, j’en crève, monsieur Carvalho.

Il parlait à voix basse, comme s’il avait peur d’être entendu.

— Les autres croient que je suis idiot, mais ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au coude, je vous jure.

— Je n’en doute pas.

— Mais il y a mes petits-enfants, ma fille, ma femme. Vous comprenez ? N’est-ce pas que vous me comprenez, monsieur Carvalho ?

— Je vous comprends.

— Vous avez déjà encaissé le chèque ?

— Je l’ai encaissé.

— Sans problème, n’est-ce pas ?

— Sans problème.

— Je vous remercie infiniment, monsieur Carvalho, parce que vous m’avez ouvert les yeux, mais qu’est-ce que je peux y faire. Je les referme et je fais l’âne. Ma fille, mes petits-enfants, ma femme… je ne fais pas ça pour lui, non, parce que c’est un pocavergonya, un dégénéré, mais mes petits-enfants, ma fille, ma femme. Je ne veux pas vous retenir davantage, monsieur Carvalho. Mais il fallait que je vous appelle, je ne sais pas si vous me comprenez.

— À votre service. Vous savez désormais où me trouver quand ils piocheront à nouveau dans votre caisse.

— Non, il ne recommencera pas. Je l’ai à l’œil maintenant.

Mais à sa voix, c’est lui qui avait l’air d’être celui qu’on tient à l’œil.

— Voilà, eh bien portez-vous bien, monsieur Carvalho. Bonne santé et bonne chance parce que les temps sont difficiles.

Et merde, pensa Carvalho, mais il modéra sa spontanéité devant le spectacle mental du pauvre Daurella. empêché par sa vieillesse de botter le cul à son maquereau de gendre.

— Le jour de mes cinquante-cinq ans, Biscuter, tu me mets du cyanure dans un plat de morue au pil-pil.

— On sentirait le goût, chef. La saveur de la morue au pil-pil est unique.

Il continua à se reprocher en silence d’avoir été un mauvais fils. Le téléphone sonna et, lorsqu’il reconnut la voix de Charo au bout du fil, il serra les dents et se prépara à l’orage. « Salut Pepe », puis un silence, et après une traversée du désert sonore, l’explosion des larmes et des sanglots désespérés.

— Tout est fini, Pepe, n’est-ce pas ?

— J’ai beaucoup de travail. Un point, c’est tout. Mais dès que j’en aurai terminé, on fait la valise et on part à Meranges patauger dans la neige et bien manger chez Borrell.

— Tu parles sérieusement ?

— Je parle sérieusement.

La porte du bureau venait de s’ouvrir et Mme Marsé se glissait peu à peu dans la pièce comme un escargot.

— Il faut que je raccroche maintenant parce que je suis avec un client.

La bise sonnante et téléphonique prolongea son écho jusqu’à ce que le combiné ait retrouvé sa position de repos. Mme Marsé avançait timidement et se décida à s’asseoir lorsque Carvalho l’y invita.

— Vous travaillez ici, c’est un très joli endroit. Très typique. Les Ramblas c’est le plus joli coin de Barcelone.

La femme s’assit, posa ses mains sur son sac, son sac sur ses genoux et son regard sur le visage inexpressif de Carvalho.

— Je suis venue pour l’histoire d’hier. Il faut que nous parlions, vous et moi. Mais, je vous en prie, n’en dites rien à mon mari. Pour quelle somme iriez-vous chercher ma fille ?

— Je vous l’ai déjà dit hier. Mes tarifs sont fixes.

— J’ai fait mes calculs et je n’arrive pas à la somme que vous demandez. J’ai une cagnotte qu’Higinio ne connaît pas, mais elle doit s’élever au plus à cent ou cent vingt mille pesetas, plus les frais de voyage, bien sûr, que mon mari payerait. Je peux mettre quelques bijoux en gage, c’est vrai, mais j’en ai peu et mon mari s’en apercevrait. Si vous aviez un peu de patience, avec le temps, je vous donnerais plus.

Carvalho soupira.

— Rien de plus déprimant que des riches sans le sou.

— Je vous offre ce que j’ai. Et je le fais autant pour Teresa que pour Ernesto, le pauvre est désespéré. Il aime beaucoup sa mère. C’est une victime, comme moi. En revanche sa mère est comme mon mari, ils ne souffrent pour rien et pour personne.

— Vous me proposez de travailler à des tarifs de bienfaisance et je n’ai aucune raison d’accepter.

La vieille ne bougea pas, elle avait l’air d’avoir pitié d’elle-même. Biscuter assistait en silence à la conversation, mais Carvalho sentait qu’il prenait peu à peu le parti de la femme. Biscuter était prêt à adopter et à être adopté.

— En plus, c’est un voyage affreusement ennuyeux et hasardeux. Le prix du billet comprend un circuit touristique, mais allez savoir où a pu se fourrer cette fille.

— Je pourrai vous payer petit à petit ce que je vous dois.

— Nous sommes en pleine saison des pluies dans le Sud-Est asiatique.

— Ici aussi il pleut.

— Il faudrait que je me fasse vacciner, j’ai besoin d’un visa.

— Non. Le vaccin n’est plus obligatoire, le visa non plus si on reste moins de quinze jours. Je me suis renseignée et je vous apporte l’argent.

Elle avait ouvert son sac, elle en retira une liasse de billets sénés dans un élastique et elle la tendait à Carvalho.

— Cent vingt-sept mille pesetas. Mon mari vous payera le voyage et vos frais jusqu’à cent cinquante mille. On vous devra le reste.

— J’ai horreur de voyager. Il n’y a rien de pire que de chercher quelqu’un qui ne veut pas qu’on le retrouve.

— Ma fille veut qu’on la retrouve. Elle vous a téléphoné. N’est-ce pas ?

— Qui pourrait imaginer qu’un professionnel abandonne son travail, son bureau, ses obligations pour prendre un avion et aller aux antipodes ? Nous vivons des temps difficiles. Il va y avoir des élections. Je voudrais voter.

— Votez par correspondance. Moi je suis inscrite à Barcelone et je vis dans le Maresme. Je voterai par correspondance. C’est très facile. Il faut aller au bureau des inscriptions et parler à un monsieur qui vous arrangera tout ça.

— Imaginez que les socialistes gagnent, qu’il y ait un coup d’État et que tout ça me tombe dessus en Thaïlande.

— Mieux vaut que ça vous tombe dessus en Thaïlande plutôt qu’ici, chef.

C’était Biscuter qui mettait son grain de sel et soutenait résolument le regard indigné de Carvalho. La vieille s’était levée. Elle laissa l’argent sur le bureau et fit demi-tour. Depuis la porte elle dit :

— Pensez-y et appelez-nous. Il n’y a pas d’autre solution.

Carvalho prit l’argent et se leva pour rattraper la femme, mais elle avait soudain hâté le pas, opérant un changement de rythme digne d’un bon milieu de terrain qui rappela à Carvalho les démarrages d’un Bobby Charlton, et, lorsqu’il atteignit la porte, Mme Marsé n’était plus qu’une toute petite tête blanche à hauteur du deuxième étage.

— Cent vingt-cinq mille pesetas, chef, c’est toujours cent vingt-cinq mille pesetas.

Carvalho jeta l’argent contre le mur par-dessus la tête de Biscuter et s’en alla aux toilettes où il pissa sur le monde entier et sur lui-même. Ensuite, il passa devant Biscuter sans un mot et quitta le bureau pour la rue sans autre intention que de laisser derrière lui le décor où s’était passé ce qui venait de se passer. Et sur les Ramblas, il se surprit à vagabonder, se laissant entraîner dans des sillages subconscients qui le guidaient parmi les piétons matinaux et les affiches électorales qui avaient fleuri pendant la nuit. La ville était pleine d’affiches mercenaires de Felipe González et d’affiches militantes des leaders communistes, l’un d’eux, Gutiérrez Díaz, paraissait se préparer à bénir les électeurs qu’ils votent ou non pour lui. Il ne reprit objectivement conscience qu’au pied des marches du bureau municipal des inscriptions électorales et ensuite devant un appariteur à qui il demanda :

— Pour voter par correspondance, c’est où ?

Il passa sa paume sur le dos nu de Charo comme pour en cueillir une partie et la garder ensuite au creux de sa main à demi fermée afin de la regarder de tout près. Dans un demi-sommeil Charo lui demanda :

— À quelle heure part l’avion ?

— À une heure.

Le son de la voix de Charo le dispensait de protéger son sommeil. Il sortit ses jambes nues en dehors des draps et il les regarda comme s’il les redécouvrait après une très longue absence. Le voyage l’attendait, là, de l’autre côté du mur ou au-delà de la porte entrouverte de la salle de bains de Charo. Le voyage, c’était son projet, son futur. Un mélange d’ennui et de fatigue se mêla à son désir de partir n’importe où. Charo faisait des efforts pour se réveiller.

— Je vais te faire un café.

— Je vais passer par le bureau et Biscuter me le fera.

— Je veux que le dernier café soit de moi.

Charo s’assit de l’autre côté du lit. Elle se couvrit les seins avec les mains et se leva pour aller aux toilettes. Carvalho profita de son absence pour s’habiller et lorsque la femme ressortit en chemise, Carvalho parvenait à introduire son pied déchaussé dans l’ouverture malformée d’une chaussure habituée à sa négligence.

— Attends.

— Laisse tomber. Prépare-moi le café pour dans quelques jours. Je reviendrai vite.

— Un si joli voyage. Moi, j’aimerais y aller.

Carvalho embrassa et se laissa embrasser et, lorsque l’ascenseur le sépara de Charo, il se reprocha de ne pas lui avoir dit quelque chose d’important à la dernière minute. Cela faisait plus de vingt ans qu’il n’avait dit à personne : je t’aime, et peut-être était-il sincère en ne le disant pas. Biscuter aussi était impressionné par le voyage.

— La Thaïlande c’est tout près de la Chine, chef.

— Tout près.

— Et du Viêt-nam. Vous voulez que je vous prépare quelque chose pour le voyage ?

— On sert à manger dans les avions.

— C’est très cher ?

— C’est compris dans le prix du billet.

— Alors ça ne doit pas être très bon.

— On survit. S’il m’arrivait quelque chose, tu le sais, Fuster possède mon testament. Je te laisse quelque chose et en échange je veux que tu écoutes le paso doble Suspiros de España à chaque anniversaire de ma mort.

Biscuter était au bord des larmes.

— C’est un très joli paso doble.

— C’est un braiement harmonieux.

Il tapota le dos de Biscuter et descendit vers les Ramblas à la recherche d’un taxi. À l’aéroport, il aperçut la guide de l’agence regroupant les expéditionnaires du voyage organisé.

— À Bangkok, vous disposerez d’un guide, mais si vous avez un problème, adressez-vous à notre correspondant.

Carvalho se prépara au contrôle des passeports lorsqu’il vit arriver vers lui une curieuse délégation composée d’un garçon à queue de cheval, d’une flûtiste enceinte et d’une vieille dame victorienne qui avançait, légère, devant les jeunes gens.

— Nous sommes venus vous dire au revoir et vous remercier.

Carvalho craignit que la flûtiste ne fasse surgir son instrument du néant et ne devienne l’attraction de l’aéroport ou que la vieille dame ne lui offre un sandwich à l’omelette ou cent pesetas pour une boisson fraîche. Tout était possible venant de ces dingues dépourvus de tout sens commun.

— Quoi que vous appreniez, vous nous le faites savoir aussitôt.

— Ne vous laissez pas arrêter par l’argent.

Lui conseilla Ernesto et Carvalho ne parvint pas à discerner l’ombre d’un cynisme dans cette remarque. Il les quitta d’un geste et d’un demi-sourire, et s’abandonna au contrôle des passeports pour se débarrasser d’eux. Ensuite il passa son premier vol jusqu’à Francfort à deviner quels seraient ses compagnons de voyage de Francfort à Bangkok. Il était entouré de Majorquins. Ils avaient cette intonation basque de tous les natifs de Majorque lorsqu’ils parlent castillan et cette faculté de surprise et de goguenardise des îliens. Ils étaient tous tendus vers une femme de trente ans, blonde, consciente de son charme, un air de jeune divorcée d’avec un marchand de sobrasadas(25) peu scrupuleux. Elle s’avéra être une guide professionnelle et pendant le vol Francfort-Bangkok, elle aida à la circulation du flux de whisky que les jeunes couples majorquins avaient suscité grâce à leurs achats en dutyfree. Un des Majorquins avait découvert l’existence réelle des Orientaux et il était spécialement fasciné par un Chinois à qui il parlait majorquin, et qui se contentait d’adapter son sourire aux clefs d’une langue insoupçonnée.

— Escolta, xinet, a Mallorca tens la teva casa(26).

Le Chinois souriait et disait oui. Le Majorquin le contemplait comme s’il ne manquait plus que lui dans sa collection d’insectes tropicaux. Carvalho mit le casque que lui offrit l’hôtesse et joua avec les différents canaux. D’Yves Montand à Stevie Wonder en passant par Ella Fitzgerald et von Karajan qui dirigeait la Mer de Debussy. La carte de la Lufthansa lui promettait les cieux de Yougoslavie, Roumanie, Turquie, Iran, Inde, et au niveau d’Istanbul Carvalho s’endormit. Il fut réveillé par l’obscurité qui s’établit soudain pour la projection du film qui les distrairait pendant une heure et demie de vol. Il l’avait déjà vu en Espagne. Georgia. Un des grands films sur la culture de l’immigration aux États-Unis. Pour l’occasion cela se passait chez les Serbo-Croates et l’actrice avait deux petits seins adolescents, un corps maigre et pas grand-chose de plus. Ce qui ne l’empêchait pas d’éveiller de grandes passions. Les protagonistes avaient une immense capacité de malheur et un grand complexe de culpabilité. À Delhi, les Hindous envahirent l’avion. Quelques-uns pour le nettoyer sous le regard mi-sceptique mi-curieux des Majorquins et des Allemands qui étaient la composante raciale majoritaire. D’autres comme voyageurs mal acceptés jusqu’à Bangkok ou Manille. Il paraissait invraisemblable à tous ces Européens que ces mêmes êtres obscurs puissent être indifféremment voyageurs ou hommes ou femmes de ménage. Le Majorquin troqua quelques minutes sa curiosité pour le Chinois contre une certaine attention à l’égard des Hindous flegmatiques qui cherchaient leurs places afin de créer des îles plus sombres dans l’océan lumineux de l’Europe blanche. Carvalho n’avait pas envie de dormir, il n’avait pas non plus envie de regarder. De temps à autre la guide blonde passait dans son champ visuel, elle s’adaptait peu à peu à l’approche des tropiques et montrait de jolis bras dorés au soleil de récents voyages.

Le jour se levait lorsque prit fin l’escale technique de Delhi et par le hublot Carvalho attendit l’apparition du golfe du Bengale lorsque l’avion survola Calcutta. Ensuite ce furent les forêts de Birmanie, l’assaut des couleurs exaspérées par la pluie et la chaleur du tropique. Soudain il crut entendre quelque chose qu’il ne s’attendait pas à entendre. Les Espagnols chantaient à tue-tête ce qu’ils auraient chanté dans un autocar se rendant à une fête villageoise : Asturias, patria querida. Carvalho craignit le pire. Il craignit qu’ensuite ils ne poursuivent avec El vino que tiene Asunción ni es claro ni es tinto ni tiene color(27). Les Espagnols sont capables de transformer un DC10 de trois cents places en un autocar de sortie scolaire. Les Chinois, les Allemands, les Indiens écoutaient Asturias, patria querida comme s’il s’agissait du Deutschland über alles. Un Anglais, un Français, un Allemand, un Américain, un Chinois, un Indien, un Arabe, se sent chez lui en Asie, les Espagnols. eux, se retrouvent à l’étranger dès qu’ils passent la frontière. L’avion approchait des forêts profondes et des eaux transparentes d’un univers géographique de quatrième-troisième ou de collection d’images « races et coutumes » du chocolat Suchard. Le Majorquin disait au Chinois :

— Quan vingiuis a Mallorca et posaràs morat de sobrasada i en s anirem tu i jo de putes.

— Quines cosas de dir-li(28).

Objectait la femme du Majorquin. mais lui ne lui prêtait aucune attention. Il était obsédé par son Chinois qui, de son côté, se laissait collectionner avec un sourire de façade dissimulant la réserve mentale qu’à la première occasion il balancerait ce lourdaud aux crocodiles. Des nuages sur Bangkok, soudain présente, ville pour le vol des oiseaux étalée autour du Chao Phraya. Une image traversa l’esprit de Carvalho comme un flash arraché au coffre des souvenirs. Une fille thaïlandaise, une cigarette dans le vagin, fumant par le vagin, nue, entourée de soldats américains en civil, de permissionnaires, de couples du monde entier vérifiant une fois encore que les Asiatiques font tout à l’envers.

À l’aéroport les attendait un jeune guide qui se présenta sous le nom de Jacinto même si, assurait-il, son nom était beaucoup plus compliqué en thaïlandais. Les Majorquins étaient dans un autre groupe et Carvalho se vit entouré de vieilles Castillanes riches étonnées par le nombre de Majorquins que l’on rencontrait à travers le monde, et par quelques jeunes couples qui s’accrochèrent au premier casque colonial venu. Durant le trajet qui les conduisait de l’aéroport à l’hôtel. Jacinto leur expliqua qu’à Bangkok vivaient cinq millions de personnes, la plupart d’entre elles pauvres et disposées à voler le sac de ces dames. Comme il est drôle, comme il est drôle, répétait une dame qui porta de manière préventive et défensive la main à sa perruque de nylon. La vérification du fait que Bangkok était plein d’Asiatiques avait constitué un sérieux avertissement pour les voyageurs de cet autocar climatisé, désormais conscients de faire partie d’une expédition aventurière en Extrême-Orient. Le guide continuait à les informer. Ils étaient en démocratie surveillée, en dictature démocratique, en monarchie constitutionnelle militarisée.

— Qui gagnela les élections en Espagne ?

Demanda le guide en un sioux parfait consistant à transformer les R en L comme dans les doublages des films coloniaux les plus ringards.

— Felipe González gagnela, non ?

— Et ta sœur !

Cria un gros type sombre avec des varices sous les yeux.

— Je préfère que ce soient les socialistes qui gagnent plutôt que les communistes.

Fit remarquer une dame andalouse.

— Ici pas y avoil de communistes. Communistes dans la folêt. À Bangkok, non.

Les informa le guide suscitant perplexité et expectative.

— Vous les mettez dans la forêt comme des singes ?

— Pas comme singes, comme guelillelos. Inteldits à Bangkok, eux paltil dans folêt.

Jacinto était une mine. Il informait les hommes sur les différents types de massages qu’ils pouvaient demander. Du premier au troisième degré, et après tout ce que Dieu veut. Les vieilles dames écoutaient les instructions sur ce sujet, conscientes de ne pas être sur leur terrain et de devoir démontrer leur faculté d’adaptation morale à cette fin de millénaire.

— Vous, achetez-vous des saphirs et nous, nous irons aux massages.

— Saphils et lubis, n’oubliez pas. Les autles pielles ne pas êtle d’ici. Ici et en Bilmanie, saphils et lubis.

Au-delà de l’île climatisée, Bangkok était comme Mexico ou comme Villaverde ou Bellvitge, une ville d’immigration sauvage et un bordel pour soldats américains échoués. Le climat du tropique adoucissait et salissait les architectures occidentalisées et une logique de fou guidait les automobilistes jouant à la roulette russe dans leurs véhicules japonais. La norme dans une rue à double sens était que les voitures circulent sur trois files et on pouvait s’amuser passionnément à calculer laquelle de ces autos se rabattrait à la dernière seconde, juste avant la collision, et pourquoi. Les gamins profitaient des arrêts aux feux rouges pour nettoyer les pare-brise, offrir des guirlandes de fleurs fraîches et parfumées aux touristes ou vendre à la criée le Bangkok Post.

— Comme ils sont mignons. Et comment peuvent-ils devenir si laids en grandissant ?

— Mais ils sont tous pareils, pareils. En Europe, nous sommes plus différents les uns des autres.

Un peloton de touristes célibataires laissait dire, laissait passer, obsédés par l’idée de leur descente nocturne chez les masseuses et surtout par le body body.

— Dis, Jacinto. Où est-ce qu’on fait le meilleur body body ?

— Beaucoup d’endloits. Mona Lisa, le meilleul. Femmes et malis pouvoil y aller poul voil les filles en vitline et dîner tandis que mali massage.

— Oh ! Comme il est drôle ! Tu as entendu ?

— Voilà, voilà. Applaudissaient les maris ravis.

— Mais si dames vouloil massages, elles pouvoil aussi. Le massage des dames est fait pal les filles, mais si dames veulent, aussi possible pal galçons.

Un silence de mort climatisé suivit les dernières révélations de Jacinto. Imperturbable, le garçon insista sur les caractéristiques du massage féminin.

— Ces galçons qui font massages aux dames, ici avoil nom tlès laid poul l’Espagne.

— Allez Jacinto, mec, dis-nous comment on les appelle.

Insista l’un des célibataires.

— Putes.

Dit Jacinto sans se troubler et il retourna à la liste des passagers et à la répartition dans les différents hôtels. Lorsqu’ils arrivèrent au Dusit Thani, Carvalho tendit à Jacinto la carte que lui avaient donnée à son intention les responsables de l’agence. Jacinto hochait la tête, prenant la mesure de la situation tout en examinant Carvalho pour évaluer s’il était ou non à la hauteur.

— Aujould’hui pas pouvoil faile gland-chose. Dimanche. Ici dimanche.

— Demain j’aimerais aller à l’ambassade.

— Plès d’ici, tlès plès.

Il lui indiqua un parc situé au-delà d’une imposante statue qui marquait le carrefour de plusieurs avenues.

— Pale Lumpini. L’ambassade, là delièle.

Pénétrer dans le Dusit Thani fut pour Carvalho comme de retrouver un vieil ami. Le même portier déguisé en Peter Pan thaï, le même décor d’hôtel asiatique international dans lequel les indigènes paraissaient une belle exception de fragilité et de grâce au milieu d’animaux tout-puissants et blancs. La laideur anglo-saxonne éclatait face à la petitesse enfantine et à la délicatesse de gestes des jeunes Thaïlandaises qui offraient au visiteur information ou jasmins et orchidées fraîchement cueillis dans les forêts entourant Bangkok, à l’affût de la moindre faiblesse de cette ville obscène. Carvalho laissa ses affaires dans la chambre et demanda si le marché du week-end survivait encore. Il survivait, mais il ne se tenait plus près du vieux palais royal. Il est très loin, lui dit le responsable des taxis de l’hôtel afin de justifier les cent quatre-vingts baths qu’il lui réclamait pour la course. Pendant que le taxi blanc et climatisé traversait Bangkok, le conducteur distribuait à Carvalho des prospectus sur des boutiques de pierres précieuses, de soie thaïlandaise, d’artisanat, d’argenterie.

En vain les mots et les gestes du détective opposaient-ils une digue de refus à l’avalanche de papier qui sortait de la boîte à gants de la Datsun. Des gens endimanchés, avant-garde des masses, annonçaient l’arrivée du marché, tout comme les oiseaux annoncent la proximité de la côte. Finalement apparut une esplanade que prolongeait jusqu’à l’horizon le plus proche un labyrinthe d’éventaires et de petits étals à l’air libre. Sitôt quitté l’air conditionné du taxi, Carvalho reçut dans les narines et les poumons une vague d’air chaud et graisseux, parfumé par les fritures à l’huile de coco et aromatisé de persil asiatique, petits oignons et gingembre. Il n’avait pas assez d’yeux, pas assez de vie pour appréhender dans sa totalité tout ce qu’offrait le marché du dimanche. La forêt en pots, en cages, en aquariums géants, ou dans des caisses de carton où les papillons s’étaient transformés en d’étranges fleurs du mal de córpore insepulto. Salaisons dorées au soleil, mouches, crachats colorés au bétel, grains de riz verts, saucissons doux purulents, animaux momifiés dans leur sécheresse, piments rouges menaçants et nerveux tels des régiments de sauterelles africaines, champignons sans pesanteur, poteries qui auraient pu être de Valence, plaques de gazon naturel, poules, colibris, calaos, lézards, un petit tigre solitaire, petites cuisines ambulantes offertes à la philosophie du repas pris lorsque la faim se fait sentir, et au droit naturel des mouches asiatiques à la survie, sirops de toutes les couleurs, forêts de bouteilles de sauce de poisson, le sel de Thaïlande, un chien-lamproie long, dur et gris, porcelets noirs, jeans, cobras sans venin, mangoustes dans leur cage-asile, cassettes de Stevie Wonder et de Supertramp, coco pilé, noix de coco façonnées à coups de machette en récipients pour boire à la paille, auvents préfabriqués, un jeune tigre sans un rugissement à se mettre sous la dent, brochettes de porc recouvertes d’un miel sombre, spaghettis de riz, mets subtils pour anges vierges, orchidées nourries par des écorces de coco, vestes doublées de plastique pour affronter des hivers mentaux, vêtements de campagne pour guérilleros urbains, machettes, porte-clefs, œufs de poisson semblables à des couilles de mulâtre, une baignoire en ciment peinte en vert, agitateurs sociaux armés de mégaphones haranguant les masses tandis que les policiers semblent ne rien entendre à une distance tolérante et prudente. « Les révoltes étudiantes contre l’augmentation du ticket d’autobus se poursuivent », annonçait le Bangkok Post à la une et l’on voyait un vieil homme accroupi dialoguant avec de jeunes étudiants eux aussi accroupis. Un député solidaire des revendications exprimées. Carvalho se promena devant la forêt en pots dans l’espoir d’y découvrir un pot de communistes.

Le Dusit Thani lui offrait un restaurant international et cher, un autre thaïlandais, un troisième proposait de la cuisine japonaise et il y avait enfin un coffee shop plus économique où l’on servait des plats asiatiques occidentalisés et des plats occidentaux asiatisés. Carvalho s’était promis de ne rien goûter d’occidental quelle que soit la durée de son séjour en Thaïlande et il entra dans le restaurant japonais. Il fut reçu par des serveuses supposées japonaises qui le saluèrent les deux mains unies sur la poitrine, buste et tête doucement inclinés, selon la coutume. Il commanda un sashimi et on lui apporta un plat rempli de glaçons et sur les glaçons de minuscules filets de poisson cru, daurade, carpe, turbot, thon, un bol de sauce sambai-yo, des baguettes, un autre bol vide et une théière. Il eut quelques difficultés à utiliser sans effort ses baguettes pour saisir les petits morceaux de poisson cru, les tremper dans la sauce à la moutarde, vinaigre, soja et les porter à sa bouche. Quand il eut terminé son plat, il avait l’impression d’avoir mangé la mer ; il demanda en dessert un riz au saké qu’il accompagna de deux gorgées de saké glacé. Il se promena dans l’hôtel parmi des vitrines de pierres précieuses, de soieries et de bois de teck, il perdit un certain temps dans sa chambre à tripoter son téléviseur pour atteindre la vidéo et trouver enfin un film américain interprété par Rod Steiger et une beauté blonde violée par des chasseurs à la braguette tourmentée. À cent mètres de l’hôtel, il avait les possibilités infinies de Silom Road et les trois ruelles successives du Patpong, quartier historique du vice qui, selon le portier déguisé en Peter Pan, n’était plus ce qu’il avait été.

— Il y a d’autres lieux plus intéressants dans la ville.

Le portier lui préparait une adresse mercenaire mais Carvalho insista pour le Patpong, et l’autre admit :

— Ça a beaucoup perdu mais ça reste ce que c’était.

Aux portes de l’hôtel l’attendait une bouffée de chaleur aussi nocturne que gluante. La luminosité occidentalisée du Dusit Thani était une île sur une mer obscure à peine trouée par quelques taches lumineuses de faible voltage qui jalonnaient Silom Road. Les commerçants restaient ouverts malgré le dimanche et la nuit et Carvalho esquiva les offres de photos de filles nues que des intermédiaires professionnels montraient aux étrangers avec des promesses directes de fornication et de plaisir. Les ruelles du Patpong offraient un échantillonnage de restaurants chinois, vietnamiens, thaïs, japonais, de maisons de strip, d’hommes en vadrouille, conducteurs de pousse-pousse ou de tuc-tuc proposant le plus court chemin vers des paradis du sexe, gens du cru assis autour de réchauds roulants et mourant de rire au spectacle gratuit des bandes d’étrangers. Carvalho croisa le groupe des Majorquins sous la houlette de la guide blonde aux jolis bras et Jacinto en tête d’un peloton de jeunes couples à la recherche des filles au ping-pong ou de celles qui utilisaient leur vagin pour fumer une Marlboro à l’évidente saveur américaine. Carvalho esquiva les groupes et l’offre de Jacinto de se joindre à eux, mais, peu après, il fut écrasé par une sensation de solitude dépressive et par cette nuit dénuée de sens, alors, inconsciemment, il se surprit à chercher les Espagnols, à entrer dans les night-clubs et à en sortir, jusqu’à rencontrer l’un des groupes dans une petite salle, où des filles thaïlandaises nues et enfantines mettaient une lascivité mécanique et désintéressée à la portée de l’ambiguïté des Occidentaux. Sourires ironiques et crispation sexuelle dans le regard et au sud du corps, les Européens contemplaient cette gymnastique sexuelle comme si elle représentait un dédommagement du voyage. Les entraîneurs se mêlaient aux couples et leur offraient toutes sortes de combinaisons : homme avec homme, femme avec femme, trios, quatuors. Où ça ? Ici même dans l’immeuble d’à côté. Carvalho se pencha et vit l’enseigne « Apollon » sur une maison noyée d’ombre. Soudain il se souvint que c’était là qu’Archit, le compagnon de Teresa, avait exercé la prostitution et il se dirigea vers ce lieu de massages masculins. Deux jeunes couples d’Espagnols lui proposèrent de pénétrer dans une demeure attenante où on leur faisait espérer le spectacle d’un enculage entre indigènes du sexe mâle.

— Pour une fois dans ma vie, je ne veux pas rater ça.

Disait un blond à moustache avec un filet de voix qui devint rapidement inaudible.

— Moi non plus.

Insistait la femme qui l’accompagnait.

Carvalho les suivit et les vit entrer dans une bâtisse éclairée par le minimum de watts indispensables pour qu’il ne fasse pas nuit noire. Les deux couples suivaient de jeunes Thaïs et Carvalho les dépassa au moment où ils entraient dans une chambre qui promettait d’être aussi sordide que le reste de l’édifice. Il avança dans un couloir baigné d’une pénombre jaune et il eut du mal à découvrir des corps d’hommes et de femmes assis à même le sol et, pour la plupart, silencieux ; ils ne prêtèrent aucune attention ou presque à l’intrus qui venait faire le voyeur. Des tissus sales et vieux soulignaient les peaux sombres, la vieillesse ambiguë de corps apparemment jeunes, et quelques avancées rapides de leurs visages découvrirent à Carvalho des yeux rouges et malades. Fatigue de junkees sur ces corps mercenaires, qui offraient leurs muscles misérables à des étrangers tolérants envers la corruption du sous-développement. Un homme sortit d’une chambre, un paquet de draps jaunâtres sur les bras. Carvalho lui demanda où trouver Archit.

— Il travaillait juste à côté, à l’Apollon.

L’impénétrabilité légendaire des visages orientaux n’empêcha pas la peur dans ces yeux qui refusèrent de soutenir le regard de Carvalho, et l’homme partit sans répondre à sa question. Carvalho la répéta à une vieille qui donnait des ordres à des serveuses indifférentes paraissant sur le point de mourir de faim. La vieille lui répondit par la même peur impénétrable et le même silence et finit par lui proposer d’aller poser la question à l’Apollon puisque Archit travaillait à l’Apollon. Ce lui parut être une réponse logique et il revint sur ses pas. En arrivant devant la porte de la pièce où avaient pénétré les Espagnols, il vit qu’elle était entrouverte et qu’à travers la fente le blond à moustache l’épiait.

— S’il vous plaît. J’ai l’impression que vous êtes déjà venu ici plusieurs fois, il nous arrive quelque chose d’étrange. Venez, venez.

Carvalho entra dans la pièce. Les deux femmes occupaient les deux seules chaises, leur visage était attentif et tendu. Les deux hommes, debout, s’agitaient nerveusement sur place. Sur le lit, deux garçons sombres se caressaient mutuellement le pénis.

— Ils ne bandent pas et ils nous disent des choses bizarres que nous ne comprenons pas. Ils parlent un anglais étrangissime.

Les garçons contemplaient Carvalho avec la plus totale indifférence et continuaient à caresser leurs sexes morts. Carvalho leur demanda ce qui se passait. Une bouche édentée, caverneuse, noire, s’ouvrit, pour dire qu’ils ne se sentaient pas d’attaque mais que si l’une des femmes ici présentes venait les rejoindre sur le lit ça changerait tout. Carvalho transmit la demande.

— Nous ?

— Avec eux ?

Les deux Espagnols serrèrent les mâchoires et les poings puis ils rirent, d’un rire continu.

— C’est chié leur truc.

Le plus décidé s’approcha du lit, montra le pénis d’un indigène et le cul de l’autre.

— Toi. foutre ça ici.

L’indigène, peiné, lui sourit avec une certaine tristesse.

— Je vois de quoi il retourne.

Assura l’Espagnol intrépide.

— On les a payés d’avance et maintenant il n’y a plus moyen.

— Partons, Eduardo.

Intervint la plus nerveuse des femmes.

— Moi, j’ai payé pour le spectacle et ils me remboursent ou alors ils s’enculent. Et il vaudrait mieux qu’ils s’enculent, sinon ça va chier.

L’indigène disait quelque chose, Carvalho s’approcha du lit pour l’écouter.

— Il dit que si ces dames ne veulent pas leur faire l’honneur de se joindre à eux, qu’on leur permette d’aller chercher une des femmes qui sont dans les couloirs.

— Pour le même prix, bien sûr.

L’indigène affirma qu’un corps supplémentaire valait deux cents baths de plus.

— Cent cinquante.

Contre-attaqua l’Espagnol décidé, obéissant à la consigne touristique selon laquelle il faut tout marchander. L’indigène haussa les épaules, prit les cent cinquante baths, enfila un slip et sortit. Il revint avec une vieille jeune femme, couverte de haillons et appartenant, comme lui, à la communauté édentée du Sud-Est asiatique. Elle se déshabilla et Carvalho pensa qu’elle était un parfait modèle pour une leçon d’ostéologie en faculté de médecine. Non seulement elle n’excita pas les deux garçons mais encore elle suscita sur les visages occidentaux une moue de dégoût.

— Et maintenant, on fait quoi ?

— Ils bandent pas davantage.

— Bon alors, ça c’est un attrape-couillons. Un vrai.

L’Espagnol criait et accompagnait de gesticulations et d’insultes sa revendication crispée d’être remboursé de tout ce qu’il avait payé. La porte s’ouvrit lentement, dévoilant un groupe d’indigènes accourus en entendant les cris. Les deux femmes blanches se levèrent et se collèrent à leurs maris, à la recherche de la protection promise par l’épître de saint Paul. Les deux présumés enculés s’étaient à leur tour mis en colère et répliquaient vertement à l’Espagnol au départ courroucé et à présent troublé face à l’attroupement qui s’était formé à la porte.

— Combien avez-vous payé ? demanda Carvalho.

— En tout à peu près cinq cents baths.

— Ça ne fait pas tout à fait trois mille pesetas. On ne vous a jamais roulé de trois mille pesetas ?

— En Espagne, si.

— Eh bien, considérez-les comme perdues et sortez d’ici en souriant, parce que ça commence à sentir le roussi.

Carvalho donna l’exemple, il sourit aux deux garçons et au squelette féminin et leur tendit la main en leur disant ostensiblement au revoir. Ensuite il s’ouvrit un passage entre la foule grondante, regroupée à la porte ; les deux couples le suivirent, ils retrouvèrent souffle et parole quand ils furent enfin dans la rue. L’Espagnol chevalin reprit du poil de la bête et recommença à crier que c’était la dernière fois que ces singes-là le prenaient pour un cave. Mais il s’arrêta devant la crise de fou rire de l’une des femmes. Elle essayait de justifier son hilarité en évoquant la petitesse du sexe de l’un des garçons ou l’aspect de fleur morte du nombril de la femme cadavérique. Carvalho les quitta tandis qu’ils se justifiaient les uns les autres et regagna Silom Road en direction de l’hôtel. Soudain, quelqu’un le prit par le bras et l’attira. Il banda ses muscles et bouscula l’intervenant afin de prendre un peu de distance. Il vit alors un jeune homme souriant qui, sans abandonner son bras, lui montrait le ciel. Carvalho leva les yeux et vit sur les câbles des milliers, des millions de petits oiseaux blancs et noirs comme des dominos. Le Thaïlandais lui indiquait par gestes qu’il était dangereux de marcher sous les oiseaux, parce qu’ils fientaient sur les piétons et, pour lui en donner la preuve, il lui montrait le ruisseau de merde blanche sur le trottoir. Carvalho se détendit, le remercia, s’éloigna de la ligne de tir des oiseaux et, alors que le Thaï repartait, il lui demanda comment ils s’appelaient. Celui-ci les contempla à nouveau, réfléchit, haussa les épaules et répondit avec un sourire.

— Des oiseaux. Seulement des oiseaux.

Il se réveilla avec la sensation d’avoir quelque chose d’important à faire et il ne tarda guère à découvrir que c’était de prendre l’american breakfast promis sur la fiche d’hôtel. Il se pencha à la fenêtre de sa chambre. Ce n’était pas une fenêtre, mais un balcon ouvert situé au niveau de la piscine et d’une cascade illuminable. Le soleil n’était encore qu’une promesse menacée par les nuages et par l’ampleur des édifices du Dusit Thani. Carvalho se promit d’en profiter pour rentrer en Espagne avec sur la peau les couleurs du tropique. À la salle à manger l’attendait un buffet avec œufs au plat, bacon, jambon, saucisses, œufs brouillés, galettes de pommes de terre, charcuterie, poissons fumés et macérés, fruits tropicaux, ananas, bananes, pamplemousses, mandarines, litchis, pommes roses ou chom-phoo, mangues, jujubes, rambutanes, zalacas, pastèques, noix de coco, carambolas, tamarins, papayes, goyaves, lamyais, noinas, duriens. La papaye au jus de lime et les litchis étaient délicieux ; Carvalho se servit deux fois. Ensuite, il se fit un ordre du jour, sous réserve de ce qu’on lui apprendrait à l’ambassade et il décida de retarder sa visite, se conformant plus aux heures ouvrables espagnoles que thaïes. Il traîna dans l’hôtel et découvrit qu’un rayon de soleil avait filtré entre les bâtiments, chauffant un coin de la piscine. Il passa son maillot de bain, se couvrit d’un kimono et mit dans un nécessaire un lait hydratant pour protéger sa peau du traître soleil des tropiques. Il nagea un moment, puis il se tartina de crème avant de s’étendre dans un triangle de lumière qui grandissait. Pendant une heure les nuages et Carvalho luttèrent durement pour s’approprier le soleil mais à la fin il éprouva la sensation tonique de la chaleur et il se découvrit optimiste en sifflotant sous la douche de sa salle de bains.

La sueur l’attendait à la porte de l’hôtel et l’accompagna dans sa traversée de la place du Lumpini et du parc proche du quartier des ambassades. Mais le parc était une promesse de l’Asie ombreuse et végétale et Carvalho flâna entre les jardins et les affiches de l’une des principales scènes ludiques de la ville. Wireles Road était une rue tranquille et résidentielle, conditionnée par l’immensité écrasante de la toute-puissante ambassade américaine, avec canaux et lacs intérieurs, pour une scénographie horticole quatre étoiles. Tout à côté se trouvait l’ambassade espagnole, la loge des concierges. Elle était installée dans une grande demeure où se métissaient les traditions architecturales de Thaïlande et du Tyrol et, une fois entré, Carvalho fut reçu par deux Thaïs qui lui demandèrent d’attendre. Le bois recouvrait presque tout ce qui était visible, peint d’un blanc crémeux, et un ventilateur s’efforçait de combattre la chaleur de toutes ses faibles forces. Au mur, des affiches publicitaires des rias galiciennes, l’annonce du concours de chant Tenor Viñas et les effigies des rois d’Espagne offrant une ressemblance magique avec celles des rois de Thaïlande.

— Vous vouliez voir monsieur l’ambassadeur ?

Lui demanda diplomatiquement une blonde qui parlait l’espagnol avec un accent latino-américain.

— Ou n’importe lequel d’entre vous susceptible de me fournir des renseignements sur l’affaire de Mme Teresa Marsé.

— Vous êtes l’envoyé de la famille ?

— Exactement.

— Si cela ne vous ennuie pas je vous communiquerai moi-même toute l’information dont nous disposons. Monsieur l’ambassadeur est occupé.

À l’assentiment de Carvalho succéda le départ de la blonde et à nouveau la solitude de la réception en compagnie d’un aborigène qui demandait des renseignements sur les bourses d’études en Espagne. La fonctionnaire revint, elle s’assit près de Carvalho et ouvrit un dossier sur ses genoux.

— On a appris des choses, mais aucune n’est vraiment tranquillisante, le pire étant que l’ambassade ne peut plus avancer dans ses recherches. L’affaire est entre les mains de la police et ils sont très jaloux de leur souveraineté.

— On sait où est Teresa Marsé ?

— Non. Mais le plus probable est qu’elle est en train d’essayer de quitter le pays.

— Pourquoi ne s’adresse-t-elle pas à l’ambassade ?

— L’ambassade est surveillée jour et nuit, monsieur Carvalho. L’affaire est compliquée.

C’était une femme capable de contenir ses émotions. Elle avait adopté un style informatif digne des dépêches de l’agence Efe et n’était pas disposée à aller au-delà. Elle poursuivit sans attendre la réaction de Carvalho.

— La piste de Teresa Marsé et d’Archit disparaît à Chiangmai, d’après ce que nous avons appris de la police ; les mêmes sources nous indiquent que le couple est poursuivi par un groupe de mercenaires peu disposés à ce qu’ils sortent du pays.

— Pourquoi ?

— C’est une histoire longue et compliquée, nous l’avons reconstituée peu à peu à partir d’éléments que la police nous a livrés au compte-gouttes et dans le désordre. Monsieur l’ambassadeur en a parlé personnellement avec le Premier ministre Prem Tinsulanonda, mais l’affaire est trop engagée. En d’autres occasions nous avons pu intervenir dès le début, et avec de l’argent, ici, on peut obtenir presque tout. Mais cette fois-ci les choses sont allées trop loin. À ce qu’il semble, Archit était en liaison avec l’un des réseaux de trafic les plus lucratifs et les moins surveillés dans cette zone : les pierres précieuses. En particulier les rubis birmans. À un moment donné, il a raconté tout cela à Teresa Marsé ; il lui a montré une partie du chargement dont il était responsable. C’est elle qui l’a persuadé de détourner une partie de la marchandise et de partir avec elle en Europe. Nous ignorons s’il lui fut difficile de le convaincre, mais il est certain qu’Archit a préparé son départ et que le couple avait prévu d’interrompre son voyage à travers le pays à Chiangmai et de prendre de là un vol Chiangmai-Bangkok-Amsterdam-Barcelone. À Chiangmai leurs affaires ont mal tourné. Ou bien ils ont été découverts ou bien on a demandé à Archit de rendre la marchandise. Le jeune homme faisait partie d’une société secrète qui contrôle le trafic des rubis birmans et qui s’appelle « Maï pen Raï » ; c’est une expression toute faite que l’on utilise beaucoup ici et qui veut plus ou moins dire : C’est sans importance. Donc, les gens de la société secrète les repèrent à Chiangmai et quelque chose de grave se produit car le lendemain la police sort un cadavre de la suite de l’hôtel occupée par Teresa et Archit. Eux, ils ont disparu, et ce, jusqu’à ce jour.

— Un règlement de comptes comme il y en a des milliers.

— En effet. Mais le mort n’était pas n’importe qui, il n’était pas un membre officiellement important, mais semble-t-il, et j’insiste pour vous dire que ce n’est pas mon opinion personnelle mais ce qu’on m’a raconté, il s’agirait du fils d’un personnage très important du Milieu de Bangkok, un personnage quasi légendaire connu sous le surnom de Jungle Kid. De lui, je sais seulement qu’il fut dans le temps guide dans le triangle de l’opium entre le pays Shan, en Birmanie, le nord de la Thaïlande et le Laos. En théorie il est encore guide, mais c’est une couverture pour cacher le trafic de drogue. Jungle Kid est une institution et la mort de son fils a mobilisé tout autant la police que le Milieu.

— La police aux côtés d’un mafioso ?

— La police doit beaucoup à Jungle Kid et ici on ne sait jamais où finit l’ordre et où commence le désordre, même chose pour la légalité et l’illégalité.

La fonctionnaire soutint le regard de Carvalho, et le détective lut l’avertissement diplomatique latent dans la réserve expressive de la femme.

— Est-il possible de s’entretenir avec la police ou avec Jungle Kid lui-même ?

La femme éclata de rire.

— Ce qui est étrange c’est que ni les uns ni l’autre n’aient encore pris contact avec vous. Ouvrez bien les yeux. Jungle Kid, vous pourrez le trouver à l’hôtel Malasya, ce n’est pas très loin d’ici, près du bureau d’immigration. C’est aussi un hôtel légendaire où il peut arriver n’importe quoi. C’est là qu’échouent les touristes très curieux et peu argentés. Jungle Kid utilise le Malasya comme bureau d’embauche de ses expéditions. C’est un homme dangereux. Il est chinois et appartenait à la division du Kuomintang qui s’est installée au nord de la Thaïlande après la victoire de Mao Tsé-toung. Aujourd’hui tous les réseaux de trafic d’héroïne, diamants ou femmes sont entre les mains de Chinois et, dans la plupart des cas, de Chinois en liaison avec la Division 93 de Tchang Kaï-Chek.

La femme donnait l’impression d’avoir bien appris ses notes ; elle les consultait de temps en temps pour faire repartir la machine.

— Avec quel membre de la police dois-je me mettre en contact ?

— Ils sont au courant de votre venue. Notez le nom que je vais vous donner. Uthain Charoen. C’est le fonctionnaire du ministère de l’intérieur chargé de l’affaire.

Il y avait de l’ironie dans les yeux de la femme ou peut-être voulait-elle seulement évaluer jusqu’à quel point Carvalho était capable d’affronter la situation, Jungle Kid, Uthain Charoen.

— Quel genre d’homme est-ce ?

— J’ai parlé deux ou trois fois avec lui. Je le répète, ouvrez l’œil. Ce n’est pas un type facile.

Carvalho écarquilla les yeux pour exprimer toute la terreur qu’avait suscitée cette recommandation.

— Et vous, comment pouvez-vous m’aider ?

— Moralement, et si on vous met en prison, nous vous ferons passer du tabac de temps à autre. Mais je vous conseille de faire l’impossible pour éviter la prison. Parce qu’ici, c’est horrible. En ce moment il y a sept Espagnols incarcérés pour affaires de drogue et je vous assure que parmi eux il y en a qui préféreraient se pendre plutôt que de rester là-dedans.

Elle parlait sérieusement. Diplomatiquement mais sérieusement.

Le chauffeur de taxi essaya de convaincre Carvalho qu’avant d’aller au Malasya, il devait d’abord passer par un nombre infini de boutiques de pierres précieuses et de soieries. Son obstination le conduisit à tourner autour du Malasya pour le cas où il parviendrait, en gagnant un peu de temps, à convaincre son passager. Il ne restait plus à Carvalho qu’à sauter en marche ou à attendre que son ennemi se rende compte de l’inutilité de ses circonvolutions et de ses explications. Il choisit de se renverser sur le siège et de contempler le paysage urbain : une concentration de pousse-pousse, de tuc-tucs dans un nuage d’oxyde de carbone qui pénétrait par les vitres ouvertes d’un taxi sans air conditionné. Le chauffeur poursuivit pendant un quart d’heure sa dissertation sur les lieux où il pourrait conduire Carvalho et finalement se décida à l’insulter en thaïlandais car il continua à monologuer dans sa langue tandis qu’il prenait enfin la direction du Malasya. Il laissa derrière lui les larges avenues qui traversent la ville et entra dans des ruelles marginales où la dignité de la végétation tropicale compensait la détérioration progressive des constructions. Enfin le taxi pénétra dans le patio du Malasya et quatre ou cinq garçons sans uniforme vinrent à sa rencontre ; ils firent la gueule en constatant que Carvalho se rendait directement du taxi à la porte de l’hôtel. Teck de deuxième catégorie, bambou de rivière sans eau, boys en costume d’occasion, peausserie de Skaï marronasse, sol de plastique vert, une vieillesse décadente des choses qui contaminait les réceptionnistes et les serveurs d’un restaurant adossé à un hall de pension pour commis voyageurs de province. Jeans de toutes marques, étrangers aux allures d’universitaires américains pauvres, jeunes Français post-soixante-huitards, dames faisandées en sandales, aux mollets roses et cubiques. Pas un seul blanc de l’œil qui fût blanc chez le personnel de l’hôtel : entre le rouge et le jaune en passant par une teinte pus, tels étaient les regards qui accueillaient l’aspect conventionnel de Carvalho avec une certaine indifférence. Il s’approcha de la réception et demanda Archit et Teresa.

— Ce sont deux amis à moi qui sont à Bangkok, ils sont peut-être descendus ici.

L’homme qui l’accueillait échangea quelques commentaires en thaï avec une femme petite, mal coiffée, qui rit à la barbe de Carvalho, et probablement rit de Carvalho.

— Nous ne les connaissons pas.

— Je suis sûr qu’ils sont dans cet hôtel.

— Dans cet hôtel il passe beaucoup de gens et nous ne les connaissons pas tous nécessairement.

— Regardez le registre.

Ils haussèrent les épaules et ne manifestèrent ni le désir ni l’intention d’aller chercher leur registre.

— Regardez sur le panneau d’affichage, là-bas, à gauche, près du guéridon. Peut-être ont-ils laissé un mot.

Un pan de mur sur lequel on avait épingle des petites annonces. Professeur de français, chambre soixante-seize. Karem et Léo t’attendent chambre quatre-vingt-dix-huit. Je vends une machine à écrire Olympia Mónica. Les yeux de Carvalho s’arrêtèrent sur : Jungle Kid, le meilleur guide du pays Shan, mais quelqu’un avait écrit juste en dessous : Ne te fie pas à Jungle Kid, il t’abandonnera en pleine jungle. Carvalho décida de jouer à la roulette russe, de retourner à la réception et de demander Jungle Kid, mais quelqu’un dans son dos contraria son propos.

— C’est vous l’Espagnol qui vient d’arriver ?

Il se retourna et devant lui se tenait un Thaïlandais en costume de coton jaunâtre, cravate mal nouée, visage jeune trahi par de profondes pattes-d’oie et des cheveux blancs sur la tempe gauche, lèvres lilas entrouvertes pour composer quelque chose qui ressemblait à un sourire.

— Vous vous appelez José Carvalho Touron ?

Il lisait difficilement le nom de Carvalho sur un papier qu’il avait tiré de sa poche.

— Oui.

— Passeport, s’il vous plaît.

Il lui tendit une carte où l’on voyait sa propre photo dans un océan d’écriture thaï.

— Je ne comprends rien.

— Ici on dit que je m’appelle Uthain Charoen et que je suis officier de police.

— Et il faut que je le croie ?

L’homme eut un rire bref et derrière le rire il garda un doux sourire.

— Je vous conseille de le croire.

Carvalho sortit son passeport de la poche et le lui tendit. Du coin de l’œil il vit que les réceptionnistes s’étaient accoudés au comptoir et contemplaient la scène.

— Très bien, monsieur Carvalho. Je suis à votre disposition. Qu’êtes-vous venu chercher au Malasya ?

— Il me semble que c’est moi qui suis à votre disposition puisque c’est vous qui commencez à poser des questions.

— Excusez-moi. C’est la déformation professionnelle. Considérez que je ne vous ai rien demandé. Mais il me semble que vous logez au Dusit Thani et je ne pense pas que vous allez changer pour cet hôtel.

— Je crois que celui-ci est plus amusant.

— Cela dépend de la manière dont vous vous amusez.

Carvalho resta debout, attendant que l’autre prenne l’initiative.

— Votre amie n’est pas ici.

— Où est-elle ?

— Je ne sais pas.

— En fait, ce n’est pas elle que je cherchais mais Jungle Kid.

Charoen haussa les sourcils, goûtant à sa juste valeur la réponse de Carvalho.

— Vous êtes à peine arrivé à Bangkok et vous connaissez déjà Jungle Kid. Vous apprenez vite.

— Peut-être Jungle Kid sait-il ce que ni vous ni moi ne savons. Où est Teresa ?

— Non. Par chance pour elle et pour vous, il ne le sait pas.

Charoen s’inclina avec une certaine courtoisie en indiquant la sortie. Carvalho crut remarquer qu’il échangeait un regard de connivence avec un costaud assis dans un des fauteuils en plastique marron. C’était un homme âgé mais musclé, ses paupières tombantes cachaient presque ses yeux obliques, il portait une fine moustache au-dessus de ses lèvres charnues, le tout sous un crâne haut entièrement rasé. À la sortie du Malasya. à gauche on pouvait avoir recours aux services d’un tailleur rapide, devant il y avait des auvents pour les voitures de l’hôtel et à droite la sortie vers la rue et l’enseigne d’un bar, le café Lisboa. Charoen marcha en direction du Lisboa devant Carvalho, il lui ouvrait la voie et l’invitait à avancer avec une courtoisie de page.

Au Lisboa, Charoen invita le détective à s’asseoir et commanda deux verres de Mékong.

— C’est un whisky de riz. Si vous ne l’avez pas encore goûté, il vous plaira. Vous en avez déjà bu lors de votre précédent voyage ou depuis votre arrivée ?

— Vous êtes au courant de mon précédent voyage ?

— Nous disposons d’archives, pas très bonnes, mais suffisantes pour nos besoins. Bangkok n’est pas le centre du monde, mais c’est un des centres les plus importants d’Asie.

On leur apporta deux verres remplis de glace pilée et d’un liquide qui rappelait la couleur du whisky. Carvalho retrouva la saveur du Mékong, un whisky qui sentait le riz complet, léger et même agréable.

— Vous aimez ?

— J’ai aimé et j’aimerai.

— Les étrangers apprécient tout de suite le Mékong. C’est bon marché et aussi sain que le whisky écossais.

Charoen se passa une main dans les cheveux, il la laissa planer doucement dans les airs et la posa sur son verre comme pour le boucher.

— J’aimerais savoir ce que vous pensez faire à Bangkok.

— Avant tout, savoir comment je peux retrouver Teresa Marsé, puis l’emmener en Espagne.

— La retrouver, c’est possible. Pour ce qui est de l’emmener en Espagne, ôtez-vous ça de la tête. Il y a un meurtre dans l’affaire.

— Je doute que Teresa ait tué ce garçon.

— Vous étiez aussi au courant du meurtre ? Alors vous devez savoir de qui il s’agit.

— Je ne comprends pas l’importance que vous accordez à un gangster fils d’un autre gangster.

Charoen leva les yeux au ciel et sourit comme pour se faire pardonner ce qu’il allait dire.

— Les gangsters ne sont pas partout les mêmes. Il y a des pays comme les États-Unis, par exemple, où ils sont arrivés à être maires ou secrétaires généraux de syndicats. Jungle Kid n’est pas un gangster parmi les autres et la police de Thaïlande aurait bien des problèmes si Jungle Kid se fâchait avec elle.

— Où est Jungle Kid ?

— Ici.

— Ici ? Dans ce bar ?

— Non. Mais il a été tout près. Assis à la réception de l’hôtel où j’ai eu le plaisir de le saluer.

L’image de l’homme au crâne rasé se superposa au visage enfantin et vieux de Charoen.

— Vous l’avez salué en sortant.

— Je me suis contenté de le reconnaître. Jungle Kid et moi n’avons jamais parlé ensemble.

— Vous gardez vos distances.

— C’est lui qui les garde. Il parle avec mes chefs, pas avec moi.

— C’est un simple guide.

— Un guide qui a toujours des places réservées sur les vols pour Rangoon, Bangkok, Taipeh, Hong Kong, Paris et avant la fermeture de la frontière du Laos il passait la moitié de sa semaine à Vientiane. Ce n’est pas un guide ordinaire, ni un gangster ordinaire.

— Et il reste dans ce taudis qu’est le Malasya ?

— Il possède une grande résidence à Kuomintang, le village formé par la Division 93 de Tchang Kaï-Chek, mais à Bangkok son truc, c’est le Malasya. On est tous pareils. Moi je suis né sur les canaux marginaux de la rive gauche du Chra Phraya, près de Klong Bangkok Yai. Maintenant j’habite un appartement dans le centre et j’ai l’eau et l’électricité, l’eau du robinet, vous comprenez ? Mais en réalité je me sens du Bangkok Yai.

Carvalho promena un doigt dans une coulée de whisky et de glace fondue et, s’absorbant dans le développement du réseau de traînées sur la table, il demanda :

— Il faut rechercher Teresa malgré Jungle Kid ?

— Oui, parce que dans cette affaire Jungle Kid n’aidera personne, ni vous ni la police. Il veut se venger.

Tandis que Charoen lui redisait tout ce qu’on lui avait déjà raconté à l’ambassade, Carvalho imaginait la scène où Teresa proposait à Archit de garder la moitié des diamants. Une chose qu’elle n’aurait jamais faite à Barcelone, à Rome ou à Paris parce qu’elle y avait conscience du rôle de la répression, de la couleur et de la langue de la répression. Mais à Bangkok cela avait dû lui sembler une histoire de Chinois jouée par des Chinois, avec un final contrôlé par la Paramount ou par la Métro Goldwyn Mayer, le tout à une distance Bangkok-Barcelone ou Bangkok-Masnou bien trop grande pour que se fassent sentir les effets de la morale ou de la logique. Et Archit ? Quel type d’individu était ce garçon apparemment avili et cependant capable d’aimer une étrangère au point de violer son propre code moral, de tuer et de risquer d’être condamné à mort ?

— Comment est le garçon ?

— De quel garçon me parlez-vous ?

— D’Archit.

Charoen haussa les épaules.

— Un destin malheureux, comme celui de millions d’enfants en Asie. Depuis qu’il est gamin il a dû gagner sa vie dans la rue. Son père est un drogué qui n’a pas su exploiter les chances qui lui ont été offertes. Même celles offertes par Archit lorsqu’il a eu des amitiés puissantes. Ils l’ont laissé sans ses doses de drogue, c’est un ordre de Jungle Kid.

— On ne peut pas l’hospitaliser quelque part ?

— En Thaïlande il faut faire la queue pour être admis dans un hôpital et un vieux pourri n’a plus aucune chance. En plus je ne peux pas vous assurer de ce que ferait Jungle Kid si le vieux entrait à l’hôpital.

— Jungle Kid ?

— Vous entendrez beaucoup parler de lui pendant votre séjour parmi nous, que je vous souhaite bref. La Thaïlande est un joli pays pour les touristes, mais un pays laid, lorsqu’on le visite par les égouts.

— Il faut que je retrouve Teresa. Quelqu’un doit bien savoir où ils sont.

— Probablement.

— Archit a sûrement eu recours à des amis ou à des parents.

— Nous avons fait le tour de tous ces gens.

Le sérieux de Charoen trahissait sa vigilance de flic à l’affût, attendant que Carvalho lui-même lui révèle son plan d’action.

— Qu’est-ce que vous me conseillez, Charoen ?

— Rentrez chez vous et laissez-nous prendre les choses en main.

— Je ne peux pas faire ça.

— Alors suivez nos pas et voyez si la chance vous sourit. Je vous ai apporté une liste des lieux fréquentés par Archit, et de quelques amis.

— Des amis qui peuvent les aider à quitter le pays ?

— De ceux-là, il n’y en a plus.

C’était dit avec une assurance brutale, cela sonnait comme un tocsin.

— Il sera difficile à quelqu’un de les aider et je vais vous dire quelque chose que vous interpréterez à votre guise. Si vous les retrouvez, ce que je ne crois pas, mais enfin si vous les retrouvez n’oubliez pas ce que je vais vous dire : ne vous obstinez pas à les faire sortir du pays par vos propres moyens et, surtout, ne vous obstinez pas à les faire sortir tous les deux. L’un des deux doit payer.

— Archit ?

— Archit.

— Mais à part le meurtre, il y a aussi les diamants. Charoen tarda à répondre, conscient de l’effet que provoqueraient ses mots après un temps d’attente.

— Les diamants ne font plus problème. Archit et la femme les ont fait parvenir à leurs destinataires après le crime. Pour essayer de les apaiser. Je vous le dis à vous en confidence, il me semble qu’on ne le sait même pas à l’ambassade.

— Et ça ne les a pas apaisés.

— Jungle Kid, non.

Charoen sortit un tas de papiers de sa poche, il choisit l’un d’eux et le tendit à Carvalho.

— Voici les noms de lieux et de personnes. Moi, à votre place, j’essayerais les personnes. Les lieux ne parlent pas, je vous l’assure ; pour certaines personnes, c’est possible. Je vous accompagnerai avec plaisir lors de ces prises de contact.

— J’aimerais mieux le faire pour mon propre compte.

— Vous faites erreur. Nous vous donnerons notre protection.

— Je crois ne pas en avoir besoin.

— Vous en avez besoin.

Charoen se leva, repassa machinalement sa main dans ses cheveux et s’inclina légèrement. Carvalho resta quelques secondes concentré sur le papier, ensuite il se rendit compte qu’il n’avait pas arrêté une prochaine rencontre avec le policier et sortit à sa recherche. Charoen avait une jambe dans une voiture blanche, il se retourna à l’appel de Carvalho.

— Nous n’avons pas pris rendez-vous.

— On retrouve toujours les étrangers dans Bangkok.

Il s’inclina à nouveau et engouffra l’autre partie de son corps dans l’automobile qui démarra dès qu’il eut refermé la portière. Carvalho était au milieu de la rue, contemplé par la sombre curiosité des boys décatis du Malasya. L’un d’eux s’avança vers lui pour lui offrir des filles qui, semblait-il, étaient à l’hôtel. Devant le refus de Carvalho il lui offrit des garçons. Carvalho se mit à marcher en guise de réponse et l’un des supposés boys de l’hôtel lui emboîta le pas. Carvalho était imbibé de sa propre sueur et il regretta la petite piscine du Dusit Thani, le chant de sirène de l’air conditionné et il commença à se sentir déprimé d’être suivi. Son suiveur avait tous les avantages, il ne transpirait sûrement pas et l’accompagnerait pendant tout son séjour à Bangkok, un Asiatique derrière l’autre, toute l’Asie à la poursuite de Carvalho, le long d’un itinéraire inutile. Retourner au Dusit Thani, c’était gaspiller une partie de l’argent de la vieille Marsé et du temps pour retrouver Teresa. Il déboucha dans une rue large et à l’horizon le plus proche il découvrit Sathom Road, une voie rapide qui drainait la circulation vers le fleuve ou vers les carrefours du parc Lumpini. Les rues étaient pleines de Thaïlandais devant ou derrière des fourneaux à roulettes où fumaient le riz blanc et les bouillons pour faire cuire les petits morceaux de légumes, poulet, viande de porc, une fumée qui avertissait les mouches bleues et faisait contrepoint aux vapeurs d’enfer issues des pots d’échappement des pousse-pousse individuels et des tuc-tucs collectifs. À l’apparente uniformité des visages s’ajoutait le langage fermé des enseignes en thaï, avec çà et là quelques inscriptions en anglais vantant des marques connues. Soudain Carvalho eut l’impression qu’il ne retrouverait jamais Teresa, qu’à Bangkok se vérifiait le vieux dicton selon lequel il est impossible de retrouver une aiguille dans une botte de foin.

— Monsieur, monsieur !

Il se retourna, c’était Jacinto du haut des marches d’un autocar à air conditionné.

— Nous visitons les temples. Nous sommes allés à celui du Bouddha d’ol et maintenant nous allons à celui du Bouddha d’émelaude.

Carvalho examina l’intérieur du car. Il y avait là toute l’Espagne montrant du doigt les petits Chinois qui déambulaient à travers les rues dans une orgie de jaune. La perspective d’échapper à son suiveur, de pénétrer dans l’atmosphère propice de l’air conditionné était contrebalancée par l’obligation de parcourir les wats de Bangkok qui rappelaient à Carvalho des figures de carnaval de Valence en marqueterie de couleur : blanc, orange, vert et rouge. Et ce au milieu des commentaires de gens prêts à prendre au sérieux les mises en scène théâtrales du clergé catholique, mais à prendre par-dessous la jambe les mises en scène théâtrales des moines bouddhistes, à tomber à genoux devant le bras miraculeusement conservé de sainte Thérèse, mais à mourir de rire lorsque Jacinto leur dirait que sous un temple colossal était enterrée une dent de Bouddha.

— Je regrette, Jacinto, mais je suis fatigué et je retournais à l’hôtel.

— Montez, nous passons tlès plès.

Carvalho fut reçu avec une certaine curiosité. Il chercha le coin des célibataires sceptiques devant les tonnes de bouddhisme qui leur étaient tombées dessus.

— Ça va ?

— Les temples, c’est la barbe.

— Nous sommes des animaux de nuit.

Ils se mirent à rire. L’un des célibataires se pencha vers Carvalho, lui fit un clin d’œil et lui dit :

— L’Atami. N’oubliez pas ce nom.

L’espace d’une seconde, Carvalho associa le mystère de la recommandation à l’affaire de Teresa Marsé. Heureusement la confidence comprenait une deuxième partie.

— Le Mona Lisa est plus sélect. Mais les plus belles nanas sont à l’Atami.

Carvalho le remercia du renseignement et nota le nom de l’Atami sur l’un des papiers qu’il avait dans sa poche. Ensuite il fit le tour de tous les occupants du car et son regard tomba sur celui de l’un des deux hommes mariés, protagoniste de l’aventure de la nuit précédente. L’homme refusa de le reconnaître et détourna les yeux.

L’initiative était venue de Bromure. Biscuter traversait, mélancolique, la petite place de l’Arco del Teatro lorsque Bromure l’avait interpellé depuis sa position de cireur de chaussures lustrant les mocassins du patron d’Alp Sport, une boutique d’articles de sport qui venait d’ouvrir rue des Escudillers.

— Biscuter, mais que tu es pâle, mon garçon !

— Et comment veux-tu qu’il en soit autrement ? Je ne sors pas de la maison. Et quand je sors, je ne sais pas que faire. En ce moment même, je suis seul et je passe mes journées à monter et à descendre les escaliers. Quand je suis au bureau, je ne sais pas que faire. Dans la rue, non plus.

Bromure était dans une matinée créative, il faisait des moulinets avec la brosse par-devant et par-derrière son petit corps, juché comme par miracle sur des jambes accroupies.

— Regarde ces reflets, Biscuter, regarde.

Et du coin de l’œil il vérifiait l’effet que son habileté provoquait chez un client hiératique, plongé dans la lecture du journal.

— Eh bien si tu t’ennuies, descends et viens discuter avec moi. Où est Pepe ?

— En Thaïlande.

— Nom de Dieu. Il est parti bien loin.

— Et pourquoi tu ne monterais pas, toi ?

— Je me dois à ma clientèle.

Et il offrit un sourire aussi jaune qu’ébréché à un client qui n’accusa pas réception.

— J’ai un osso-bucco au congélateur et je ne sais pas qui va le manger.

— Ça se mange cette bête-là ?

— C’est le mollet du bœuf, le jarret quoi, mais coupé d’une autre manière, en rondelles.

— Et c’est bon ?

— Excellent.

— Vous, monsieur, vous avez déjà dû goûter à l’osso-bucco, n’est-ce pas ?

L’autre baissa son journal, contempla, perplexe, les deux résidus humains qui dialoguaient et grogna un oui avant de regagner sa cahute en papier.

— Eh bien alors d’accord, Biscuter, je vais monter parce que ça me rend malade, de manger si mal et si peu. Je suis tellement méfiant pour tout ce qu’on nous vend ou cuisine de nos jours que je me contente de légumes crus. Pour être sain, je suis sain, mais j’ai une de ces fringales.

— Je vais le réchauffer et je t’attends.

Une petite joie rayonna du corps de Biscuter qui traversa la Rambla en vitesse et grimpa les marches du bureau de Carvalho deux par deux. Sans fermer la porte derrière lui, il alla directement au petit frigo et sortit du congélateur une barquette en aluminium dans laquelle dormaient d’un sommeil de glace deux rondelles d’osso-bucco aux champignons. Dès que la chaleur du feu eut réveillé la bête et que l’arôme de la sauge et de l’ail envahit le bureau, Biscuter se dirigea vers la porte où venait d’arriver Bromure. Sur le nez du cireur de chaussures tout ce qui n’était pas varice était point noir.

— Putain, Biscuter, tu cuisines comme ma mère. Ça sent ce que sentaient les plats de ma mère.

Biscuter n’aima pas le commentaire, son regard se voila et il dut courir dans son alcôve pour essuyer quelques larmes irrépressibles.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— C’est que ma mère est morte il n’y a pas longtemps.

— Mes condoléances, Biscuter. Pepe ne m’a rien dit, sans quoi je serais allé à l’enterrement.

Biscuter poussa soigneusement les papiers de Carvalho, disposa deux sets de table en toile de jute et un dessous de plat en paille sur lequel il posa la barquette d’osso-bucco fumant. Ensuite il rapporta de la cuisine deux assiettes garnies de deux petits tas de riz pilaf, deux verres et une bouteille de Torres Santa Digna rouge que Carvalho avait débouchée peu de temps auparavant et dont Biscuter buvait un petit verre à chaque déjeuner, n’osant pas faire de même au dîner.

— J’en reste sur le cul, dis donc, du vin de marque, en plus. Ça fait un bail que Pepe ne m’a plus donné une bouteille. Pour ce qui est de boire, il ne se refuse rien, le mec.

Et pour ce qui est de manger non plus, devait-il ajouter quelques instants plus tard, en portant à sa bouche une bonne demi-livre de viande d’un seul coup de fourchette.

— Et ça, c’est toi qui l’as fait, Biscuter ? Tu as des mains qui valent de l’or. Si un jour j’ouvre un restaurant, je compte sur toi.

Biscuter acquiesça, non sans jeter un regard critique sur la ruine physique qu’était Bromure avec ses rides, ses varices, ses points noirs et les taches de crasse rance qui affleuraient sur les plaques de calvitie de sa tête.

— S’il vous plaît.

Biscuter et Bromure posèrent automatiquement leurs mains sur leurs assiettes, comme pour les protéger, les cacher et ils regardèrent fixement l’intruse.

— Je m’appelle Marta Miguel et je cherche M. José Carvalho.

Biscuter essuya ses lèvres huileuses, leva les yeux et chercha à bien placer sa voix au fond de sa gorge.

— M. Carvalho n’est pas là. Il est en voyage.

— Pour longtemps ?

— C’est imprévisible.

Dit Biscuter et il esquissa le geste d’offrir un siège à l’épouse du colonel fraîchement introduite dans un club londonien.

— Non. Je ne veux pas vous déranger. Il est parti très loin ?

— À Bangkok. Appelé par une de nos affaires. Parfois nous devons voyager. Parce que, comme le dit M. Carvalho, un courant d’air à Calcutta, c’est un rhume assuré à Tarrasa(29).

— Il a bien raison.

Approuva Bromure qui avait repris couteau et fourchette et les tenait comme on présente les armes, prêt à se jeter sur ce qui restait du repas dès que la situation serait redevenue normale.

— Mangez, je vous en prie, la nourriture froide ne vaut rien. Bon appétit.

— Voulez-vous manger quelque chose ?

— Je viens juste de déjeuner.

— Alors si vous le permettez, madame.

Déclara Bromure, et il découpa le reste de l’osso-bucco jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’os et la moelle dans une solitude radicale.

— Si vous le permettez je repasserai plus tard ou alors j’attends que vous ayez fini de manger, parce que j’aimerais savoir quand revient M. Carvalho, ou bien s’il a laissé quelque chose pour moi.

— Nous avions terminé.

— Il n’y a rien d’autre ?

À la question de Bromure, Biscuter répondit en allant à la cuisine pour en revenir avec ce qu’il restait de viande, sauce et riz blanc.

— Je te jure, Biscuter, que je n’avais pas aussi bien mangé depuis ce jour où Pepiño m’avait invité à l’Agui d’Avignon, et encore cette fois-là j’avais l’ambiance contre moi : j’avais beau m’être mis une cravate, ou peut-être à cause que je m’étais mis une cravate, j’avais vraiment la tronche d’un pendu. Tu as du dessert, Biscuter ?

— Il y a des yemas de Ronda(30).

— Oh putain, Biscuter, c’est la fête, si tu savais ce que j’aime les yemas.

— Hélas, elles sont un peu sèches.

— Elles ont meilleur goût. On a beau croire le contraire, la yema sèche est plus savoureuse, c’est moi qui te le dis, moi qui ai failli être le fils d’un pâtissier parce que le premier fiancé de ma mère avait une pâtisserie à Atienza.

Vu la rapidité avec laquelle Bromure s’envoyait les yemas dans l’estomac, Biscuter lui offrit le reste de la boîte et regarda comment le cireur avalait la bouteille jusqu’à la lie et s’essuyait les lèvres avec la manche d’une veste à carreaux prince-de-galles qui, tout comme ses mains, accusait une fréquentation de vieux et épais cirages remontant à l’époque où Bromure l’avait récupérée dans une poubelle.

— On dirait qu’elle est neuve, disait Bromure en contemplant sa veste. Je l’ai trouvée quand Fraga était ministre de l’intérieur.

— Il me reste quelques costumes de mon père. Il avait votre taille. Je peux vous les offrir. Où est-ce que je peux vous les donner ?

— Vous me rendriez un grand service, madame. Vous me trouverez par ici, en bas, ou demandez à n’importe qui au sud des Ramblas, je suis le doyen des travailleurs salariés de cette zone.

— Comment ça salarié ?

Interrogea Biscuter déconcerté.

— On est toujours le salarié de quelqu’un, Biscuter, n’oublie jamais ce que je te dis là, ni qui te le dit.

Biscuter s’appliqua à débarrasser le couvert comme il croyait que le faisaient les serveurs des restaurants distingués. La présence de Marta Miguel, immobilisée sur sa chaise, les mains posées sur ses genoux serrés et les fesses au bord du siège, conditionnait la conduite de Biscuter qui se reprocha, aussitôt, d’avoir offert à une dame d’abord un café ensuite un petit verre et enfin un café arrosé. Ce qu’il regrettait le plus c’était de lui avoir proposé le café arrosé, et il se serait giflé en empilant les assiettes sales dans l’évier tout en mettant au point la stratégie à suivre avec une dame en l’absence du chef. Il se regarda dans le miroir piqué suspendu au-dessus du petit lavabo de sa chambre. Il s’humidifia les paumes pour tenter de dompter les mèches rebelles et blondes qui montaient de ses pariétaux vers la stratosphère. Il fouilla dans la penderie en plastique à fermeture Éclair et en sortit une cravate en tricot qu’il noua autour de son cou d’oisillon. Ensuite il s’empara d’une ancienne veste en velours de Carvalho qu’il avait fait refaire à sa taille chez un tailleur-retoucheur, il se brossa les chaussures avec la même brosse que celle des habits et alla à la rencontre de Marta Miguel, l’air mi-attentif, mi-préoccupé.

— Je vous écoute.

Dit-il tout en se laissant choir avec naturel dans le fauteuil tournant de Carvalho.

— Vous êtes sûr que M. Carvalho ne vous a rien laissé pour moi ?

— Vous m’avez dit que vous vous appeliez…

— Marta Miguel.

— Non, ça ne me dit rien. La dernière fois que nous avons fait le point, il m’a dit tant de choses qu’il est probable que j’en ai oublié. Je vais consulter le tiroir des urgences.

Il ouvrit un tiroir qui découvrit trois bouteilles d’eau-de-vie bien vivantes.

— Non, il n’y a rien. Mais si vous me disiez de quoi il retourne.

— En réalité, il n’y a rien de concret. Mais j’avais pensé que M. Carvalho aurait pu vous parler de moi. Je ne suis pas une cliente. Je suis une amie.

— Mon chef traite les clients comme des amis et…

Et les amis comme des clients, allait-il ajouter, mais il pensa que c’était une bêtise et il se tut.

— La police me fait des ennuis parce que j’ai été témoin, enfin témoin, j’étais avec une personne que l’on a par la suite assassinée. Peut-être avez-vous lu cette affaire dans le journal. C’est le meurtre de cette fille blonde, Celia Mataix.

— Sûr, le crime du champagne. Je me souviens que le chef était très intéressé et maintenant je comprends pourquoi, vous êtes son amie et il était logique qu’il soit préoccupé. Il a l’air d’un homme froid qui ne pense pas aux autres, mais, voyez, rien ne lui échappe et il a toujours un geste. Pour moi, pour sa fiancée, Mlle Charo, pour Bromure. Moi, il m’a ouvert un livret à la caisse d’épargne et m’a fait son héritier, qu’est-ce que vous dites de ça ? Ce n’est pas que j’hériterai beaucoup, mais ça ne fait rien, il fait attention à ce dont j’ai besoin. Ces chaussures, un mendiant n’en voudrait pas, Biscuter, va en acheter d’autres et il ne me lâche pas avant que je l’aie fait. Je mange comme lui. J’achète, je cuisine, je mange. Bien sûr je ne suis pas payé, ça non. Mais il m’a inscrit à la Sécurité sociale comme si j’étais employé de maison et je suis assuré. Et je ne lui ai rien demandé. Tout ça, ça vient de lui seul. M. Enric, son ami conseiller fiscal de Vallvidrera, a tout arrangé pour moi, et comme ça du jour au lendemain, je toucherai ma retraite. Parfois je me dis toutes ces choses et je n’arrive pas à y croire. Quelle chance tu as eue, Biscuter.

— La police a recommencé à me harceler. Ils s’accrochent à ce qu’ils ont.

— Ça, vous pouvez le dire, madame. Moi, maintenant je suis un homme honorable, mais dans le temps, j’aimais bien partir avec la première voiture que je voyais et plus chic elle était, mieux c’était. Une voiture envolée, hop, ils tombaient sur Biscuter et ils te faisaient cracher le morceau, que ce soit toi ou pas toi. Un jour ils m’ont pincé dans une Gordini et, au moment de signer la déclaration, je vois qu’ils m’attribuaient le vol d’autant de voitures qu’en contient la me Pelayo. Moi je ne signe pas ça…

— Je regrette de vous déranger. Je m’en vais.

— Vous ne me dérangez pas. Je vais faire quelque chose pour vous. Une seconde.

Deux doigts de Biscuter mesuraient la brièveté exacte de cette seconde demandée. Il empoigna le téléphone et fit un numéro.

— Mademoiselle Charo. C’est Biscuter. J’ai devant moi une dame amie intime du chef. Elle s’appelle Miguel. Non. C’est son nom de famille. Le chef vous a dit quelque chose à son propos avant de partir ? Rappelez-vous, Marta Miguel. Marta Miguel.

Le sourcil droit de Biscuter se leva, prêt à supporter le poids des élucubrations que susciteraient les révélations de Charo.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Biscuter. Depuis quand Pepe me parle-t-il de ses petites amies ou de ses affaires ?

Le sourcil droit de Biscuter retrouva l’horizontale.

— Ainsi donc il ne vous a rien dit.

— Ça suffit, Biscuter, et ne me rappelle plus pour me parler de ton chef. Il me reste en travers de la gorge.

Un sanglot coupa la communication avant même qu’il ait raccroché. Biscuter fit semblant de poursuivre la conversation, il salua et avec un soupir d’ennui il reposa l’appareil à sa place.

— Je regrette, mais il n’y a rien.

Marta Miguel était plongée dans ses pensées et Biscuter dut répéter sa conclusion pour être écouté.

— Merci pour tout. Peut-être que si je parlais avec cette fille, elle pourrait se souvenir.

— Je vous donnerai avec plaisir l’adresse et le téléphone de Mlle Charo.

Biscuter écrivit sur l’un des papiers que Carvalho utilisait pour prendre des notes et le tendit ensuite à Marta Miguel.

— Elle habite tout près d’ici. Dans un bloc d’appartements neufs, rue Peracamps. Enfin, neufs… Ils ont l’air neufs à côté des maisons voisines, mais ils existent depuis plus de dix ans.

Marta rangea le papier dans le sac qu’elle portait en bandoulière. Elle serra la main tendue de Biscuter et descendit les escaliers sans avoir une conscience très claire de quels escaliers elle descendait et pourquoi. Elle sortit sur les Ramblas et se laissa porter par la tendance des piétons vers le sud, en direction du port. Ses pas dévièrent à droite et en arrivant aux Reales Atarazanas elle resta là à contempler la perspective de la me Peracamps, une ouverture dans le tissu gris du Barrio Chino. Elle sortit de son sac la note que lui avait donnée Biscuter et s’appliqua à repérer le numéro de la maison de Charo et, en arrivant devant, elle se sentit écrasée par la hauteur de l’édifice comme si cela constituait un problème ou comme si la stature de la maison avait quelque chose à voir avec un fait important qu’elle eût oublié. Elle traversa la rue pour contempler l’immeuble avec plus de recul. La fille devait habiter au dernier étage là où l’on apercevait des plantes, des fleurs et même un petit arbre. Elle remonta la rue, traversa l’avenue Conde del Asalto et s’introduisit dans les entrailles grises du Barcelone de la drague à bon marché. Elle atterrit rue Robadors et les regards des hommes en maraude la refoulèrent vers le haut de la rue, vers le quartier de l’hôpital et le cadre de sa première rencontre avec Carvalho dans les jardins. Sa voiture était garée au parking de la Gardunya, îlot cimetière de voitures dans l’attente de l’animation vespérale du marché de la Boqueria. Ambiance pestilentielle de poubelles accumulées, de déchets adhérant à l’asphalte et aux trottoirs comme les reliefs de l’histoire de la pourriture. Quatre vieux tout cassés, sales, avaient allumé un feu et faisaient le bilan de ce qu’ils avaient gagné dans leur recherche méticuleuse au fond des grandes poubelles des vendeurs du marché. Une baguette de pain, des feuilles de salade sales et molles, une tomate trop mûre, quelques pommes, un cou de poulet, un flacon de parfum presque vide que l’un des hommes reniflait et offrait à ses compagnons afin de les faire participer à la brève et gratuite merveille conservée dans le fin fond de la bouteille. L’un des hommes remarqua la présence de Marta, son regard paralysé. Il fit un commentaire et les quatre visages marron, les quatre paires d’yeux rouges, les quatre têtes couronnées par une croûte de cheveux, de froid, de sommeil, d’odeur de néant se tournèrent vers elle pour la contempler, comme si elle était un récipient de plus dont on pourrait tirer quelque chose, mais ils étaient des animaux vaincus qui renonçaient à toute autre violence que celle de leurs regards. Marta s’approcha de celui qui était le plus près de l’enceinte du parking et lui tendit cent pesetas par-dessus la barrière. La bouche s’ouvrit pour dire : Merci, princesse, mais les yeux disaient clairement qu’ils ne comprenaient pas pourquoi.

« La Thaïlande a reçu hier un patrouilleur de la part des États-Unis comme témoignage de leur soutien aux efforts pour venir à bout de la piraterie dans le golfe de Siam. » La piscine du Dusit Thani avait l’air de confirmer les bonnes relations entre le gouvernement des États-Unis et celui de la Thaïlande annoncées dans les colonnes du Bangkok Post. Carvalho abandonna le journal pour se livrer à quelques réflexions du type : que pouvaient donc chercher à Bangkok ces Américains affairés qui se baignaient au petit matin, laissaient leur femme dans la piscine de l’hôtel et la retrouvaient le soir venu avant un dernier bain réparateur de leurs aventures à travers la ville. La plupart des touristes étaient européens ou australiens ; les jeunes Américains avaient l’air d’être venus jouer au tennis, quant aux vieux bien assis, livrant leurs chairs fatiguées au dernier rayon qui filtrait entre deux bâtiments de l’hôtel, ils étaient apparemment là pour affaires. Corps usés par la cinquantaine, un certain ennui sans passion sur le visage, le rituel du bourbon et de la glace, le baiser d’avant dîner à la femme bronzée et mieux conservée, quelques remarques sur le dernier roman de McLean. Les jeunes Américains promenaient leur long squelette bronzé et leurs raquettes à travers le hall de l’hôtel ou s’affalaient au sol pour des exercices de relaxation que le personnel tolérait en esquivant les corps couchés parmi les bagages, les guides, les troupeaux de voyageurs du troisième âge. Carvalho repéra le corps très mûr d’une brunette aux yeux verts qui accueillit son mari comme s’il revenait de la guerre du Viêt-nam et qu’elle lui demandait pourquoi il l’avait perdue. D’un côté un verre plein de Mékong avec de la glace, de l’autre le Bangkok Post et sur la peau la caresse de la fraîcheur créée par la chute d’eau qui venait de se déclencher sur la rocaille. Carvalho ne prit pas la peine de vérifier si l’homme qui avait pris place sur la chaise longue en bois à côté de lui était Charoen. Il attendit que le policier dise quelque chose.

— Entre la Thaïlande touristique et l’autre, on dirait que vous avez choisi la première.

— J’étais déshydraté. La transpiration a pourri mon bracelet-montre.

— Vous n’avez pas quitté l’hôtel.

Ce n’était pas une question, c’était une constatation, et il y avait une certaine frustration dans le ton. Tant de gens prêts à suivre Carvalho et Carvalho qui reste cloîtré.

— La liste que vous m’avez donnée n’est pas très explicite. Elle comprend plus de bars et de commerces que de personnes. Et en ce qui concerne celles-ci, je ne sais pas par où commencer.

— Je peux vous aider.

— Je n’en doute pas.

— Parmi tous les noms que je vous ai proposés, l’un d’eux sort du lot par l’intérêt qu’il présente. Ce serait très bien que vous alliez le voir aujourd’hui.

Carvalho sortit le papier d’une pochette et le tendit à Charoen.

— Montrez-le-moi vous-même.

— Vous aimez la cuisine vietnamienne ?

— Connais pas.

— Près d’ici il y a un restaurant vietnamien. Il s’appelle Annam. Je vous conseille d’aller y dîner ce soir.

Il lui rendit le papier et jeta un regard sur l’ensemble du personnel qui s’était distribué avec langueur autour de la piscine.

— À huit heures, précisa Charoen.

Et. sur le même ton, il passa à autre chose :

— Cet hôtel est une merveille.

— Vous pourriez me dire pourquoi il y a tant d’Américains ?

Charoen éclata de rire.

— Ils sont partout.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils aident, ils surveillent. Bangkok est leur capitale dans ce coin de l’Asie. Que deviendrions-nous sans les Américains ?

— Ils vous protègent des pirates.

— Et des communistes. Il y a de nouvelles guérillas dans les jungles du Sud. Notre Premier ministre a fait un voyage en Chine et les communistes d’ici sont d’obédience soviétique. Ils s’infiltrent depuis le Cambodge et le Laos et à présent ils réattaquent pour peser sur le voyage de notre Premier ministre. Il y a des communistes en Espagne ?

— Il en reste quelques-uns.

— Armés ?

— Non. Très désarmés.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils perdent les élections.

— Les communistes ne perdent jamais.

— Et tous ces Américains sont là pour lutter contre les communistes ?

— Non. Ils surveillent aussi le trafic de drogue.

— Ils luttent contre la drogue ?

— Non. Ils luttent contre le trafic de drogue en direction des États-Unis. Qu’il y en ait ailleurs ne les intéresse pas. En Europe, en Australie. Vous avez entendu parler de la DEA ? C’est une agence permanente des Américains à Bangkok qui négocie ou combat pour empêcher que l’héroïne du triangle de l’opium n’entre aux États-Unis. C’est la seule chose qui compte pour eux. Ils connaissent les champs de culture, les laboratoires clandestins, mieux que nous. Mieux que la plupart d’entre nous.

Corrigea Charoen.

— Une moitié de la Thaïlande lutte contre l’héroïne, une autre moitié la prépare, une moitié de la Thaïlande lutte contre la traite des filles et l’autre l’organise. Du plus haut échelon du pouvoir jusqu’au dernier intermédiaire. Un général met en prison des trafiquants, un autre général les en sort car c’est lui qui dirige le trafic. Vous comprenez ? Le résultat, c’est un certain équilibre. Un prudent équilibre. Est-ce qu’on remarquerait le bien sans la présence du mal ?

Il n’y avait pas d’ironie dans les paroles de Charoen. mais du respect envers la vérité objective, le même respect avec lequel Jacinto informait ses touristes et la même sincérité que celle du guide ce matin même lorsqu’il avait montré le ventre d’un de ses clients en disant :

— Selpent. Vous avoil selpent là-dedans.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— En Thaïlande lolsque homme glos, nous dile ; lui avoil selpent dans le ventle.

Charoen avait dit que le pays avait un serpent dans son ventre et c’était tout.

— À huit heures à l’Annam.

— Vous y serez ?

— Non. Mais ne vous en faites pas.

— Je dois demander quelqu’un en particulier ?

— Non.

Charoen s’inclina légèrement et s’en fut par l’escalier près de la cascade. Carvalho ramassa ses affaires et regagna sa chambre. Après s’être douché il se coucha sur son lit laissant les ombres l’envahir progressivement, l’enfermer dans l’obscurité vide, sans autre point de référence que l’éclat mat de l’écran de la télé. Il alluma la lampe de chevet et relut la liste : Bancha Soponpanich, boxeur, ami d’enfance d’Archit, gymnase Lamsun ou vestiaire du Lumpini. Thida, ex-fiancée d’Archit, numéro quarante-deux à l’institut de massages Atami. Les parents d’Archit, à Damnoen Saduak, à une heure de voiture de Bangkok. Carvalho ferait-il les premiers pas ou allait-il attendre que Charoen les lui dicte ? Le policier était en train de l’utiliser comme appât pour le cas où Archit et Teresa seraient à l’affût et tenteraient de se mettre en contact avec lui, ou pour le cas où l’un des proches d’Archit dirait au détective ce qu’il n’avait pas dit à la police. Le restaurant Annam était tout près de l’hôtel, au cœur même du quartier chaud de Bangkok et Carvalho ne le trouva recommandé sur aucun des prospectus qu’il avait à sa portée, là où l’on démontrait qu’à Bangkok on peut tout manger, de la patte d’éléphant à la paella dans un restaurant hispano-français. Il ne pouvait pas s’opposer à Charoen et il n’avait d’autre issue que d’attendre la première occasion pour prendre l’initiative. Il avait intérêt à cultiver son numéro d’Européen écrasé par la situation et perpétuellement hésitant entre l’hédonisme et le devoir. Carvalho pensa à Charoen avec respect. Il se pencha au balcon. La dame confite et brune était toujours au bord de la piscine, elle prenait la lune, et son mari nageait avec la parcimonie d’un crocodile. La dame confite leva la tête et vit Carvalho derrière le rideau. Le détective crut deviner un sourire sur son visage de poupée de cire, mais il faisait trop sombre pour en être sûr. Quant au mari nageur, il mesurait un mètre quatre-vingt-dix et pesait cent vingt kilos. Lourd.

Bangkok avait l’air d’être dans le noir à part les ruelles où allaient les touristes comme des mouches en quête de miel de sexe. La ruelle où se tenait l’Annam n’était pas des plus favorisées par la lumière, et l’anémie de watts se poursuivait à l’intérieur du restaurant qui semblait être une cantine de troisième catégorie pour ouvriers pressés et peu désireux de voir ce qu’ils mangeaient. La clientèle se réduisait à une nonne grise et blanche, asiatique, qui riait comme une sainte joyeuse en compagnie de trois autres Asiatiques ; il y avait aussi une vieille femme plus attentive au feuilleton thaï de la télévision qu’à ce qu’elle avait dans son assiette. Il y avait plus de serveurs que de clients. Deux filles paresseuses lambinaient, ne voulant pas rater le feuilleton, et celle qui d’évidence était leur mère ne faisait même pas semblant de vouloir servir les clients. Elle s’était installée devant le petit écran avec la ferme intention de ne pas être dérangée. La bonne volonté d’un serveur anémique, le visage à demi brûlé, ne suffisait pas à donner l’impression qu’à l’Annam on pouvait manger, même mal. Finalement, les filles se décidèrent à considérer Carvalho comme client, et en informèrent leur mère. La femme se tourna vers le détective, elle se demanda de quelle nationalité pouvait être cet Occidental solitaire. Elle décida d’élucider elle-même le mystère en lui apportant personnellement la carte.

— Vous avez goûté la fondue(31) à la vietnamienne ?

— Non.

— Nous en avons aujourd’hui. Mais vous avez pu goûter ce plat dans n’importe quel restaurant vietnamien de New York ou de San Francisco.

— Je ne suis pas américain.

— Français ?

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. De sa bouche jaillit une fontaine de français plus récité que parlé, et une immense nostalgie de Saigon. Elle avait tenu un restaurant à Saigon jusqu’en 1970. Ensuite, prévoyant ce qui allait arriver, elle était partie avec sa famille. Elle soupira, résignée. Bangkok n’était pas Saigon. Qui n’a pas vécu à Saigon avant la révolution ne sait pas ce qu’était l’Asie, dit Mme Rony, qui se présenta elle-même comme veuve d’un sergent français mort d’elle ne savait quoi l’année dernière. Carvalho ne voulut pas la détromper et passa pour français, tentant d’atteindre un niveau acceptable de prononciation. La fondue vietnamienne était une sorte de fondue bourguignonne, mais au lieu de faire frire la viande dans l’huile, on faisait cuire de petits morceaux de poulet, porc, crevettes, calmars dans un bouillon clair où l’on jetait aussi des spaghettis de riz et du chou. On assaisonnait chaque petit morceau de viande ou de poisson avec des sauces concentrées et piquantes et à la fin on consommait le bouillon avec le chou et les spaghettis à l’aide d’une petite cuillère. Ç’aurait pu être un plat joyeux et suggestif si l’endroit avait été mieux éclairé, si les filles n’avaient pas poussé des petits cris de crainte devant les aventures du héros bellâtre du feuilleton, si le réchaud électrique sur lequel bouillait le potage n’avait pas été en aluminium mat, si la bonne sœur n’avait pas passé tout son temps à rire aux éclats, sans doute à cause de blagues salaces et théologiques et si la ration de viande avait été plus généreuse et l’océan de bouillon moins abondant. Dernière ombre au tableau : alors que Carvalho aspirait ses spaghettis chinois, il vit sa table cernée par quatre indigènes déguisés en mafiosi italiens.

— Suivez-nous.

— Je n’ai pas fini de dîner.

Un des deux hommes débrancha le réchaud d’aluminium. Le dîner était terminé. Carvalho parcourut la salle du regard pour voir l’effet produit par l’irruption des porte-flingue sur les gens présents. Ils avaient baissé la voix et le son de la télé mais il était évident qu’ils se désintéressaient de ce qui pouvait arriver à l’étranger solitaire.

— C’est Charoen qui vous envoie ?

Ils le prirent par les épaules et lui indiquèrent le plus court chemin jusqu’à la porte de la rue. Carvalho sortit un tas de billets froissés de sa poche et essaya d’avancer en direction de la patronne pour lui payer le repas, mais ils l’arrêtèrent, lui arrachèrent l’argent des mains et l’un d’eux préleva soixante baths qu’il laissa sur la table. Le repas était payé. Ils lui rendirent l’argent et le poussèrent vers la porte.

— Si vous vous comportez souvent comme ça, vous allez faire fuir les touristes.

Il aurait vraiment mieux fait de se taire. À peine arrivés à la demi-obscurité de la ruelle, il sentit un coup sec sur sa nuque et un filet de voix tranchant résonna à son oreille. Qu’il se taise et ne fasse pas de difficultés.

La scène rappela à Carvalho des séquences de films de guerre américains où le sergent japonais envoie une paire de gifles humiliante aux officiers américains et leur dit avec impertinence, et dans le creux de l’oreille : Tanaka, tanaka, ou quelque chose du genre. Une Dodge qui ressemblait à une suite royale déchue les attendait et Carvalho put voir qu’en plus des quatre porte-flingue il jouirait encore de la compagnie de deux autres, celui qui conduisait et un garçon désagréable qui en guise d’accueil lui cracha à la figure. Durant tout le trajet à travers un dédale de rues obscures – apparemment, ils tournaient en rond dans le même quartier – ils lui répétèrent plusieurs fois : Tanaka, tanaka ou quelque chose de ressemblant et que l’instinct de mort du détective comprenait parfaitement. Enfin, la voiture freina devant une porte en bois que lui découvrirent les phares et qui s’ouvrit pour permettre à la voiture de pénétrer dans une cour où quelqu’un s’était amusé à réunir une collection complète des ordures de Bangkok. Pressé, bousculé, il se vit contraint de monter un escalier adossé à la façade de l’édifice et ensuite à parcourir un couloir tapissé de velours rouge, sol et murs ; il déboucha enfin dans une petite pièce où une unique chaise située au centre géométrique laissait présager un interrogatoire dans lequel Carvalho n’aurait presque rien à dire et beaucoup à apprendre. Mais il n’y eut pas de questions. Dès qu’ils l’eurent assis, un des hommes poussa un cri, sauta en l’air et un coup de pied en douceur à l’épaule envoya au tapis détective et siège. Au sol, Carvalho reçut une pluie de coups et de cris qui ne lui faisaient aucun mal, qui lui faisaient seulement peur. Quelqu’un l’aida à se relever, il remit lui-même la chaise dans sa position initiale et s’y assit tout en regardant autour de lui ; la situation paraissait sans issue. Un visage asiatique se plaça dans la position théoriquement requise pour lui donner un baiser, mais il se borna à lui crier en anglais que Madame voulait parler avec lui et qu’il avait intérêt à faire attention à ce qu’il dirait à Madame ou bien, cette nuit même, il finirait dans un canal.

— On m’a déjà jeté dans un canal à Amsterdam(32).

Commenta Carvalho souriant et enjoué ; il reçut un coup de poing sur l’oreille qui l’irrita à cause de son inutilité et de l’ingratitude dont était payée sa volonté d’être aimable. Une porte s’ouvrit dans le mur, qu’il n’avait pas encore remarquée, et entra par là une grosse métisse aux cheveux teints en blanc, lèvres énormes peintes en rouge et costume chinois fendu des pieds à la hanche. Lorsque la dame prit place dans un fauteuil apporté par quelqu’un, ses deux jambes pleines de cellulite et ses bas jusqu’aux genoux apparurent dans la fente du vêtement. Face à face Madame et Carvalho.

— Nous n’avons pas été présentés.

— Madame La Fleur.

— Encore une dame française. Vous venez aussi de Saigon ?

La femme avait les traits boudinés des esprits lourds, mais aussi des yeux de cobra assassin qui ne concédaient même pas à Carvalho le statut minimal d’homme. Il protesta en français contre le traitement dont il avait fait l’objet et menaça de se plaindre auprès de l’inspecteur Charoen.

— Cha-ro-en !

Cracha la femme comme si elle avait dit merde.

— Charoen n’a rien à voir ici. Ici, c’est moi qui commande.

Quelqu’un prit Carvalho par les cheveux et lui tira la tête en arrière.

— Dites donc à vos singes qu’il n’est pas nécessaire de me faire peur. C’est déjà fait.

— Ayez peur maintenant qu’il en est encore temps et n’oubliez pas ce que je vais vous dire. Cherchez votre amie et ce misérable, mais si vous voulez quitter Bangkok en vie, livrez-les-nous.

— Nous pouvons parvenir à un accord.

Ils libérèrent la tête de Carvalho et le détective se passa une main sur son cuir chevelu endolori.

— Je vous donne le garçon et vous me laissez emmener la fille.

Madame fit non avec la tête, mais avec ses yeux elle il étudiait la proposition. C’était une scène de marchandage, comme s’ils étaient en train de négocier la vente d’un éléphant en teck ou d’un rubis de deux carats.

— Cette petite pute mérite une punition. Vous, cherchez-les, ensuite nous discuterons.

Madame mettait un terme à l’audience. Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, Carvalho crut entendre un bruit de frottement de cuisses.

— C’est une mise en scène de Charoen ?

Demanda Carvalho, et la femme se retourna pour cracher encore un sifflant Cha-ro-en qui ressemblait à un synonyme de mer-de.

Le parcours près des canaux fit naître chez Carvalho une double tension. La prévention contre la possibilité d’être vraiment balancé, nuitamment, à l’eau et celle qui était provoquée par le ton hystérique et désagréable employé par l’un de ses gardiens, qu’enthousiasmait l’utilisation d’une oreille de Carvalho comme micro pour retransmettre un tas d’horreurs. Finalement la voiture s’arrêta dans un des coins les plus sombres du monde, un coin où probablement n’était jamais arrivée la lumière du Soleil depuis sa violente séparation d’avec la Terre, et dès que Carvalho, sortant du véhicule, essaya de s’orienter dans l’obscurité, il reçut un coup de pied dans les reins qui lui fit perdre l’équilibre et le fit rouler sur une pente douce qui sentait le brûlé. Le temps de sa chute, il se disposa à finir dans l’eau et, lorsqu’il fut arrêté par un monticule de matière molle qui s’effondra sous son impact, il se tint tranquille dans l’attente de la suite, réfléchissant sur le pourquoi de cette sensation désagréable qui ne procédait d’aucune douleur. C’était l’odeur qui le cernait. Line infection de pourriture qui sortait de partout et la terreur d’avoir été balancé dans une décharge d’ordures se confirma lorsqu’il alluma son briquet et se vit comme un Gulliver puant au royaume des poubelles. Devant lui, la pente le long de laquelle il avait roulé et tout en haut la promesse d’un ciel étoilé. Il était impossible de sortir de cette situation sans l’assumer jusqu’aux ultimes conséquences, lesquelles consistèrent à gravir à quatre pattes, empoignant les ordures à pleines mains, enfonçant profondément les pieds pour permettre aux jambes de pousser le corps vers le haut. Il parvint à un chemin fangeux, derrière un bidonville, et quand, essayant de s’orienter, il entra dans celui-ci, tous les chiens efflanqués de la nuit se mirent d’accord pour élever un concert de protestations. Les baraques en fer-blanc collées les unes aux autres étaient soit inhabitées, soit membres d’une conspiration du silence et du sommeil. Il vit au loin la trace d’un fil électrique et marcha vers lui cherchant à la lueur du briquet la possibilité d’un canal. Il le trouva, obstacle l’empêchant d’atteindre la ligne électrique qui était celle du chemin de fer. Cinquante mètres plus haut, il découvrit un pont en bois qui gémit tout ce qu’il put sous ses pas. Ensuite il grimpa par un petit talus de pierres jusqu’à la voie de chemin de fer. Les lumières de Bangkok étaient à sa droite, il marcha le long de la voie à la recherche d’un taxi espérant le trouver dans l’une ou l’autre des petites gares. La première qu’il rencontra avait l’air d’être aussi abandonnée que ce faubourg ou que lui-même. La seule chose vivante était une vieille femme tondue qui dormait sur un tas de journaux et autour d’elle, toujours cette même ville de fer-blanc, sans une lumière, sans un bruit susceptible d’indiquer la présence humaine. Il continua à avancer le long des rails jusqu’à un passage à niveau sur une route goudronnée. Il s’arrêta là, dans l’attente de la première voiture qui passerait. Ce fut une fourgonnette couverte d’inscriptions illisibles pour Carvalho et le conducteur ne répondit pas à ses gestes d’auto-stoppeur conventionnel. À la lumière d’une ampoule électrique balancée par un vent doux, Carvalho s’assit par terre, sortit son étui à cigares de la poche de sa veste et s’offrit un Condal numéro six. Tu le mérites bien. Se dit-il. Il l’alluma avec précaution et après réflexion il déduisit qu’au pire il resterait là jusqu’au lever du jour, jusqu’à ce que la lumière lui permette de s’orienter et de téléphoner à l’hôtel pour qu’on lui envoie un taxi. Ses vêtements sentaient le marché du dimanche, comme si toutes les matières du marché avaient pourri sur lui. Il ôta sa veste et la laissa par terre à distance, ce qui le soulagea de l’assaut de la puanteur. Il s’assit au pied d’un arbre, prêt à courir le risque d’une rencontre critique avec un cobra insomniaque tombé d’une branche. Son dos endolori accueillit le dossier de l’arbre comme le plus moelleux des matelas et ses paupières commencèrent à lui envoyer le morse du sommeil ; mais soudain un bruit de freins à ses côtés le fit sursauter dans l’attente d’un danger éventuel. Il eut du mal à reconnaître Charoen à la lumière indirecte des phares de la voiture arrêtée.

— Charoen ?

— Oui. C’est moi. Ça fait des heures que nous vous cherchons. Ils nous ont téléphoné pour nous dire qu’ils vous avaient laissé par ici.

Carvalho ramassa sa veste et se dirigea vers la portière de la voiture que Charoen maintenait ouverte.

— J’ai quelque chose à vous dire. Une bonne idée, ce restaurant vietnamien. J’ai goûté un nouveau plat que je pense améliorer en arrivant à Barcelone. Le bouillon était trop fade et les crevettes trop petites. Je vous préviens, je pue comme pas possible. J’adore me rouler dans les ordures après un bon dîner.

Charoen maintenait la portière ouverte et Carvalho entra dans la voiture. Le conducteur se tourna vers lui en souriant et lui demanda s’il se sentait bien. Carvalho lui rendit son sourire et lui répondit : mieux que jamais. Charoen s’assit à côté du chauffeur et lui donna des instructions en thaï. La voiture démarra, et ce fut le silence pendant quelques minutes tandis que le véhicule pénétrait dans la ville vidée de ses habitants. Il était quatre heures du matin et un instant Carvalho eut la sensation que Charoen somnolait, mais ce fut le policier lui-même qui lui ôta ce doute en se retournant pour lui demander :

— On vous a maltraité ?

— Au restaurant ?

Charoen sourit et fit un vague geste de la main, comme pour inviter Carvalho à ne plus tout prendre à la rigolade, à être raisonnable.

— Il serait peut-être plus prudent d’attendre que vous me rameniez à l’hôtel pour vous dire que j’ai l’intention de déposer une plainte demain à l’ambassade contre le rapt de cette nuit et contre vous. Parce que je suppose que vous me ramenez à l’hôtel.

— Oui. Je vous y ramène, je ne savais pas ce qui allait se passer et j’espérais que cette rencontre avec Mme La Fleur vous servirait pour vos recherches. Si Mme La Fleur le veut, elle peut vous être très utile.

— Elle appartient aussi au Mai pen Raï ?

— Oui.

— Vous saviez comment j’allais être traité ?

— Non.

L’audience était terminée. Charoen appuya sa nuque sur le rebord du dossier et tenta d’adapter son corps à l’anatomie de celui-ci. Carvalho fit de même sur le siège arrière. Il se décontracta, ravi de disposer de toute la place, et il se renversa presque à l’horizontale et plongea dans le sommeil. Charoen le réveilla en le prenant par un bras.

— Nous sommes arrivés.

Le détective se leva d’un coup. Ils étaient à la porte du Dusit Thani. Soit le Peter Pan portier n’avait pas d’horaire, soit ils avaient une collection complète de portiers Peter Pan.

— Vous avez une autre suggestion à me faire pour demain matin ?

Charoen haussa les épaules.

— Après ce qui vient d’arriver, je n’ose plus.

— Osez, mais osez donc. Si ça se trouve je n’aurai envie que de prendre le soleil et me baigner dans la piscine. Dans mon pays, nous approchons de l’hiver et avec le voyage aller, j’ai déjà rempli mon contrat. Il me suffit de rentrer, de présenter un rapport et de dire que l’affaire est entre de bonnes mains.

Charoen écoutait avec une attention redoublée ce que disait Carvalho. Il avait l’air concentré sur la mastication mentale des mots du détective, il demanda soudain :

— Vous êtes un ami intime de Teresa Marsé ?

— Qu’est-ce que vous entendez par intime ?

Charoen utilisa un doigt de chaque main et les rapprocha plusieurs fois comme s’ils se livraient à une copulation intermittente et aérienne et tandis qu’il unissait ses deux doigts sous les yeux de Carvalho il éclata d’un petit rire et lui demanda :

— Vous avez baisé ensemble ?

Vous avoil un selpent dans le ventle, se rappela Carvalho et il se mit à rire franchement. Charoen interpréta le rire comme un assentiment, ouvrit les bras et sourit.

— Alors, vous pouvez vous borner à prendre le soleil.

— Je suis très fâché parce que Teresa m’a quitté pour ce maquereau de merde.

— Quand vous la reverrez, mettez-lui une raclée et elle ne recommencera pas.

Carvalho rentra à l’hôtel désireux de se débarrasser de cette puanteur. Il se déshabilla et fourra son costume dans le sac plastique de la laverie. À travers les persiennes il vit la promesse passive de la piscine suavement suggérée par les premières lueurs du petit matin. Il enfila son maillot de bain, ouvrit la porte du jardin et pénétra dans l’eau par les marches pour ne pas réveiller les dormeurs en plongeant. Il nagea pour se débarrasser de l’engourdissement et de l’odeur ; ensuite il se laissa aller contre le bord dans la partie la moins profonde. Il avait pour lui le fragment de ciel d’Asie que les bâtiments du Dusit Thani lui laissaient apercevoir, un petit morceau de forêt domestiquée entre les rocailles, une sensation d’été au milieu de l’hiver, le petit matin, et son corps était recouvert d’eau. Une étrange joie d’animal accepté par la terre le fit soupirer de satisfaction et comprendre que sans aucun doute le paradis terrestre avait dû se situer entre le tropique du Cancer et celui du Capricorne.

Le monde était comme un mouchoir de poche, c’est ce que Carvalho vérifia une fois encore en découvrant que le gymnase Lampun était exactement semblable à n’importe quel autre gymnase dans le monde entier, même s’il était situé sur Petchburi Road, une voie rapide pareille à n’importe quelle voie rapide de n’importe quelle ville occidentale reconstruite aux normes de l’automobile. Le nez aplati des gladiateurs accentuait la difficulté à les distinguer les uns des autres ; leur jargon, leurs manières leur avaient apparemment été dictés par le cinéma américain plutôt que par la tradition rituelle de la boxe thaïe. La seule chose qui différait des salles de boxe occidentales, c’est qu’avant de commencer l’entraînement ou le combat, les jeunes gens s’agenouillaient, unissaient leurs mains et s’inclinaient vers un coin déterminé de la salle. Odeur de transpiration, poussière, désinfectants, humidité des douches et peut-être aussi odeur de muscles, d’énergie, de violence domestiquée. L’apparition de Carvalho en pleine séance de travail fut très remarquée. Certains arrêtèrent même leur combat simulé sur un ring et un homme âgé en survêtement d’éponge s’avança à la rencontre de Carvalho. Quand celui-ci demanda Bancha Soponpanich, une moue de mépris sarcastique déforma le visage du responsable du gymnase. Bancha, dit-il avec mépris, et il rejeta avec ses deux mains l’éventuelle présence physique du nom.

— Ce type-là ne vient pas souvent par ici. Maintenant, il est artiste.

Il se mit à rire et informa la totalité du gymnase que cet étranger cherchait Bancha. Il y eut d’autres rires et l’un des deux garçons qui boxaient sur le ring commença à s’agiter, à sauter sans rime ni raison, comme s’il boxait et dansait la valse tout à la fois. Ce devait être très amusant car dans le rire généralisé il y en avait même qui en pleuraient. Bancha. Bancha. Disaient-ils et ils se montraient du doigt les uns les autres et finissaient tous par se tordre de rire. Carvalho les laissa se défouler et, lorsqu’il perçut une certaine baisse dans l’intensité du spectacle, il s’adressa à nouveau au responsable.

— Il faut que je parle avec lui. Vous savez où il habite. Il boxe au Lumpini ?

— Au Lumpini, ce type-là ? Pour ce genre de pitre ni le Lumpini ni le Rajadamnem ne sont ouverts. Ça c’est pour les boxeurs sérieux, pas pour les danseurs. Parfois il lui arrive de boxer dans les premiers combats. Mais dans les combats sérieux, jamais. Et maintenant encore moins.

— Pourquoi encore moins ?

— Parce qu’il est au Garden Rose à faire le pitre. Je lui ai appris tout ce qu’il sait et quand il fait le clown, il me semble que le clown, c’est moi.

Il dit à nouveau quelques mots en thaï aux autres du gymnase puis il commença à bouger comme une danseuse. Les fous rires reprirent. Des gens bien gais, pensa Carvalho, et il attendit à nouveau que baisse l’hilarité pour normaliser sa situation.

— Qu’est-ce qu’il fait au Garden Rose ?

— Il prétend boxer, en réalité il fait le zozo. C’est là-bas qu’on amène les touristes pour qu’ils voient un peu de danse, un éléphant poussant un tronc et quatre pantins qui font semblant de boxer ou qui combattent avec des épées. Du cirque. Bancha est entré là-dedans et il ne sera jamais plus boxeur.

— Vous savez où il habite, où je pourrais le trouver ?

— Allez au Garden Rose. Ceux qui y travaillent y habitent. Le matin, ils lavent les couilles de l’éléphant et l’après-midi ils font les pitres.

Le vieux s’amusait beaucoup de ce qu’il disait, il éclata de rire en faisant basculer son thorax vers l’avant et vers l’arrière et en se tapant sur les cuisses.

— Comment va-t-on au Garden Rose ?

— C’est à environ quarante miles. À Bangkok on ne va pas ailleurs. Il n’y a pas de touriste qui ne soit allé au Garden Rose. Sûr que de votre hôtel il y a une excursion chaque jour. Si vous y allez en taxi, ça vous coûtera plus cher et si vous y allez en autobus vous arriverez fourbu. Vous autres Européens, vous n’êtes pas faits pour nos autobus, mais en revanche nous, nous sommes faits pour vos métros. Moi, j’ai passé quatre ans à New York, mon ami.

Les groupes d’excursion au Garden Rose avaient déjà quitté le Dusit Thani, et parmi eux celui auquel appartenait Carvalho. À cent quatre-vingts baths l’heure de taxi, le déplacement lui revenait à environ cinq cents baths, deux mille cinq cents pesetas, ce qui pour l’Espagne était donné mais qui à Bangkok éveilla une fièvre de marchandage que le responsable du service des taxis de l’hôtel refusa.

— Ici les prix sont fixes.

Lui dit-il comme il lui aurait reproché de manger avec ses doigts.

— Trouvez-moi un taxi qui ne m’offre pas de catalogues de pierres précieuses ou de soieries.

— Les chauffeurs dans leur taxi sont libres de vous offrir ce qu’ils veulent. C’est un service rendu au client.

Mais il avait dû en toucher un mot au taxi car celui-ci demeura silencieux une bonne partie du voyage et ensuite il se borna à lui demander d’où il était. Lorsque Carvalho lui apprit qu’il était de Barcelone, sûr que pour le chauffeur ce serait un lieu galactique non identifiable, il constata que le mot Barcelone éveillait un sourire enthousiaste chez l’homme.

— Barcelone. Maradona.

Cria presque le taxi et il répéta les deux noms ensemble plusieurs fois tout en se retournant vers Carvalho, abandonnant son véhicule au libre arbitre de quiconque voudrait bien l’emboutir.

— Barcelone. Maradona.

— Oui Barcelone. Maradona.

— Barcelone. Maradona.

Carvalho se fatigua de lui sourire et de dire oui, de ratifier l’identité entre Barcelone et Maradona et il s’adossa à la vitre de la portière pour voir comment Bangkok disparaissait, comment reparaissait la jungle cachée, comment les lotus profitaient de n’importe quel marigot malodorant pour offrir la splendeur rose et blanche de leurs fleurs. Le ton obscur du bois de teck donnait son sens à la couleur des gens, à celle des maisons. Il était là comme un fond sur lequel se détachait la splendeur des orchidées parasites ou le vert primitif de la nature, verts qui n’ont rien à voir avec ceux d’un monde où le froid existe.

— Vous voulez voir la lutte de la mangouste et du cobra ? Nous pouvons passer par là avant d’aller au Garden Rose. Le spectacle du Garden Rose ne commence que plus tard.

— Qu’est-ce qu’il arrive à la mangouste ?

— C’est le seul animal qui n’a pas peur du cobra. À la campagne il y a une mangouste en cage dans chaque maison et, lorsque le cobra veut entrer, il sent la mangouste et il s’en va.

Carvalho opposa quelque résistance, mais le taxi continua à chanter les louanges du spectacle. Il le fit même en thaï dans un monologue expressif que Carvalho entendait sans écouter. Le chauffeur s’arrêta devant une palissade et il alla chercher deux entrées. Il ouvrit la portière pour que Carvalho ne se fatigue pas et lui montra les entrées, souriant. Le spectacle devait l’enthousiasmer et il s’était auto-invité. Au-delà de la palissade s’ouvraient une cour puis une basse-cour avec un auvent contre la pluie ; des bancs de bois entouraient une piste. Pour présider la cérémonie, un pupitre du haut duquel un indigène, micro en main, tenait le rôle du commentateur sportif. Derrière lui, on voyait des agrandissements photographiques de parties du corps humain affectées par la morsure des cobras, et au pied du pupitre plusieurs sacs blancs, quelques-uns tachés de sang, cachaient les gladiateurs. Quant à la mangouste, elle s’agitait follement dans l’urne électorale située au coin de la piste. Carvalho découvrit parmi le public les Majorquins du voyage aller. La guide blonde avait des cernes et des jambes minces. On avait dit au commentateur qu’il y avait des Espagnols parmi le public et il s’exprimait en anglais et en italien, mais au moment de décrire la curieuse anatomie du serpent, lorsque le dresseur se promena dans les rangs montrant les parties génitales du reptile, le commentateur dit que le serpent avait deux pichas(33) démontrant ainsi qu’un Espagnol lui avait appris le nom des choses. Pour Carvalho le vrai spectacle fut celui qu’offrait une Américaine massive assise sur les bancs d’en face. À travers l’attente, la surprise, l’horreur, la pitié exprimée sur son visage, il vécut la brutalité d’un spectacle pour lequel les cobras auraient voulu ne pas être nés. D’abord ridiculisés par un dresseur qui les frappait avec un Bangkok Post enroulé, les crocs en sang à cause de l’extraction des poches à venin, contraints, pour ceux qui les avaient encore, à mordre un morceau de verre afin de montrer le poison à des visages ironiques et dégoûtés, livrés ensuite, édentés et blessés lors de combats antérieurs, à la férocité de la mangouste dans sa tanière transparente, les cobras essayaient d’abord de faire comme s’ils n’avaient rien compris, de tourner le dos à la mangouste ; mais finalement ils devaient assumer leur rôle de cobras et se laisser mordre par une bête féroce qui les faisait saigner encore plus jusqu’à ce que, in extremis, la main de l’homme les sorte de l’urne aux horreurs et les rende au sac où ils attendaient le prochain combat, la prochaine fournée de touristes qui les contempleraient comme s’ils allaient fumer une Winston avec une de leurs pichas et sortir de l’autre une balle de ping-pong luisante de foutre.

Ils reprirent la route et le taxi lui commenta, enthousiaste, le spectacle comme si Carvalho avait besoin d’une explication complémentaire.

— Le cobra ne veut pas se battre parce qu’il sait qu’il va perdre. Mais il n’a pas d’autre solution. Le cobra est méchant. Chaque année il meurt deux cents personnes en Thaïlande à cause des morsures du cobra.

Au Garden Rose, il y a vingt mille rosiers, annonça le taxi. À Carvalho, un seul suffisait.

— Ça appartient à un général. C’est un général de la police, ancien maire de Bangkok qui a tout fait construire. Ici presque tout appartient aux généraux.

Le chauffeur de taxi lui tendit une réclame du Garden Rose : une Thaïlande touristique et rurale à la fois, vingt mille rosiers, cinq hôtels, deux piscines, des hors-bord, du ski nautique, le spectacle des éléphants en train de travailler, le grand théâtre de boxe thaïe, les danses… le tout «… près de la bucolique rivière Kachin ».

— Quel genre de gens travaillent au Garden Rose ?

— Ils y travaillent et ils y habitent. Il faut avoir de bonnes références pour y travailler, n’importe qui ne peut pas y rentrer. Et il faut qu’ils fassent tout. Ceux qui travaillent le jardin le matin, boxent ou dansent l’après-midi. Ils doivent savoir tout faire.

«… près de la bucolique rivière Kachin ». L’adjectif bucolique ne pouvait être que gréco-latin. Une rivière des tropiques ne peut pas être bucolique et cependant, la rivière Kachin l’était presque. Une rivière large, lente, douce, transportant perpétuellement des guirlandes de plantes arrachées aux berges. Carvalho demanda le nom de ces plantes abandonnées à la fatalité du devenir du fleuve. Le chauffeur ne le savait pas mais il interrogea un groupe de collègues qui sirotaient à l’aide de pailles le contenu de bouteilles d’aspect pharmaceutique.

— Ce sont des jacinthes d’eau. La rivière les a arrachées très loin d’ici et les emporte.

— Qu’est-ce qu’ils boivent, eux ?

— Un tonique. Un reconstituant. Très bon, très sucré. Avec du miel. C’est bon pour la santé.

Carvalho demanda au chauffeur de l’attendre et il pénétra dans le parc du Garden Rose. Mais celui-ci lui courut derrière et lui suggéra de manger ici même, dans un très, très bon restaurant, répéta-t-il. Les édifices, qu’ils soient consacrés au commerce de la camelote touristique et à l’artisanat ou à l’évocation du passé, avaient la dignité de leur architecture présumée nationale et patricienne. Carvalho entra dans le restaurant que lui avait indiqué le taxi et se sentit insulté lorsque le maître lui tendit le menu du jour : consommé, bar en beignets et poulet garni. On aurait dit un menu de banquet politique de la petite-bourgeoisie catalane, mais le maître l’avait installé près d’une balustrade au-dessus de la rivière et ça valait la peine de supporter ce type de repas en échange de la beauté toujours renouvelée des eaux, du paisible suicide des jacinthes qui mouraient en chantant. Le consommé lui démontra ce dont il se doutait : le bouillon Kub est international. Quant au loup, il avait barboté comme un fou dans les marées noires du golfe de Siam ou de l’océan Indien : c’était du pétrole pur, frit dans la pâte à beignet. Le poulet, lui, avait été gavé au carton et au plâtre non raffiné. Carvalho se contenta de goûter un peu de chacun de ces attentats à la gastronomie et le maître1 semblait habitué à subir de plus durs outrages car il emporta les plats presque intacts sans le moindre commentaire.

Sur l’autre rive de la Kachin, la forêt poussait sans clôtures ni tickets d’entrée. Palmiers, bananiers, hibiscus géants, manguiers, cabanes en bois et en fer-blanc. Les eaux de la rivière charriaient la merde de l’enfant qui chie, la fatigue du travailleur qui se lave, la graisse savonneuse qu’ont laissée les cheveux des filles frottés à l’huile d’olive achetée en pharmacie, les barques qui ressemblaient à des écorces légères et mortes d’un fruit profond du fleuve.

— Folmidable, folmidable. Le monde est un mouchoil de poche.

C’était Jacinto qui commentait ses rencontres multiples avec Carvalho.

— Comment vous êtle allivé ici ?

— En taxi.

— Taxi plus chel. Avec nous moins chel. Content ? Ici bon lepas. Eulopéen.

— Tout ça appartient à un général. Ici, en Thaïlande tout appartient aux généraux.

Jacinto sourit.

— Quand j’étais en Espagne, à Alicante, moi avoil étudié à Alicante, en Espagne aussi un génélal commandait. Vous voulez venil avec le gloupe ? Le spectacle va commencer.

Carvalho regagna son groupe naturel. Un des célibataires se laissait photographier avec un serpent autour du cou. De temps en temps, le garçon lui faisait un baiser furtif et les vieilles dames poussaient des oh ! nerveux et admiratifs. Espagnols, Japonais, Australiens, Français, Américains s’installaient peu à peu dans le joli amphithéâtre couvert qui reproduisait à grande échelle la structure d’une maison thaïe traditionnelle. Le défilé commença sur la piste, un éléphant ouvrant la marche et derrière lui danseurs, lutteurs, spadassins, joueurs de takraw, entraîneurs de coqs de combat, garçons de piste qui introduiraient chacun des numéros. De délicates jeunes tilles thaïes semblables à des souvenirs dansaient des danses populaires lorsqu’un gigantesque Américain ivre sauta sur la piste pour les accompagner dans leurs mouvements. Il fut aimablement reconduit à sa place par un membre du personnel subalterne, mais l’Américain essaya par la suite d’intervenir dans le combat à l’épée et, lorsque les porteurs installèrent un ring, il se mit à agiter les cordes pour vérifier l’état de l’installation. Chaque fois que les garçons le reconduisaient à sa place, l’Américain leur distribuait des dollars pour eux et pour les artistes, moyennant quoi les figurants du spectacle ne le quittaient plus des yeux, attendant son éthylique participation. Carvalho abandonna son rang et alla se placer devant lorsque entrèrent les boxeurs en kimono ; ils s’agenouillèrent, prièrent, ôtèrent leur kimono et montrèrent leurs muscles courts et saillants qu’adoucissaient un collier de jasmin et des cordons de couleur autour des bras et de la tête, amulettes de la chance. Quatre musiciens, flûte de Java, cymbales et deux tambours profonds, démarrent avec lenteur une musique qui souligne les premiers mouvements dansants des lutteurs ; la musique s’intensifie lorsque le combat s’anime. Coups de pieds nus, de poings, de jambes, de coudes, toujours au-dessus de l’équateur de la taille. Sous la toiture stylisée de l’amphithéâtre du Garden Rose, le combat était plus une parade pour touristes qu’un vrai combat. Trois reprises et les garçons de piste commencèrent à démonter le ring tandis que les boxeurs se retiraient vers les profondeurs de la scène principale. Carvalho les suivit, mais il se heurta à l’un des hommes qui surveillaient l’Américain soûl.

— Je voudrais parler à Bancha. Je viens de la part d’un de ses amis.

L’homme leva la tête et renforça la pression de sa main sur la poitrine du détective.

— Attendez ici.

Il pénétra dans les coulisses où il parla avec l’un des boxeurs. De là-bas, ils regardèrent Carvalho et l’homme revint tandis que le boxeur restait debout tout en continuant à observer l’étranger.

— Il demande de quel ami il s’agit.

— Archit.

Nouveau conciliabule, puis reculade d’un pas du boxeur, nouvelle avancée pour contempler encore l’étranger. L’intermédiaire fait signe à Carvalho d’approcher et lui montre du bras le chemin à suivre sur l’un des côtés de la scène. Carvalho passe près des danseuses au visage maquillé de blanc, assises à croupetons, corps immatériels et sans âge. Les deux hommes l’attendent dans un coin de l’avant-scène. Sur la piste un cercle d’hommes-enfants joue au takraw, se passant les uns aux autres une balle qu’ils envoient avec toutes les parties de leur corps sauf avec les mains. L’Américain ivre interrompt le jeu, il veut y participer, il paye pour participer, mais ceux qui le surveillent le renvoient à sa condition de spectateur même s’ils acceptent ses dollars et ses serments d’amitié.

— Vous venez de la part d’Archit, quand avez-vous vu Archit ?

De la salle, il avait l’air d’un gamin. De près, c’est un homme mûr, le visage criblé de cicatrices, un dragon tatoué sur la poitrine.

— Je veux le voir.

Bancha réprimande l’intermédiaire en thaï. Il lui dit qu’il l’a trompé, que cet homme ne vient pas de la part d’Archit. Sur ce, il fait demi-tour et s’en va vers une porte dérobée.

— Charoen m’a donné votre nom. L’inspecteur Charoen.

Le boxeur revient. Dans ses yeux on perçoit la terreur du cobra devant la mangouste. On dirait que ses cicatrices sont celles d’un cobra impuissant.

— Je n’ai pas vu Archit. Je ne sais pas où il est.

— Je suis venu seul. Je veux aider Archit.

— Je n’ai pas vu Archit. Je ne sais pas où il est. S’il vous plaît.

— Je peux l’aider à fuir.

Le boxeur aboie plus qu’il ne parle, deux hommes s’interposent entre lui et Carvalho. Celui-ci recule et Bancha en fait autant de l’autre côté pour enfin disparaître par la porte de derrière. L’intermédiaire saisit Carvalho par un bras et le contraint à réintégrer son rôle de spectateur.

— Le public ne peut pas rester ici.

Carvalho dégage son bras et presse le pas pour retrouver sa place. Les joueurs de takraw ont été remplacés par les coqs de combat. Carvalho détourne les yeux de la boucherie hystérique à laquelle se livrent les deux petits assassins. C’est alors qu’il voit Charoen en train de parler avec Bancha. Ils parlent entre eux et regardent en direction de Carvalho. Le policier a l’air de vouloir convaincre le boxeur de quelque chose et le détective voit qu’on l’appelle du geste, et lorsqu’il les rejoint, la main de Bancha se tend vers lui, il sourit et déclare d’un ton décidé :

— Comment allez-vous, mon ami ? Je n’avais pas bien compris ce que vous m’aviez dit. Pourquoi ne pas avoir spécifié que vous étiez ami avec Uthain Charoen ? Les amis d’Uthain Charoen sont aussi mes amis.

Charoen écoutait et approuvait. Carvalho aurait juré qu’il répétait en silence les mots de Bancha. Comme un ventriloque.

Archit était très gentil, mais aujourd’hui il ne l’était plus. Il avait été un bon fils, mais maintenant il n’était plus qu’un assassin. Bancha avait acquis une grande facilité linguistique en quelques minutes, et il prenait Charoen à témoin de sa véhémente condamnation d’Archit.

— Je ne l’ai pas vu et je ne veux pas le voir. Il sait que je ferais mon devoir.

Charoen approuvait et ses mouvements de tête étaient plus adressés à Carvalho que ne l’étaient les mots du boxeur. Vous voyez ? Tu vois, étranger de merde ?

— Depuis sa fuite, il n’a jamais pris contact avec vous ?

— Non. Jamais. Jamais. Et il ne le fera pas. Car il sait que je ferais mon devoir, que j’appellerais l’inspecteur Charoen. Tout de suite.

Bancha appuyait ses paroles avec des gestes, il portait un téléphone invisible à son oreille et à sa bouche pour appeler Charoen. L’inspecteur s’éloigna de Carvalho et de Bancha, voulant explicitement les laisser seuls, sans l’interférence possible de sa présence. Lorsqu’il se fut éloigné suffisamment, Carvalho baissa le ton de sa voix.

— Dites-moi si vous savez quelque chose. Je n’en dirai rien à Charoen.

Mais Bancha ne baissa pas, lui, le ton de sa voix. Au contraire il l’augmenta pour insister :

— Si Archit me cherchait, j’appellerais aussitôt l’inspecteur.

Carvalho regarda le boxeur avec mépris et fit avec la bouche le bruit du crachat. Mais l’expression du visage de Bancha ne changea pas, ni l’énergique hochement de sa tête.

— Toi, tu n’es pas un ami, tu es pire qu’une mangouste.

Il avait voulu dire cobra, mais il avait dit mangouste. Peut-être le changement de morale que révélait le choix de l’animal déconcerta-t-il Bancha. Mais peut-être était-il las de la situation. Il s’inclina cérémonieusement les mains jointes sur la poitrine et s’en fut. Son départ fut immédiatement compensé par l’arrivée de Charoen.

— Vous voyez ? Archit est seul. Bancha est un homme responsable, respectueux de la loi.

— Depuis quand travaille-t-il ici ?

— Depuis très peu de temps.

— Qui lui a offert cet emploi ? Vous ?

— Je ne me souviens pas. Peut-être moi. Peut-être suis-je intervenu.

— Vous me rendez la situation très difficile.

Charoen lui adressa un petit sourire.

— Je vous l’avais bien dit. Les choses ne sont pas simples.

Un général poursuit les trafiquants de drogue, un autre trafique avec la drogue. L’équilibre. On retrouvait ça dans la conduite de Charoen. D’une part il offrait le nom de Bancha, de l’autre il empêchait Bancha de parler ou d’aider réellement Carvalho. L’amphithéâtre se vidait et le public avançait sur les marches de bambou protégées par un toit de paille où on avait installé la pancarte : « Spectator Stand for Eléphant at Work. » Les éléphants déposaient des troncs dans un bassin et les retiraient, stimulés par un piolet de fer avec lequel le dresseur les aiguillonnait. Carvalho trouva que ça faisait trop d’émotions thaïlandaises pour un seul jour et s’en alla à la recherche de son taxi. Charoen avançait à sa suite.

— Ça vous intéresse de voir les parents d’Archit ? S’il y a quelqu’un au monde pour savoir où sont les fugitifs, ce sont eux. Nous, nous les avons déjà interrogés, mais ils jurent ne rien savoir.

— S’ils vous ont juré à vous qu’ils ne savent rien, qu’est-ce qu’ils vont me dire à moi ?

— Un moment. Un moment.

Charoen prit Carvalho par le bras et bougea la tête comme pour chasser les soupçons de l’étranger.

— Je vous accompagne, je vous présente et je m’en vais. Vous, vous parlez avec eux. Le père est en train de mourir de manque. Je lui ai promis de la drogue s’il me dit où est son fils, et il ne m’a rien dit. C’est un misérable, il l’a été toute sa vie, et s’il savait quelque chose, il me le dirait, parce qu’il est capable de vendre son fils ou tous les fils qu’il aurait. Mais je veux que vous voyiez vous-même. Peut-être serez-vous plus persuasif que moi.

— Nous y allons tout de suite ?

— Non. Demain. Ils habitent en dehors de Bangkok, à Ratchaburi, près du canal Damnem Saduak. Je vous prendrai à votre hôtel. Tôt.

Carvalho ressentait dans sa peau l’envie de retourner au plus tôt à la piscine et de retrouver son verre de Mékong on the rocks. Le taxi était prêt à récupérer le temps perdu et lui offrit des catalogues de pierreries et de soies en y ajoutant un nouveau produit : des reproductions des orchidées de Siam en métal passé à l’or fin. Carvalho répondit par des grognements à ses propositions. Il étudiait la position du soleil et la possibilité qu’il puisse encore glisser quelques derniers rayons entre deux blocs de l’hôtel. Un petit soleil des tropiques suffisait à faire changer la couleur de la peau. Et, analysant la cause de ce désir névrotique de brunir, alors qu’il était incapable de rester cinq minutes au soleil d’été espagnol, Carvalho conclut que c’était un dédommagement supplémentaire de ce voyage.

Les dames américaines étaient là, comme si elles n’avaient pas quitté leur chaise longue depuis la veille. La petite brune avec son maillot noir qui lui maintenait la graisse superflue au niveau des reins, la chevaline blonde aux chevilles rouges, l’obèse en tunique mexicaine qui collait à sa peau mouillée soulignant ses nombreuses fesses, le business man pédé et son minet doré, des couples du troisième âge goûtant la température du soir et les bienfaits psychologiques de l’eau. Carvalho échangea des regards furtifs avec la brune au maillot et, lorsqu’il se fatigua du jeu et du soleil finissant qui se coulait entre les immeubles, il prit l’ascenseur pour la terrasse, avec tennis, sauna et squash. Deux jeunes gens bronzés jouaient au tennis et, à l’intérieur, quatre drogués de l’exercice physique tapaient sur une balle dans la salle de squash. Carvalho commanda un autre Mékong on the rocks au bar puis il entra au sauna sans savoir pourquoi. Et lorsqu’il essaya de le savoir il se trouva encore devant une réponse utilitaire : pour compenser les frais du voyage, pour utiliser un service supplémentaire de l’hôtel. Incapable de se relaxer, Carvalho se mit à faire le tour de l’espace réduit du sauna dans l’attente de la sudation, et lorsqu’il fut trempé, il considéra qu’il en avait retiré la satisfaction attendue ; il abandonna le sauna, se doucha, termina son Mékong, laissa les joueurs de squash se battre avec les murs et les joueurs de tennis s’essayer à un échange de courtes volées au filet, échange aussi stupide que la tentative de battre le record mondial du plus grand mangeur d’œufs durs. Le soleil avait déserté la piscine, mais les maris eux étaient arrivés, sauriens qui nageaient paresseusement et criaient depuis l’eau leur enthousiasme, sous l’œil impassible de leurs femmes amphibies. Assurément, certains d’entre eux avaient les aisselles parfumées à la poudre et savaient distinguer l’héroïne numéro trois de la numéro quatre d’un simple coup d’œil. Maintenant ils ressemblaient à des enfants de Mark Twain, heureux et libérés grâce à l’eau. Libérés de leur poids, de leur rôle et de leur fatigue.

Carvalho, soucieux d’effacer le mauvais goût que lui avait laissé dans la bouche le menu protéine du déjeuner, chercha des informations sur un restaurant chinois capable de soutenir la dignité de l’adjectif. Il y avait divergence d’opinion entre Peter Pan, le Bell Captain et un gros Écossais rubicond et éméché, qui buvait seul au comptoir du bar de l’hôtel et parlait assez bien le thaï pour se faire comprendre des serveurs. Carvalho considéra que l’avis le moins susceptible d’être conditionné par une éventuelle commission était celui de l’Écossais et il tint compte de ses conseils.

— On vous recommandera le Bangkok Maxim ou le Chiu Chau de l’Ambassadeur, mais allez au Grand Shangarila, c’est tout près et excellent.

Le rez-de-chaussée du Shangarila était un immense restaurant populaire, où un bon pourcentage des mille millions de Chinois existants dans le monde se consacrait à tisser et détisser leur voracité au moyen de baguettes. Par un escalier, on accédait aux étages supérieurs et au fil des étages le restaurant acquérait les caractéristiques des endroits chers, avec hôtesses en longues robes rouges fendues pour laisser entrevoir une jolie jambe asiatique terminée par une petite chaussure vernie. Devant Carvalho défila un chariot avec un canard laqué, il le suivit, flairant son arôme, jusqu’à la petite table qu’on lui indiqua. La courtoisie fonctionnelle des Asiatiques se manifesta lorsque, au vu de la solitude du détective, on lui attribua un serveur efféminé qui s’enquit de ses désirs gastronomiques à dix centimètres de son visage, avec les battements de cils de la fiancée de Donald et un anglais d’institutrice prise de fureur utérine. Carvalho demanda une portion de riz cantonais, une demi-ration d’abalones à la sauce d’huître, et un canard aux feuilles de thé Long Jing Ya, un délice qui était aussi joli à entendre en espagnol qu’en chinois. Cet étage-là de l’édifice était plein de Chinois à têtes de riches et de Chinois à têtes de nouveaux riches. Propriétaires des principales richesses de ce pays, les Chinois de Thaïlande, comme tous ceux du Sud-Est asiatique, avaient quitté la Chine tout au long des derniers siècles, poussés par la faim ; ils avaient imposé leur volonté de survie à l’indolence des enfants du tropique. Un nouveau riche, ce Chinois obsessionnel qui dirigeait le dîner de ses deux commensaux plus discrets, découpant laborieusement le poisson cuit aux algues, multipliant les baguettes sur les plats qui couvraient la table, engloutissant cinq bols de riz blanc qu’il tenait au bord de ses lèvres, pour ne perdre ni un instant, ni un grain lors du voyage sans distance entre le récipient et ses mandibules. Ce Chinois-là mangeait avec la mémoire, pas seulement la sienne, mais aussi avec la mémoire collective d’un peuple qui avait fui la faim et, curieusement, il inspirait une confiance historique dans l’appétit humain. Carvalho se sentit a priori bien disposé à l’égard de ces plats de riz, abalones et canard que l’on plaça à sa portée. Le canard était une nouveauté pour lui et lorsqu’il demanda au serveur des renseignements sur sa préparation, le gentil jeune homme s’excusa en disant qu’il n’entendait rien à la cuisine, mais que le maître lui donnerait toutes les explications. Le maître lui dit que ce plat était fait avec du thé vert, si possible de la province du Zhejiang, en Chine, mais comme il était impossible d’en avoir pendant l’année, ils utilisaient du thé séché, du meilleur, du plus aromatisé. On faisait macérer le canard dans du gingembre, de la cannelle, de l’anis étoilé, des feuilles de thé, un verre de vin Shao Hsing, tout cela après l’avoir frotté de sucre et de sel. On ajoutait à la marinade un verre d’eau et on faisait cuire le canard au bain-marie sur ce bouillon pendant deux heures. On le laissait refroidir et on préparait une casserole avec du thé Long Jing où l’on plongeait et faisait cuire le canard pendant quatre minutes. Et c’était presque prêt. Il suffisait de faire frire les morceaux de canard à l’huile d’arachide pour les faire dorer et de les servir aussitôt très chauds.

— Voulez-vous goûter le Shao Hsing pour accompagner ce plat ? C’est le vin idéal.

Vin ou pas vin, cette sorte de jerez doux et jaune allait merveilleusement avec cette préparation. Carvalho se félicita de son choix en prenant un Condal numéro six qu’il sortit de son étui à cigares et qu’il alluma quand il eut terminé son dessert de litchis au sirop et noix chinoises. Le pourboire ne compensa pas la frustration du battement de cils du serveur lorsqu’il vit que Carvalho se levait et partait sans l’embrasser sur la bouche. À la porte du restaurant l’attendait le chœur des entremetteuses au masculin les mains remplies de photos de jeunes filles en fleur. Carvalho se laissa enlever par un taxi qui lui coupa presque la route, il ordonna :

— À l’institut de massages Atami.

Le taxi le laissa au bout d’une ruelle qui débouchait sur Petchburi Road. La graphie de l’enseigne était en thaï et, un instant, Carvalho craignit qu’on ne l’eut laissé devant un lieu de massages autre que l’Atami. Au-delà de la porte l’attendait une pénombre jaune, un tas d’Asiatiques des deux sexes assis face à une vitrine illuminée comme un aquarium où étaient assises à la queue leu leu plusieurs dizaines de femmes. Carvalho n’eut pas le temps de les évaluer, ni de voir combien de vêtements elles portaient. Un réceptionniste lui tomba dessus, déprécia ce qu’offrait cette première vitrine et invita Carvalho à prendre un escalier pour les hauteurs, là où l’attendait le meilleur de la maison. L’économie d’énergie électrique les accompagna durant un parcours jalonné de rencontres avec des bandes d’aborigènes des deux sexes qui arrêtaient leur conversation pour sourire avec malice à l’étranger. Au dernier étage, par un couloir obscur, ils arrivèrent devant la magnificence d’une autre vitrine où plusieurs douzaines de filles à moitié nues, maquillées, à peau de pêche dans le halo d’une lumière magique de paradis, commencèrent à pousser des murmures d’appel à l’intention de l’éventuel client.

— Body body ?

Demanda le réceptionniste tout en faisant s’envoler ses deux index avant de les faire se rejoindre, comme l’avait fait Charoen lorsqu’il lui avait demandé s’il était l’amant de Teresa Marsé. Carvalho lui dit qu’il voulait ce qu’il y avait de mieux et de plus complet. L’intermédiaire lui demanda deux mille baths. Carvalho parcourait les numéros accrochés autour du cou des filles qui l’appelaient par cris et par gestes et lorsqu’il trouva le numéro quarante-deux il dit à son cicérone qu’on lui avait recommandé une certaine Thida. C’est le quarante-deux ratifia l’entremetteur. Carvalho les trouvait toutes pareilles, parce que leurs sourcils arqués étaient tous pareils comme leurs pommettes rosées et le maquillage de base qui accentuait la blancheur de peau de ces filles du Nord, Chinoises pour la plupart, les plus sollicitées étant de Pasang ou de Lamphun, d’après ce qu’il avait lu sur un prospectus de Chiangmai. Carvalho montra la quarante-deux et commença à marchander son prix avec l’entremetteur, mais en pleine négociation il se sentit honteux et s’estima heureux ainsi, tout volé qu’il était, en considération du pouvoir d’achat thaïlandais et plus encore du produit national brut. La fille sortit de l’aquarium et elle sembla à Carvalho plus menue au naturel, comme si la vitre qui jusque-là la séparait de lui était grossissante et comme si les lumières falsifiaient les rondeurs de cette fille portative. Les prolégomènes ne furent pas stimulants. La fille choisit un des matelas en plastique gonflable qui étaient empilés dans le couloir et l’étendit dans un lieu interlope, moitié chambre à coucher et moitié salle de bains. Elle laissa le matelas gonflable près de la baignoire et demanda à Carvalho, encore avec les deux doigts, s’il avait payé un massage avec supplément baise ou sans supplément baise.

— Focking ? Focking ?

Insista la fille avec une petite voix de collégienne enrhumée. Carvalho répondit d’un grognement que la fille interpréta comme une affirmation. Avec une philosophie toute asiatique de la sexualité mercenaire, elle prit un visage de geisha pédicure et pratiqua sur le corps nu de Carvalho un prétendu massage thaïlandais qui consistait à enfoncer des doigts d’acier à des points stratégiques du corps qui se plaignirent dans un silence désespéré et à essayer de vérifier l’élasticité des extrémités inférieures par toute une gamme de manipulations allant de la caresse à la tentative d’écartèlement. Les jambes de Carvalho supportèrent avec succès sa tentative de les arracher du corps sans que le visage de la fille traduise la moindre haine, seulement une volonté de bien se comporter avec un étranger recommandé par un de ses clients antérieurs. Avec tout ça, la petitesse de ses seins allait harmonieusement avec l’étroitesse de ses hanches, la fragilité de ses bras avec la finesse de ses jambes ; il n’y avait rien à opposer à la belle innocence de ses traits de collégienne précocement maquillée. Les doigts de Thida. estimant terminée la partie physique du traitement, s’élancèrent vers le cou et les tempes de Carvalho avec l’intention de leur transmettre l’énergie qu’elle essayait de générer à grand renfort de vibrations. Ensuite, elle prit une main du détective et le fit se lever pour le guider vers la baignoire qui, pendant ce temps, s’était remplie d’eau chaude. Dans ce Jourdain, l’homme fut immergé et la masseuse choisit une des cinq ou six fortes savonnettes empilées sur le sol, rappelant à Carvalho le savon le Lézard qui valut au linge espagnol sa légendaire propreté pendant plus d’un siècle. La douceur du savon démentait son aspect cubique et vigoureux, et Carvalho fut savonné de la pointe des pieds jusqu’à la tête, avec une attention spéciale pour le pénis qui disparut sous une coupole d’écume, d’où il fut libéré par les doigts vigoureux de la fille qui le tordirent, retirèrent, le décalottèrent pour qu’il ne restât pas un seul coin sans savon : ensuite elle le laissa tomber comme un fruit blet. À l’aide d’une cruche, le détective fut rincé puis invité à quitter la baignoire et à s’étendre sur le matelas en plastique gonflable sur lequel Thida avait au préalable versé en abondance de la mousse chaude et savonneuse. Le dos pané de mousse, Carvalho fut aussi pané par-devant. La masseuse elle-même se couvrit à son tour de mousse avant de glisser de tout son corps sur celui de l’homme, se collant avec sa petite stature à tous les coins et recoins du client. Elle parvint à ne jamais sortir de la route, même si parfois la rapidité de la glissade fit craindre à Carvalho que la fille ne pût freiner à temps et partît contre la baignoire. Dans sa modestie le quarante-deux montra deux ou trois fois ses petits seins en remarquant :

— Petits. Pas bon. Pas bon.

Carvalho ne trouva pas de voix pour la démentir bien que ce fût son intention, mais il notait que les frottements des seins et du pubis de la fille avaient éveillé l’intérêt vital de son pénis qui commençait à se dégourdir et à se dresser à la rencontre de cette savonnette humaine. La fille agissait selon un rythme personnel et intransmissible, puis elle s’arrêta. Elle se leva et commença à sécher Carvalho pour ensuite lui proposer de retourner sur le lit. Le détective s’y installa, son fils chéri en position verticale, intrigué et attentif après les frottements dont il avait été l’objet. Thida regarda son pénis et lui demanda s’il voulait qu’elle le suce tout en faisant des grimaces de dégoût. Elle lui disait que ça la dégoûtait de le sucer mais qu’en échange d’un cadeau personnel, elle le ferait avant de tirer le coup auquel il avait droit puisqu’il avait payé pour ça. Sans que Carvalho sache pourquoi, c’est le moment qu’il choisit pour l’appeler par son nom et lui demander :

— Tu sais où est Archit ? Il faut que je le voie. Je suis un bon ami.

Thida avait commencé à avancer à quatre pattes sur le lit, les lèvres tendues vers le pénis de Carvalho et, soudain, elle se transforma en chat hérissé, l’horreur dans les yeux et une grimace crispée sur son visage de fillette. Maintenant elle regardait Carvalho comme un danger mortel qui avait pénétré dans son lit et elle commença à reculer jusqu’à pouvoir bondir en arrière et se trouver à une distance suffisante du détective debout.

— Je ne connais pas Archit. Je ne sais pas qui est Archit.

Carvalho se retrouva aussi nu que ridicule, debout, les bras tendus vers Thida, l’implorant silencieusement de rester tranquille et de l’informer. Il considéra qu’il était préférable de reprendre son rôle de client et il ordonna à Thida de s’asseoir sur le lit. Elle le fit en avançant lentement, les yeux tournés vers la porte, comme si de là lui viendrait le secours libérateur. Carvalho s’assit à ses côtés.

— Je cherche Archit pour l’aider, pour l’aider à sortir du pays. Tu as été sa fiancée.

— C’est fini. Qu’il reste avec cette femme qui l’a mis dans le pétrin. Je ne veux plus rien savoir de lui.

— Je veux que tu te rappelles cela. Si tu veux aider Archit, mets-le en contact avec moi. Je suis à l’hôtel Dusit Thani.

Carvalho chercha un morceau de papier et un billet de cent baths dans son pantalon. Sur le papier, il écrivit son nom, celui de l’hôtel, le numéro de sa chambre, quant au billet il le donna à Thida qui ne le refusa pas, en revanche la seule vision du papier lui faisait agiter la tête en signe de dénégation. Ils s’habillèrent après qu’elle lui eut demandé s’il voulait qu’elle termine la séance et que Carvalho lui eut répondu que non, qu’il avait des rhumatismes et que les bains moussants étaient mauvais pour lui. Avant de sortir, il lui glissa le papier avec ses coordonnées dans la poche du kimono, après quoi, il lui tourna le dos pour s’enfoncer dans la pénombre du couloir où s’étaient concentrés d’indolents voyeurs qui rirent à l’apparition de l’étranger et commentèrent l’événement dans la joie générale. Thida sortit derrière lui, portant le matelas gonflable, et elle le remit sur la pile. Ensuite elle regagna la vitrine où, en l’absence de clients, les femmes-poissons à demi nues parlaient de leurs petites affaires.

Carvalho regagna sa chambre à temps pour voir sur la vidéo un film de Walter Mathau et Glenda Jackson sur les aventures d’un ex-agent du FBI. Une des chaînes normales présentait un concours qui avait l’air aussi ennuyeux que ceux de la télévision espagnole, l’autre offrait une série nationale sur une vierge guerrière à l’épée redoutable. Il retourna en Occident et s’endormit, le visage inachevé de Glenda Jackson dans la rétine. Il s’éveilla au petit matin avec le bourdonnement du téléviseur, présence énigmatique qu’il tarda à identifier. Charoen avait dit qu’il viendrait le chercher de bonne heure. La perspective de l’american breakfast le mettait en joie, lui donnait l’illusion d’être un animal prédateur devant les buffets de l’abondance, même si, ensuite, devant ces mêmes buffets, il se retiendrait à cause de cette peur congénitale et espagnole du qu’en-dira-t-on, inconnue des clients américains, et plus encore des Français persuadés que l’Asie leur doit encore le désastre de Diên Biên Phu et le monde, Waterloo. L’american breakfast dans un pays sous-développé réunit le complexe du colonisateur et celui du colonisé, le complexe de l’avidité et celui de la faim, l’instinct du prédateur et le dépassement de la psychose de la proie ; voilà pourquoi les buffets à volonté des hôtels de pays du tiers-monde sont splendides. Carvalho se rappelait le buffet du Siam une nuit de Saint-Sylvestre. Les langoustes faisaient semblant de grimper sur des colonnes d’orchidées et une bonne partie de tous les fruits de mer du golfe de Siam transformait la table en un musée luxuriant de la pisciculture alternant avec des kilomètres de rosbif, des zones résidentielles de salade au crabe et des parcs nationaux de fruits tropicaux. Il se servit de fruits, d’œufs au jambon, de poissons fumés et d’un demi-litre de café américain. Il quitta la salle à manger un sourire et un cigare aux lèvres. Charoen était près du téléphone appelant sa chambre. Il raccrocha avec un geste de salut pour l’heureux Carvalho. Il lui indiqua une voie ouverte dans une forêt d’Occidentaux déguisés en touristes attendant leurs guides-nurses et, dès que les portes automatiques s’ouvrirent, la chaleur se colla à la peau du détective, lui rappelant qu’il retournait au tropique. La voiture de la police s’enfonça dans la jungle du trafic et se dirigea vers la sortie de la ville en respectant encore moins les règles du jeu que les autres conducteurs. Charoen s’était assis près du chauffeur, à demi retourné vers Carvalho, unique passager du siège arrière.

— Comme je suppose que vous ne comprenez pas nos panneaux, sachez que nous allons vers le sud-ouest. Nous longerons le golfe à partir du Samut Sakhon et à Samut Songkhran nous monterons vers Damnerm Saduak. Là, il y a un autre marché flottant que visitent aussi les touristes, moins cependant que celui de Dao Kanong, à l’intérieur de Bangkok. Près de Damnerm Saduak, nous prendrons une barque et nous irons chez les parents d’Archit. Ils vivent sur l’un des canaux latéraux. Je vous préviens, bien des choses que vous allez voir ne vous plairont pas.

L’eau terreuse, envahie par la végétation, mère des puissants buffles d’eau gris et brillants, ne les abandonna pas tout au long des rizières piquées de moulins à eau fragiles comme les squelettes des petites gens. Après une heure de voyage, ils arrivèrent à un embarcadère en bois où les attendait une pirogue pourvue à la poupe d’un moteur hors-bord prolongé par un long tuyau portant la petite hélice. Le conducteur maniait le tuyau comme un timon, il conduisait sans hésitations et faisait gicler l’eau sur les embarcations chargées de fruits et de légumes des paysans se rendant au marché flottant ou sur les embarcations-cuisines avec leur réchaud à charbon de tamaris, leurs casseroles, les louches et cuillères des cuisinières-marinières, vieilles femmes vêtues de noir qui maniaient la rame ou la louche, indifférentes à la puissance des bateaux à moteur, absorbées par leurs parcours quotidiens sur les canaux marginaux étayés de pierres noires et de troncs d’arbres, où s’échouaient toutes les ordures des maisons lacustres aux fins pilotis de bois. Carvalho demanda à Charoen comment s’appelaient ces embarcations à la stabilité miraculeuse et celui-ci lui en écrivit le nom sur un papier : hang yao…

— Ça se prononce plus ou moins comme ça.

Le canot de la police quitta le canal encombré et se faufila sur une petite voie d’eau où il y avait plus de feuilles et d’ordures que d’eau ; il s’arrêta au pied d’une maison toute rafistolée. Il fallut à Carvalho l’aide de Charoen et celle du pilote pour sauter de l’embarcation sans perdre l’équilibre. Il se retrouva au pied d’un escalier aux marches de bois vermoulues. Charoen se déchaussa et invita le détective à en faire autant. L’escalier les mena jusqu’à une entrée sans porte, ouverte sur l’espace unique d’un intérieur distribué en trois niveaux. Le premier, qu’un décorateur occidental aurait qualifié de zone humide, où on lavait vaisselle et gens, où l’on cuisinait, mangeait et rangeait tout ce qui servait à la cuisine et aux repas. Un autre où l’on dormait à même le sol, sans autre accessoire que les photos des aïeux et des étendoirs où pendait le linge de tous les jours. Et enfin un coin qui tenait lieu d’autel miniature avec un bouddha et ses fleurs, annexe du petit temple en jouet situé à l’extérieur et censé éloigner les mauvais esprits. Mais Carvalho n’eut pas le temps de prêter attention à la zone religieuse de la pièce, parce que sous ses yeux il y avait le corps noirci d’un vieil homme qui ouvrait spasmodiquement la bouche et les yeux, telle une créature océanique essayant en vain de respirer l’air de la terre. Le squelette vivant reposait sur une couverture de bourre grise à même le sol ; près de lui, assise à croupetons, se tenait une vieille qui leva à peine les yeux à l’arrivée de Charoen et de Carvalho. On aurait dit qu’elle regardait à l’intérieur d’elle-même, car elle se désintéressa des nouveaux arrivants et n’accorda pas non plus la moindre attention à son compagnon d’infortune. Charoen la salua d’un discret salut traditionnel et commença aussitôt à lui parler sur un ton énergique, montrant Carvalho de temps à autre. Carvalho fut gêné par le ton de cette voix. Il craignait que le corps du vieux ne se brise sous les vibrations des mots de Charoen. Le policier s’écarta et offrit à Carvalho la possibilité de parler avec eux.

— Vous comprenez l’anglais ?

— Je ne crois pas. Je lui traduirai.

Carvalho répéta qu’il était un ami de la femme qui accompagnait Archit et qu’il pouvait les aider, qu’il fallait qu’il les voie. La vieille femme écouta la traduction de Charoen et ne répondit pas. Charoen lui posa une main comme une griffe sur l’épaule et aboya plus qu’il ne lui parla. La vieille dit alors quelque chose qui irrita Charoen et l’incita à resserrer sa griffe sur son épaule. Carvalho saisit le bras agressif de Charoen et le policier passa de l’indignation à la compréhension.

— Je le fais pour votre bien et pour que vous vous rendiez compte de son obstination. Le mari, lui, ne comprend plus rien, c’est un bout de bois que toute l’héroïne de Bangkok ne parviendrait pas à ressusciter. C’est un junkee répugnant. Mais elle, elle est consciente et elle refuse de collaborer. J’ai tout essayé.

Carvalho frissonna en songeant à tout ce qu’avait dû essayer Charoen. Le policier haussa les épaules, fit demi-tour et dit, tout en s’avançant vers la porte :

— Essayez vous-même. Peut-être qu’à vous ils diront ce qu’ils ne m’ont pas dit.

Charoen dégringola les marches, gagna la porte et s’en alla, sans laisser à Carvalho le temps de lui répondre. Il resta devant la femme comme abandonné dans une maison où l’on est mal reçu et où l’on n’a rien à dire aux propriétaires. Les photos sur les murs transmettaient un passé de soldats, mariages, naissances, comme les photos que ses parents lui avaient laissées à leur mort, pleines de gens inconnus pour lui, de personnages que la vie avait emportés dans la tombe. Il se sentit observé par la femme. Sur ce visage élimé par le temps, par les souffrances, il n’y avait plus d’indifférence, mais une certaine curiosité. Ces yeux-là lui disaient qu’ils pouvaient se comprendre, que peut-être ils pouvaient se comprendre.

— Vous comprenez l’anglais, n’est-ce pas ?

— Un peu.

— Je suis un ami de la femme qui est avec votre fils. Je suis venu d’un pays très lointain, plus lointain que l’Inde ou l’Amérique. Vous comprenez ?

Carvalho parlait et gesticulait comme les vieux rhapsodes, comme M. Daurella. Ses mains partaient pour l’Espagne et revenaient en Thaïlande pour que la vieille puisse comprendre la distance qu’il avait parcourue à la recherche de Teresa.

— Ce sont les parents de Teresa qui m’envoient. Des parents comme vous.

Pas un seul instant l’image du vieux Marsé ne relativisa la charge émotionnelle des mois du détective.

— Je dois les trouver avant eux.

Et il fit signe au-delà de la porte.

— Je dois les trouver avant Charoen.

— Il est méchant. C’est un homme méchant.

Dit la vieille d’une petite voix brisée.

— C’est un policier.

— Vous êtes aussi policier ?

— Non. Si vous savez quelque chose, dites-le-moi. Je vous jure que je n’en dirai rien à Charoen.

La vieille se concentra à nouveau, comme si elle oubliait la présence de Carvalho. Le squelette de son mari commença à trembler et de sa gorge sortit l’écho d’une plainte née dans un coin de cette armure d’os et de peau. Carvalho inclina la tête et lui tourna le dos. À peine avait-il fait deux pas qu’une main se posait sur son bras. La femme s’était relevée avec une agilité impensable et le pria de se retirer dans le coin où se trouvait l’autel.

— À Tam Krabok il y a un saint homme du nom de Chin Ramsun.

La femme joignit les mains et les sépara, comme pour inciter Carvalho à un voyage.

— Où est Tam Krabok ?

— C’est un lieu saint et là il y a le saint homme.

La vieille quitta Carvalho et reprit sa place assise près de l’agonisant. Carvalho passa près d’elle et ne se retourna pas, pour ne pas être transformé en statue de sel.

À peine arrivé en haut de l’escalier, Carvalho hocha négativement la tête et ouvrit les bras, signifiant ainsi toute leur impuissance. Charoen acquiesça, il avait l’air de lui dire : Vous voyez bien ? Carvalho reprit ses chaussures. Charoen cracha dans le canal un filet de salive prodigieusement long, comme un jet d’urine lent et visqueux.

— J’en suis venu à croire qu’ils ne savent rien. Elle laisse mourir son mari plutôt que de donner son fils. La dernière fois, je l’ai presque noyée ici même, dans ce canal, pour qu’elle dise ce qu’elle savait. Et rien. Elle ne doit rien savoir. C’est impossible.

Carvalho était l’image même de la désolation. Charoen se mit à rire.

— Je vous l’avais bien dit. Votre voyage est inutile. Je l’ai dit à l’ambassadeur en personne. Ce que nous n’obtenons pas nous-mêmes, personne ne peut l’obtenir.

Le canot les ramena à l’embarcadère et Charoen proposa de déjeuner dans une sorte de guinguette sur la route : « Nous sommes près de la mer et nous pourrons bien manger. » Le riz blanc servit de toile de fond à de petites portions de calmars, crevettes, légumes croquants que l’on pouvait assaisonner avec une vinaigrette à vous faire enfler les lèvres, une sauce tomate du type Ketchup et la sauce de poisson, le sel de la Thaïlande. Charoen et son compagnon mangeaient avec lenteur pour laisser à Carvalho le temps de prendre les meilleurs morceaux. Il continuait à évoquer de manière obsessionnelle la maladroite résistance de la mère d’Archit et raconta à Carvalho l’histoire du couple. Ils avaient été paysans dans le Nord-Est, la région la plus pauvre de la Thaïlande et, lorsque Archit était petit, ils étaient venus à Bangkok où le père avait été dresseur de coqs de combat, et la mère femme de ménage dans différents établissements publics. Très vite le père avait commencé à s’adonner à l’héroïne et toute la famille avait plongé.

— Quand Archit a commencé à travailler…

Charoen s’interrompit pour rire de bon cœur.

— Enfin. Archit a connu des gens influents et a essayé d’aider son père, mais le vieux allait de mal en pis et il en est arrivé là où il est aujourd’hui. Il ne lui reste que quelques jours à vivre.

Il haussa les épaules.

— Les ordures, plus vite on les brûle, mieux c’est.

— Hier j’ai vu Thida, l’ex-fiancée d’Archit.

Charoen prit un air de joueur de poker et Carvalho en déduisit qu’il le savait déjà.

— Vous en avez tiré quelque chose de clair ?

— Non. Et je suis obligé de faire des comptes. Si Jungle Kid et la Chinoise ne savent rien et attendent que j’apprenne quelque chose, cela veut dire qu’ils sont comme vous et moi. Si les proches d’Archit et ses parents ne savent rien ou ne veulent rien dire, qu’est-ce que je peux faire ? D’un autre côté, je ne peux pas me tenir pour vaincu si peu de jours après avoir commencé. On ne fait pas des milliers de kilomètres et l’on n’a pas la confiance de tant de gens pour retourner quelques jours plus tard les mains vides. Charoen, mon ami, conseillez-moi donc.

Carvalho ne s’était pas contenté de mettre une certaine tendresse dans les mots « Charoen, mon ami », il laissa en outre tomber sa main sur le bras du policier. Il eut peur d’en avoir trop fait car Charoen regarda le bras envahisseur avec perplexité, puis il leva les yeux à la recherche de ceux du détective. Celui-ci avait rassemblé dans son regard toute l’ingénuité qui sans doute restait encore dans son âme. Charoen admit :

— Mais ne dites pas après que je ne vous avais pas averti.

— Et si j’allais à Chiangmai ?

— À Chiangmai ? Pourquoi ?

— C’est là que disparaît la piste des fugitifs. J’y trouverai peut-être quelque chose. Je dois justifier mon voyage et au passage je visite un peu le pays.

Charoen regardait Carvalho droit dans les yeux, à l’affût d’un indice éventuel de double langage.

— C’est joli Chiangmai ?

— C’est différent. Plus authentique, plus sincère que Bangkok, plus ennuyeux aussi. Ce sont des gens très spéciaux. Quand les Américains se battaient au Viêt-nam, ils avaient des troupes fraîches près de Chiangmai et ils ont voulu monter un réseau d’instituts de massages et de prostitution comme à Bangkok. Eh bien, les autorités de Chiangmai ont refusé. Elles ne voulaient pas du progrès.

Charoen conclut son commentaire par un éclat de rire et reprit aussitôt son sérieux.

— Tous les étrangers n’ont pas foutu ce pays en l’air mais une grande partie de nos ordures, c’est aux étrangers que nous les devons. Prenez le cas de Jim Thompson. Vous connaissez l’histoire de Jim Thompson ?

— Non.

— C’était un agent des services secrets américains, de New York. Il était architecte, mais pendant la Seconde Guerre mondiale il a travaillé dans les services secrets.

Il a été en Thaïlande après la guerre et s’est intéressé à l’artisanat de la soie et à la beauté du pays. Il s’est établi à Bangkok en 1946 et s’est rendu compte que cet artisanat n’était pratiqué que par quelques familles d’un canal de Bang Krua, un quartier du vieux Bangkok. Il a créé la Thaï Silk Company, base de Factuelle industrie de la soie. Il a aménagé une grande maison à Bangkok en réunissant plusieurs demeures de nobles thaïs. Aujourd’hui, c’est un musée que vous pouvez visiter et dans lequel vit l’esprit de Jim Thompson.

— Il est mort ?