Et soudain elle eut la sensation que l’autre la gênait. Elle voulait rester seule, s’étirer sur les draps propres, effacer cette douleur qui envahissait l’intérieur de son crâne comme une sauce noire, penser à trois ou quatre petites choses qui étaient arrivées ce soir et en oublier trois ou quatre autres qui arriveraient sans doute demain. Peut-être que si je ne réponds pas quand elle aura fini de parler. Peut-être va-t-elle interpréter mon silence comme une invitation à me laisser seule, à partir. Mais pour créer cette sensation il fallait d’abord obtenir de l’autre qu’elle enlève son bras de sur ses épaules, qu’elle retire cette main reptile et molle qui de temps à autre lui caressait le cou ou qui se laissait choir dans le vide, frôlant à peine la pointe du sein. Le discours se poursuivait. Il n’était plus question de problèmes d’autrui, des autres invités de cette fête terminée, mais de problèmes personnels.

— Des problèmes de femmes. Que nous seules, les femmes, pouvons comprendre.

Dit-elle. Au fait, comment s’appelle-t-elle ? Un trou stupide. Mais comment elle s’appelle ? Elle ne pouvait pas l’interrompre pour le lui demander : Comment tu t’appelles ? parce que, quelques instants plus tôt elle l’avait priée de rester ; elle avait elle-même provoqué cette situation en la regardant droit dans les yeux et en susurrant un « tu veux rester ? » que les autres avaient entendu, qu’elle avait dit pour les autres, pour qu’ils quittent sa maison en chuchotant, pour qu’ils murmurent à pleins poumons dans la rue. Celia a franchi le Rubicon. si mignonne et si gouine, dirait Dalmases frustré, ou bien, je pensais que son histoire avec la Donato avait été un jeu et Rosa Donato elle-même, indignée ou délaissée, les yeux rivés sur les lumières allumées au dernier étage, imaginant ce qui pouvait se passer entre Celia et… Mais comment s’appelle-t-elle ? Elle profite d’un arrêt dans le discours de l’autre pour se lever d’un coup, porter sa main à sa bouche et contenir un cri.

— Mon Dieu, j’ai oublié une bouteille de champagne dans le congélateur !

De son corps élancé et rapide jaillirent un froufrou de seins libres sous le pull et le sillage doré d’une chevelure d’étoile filante. La femme décolla un peu ses fesses du canapé mais resta indécise devant la rapidité de la fuite. Elle hésita entre suivre la fugitive ou se laisser choir dans le canapé. Elle choisit la deuxième solution tout en soupirant, et la joie de cette nuit propice tant attendue lui faisait regarder mur après mur, objet après objet, et elle leur reconnaissait semblait-il une place dans un paradis futur de satisfaction. Quand elle va revenir, il faut que je l’impressionne, il faut que je finisse de la désarmer. Elle regarda sa montre, l’heure idéale, deux heures et demie, un peu plus et elle la fatiguait, un peu moins et elle l’angoissait, c’était l’heure juste pour l’amour, enfin, avec ce corps si longtemps désiré à distance. Voilà, elle tenait sa phrase. Elle tenait sa question pour ce moment où la silhouette dorée sortirait de la cuisine et s’approcherait d’elle avec cette nonchalance, cette souplesse des corps en fleur, même si, sans doute, il y a peu de différence d’âge entre elle et moi : mais il y a des corps élus par la jeunesse et des corps que la terre s’octroie, comme elle s’octroie les pierres et les broussailles. Je vais lui dire : Pourquoi m’as-tu choisie, moi, cette nuit ? Je vais lui dire : Ça fait des mois que j’attends ce moment, depuis que je t’ai vue au Palais de la Musique, lorsque les membres féminins de la société nous ont présentées. Même si, de fait, je me souvenais de toi depuis des années. De nombreuses années. Tu ne vas pas me croire. Depuis l’université oui, depuis l’université. Tu étais quelques promotions après moi. À l’époque le droit et les lettres étaient encore ensemble, je crois que ce doit être la dernière année où nous étions encore tous ensemble dans la vieille fac. Moi, je te voyais d’en bas, depuis la cour intérieure, je te sentais presque. Ne ris pas. Tu as un de ces corps que l’on sent. Mais le dialogue était impossible parce que Celia ne revenait pas.

— Celia ? Où es-tu ? Quelque chose qui ne va pas ?

Elle décolle ses fesses du sofa et avance, jambes écartées, tandis que d’une main elle essaie de décoller son pantalon de l’aine et du postérieur ; trop de chair et pas assez de pantalon, pensa-t-elle, tout en essayant de redonner à sa démarche une certaine aisance qui l’aiderait à pénétrer dans la cuisine avec naturel. Elle s’accouda au linteau pour contempler le spectacle. Celia était assise sur une table de l’office1 et avait l’air de contempler étonnée la bouteille de champagne, enneigée par la congélation et qui fondait peu à peu sous la lampe allumée. Quelques cheveux de Celia retombaient en frange sur son front et son regard fixe pouvait aussi bien s’adresser à la transformation de la bouteille qu’à ses proches cheveux. Un sourire de tendresse adoucit les traits de la femme accoudée à la porte.

— Je peux t’aider ?

Le sursaut brisa la quiétude du visage doré, et le regard de Celia se tourna, critique, vers l’intruse.

— Je suis fatiguée, c’est tout.

Elle avait cherché le ton le plus neutre possible pour ne pas l’offenser et pour lui signifier cependant clairement que la soirée était terminée. Mais l’autre continua à sourire, elle s’approcha d’elle, se mit derrière elle, lui caressa les cheveux avec des doigts d’abord prudents, puis totalement laboureurs, jusqu’au cuir chevelu très blanc auquel elle transmettait l’influx de son désir. Celia secoua la tête pour chasser l’oppression des doigts.

— S’il te plaît.

— Je t’ennuie ?

— Tu me fais mal.

Mais elle ne retournait pas la tête. Allez file, file, imbécile, file avant que je ne sois obligée de te le dire.

— Tu m’as rendue très heureuse en me demandant de rester.

— En vérité, je ne sais pas pourquoi je t’ai dit ça. Je suis fatiguée.

— Pendant toute la fête nous nous sommes dit beaucoup de choses avec les yeux.

— Possible. Tu as dit beaucoup de choses intelligentes, et j’aime les gens intelligents.

— Ça fait des années que j’attends ce moment.

— Qu’est-ce que tu dis ?

Celia tourne la tête les sourcils froncés, irritée par la situation, et sur son visage ennuyé se précipitent deux lèvres dures qui s’emparent des siennes, essayant de les ouvrir avec le bistouri d’une langue qui lui semble glacée.

— Reste tranquille, tu veux bien ?

Et voilà que Celia se lève, profite de la surprise de l’autre, déplace la bouteille sur la table, s’invente des objets à ranger, le besoin de ranger les restes d’une fête pas très réussie.

— Il vaut mieux que tu partes !

L’autre avale sa salive. Les mots de Celia lui ont rendu son corps lourd, ses pantalons collants, trop serrés, son désarroi devant sa propre image qu’apparemment Celia refuse.

— Je ne te comprends pas.

— Tu n’es donc pas si intelligente ? C’est tellement difficile à comprendre ?

Celia entreprend une fuite en avant pour surmonter sa mauvaise conscience et le désagrément réel d’une telle situation.

— Allez, va-t’en. Voilà. C’est clair, je veux res-ter-seu-le. Compris ?

— Mais tu avais dit.

— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.

— Si tu veux je t’aide.

— Je n’ai pas besoin que tu m’aides, pour rien du tout ! J’ai besoin que tu t’en ailles !

Toute l’attraction de la loi de gravité qu’un corps humain peut sentir, elle la sent, jambes écartées, pieds insuffisants pour supporter le poids d’un tel mépris.

— Ne me parle pas sur ce ton. Tu m’as demandé de rester pour rendre les autres jaloux. Cet imbécile de Dalmases et cette pute de Rosa.

— N’insulte pas mes amis.

— Mais pour qui tu te prends ? Tu crois que tu peux te payer ma tête ?

La main de la femme est partie comme ça et s’est emparée d’une poignée de pull-over en jersey, et cette main est un élément étranger que Celia contemple effrayée et que l’autre regarde ahurie. Et avec cette main arrive une force aveugle qui tire sur le jersey et l’arrache, laissant à nu la peau rose et tiède de la femme, une pointe de sein qui apparaît et disparaît au rythme d’une respiration d’animal apeuré.

— Ne te mets pas dans un tel état. Demain on tirera tout ça au clair.

— Ah ! Que je ne me mette pas dans un tel état ? Mais, dis-moi, tu sais ce que tu as fait, salope ?

Deux gifles sur les jolies pommettes et les voilà roses de honte ; les gifles entraînent Celia dans une attaque aveugle de la femme, une attaque à coups de poing qui la font à peine reculer mais qui, en revanche, lui permettent d’appliquer deux nouvelles gifles sur le visage de Celia.

— Tu me dégoûtes ! Tu es une gonzesse répugnante, un vrai mec, une hommasse répugnante !

Les coups tombent sur Celia avec la volonté de l’anéantir, et la barrière des bras croisés ne peut rien contre les moulinets lourds de haine. Et dans l’air, tout juste un volume ou un vide, celui qu’ouvre et occupe une bouteille qui meurt et tue en s’écrasant sur la petite tête. Scellée de sang, une chevelure soudain raide, décolorée, de poupée brisée.

— Je me le suis répété vingt fois : il faut demander le nom de ces oiseaux, et jamais je ne l’ai demandé. Mais je t’assure, il y en avait des milliers, des millions sur les fils, le soir, faisant concurrence aux dernières rumeurs de Bangkok, avec un pépiement qui pouvait être de joie ou de désespoir, selon que l’on était joyeux ou désespéré.

— Et qu’est-ce qu’ils faisaient les oiseaux sur les fils électriques, chef ? La forêt est tout près. Ils sont mieux sur les fils que sur les arbres ? Je ne comprends pas ça. Les oiseaux d’ici sont différents. Quand ils ont des arbres, ne les cherchez pas en ville. Ils sont pas bêtes.

Carvalho fit sienne la méditation de Biscuter et la porta aux nues qui tombaient sur les Ramblas nocturnes ; on eût dit qu’il regardait les cieux de Bangkok depuis la porte du Dusit Thani.

Il relut en silence le télégramme ouvert sur la table, cocotte en papier abattue et désarticulée. « Bangkok c’est chié. J’ai rencontré l’amour à Bangkok. Teresa. » C’était le troisième télégramme que lui envoyait Teresa Marsé depuis qu’elle avait commencé son initiation asiatique, en vol charter organisé par une boîte de nuit de la ville. À Singapour, une citation littéraire de Somerset Maugham, découverte sur l’un des guéridons vacillants du jardin du Raffles, principalement illuminé par les cocktails de Singapour Sling. À Djakarta, un message tonique en hommage à Bing Crosby, Bop Hope et Dorothy Lamour : « En route pour Bali. Teresa. » Et maintenant, de retour des mers du Sud, Teresa Marsé était à Bangkok en train de regarder les Thaïlandaises jouer au ping-pong avec leur con et les enfants chier sur les eaux limoneuses du Klon Dan, non loin du marché flottant.

— Parlez-moi de Bangkok, chef. C’est joli ?

— C’est une ville qui pourrit. Les villes modernes sont pourries par les gens, les villes fluviales, par la merde. Et je te parle d’il y a longtemps, Biscuter. Enfin.

Cet enfin mettait un point final à la conversation, et Biscuter laissa Carvalho dans sa promenade visuelle sur les Ramblas. « Singapour Sling », marmottaient les lèvres de Carvalho comme on récite une prière jaculatoire.

— Et les pagodes, chef ? cria Biscuter du fond de la cuisine.

— On les appelle wats. Elles ressemblent à des fallas valenciennes(1), mais il n’y a personne pour y mettre le feu.

— Vous n’aimez pas les fallas, chef ?

— Si, parce qu’on les brûle. Si on ne les brûlait pas, je les aurais en horreur.

Singapour Sling. Un quart de jus de citron, un demi de cognac, un quart de gin, de la glace, du soda, si on l’aime, et, sur les épaules, la coupole d’humidité qui recouvre Singapour comme une cloche à fromage, spécialement la belle portion de fromage colonial du Raffles, vidé aujourd’hui de ses Anglais impériaux auxquels se sont substitués des couples de commerçants européens avertis par l’agence que, dans cet hôtel, un écrivain anglais très important s’est soûlé jusqu’à la cirrhose. L’appel de l’Asie, se dit Carvalho lorsqu’il sentit le froid lui dessiner le squelette, alors que le calendrier de la caisse d’épargne continuait à afficher octobre.

— Il va pleuvoir.

Dit ou se dit Carvalho avant ou après le premier éclair qui donna un instant l’illusion du mouvement à la statue de Pitorro. Les gouttes de pluie voulaient clouer les promeneurs des Ramblas qui pressaient le pas ou se protégeaient avec leurs journaux.

— Voici la mousson catalane.

Les jours raccourcissent, pensa-t-il indigné, comme si on lui piégeait une partie de sa vie ou du monde. L’automne est là et il passera. Après ce sera l’hiver. Je mettrai un pull. Je l’enlèverai. Le printemps. Quelle idiotie !

— Il va se passer quelque chose, Biscuter, et je ne sais plus quoi. Je ne sais plus si c’est le Mundial ou la visite du pape.

— Le Mundial a déjà eu lieu. Le pape, c’est pour la fin du mois.

— Le Mundial a déjà eu lieu ? C’est sûr ?

— Certain, chef.

— Et qui a gagné ?

— Pas le Barça, bien entendu.

Biscuter se mit à rire dans sa cuisine et se crut obligé d’expliquer.

— C’est une blague, chef. Ce qui s’annonce, ce sont les élections.

Carvalho plia le télégramme de Teresa Marsé et le jeta dans la corbeille. Le télégramme appelait son attention de l’antichambre de la mort. Carvalho alla le récupérer, le déplia et le relut. Il le laissa d’abord sur la table puis le mit dans un tiroir qu’il ferma avec une certaine emphase. Une bonne période pour visiter l’Asie, surtout pour un Européen. Les tropiques représentent un espoir climatologique lorsqu’il pleut ou neige sur l’Europe, lorsque le soleil s’est couché sur la mer Égée et que la tramontane a emporté les meilleurs jours de la Costa Brava.

La voix de Teresa lui avait expliqué au téléphone :

— Je fais une déprime, il faut que je m’en aille. Mon mari, mon fils, j’en ai ras le bol.

— Qu’est-ce qui lui arrive à ton gamin ?

— Ce n’est pas un gamin. Du moins pour certaines choses. Il a fichu enceinte une camarade de classe. Et maintenant c’est sur moi que tout retombe parce que je n’ai pas su l’élever. Même ce cynique que j’ai pour mari m’a dit ça. Lui, qui a quitté la maison et ne s’est jamais occupé de son môme, pas même une heure, ni de jour ni de nuit. Toi qui es allé là-bas, indique-moi des choses, des lieux.

— Tout a dû beaucoup changer. Lorsque j’y étais, la guerre du Viêt-nam n’avait pas encore tout corrompu.

— Mais enfin, je ne vais pas au Viêt-nam. Je vais à Singapour, Bali, Bangkok… Qu’est-ce que tu en penses ?

— Le rêve.

— Je ne suis pas Jacqueline Onassis. Je n’ai que trois semaines. Donne-moi le nom d’une boisson pour que je me soûle en Asie.

— Arôme de Montserrat.

— Idiot.

— Singapour Sling.

— Voilà qui est mieux. Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un cocktail que l’on dit typique de Singapour et surtout de l’hôtel Raffles de Singapour.

— Et c’est vrai ?

— Peu importe. Les gens de l’hôtel cultivent le mythe et si tu demandes un Singapour Sling, on te le servira avec un sourire complice.

— C’est joli. Ça sonne bien. Ça me suffit. Tu t’imagines parcourant le monde à la recherche de quelque chose qui a un joli nom ? Est-ce que le goût est à la hauteur du nom ?

— Mouais.

— Je t’enverrai une carte postale pour te raconter ça.

— Tu reviendras avant tes cartes.

— Je t’enverrai des télégrammes. Ça te ferait plaisir ?

— Non.

Silence.

— Ça te gêne ?

— Tu veux que je te rapporte quelque chose ? La soie est bon marché à Bangkok.

— Une bouteille de Mékong.

— Qu’est-ce que c’est ça ?

— Un whisky thaï. Je ne sais pas avec quoi ils le font, mais ça a très bon goût.

— Rien d’autre.

Du fond d’un passé vieux de quinze ans lui parvint un sourire oriental, celui du douanier dégingandé qui palpait les entrailles de ses valises et réveilla avec ses paumes les flancs endormis du verre. Six bouteilles de Mékong parvinrent à arrondir ses yeux orientaux. Il contempla Carvalho avec une complicité dont seuls les ivrognes sont capables, il ouvrit la main comme un éventail et la transforma en une bouteille éternelle qu’il boirait en se suçant le pouce, avec l’avidité d’un bébé menacé de sevrage ; après quoi il se mit à rire avec une innocence primitive qui en irrita plus d’un parmi les Orientaux qui attendaient leur tour derrière Carvalho. Celui-ci approuvait et souriait de toutes ses forces. Il fallait confirmer les soupçons complices et joyeux du douanier. Mais oui, mon ami, je suis alcoolique.

Depuis qu’il avait accepté l’affaire Daurella, il avait l’impression de travailler à heures fixes, de la manière la plus proche possible de la vertueuse coutume catalano-japonaise qui consiste à passer un tiers de la journée à travailler afin de pouvoir dormir huit heures et étancher les blessures du corps et de l’âme pendant les huit autres. Cela venait en partie de l’habitude qu’avait le vieux Daurella de lui donner rendez-vous entre neuf heures et neuf heures trente dans le commerce de stores et piscines qu’il avait dans le quartier du Pueblo Nuevo. Ensuite, la seule possibilité de faire le tour de l’affaire à partir du centre radial du vieux patriarche, c’étaient les heures ouvrables : lorsque à l’appel de la sirène ils rangeaient tout ce qu’ils retrouveraient à la même place le lendemain, les Daurella, coupables ou innocents, se dispersaient à travers le monde, dans une zone prudemment voisine de Barcelone mais assez loin les uns des autres, comme pour tisser un univers de points cardinaux de la famille, chaque fils à l’un des quatre coins de l’horizon avec les parents dans leur appartement de l’Ensanche, rue du Bruch, au centre de la terre. C’est ainsi que, lorsque le vieux Daurella parlait de Jordi, Esperança, Núria ou Ausiàs, il tournait la tête vers le nord, l’ouest, l’est et le sud, car Jordi vivait dans une petite maison à Sant Cugat ; Esperança possédait une vieille ferme juste à la limite de la zone où Esplugas de Llobregat devenait cité dortoir ; Nuria était installée dans un lotissement du Maresme et Ausiàs, le benjamin et macrobiotique Ausiàs, avait plus de jardin que de maison au Prat. Et en réalité le vieux n’avait pas à tourner la tête vers tous les horizons car dès huit heures du matin les Daurella travaillaient dans l’immense enceinte des Stores Daurella, SA.

— La SA, c’est eux. N’allez surtout pas penser qu’il y a ici des capitaux américains.

L’avertit le vieux Daurella qui pensait au quart de tour. Eux, c’étaient Jordi, Esperança, Núria et Ausiàs, bruns ou petits bruns selon leur poids, et semblables à leur père avec des traits plus ou moins dilatés, comme si à l’heure du coït avec Mme Mercé, Daurella avait imposé la condition sine qua non que tous ses enfants devaient lui ressembler, tous sans exception. Et peut-être parce que l’amour est chromosomiquement prédestiné, ils avaient cherché des moitiés qui leur ressemblaient, sauf Ausiàs, le benjamin, el més mimat(2) disait encore le père Daurella lorsqu’il parlait de lui, qu’il soit ou non présent, qui était arrivé à épouser un être humain blond, une Hollandaise qui, il y a seulement cinq ans, aurait mérité les pages centrales de Playboy ; aujourd’hui, elle travaillait à plein temps pour la reproduction et la macrobiotique ; elle avait l’air d’une jolie blonde ravagée préposée aux relations extérieures de Daurella SA parce qu’elle parlait anglais comme une Anglaise, insistait le vieux Daurella, et français comme le général de Gaulle. La métaphore aussi était du patriarche. Les autres gendres et brus travaillaient également dans l’affaire. Le mari d’Esperança, l’aînée, coordonnait les représentants, lui-même voyageait en Espagne pour rendre visite aux clients. Celui de Núria était chef du magasin, et la femme de l’aîné, Jordi, dirigeait le bureau installé dans un préfabriqué où l’affiche des Folies-Bergère annonçant la super-vedette espagnole Norma Duval mettait une note d’exotisme. M. et Mme Daurella la lui avaient rapportée d’un récent voyage à Paris où ils s’étaient rendus pour fêter leurs noces d’or.

— Je n’avais pas pris de vacances depuis l’année où il avait tant neigé.

Disait le vieil homme. C’est-à-dire depuis 1962, ajoutait-il, non pas parce qu’il avait une mémoire climatologique, mais parce que c’est en 1962 que Barcelone s’était transformée en station de ski, pour la seule et unique fois depuis la dernière ère glaciaire. Pas un Daurella inoccupé. Voilà l’impression qu’avait Carvalho lorsqu’il parcourait l’enceinte des magasins et le quai de marchandises, clôturés par un vieux muret de pierre hérissé de tessons de bouteilles ; étonnante végétation, ici et là, des acacias, un palmier, des lauriers-roses, un bougainvillier entre des hangars fin de siècle en brique rouge oxydée par la brise marine qui fait de Pueblo Nuevo un quartier humide, dont les patios et manoirs abandonnés sont propices aux végétations spontanées. Le désordre visuel du commerce et de la botanique, des camions et des chèvrefeuilles qui, après avoir tourné autour des hommes pendant des années, avaient trouvé là le lieu idoine, attirait Carvalho comme pouvait l’attirer un cimetière abandonné aux lois de l’érosion et de la végétation sauvage. C’était un vieux rêve carvalhien : soudain la nature fissurerait l’asphalte et pousserait où elle pourrait, corrigeant la stupide volonté du matériau préfabriqué, sans toutefois le détruire complètement. Plants de tomates frisés étouffant des feux de circulation, fougères en panache surgissant des bouches d’égout, lierres voraces rampant sur les édifices en verre avec la fausse tendresse de leurs feuilles avancées. À Angkor ou à Mycènes la pierre sculptée était retournée à sa condition rocheuse, au-delà de la géométrie des hommes. Ou à Ayntthaya, à quelques kilomètres au nord de Bangkok, un endroit que Teresa, sans doute, avait dû visiter, où la carnavalesque architecture religieuse bouddhiste atteignait la splendeur et méritait le respect dans sa décadence. Mais il préférait les ruines contemporaines. Les palais obsolètes de Montjuich, construits pour l’exposition internationale de 1929, ou la station thermale de Kalitea, abandonnée par les eaux chaudes et les clients sur la côte nord-est de Rhodes ; ou la madrague de Sancti Pétri, vide comme un village inondé, près de la mer, près de Chiclana, près de l’oubli. Il y avait bien quelque chose de la ruine contemporaine dans l’ambiance de Pueblo Nuevo, où trois générations de Daurella avaient œuvré pour que les Espagnols aient de l’ombre l’été et, plus récemment, des piscines de caoutchouc démontables, de tous formats, depuis les cinq mètres de brasse prudente jusqu’au bain de siège de n’importe quel dernier né. Pas même besoin de jardin. Une terrasse suffisait.

— Et maintenant nous vendons plus de piscines que de stores. Vous voyez comment c’est. Avant non. Avant c’était le contraire.

Avant quoi ? Carvalho ne posa pas la question. Avant la neige, sans doute, ou avant l’escroquerie. Lorsque le mot escroquerie sortait de la bouche de Carvalho, le vieux Daurella fermait les yeux comme pour contenir une douleur interne.

— On est en train de me voler. On est en train de nous voler.

Ce furent les premiers mots de Daurella, assis face au bureau de Carvalho. Sa femme, Mme Mercé, avait personnellement refait les comptes pendant des mois et des mois, week-end après week-end dans la petite maison de campagne que le vieux couple possédait à Vallirona. Il y avait un immense trou de six millions de pesetas.

— Ma femme sait très bien ce qu’elle dit. Ce n’est pas une vieille gâteuse. Hi toca. Hi toca(3).

Insistait M. Daurella en catalan.

— Elle a été l’une des premières femmes comptables qui soient sorties de l’académie Cots. Avant-guerre. Mon beau-père était un homme d’idées et il a voulu que Mercé étudie comme un homme. Mon beau-père était membre de l’Estat Català, très catalaniste, très.

Et M. Daurella avait poussé sa femme, week-end après week-end, à vérifier la comptabilité que tenaient les enfants, surtout Jordi et sa belle-sœur la Hollandaise.

— Je les ai mis tous les deux là pour prévenir les ragots, vous comprenez ? Tout le monde peut avoir une mauvaise pensée.

Il manquait six millions dans les comptes de Mercé, alors M. Daurella réunit sa famille. Il y eut une protestation générale devant les soupçons parentaux et Jordi, tout comme la Hollandaise, avait demandé une vérification à un comptable agréé. Celui-ci se contenta de ratifier les calculs de Mme Mercé, l’une des premières comptables de l’académie Cots de la Ronda, et de tomber en admiration devant les jolies additions de la vieille dame, son usage du crayon rouge et bleu, marque Hispania, que Mme Mercé avait gardé pendant des années.

— Je crois l’avoir acheté aux magasins Alemanes.

Les magasins Alemanes ne s’appelaient plus ainsi depuis la guerre, mais le crayon sans aucun doute avait bien été acheté aux magasins Alemanes et il avait servi à prouver qu’il y avait un trou de six millions.

— Quelqu’un de la famille ?

Demanda et répondit Daurella à la question-réponse de Carvalho.

— Impossible.

Dit-il avec la bouche, mais pas avec les yeux, et jour après jour, il mit Carvalho au courant des vices et des vertus de ses enfants, les siens propres et les par alliance. Jordi n’avait pas de vices. Il était comme lui, mais il était aussi amer et lui ne savait pas pourquoi. La Hollandaise fumait comme un sapeur. Ausiàs était poète et macrobiotique.

— Le mari d’Esperança, Pau ou plutôt Pablo comme vous dites en castillan, celui-là il dépense tout en pulls et chaussures. Ses pulls il les achète à Londres, ses chaussures, à Rome. Les autres sont sans histoire. Quelconques, mais travailleurs, ça oui. Parce que s’ils ne l’étaient pas, ils ne resteraient pas cinq minutes de plus dans cette maison.

S’informer sur les vices et vertus réels des Daurella avait demandé à Carvalho trois semaines de travail régulier, comme si, contaminé par l’esprit du vieux, il s’était engagé à travailler aux heures ouvrables.

Jordi s’entendait avec sa belle-sœur la Hollandaise : il avait pour elle un penchant passionnel alimenté par la froideur de sa propre épouse, collectionneuse d’années et d’objets de consommation. Ausiàs l’ignorait peut-être ou bien il trouvait inutile de se créer un problème autre que celui de survivre sans grand enthousiasme dans un monde borné au nord par le magasin de ses parents, au sud par le jardin où il cultivait les produits de base de son alimentation. Les filles Daurella étaient vaillantes, propres et honnêtes ; quant aux gendres, le responsable du magasin était un être opaque tout au long de la semaine et sombre le week-end, car il passait les jours ouvrables à travailler et les jours fériés à se projeter les films 16 mm de sa collection de maniaque. L’autre gendre, Pau, fut celui qui donna le moins de travail à Carvalho. On connaissait sa carte Visa dans tous les établissements de relaxation de Barcelone, et quatre portiers de quatre salles de jeux levaient leur casquette sur son passage tout en susurrant ironiquement un surpris et joyeux :

— Monsieur Pau, vous ici ? Des fois que la chance tourne.

Pendant quelques mois il avait entretenu une veuve dans un meublé loué au Valle de Hebron, et il profitait des voyages d’inspection des concessionnaires à travers l’Espagne pour détourner l’avion de temps à autre et débarquer comme les papillons de nuit sur les lampadaires touristiques les plus télévisés : Costa del Sol, Puerto de la Cruz et même Casablanca, lors d’un vol effectué avec la fille du représentant à Séville de Stores et Piscines Daurella SA. Carvalho savait tout sur Pablo, consort Daurella, et tout savoir signifiait savoir aussi que c’était lui qui avait empoché les six millions en six ans de cohabitation avec ces moricauds de Daurella : lui, le fils d’un avocat de la Diagonal, trois ans de droit, vedette d’un orchestre d’étudiants entre 1967 et 1971, vendeur de kif en 1971, sept mois de prison à Algésiras jusqu’à ce que son père l’en sorte grâce aux influences d’une sœur nonne, et puis le mariage avec la fille Daurella, de quatre ans son aînée avec des pointes de sein trop mauves à son goût d’après son propre commentaire dans un club de relaxation où travaillait Mme l’Andalouse, vieille amie de Charo et de Pepe Carvalho.

— Et un type qui vous raconte comment est fichue sa femme quand il est au lit avec une autre, ce n’est pas un homme, c’est un moins que rien.

Sanctionna l’Andalouse. Carvalho laissa le dossier sur son bureau et fit semblant de ne pas remarquer que le vieil homme avait plissé les yeux et ne le quittait pas du regard, comme si ses pupilles avaient été des vrilles prêtes à le perforer. Il s’assit face à la table, laissa passer quelques secondes, relâcha ses muscles et son squelette en s’abandonnant dans le fauteuil.

— Alors ?

— Voilà, ça y est.

— Qui ?

À quelle école d’interprétation appartenait donc le vieux Daurella ? Il n’y a pas d’être humain qui ne se rattache à un modèle d’interprétation dominant, surtout lorsqu’il doit vivre des situations anormales que jusqu’alors il n’a vues qu’au théâtre, au cinéma, à la télévision ou qu’il a peut-être lues dans les romans. Vu son âge, le vieux Daurella pouvait choisir entre le modèle Lee J. Cobb, le père violent devant la trahison des enfants, le modèle John Gielgud, le père plus intelligent que ses enfants, ou Fredrich March le père frustrateur et frustré de Mort d’un commis voyageur. Mais, comme si l’histoire du cinéma et celle de la télévision avaient eu lieu pour des prunes, Daurella avait recours au drame social catalan d’entre-deux-guerres et se passait la main sur le visage pour, semblait-il, effacer ses propres traits et murmurer Déu meu, Déu meu(4), et son regard se noyait dans l’infini pour se reporter de temps à autre sur Carvalho et vérifier l’effet que lui faisait son désespoir.

— C’est Jordi ?

— Non.

Il soupira de soulagement parce que ce n’était pas l’aîné, l’héritier.

— Un de mes fils ?

— Non.

Sur le visage de Daurella apparut une satisfaction raciale. C’était donc quelqu’un qui n’était pas de son sang.

— Pau ?

— Pau.

— Mon cœur me le disait.

Et comme les vieux prêcheurs, qui levaient la main au ciel lorsqu’ils disaient le mot ciel, Daurella porta sa main à son cœur. Carvalho avait rédigé une note sur les faits et gestes de Pablo, en sautant volontairement le méprisant commentaire sur la couleur des tétons de sa femme ; il indiqua le dossier au vieux pour qu’il l’ouvre. Peut-être le tremblement était-il spontané mais la volonté de le rendre plus voyant conduisait Daurella à le faire démarrer des coudes puis descendre, alors que le plus logique eût été qu’il monte des mains vers les coudes. Carvalho lui-même s’exerça à trembler et douta de ses propres pensées, même s’il essayait en se cachant pour que Daurella ne croie pas qu’il se moquait de lui.

— Pocavergonya(5) !

S’exclama le vieux au milieu de sa lecture. Il avait dû arriver au passage sur le voyage à Casablanca.

— Avec la fille d’un représentant. Mettre en danger une implantation aussi importante que Séville. Vous savez combien de piscines dodécagonales nous avons vendues cet été dans la zone de Séville ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Cinquante. Et encore, ils n’ont pas d’eau, là-bas !

Incroyable. Incroyable, disait de temps à autre Daurella, et lorsqu’il arriva en fin de lecture, il frappa sur la table avec la paume des deux mains ouvertes.

— Il faut trancher dans le vif. La pomme pourrie peut gâter un sac entier de pommes. Que feriez-vous à ma place ? D’après vous, l’argent il l’a escamoté en falsifiant les notes de frais d’assistance aux concessionnaires ; par conséquent, si l’on rend l’affaire publique, les concessionnaires apprendront tout et le prestige des Stores et Piscines Daurella SA sera fichu, pour parler vulgairement.

Pas si vulgairement que ça, pensa Carvalho. Il aurait pu dire « foutu », « baisé », mais il avait opté pour un discret « fichu » pas si aseptisé que « fini » mais tout de même assez proche.

— Il faut trancher dans le vif. Mon Jordi n’est pas ici, il est allé en France pour traiter avec les fabricants, mais il revient ce soir, et demain sans faute nous aurons une réunion. Je compte sur vous.

— Mon travail est terminé.

— Mais je vous demande d’assister demain à la réunion où je pense mettre cartes sur table. Je suis désolé pour Esperança, parce que c’est une brave fille, elle est bonne comme le pain blanc, et je regrette aussi pour mes petits-enfants mais ce voyou mérite une bonne leçon. C’est un vaurien ! Un vrai voyou ! Moi qui l’ai sorti de la rue sans travail ni argent, qui ai fait de lui un homme d’affaires qui gagnait bien sa vie, avec une femme jeune et présentant bien, est-ce qu’il avait besoin d’aller faire le beau ?

Que de questions sans réponses. Carvalho ne se décidait pas à se lever, à demander son argent, à prendre congé de Daurella ou bien à lui annoncer que c’était d’accord, qu’il assisterait au dernier acte de la tragi-comédie le lendemain, et il ne se décidait pas parce que le train-train routinier du travail s’était emparé de lui et il savait qu’il regretterait la conversation avec le vieux, tôt le matin, la promenade dans ce désordre de hangars et d’espaces livrés à une nature héroïque. Cette beauté de gare abandonnée que conservaient les plus vieux magasins du Pueblo Nuevo. Et en s’interrogeant sur le pourquoi de cette nostalgie pressentie, sa mémoire lui renvoya une série d’images brisées, d’autres démolitions, d’autres ruines, vues ou non sur des photos figées de son enfance. Une fête dans un magasin de la Letona où un parent éloigné travaillait comme gardien de nuit ? Un vieil arsenal de Badalona où le cousin Nicolás de Carthagène était calfat ? Un entrepôt de ferraille près du pont de la Marine ? Il chassa les fragments de photo vers le puits de l’oubli et se leva, décidé à rompre le charme.

— Je viendrai demain. Encaisser et assister au jugement dernier.

— Demain, vous allez voir ce que vous allez voir. J’en parlerai avec Mercé, et puis la nuit porte conseil, mais regardez, regardez, j’en ai le sang qui bout.

Et il lui présentait ses avant-bras veineux, blancs, tachés de son, qui sortaient de sa chemise à manches retroussées. Pas une chemise londonienne ou italienne, une chemise achetée par Mercé en solde au Corte Inglés.

« Le crime de la bouteille de champagne », titrait El Periódico, et Carvalho lut en diagonale à la recherche de la marque de la bouteille utilisée pour le meurtre. Pas la moindre trace. Ce n’est pourtant pas pareil d’être tué avec un Cordorniu Gran Cremant, ou avec un brut nature Torello, avec un Juvé y Camps Reserva Familiar ou avec un Marti Solé nature. Il était possible que le meurtre eût été commis avec une bouteille de champagne français, mais dans ce cas, pouvait-on comparer un assassinat à coups de Moët et Chandon avec un crime perpétré au Krug ou au Bollinger ? La victime avait eu une longue agonie entre le moment de l’agression et la découverte du cadavre par la femme de ménage à neuf heures du matin. La police ne voulait pas préciser l’heure du meurtre, et le journaliste se perdait en considérations sur les alibis des invités de la victime, Celia Mataix Cervera. Le témoin retenu, Marta Miguel, avait été remis en liberté après une nuit de détention au commissariat. Elle était la dernière personne à avoir vu Celia Mataix avec la tête en bon état. Carvalho se dit qu’il était impossible de préciser l’heure exacte de l’agression en cas d’agonie prolongée, et qu’une demi-heure suffisait pour qu’un alibi soit valable ou non. La photo de la morte permettait d’apprécier une beauté blonde romantique, luxueuse, très adolescente malgré les quarante ans dont l’accusait sa carte d’identité. Lorsqu’il repoussa le journal, l’image de Celia restait encore dans le regard de Carvalho et le rêve d’une possible rencontre dans le passé l’accompagna tandis qu’il remontait les Ramblas… C’était le genre de femme à bien porter les pulls un peu larges et les jupes évasées pour permettre de laisser s’exprimer la musique d’un corps élastique et mouvant, et la coulée de cheveux sur sa poitrine et ce geste de les rejeter d’un mouvement ailé de sa petite main bien dessinée, mains sensibles disaient les romanciers du siècle dernier pour éviter de les décrire. S’il l’avait rencontrée au Boadas, par exemple, prenant un cocktail et seule, ils auraient engagé la conversation sous n’importe quel prétexte, puis ç’aurait été les Ramblas, les confidences, d’abord ironiques, puis sérieuses, les bousculades du regard et des mots, les agressivités préalables à la nudité du sexe. Fille d’une nuit ou de toute une vie, mais inutile en tout cas de fonder une brève relation sur l’élan de la première nuit. Inutile et néfaste : autant garder l’illusion de ce qui aurait pu se passer et ne s’est pas passé. Fille idéale aussi, pour les adieux sur les quais de gare ou dans les ports, mais jamais dans les aéroports. Dans les aéroports on devrait interdire les adieux, c’est comme de se quitter dans une pharmacie moderne ou au rayon détergents d’un supermarché brillant sous les néons. Peut-être auraient-ils pu se marier et vivre dans un bungalow au bord de la mer, sur une vaste plage, californienne si possible, prière de s’abstenir de proposer des succédanés, exigez l’étiquette de garantie. Vieillir à ses côtés ? Un accès de ridicule fit éclater l’image construite sur le verre de l’affabulation et dans d’intimes bruits de verre brisé Carvalho dévia brusquement vers la gauche en direction du marché de la Boquería. Il ne savait pas encore bien ce qu’il allait préparer, mais il savait en revanche que c’était une soirée pour cuisiner et offrir à quelqu’un la surprise d’une invitation. Peut-être Charo si elle était raisonnable et ne lui reprochait pas le peu d’attention qu’il lui manifestait ces derniers temps. Il acheta trois tranches de saumon fumé chez le traiteur qui faisait le coin de l’allée à l’entrée du marché et, dans une charcuterie, il se fit couper en morceaux réguliers de la viande maigre de porc et autant de tranches de jambon de pays. Un aussi modeste achat ne remplissait pas le vide qu’avait laissé dans son cœur l’évidence que Celia Mataix et lui ne vieilliraient pas ensemble ; alors il décida de s’acheter ou des chaussures ou un jambon. Trop tard pour les chaussures, en revanche il était encore temps d’acheter un jambon bien choisi chez Pérez, rue de l’Hôpital, un jambon de la frontière entre Huelva et l’Estrémadure que le patron de la boutique savait goûter rien qu’en le regardant. Au passage, le jambon dans un sac, il jetterait un œil sur la fin des travaux de la place du Padro, la miraculeuse restitution de la place dans la géométrie de son enfance. Les anges justiciers de la démocratie s’étaient soudain laissé apitoyer par la profonde mélancolie de Carvalho devant la mutilation de la place par la barbarie automobile, et avaient empiété sur la circulation pour l’adosser, comme par le passé, à la chapelle romane et aux vieilles bâtisses qui réunissent les rues de l’Hôpital et du Carmen. D’abord le jambon, ensuite le moral, se dit Carvalho, et il discuta avec le marchand des mythes et réalités « jambonnières » espagnols.

— Il n’y a pas assez de glands dans le monde pour tout ce jambon de gland qu’on prétend vendre. Mais à Huelva il y a une mine de bon jambon et pas seulement des jabugos ; il y a aussi des corteganas et des Cumbres Mayores. Et il y a des régions où l’on vend du bon jambon anonyme, comme par exemple dans les environs de Ronda.

— Un de ces samedis je vais aller dans un village entre Marbella et Ronda où l’on m’a assuré qu’il y a de l’excellent jambon.

Le marchand regarda Carvalho avec méfiance.

— Je suis tout à fait capable d’y aller. C’est à Monte-jaque.

— Vous me direz comment vous le trouvez, parce que si vous le trouvez bien, j’irai peut-être y faire un tour.

Le marchand choisit un petit jambon avec cette patine qu’a le bon et le piqua avec une aiguille qu’il fit ensuite renifler à Carvalho. L’aiguille devait être en os de jambons nobles préparés pour l’homme et pas pour des dévoreurs de protéines, d’où qu’ils viennent. Sur ces considérations philosophiques, le jambon sous le bras, Carvalho traversa la rue de l’Hôpital, marcha sur le trottoir de droite, s’arrêta comme d’habitude devant l’orthopédiste et le coutelier, établissements magiques, et déboucha sur la splendeur retrouvée de la place du Padró, agora du quartier depuis l’incendie du couvent des Hiéronymites lors de la Semaine tragique, remplacé par l’actuelle église moderniste du Carmen et une chapelle romane déguisée pendant des siècles en échoppe de tailleur et bureau de tabac, adossée au vieil hôpital San Lázaro, transformé par la suite en lavoir public pour effacer toute la lèpre qui avait pourri entre ses murs. La place du Padró sentait l’enfance et l’automne, avec sa vieille fontaine transférée à la proue, ses visages de pierre rongée par l’humidité et les regards effrayés des enfants, surpris par le mystère des têtes d’où jaillissait l’eau ; et tout là-haut, une sainte Eulalie, ressuscitée sous le franquisme pour réparer l’outrage perpétré pendant la guerre civile lorsque les anarchistes l’avaient jetée à bas. Carvalho se sentait rempli de gratitude et solidaire des habitants de la place. Un mètre récupéré sur un trottoir, une place, était aussitôt occupé par des enfants, des vieux, des chiens, les trois meilleures catégories d’animaux domestiques. Carvalho avait toujours considéré les chats sauvages comme des invités de passage, et les canaris comme des prisonniers de la pitié dangereuse des hommes. Ce n’était pas la meilleure heure pour appeler Charo ; elle commençait à recevoir ses clients retenus par téléphone ; il fallait pourtant l’appeler, lui dire qu’il avait besoin de lui téléphoner, rétablir la chaîne invisible qui les liait.

— Tu es très occupée ?

— Occupée ? À quoi ? Tu as vu les journaux ? Il y a tellement de putes sur le trottoir que c’en sera bientôt fini du chômage. Quelle mouche t’a piqué pour que tu m’appelles ?

— Je vais préparer à dîner et, si ça te dit, je t’attends à Vallvidrera.

— Je ne suis pas d’humeur.

— Il n’y a rien de tel que de filer sa mauvaise humeur aux autres.

— Ça, c’est bien vrai. Si ça se trouve je viendrai. Tu n’as pas changé depuis notre dernière rencontre ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— C’est que je ne sais plus très bien à quand ça remonte.

— Dix jours.

— Onze.

La conversation était prévisible, si prévisible que Carvalho passa sans s’arrêter devant la cabine téléphonique et se sentit soudain honteux de transporter un jambon, un obscène jambon aromatisé aux glands, résultat d’un artisanat atavique à l’ère des langoustines congelées et des hamburgers de soja ; et lorsqu’il se retourna pour prendre une vue d’ensemble de la nouvelle vieille place Padró, il sentit une colère profonde parce qu’on la lui avait rendue trop tard.

Il arrêta sa voiture devant la maison de Fuster, son conseiller fiscal. Il sonna et Fuster sortit quelques secondes plus tard sur la terrasse ; un peignoir accentuait son air monacal.

— Spaghettis à la Annalisa et saltimbocas à la Romana.

Cria Carvalho de la rue.

— Tu ne penses aux électeurs qu’en période d’élection. Tu es très homme politique. Et le vin ?

— Un chianti réserve 76.

Fuster médita et se défendit.

— Tu me dois encore le deuxième tiers provisionnel. Je ne considère pas le dîner comme l’équivalent de ta dette. Tu allumeras la cheminée ?

— C’est comme si c’était fait.

— Tu brûleras un livre ?

— Naturellement.

— Festival Carvalho complet. Alors je viens. Je te laisse une heure pour mettre en route le repas. Je te ferai l’honneur d’un flacon de truffes de Villores au cognac et d’un bocal de filet mignon en daube, de tourtes au fromage et d’une paire d’espadrilles.

— Le tout de Villores ?

— Absolument. Tu ne veux pas que ça vienne de Tripoli. On verra si tu es digne de mes cadeaux.

Carvalho ne perdit presque pas de temps à vider sa boîte aux lettres. Toute sa correspondance se composait de réclames pour des objets qu’il n’achèterait jamais, de relevés de sa banque et de la caisse d’épargne qui le mettaient de mauvaise humeur parce qu’il avait toujours moins d’argent qu’il n’espérait. La perspective d’une vieillesse sans assez d’argent pour payer quelqu’un qui lui lave les fesses en cas de besoin l’indignait, parce que la peur l’indignait, et surtout la sienne. Il monta du cellier à la cuisine un emballage en carton impeccable dont il sortit un robot qui pouvait apparemment aussi bien servir de hachoir à viande que d’alambic portatif à ambroisie. C’était en réalité un appareil à faire des pâtes italiennes, en mélangeant seulement de la farine, de l’eau et des œufs que l’on introduisait dans un petit entonnoir de plastique transparent. Ensuite il fallait placer la grille correspondant au type de pâtes voulues et attendre que sortent les tendres créatures. Après obtention de la longueur souhaitée, un couteau bien aiguisé, et on les coupait et leur donnait la beauté de la régularité. Trop d’eau ou d’œuf pouvait signifier la catastrophe et Carvalho vérifia la précision de la mesure comme s’il s’agissait de la sauvegarde d’un village protégé. La machine commença à tourner et à gémir et, lorsque la pâte fut correctement mixée, Carvalho retira les vannes de l’écluse et le glacier de pâte franchit le couloir de sortie poussé par un piston en spirale qui le conduisit devant la grille, devant la fatalité de la forme, sans le moindre respect pour son désir de devenir tagliatelles, spaghettis, lasagnes, spaghettinis ou macaronis. Carvalho l’attendait un couteau à la main et, lorsque les vermisseaux atteignirent les quarante centimètres, il les trancha et ils tombèrent, agonisants, dans un plat en Duralex où ils se permirent quelques reptations avant d’acquérir la raideur mortelle de tous les spaghettis tendres ou cuits, dans l’attente du prochain génocide perpétré par Carvalho contre la cascade de vermisseaux obstinés qui sortait à nouveau du moule prodigieux. Le couteau dans une main, palpant de l’autre le tas de spaghettis en formation, Carvalho éprouvait une émotion qu’il supposait semblable à celle de Dieu lorsqu’il fit évoluer la lamproie et qu’il la changea en ce primate d’où naîtrait l’homme. De la farine et de l’eau et le prodige d’une mutation dévalorisée par la banalité que l’usage avait conférée au mot spaghetti. Si ces merveilleux filaments à la texture magique avaient eu un nom allemand, grec ou latin, les trois langues qui échappent à la banalisation, ils seraient appréciés à leur juste mérite et disposeraient d’une place d’honneur dans n’importe quel musée de l’Homme. Il recouvrit les pâtes avec un torchon et sortit dans le jardin pour y cueillir des feuilles de sauge fraîche indispensables aux saltimbocas et du basilic qu’il cultivait en pot pour ses préparations de pâtes. La touffe de basilic se desséchait, au terme de son cycle vital, et Carvalho lui fit ses adieux jusqu’au printemps prochain. En attendant, il utiliserait le basilic séché au soleil et réduit en poudre. Il commença par préparer les saltimbocas. Une tranche de viande, une feuille de sauge, une tranche de jambon, un cure-dent pour sceller les trois éléments et il renouvela l’opération jusqu’à ce qu’il ait quatorze petits corps éclissés qui devaient frire juste avant qu’on passe à table. La préparation des spaghettis ne demandait guère plus de travail. Il hacha menu les oignons, les fit revenir à blanc dans du beurre ; il écarta la poêle du feu et vida son contenu dans un plat creux. À part, il fouetta la crème fraîche liquide et glacée jusqu’à ce qu’elle épaississe et l’ajouta peu à peu au beurre et à l’oignon. Ensuite il découpa le saumon en petits morceaux assez grands cependant pour que l’on en détecte la texture avec la langue et les mélangea à la sauce dans laquelle il ajouta pour finir le basilic haché. Tout était prêt pour l’arrivée de Fuster qui fit son entrée avec ses cadeaux et désigna d’un geste impératif la cheminée éteinte ; il renifla le vin et mit le couvert tandis que Carvalho cherchait dans sa bibliothèque le livre qui servirait de combustible de base à la flambée. Il choisit un recueil de poèmes de Justo Jorge Padrón et un petit fascicule contenant deux pièces de théâtre de Beckett. La Dernière Bande et Acte sans paroles. Fuster examina les ouvrages avant que Carvalho ne les mette en pièces et les brûle.

— Pourquoi ?

— D’abord et avant tout parce que ce sont des livres, et puis comme ça.

— Tu les as lus ?

— Il y a des années. Du temps où je lisais.

— Qui est Justo Jorge Padrón ?

— Un poète hispano-suédois qui a traduit Vicente Aleixandre en canarien et qui en est devenu célèbre.

— Et pourquoi brûles-tu l’autre ?

— Je n’ai pas de vocation pour la critique littéraire. Disons que je le brûle parce que je l’ai aimé en son temps et parce qu’en vieillissant j’ai peur d’avoir un jour la tentation de le relire.

Fuster s’arrête sur un paragraphe de la Dernière Bande et lit avec une éloquence comique :

— « “Peut-être que nos meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n’en voudrais plus. Plus maintenant que j’ai ce feu en moi. Non, je n’en voudrais plus.” Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui. La bande continue à se dérouler en silence. »

Il rendit le livre à Carvalho comme le douanier méfiant son passeport à un touriste suspect. Carvalho empila le bois et laissa un trou à la base pour y introduire les pages des livres démantibulés. Le feu prit sur le papier et les flammes montèrent en un crescendo de lumière et de son qui les hypnotisa quelques secondes, jusqu’à ce que Carvalho s’en aille vers la cuisine et que Fuster finisse de mettre le couvert.

Carvalho jeta les spaghettis dans l’eau bouillante salée et tandis qu’ils cuisaient il commença à faire frire les saltimbocas. Il mit le four en marche pour y tenir au chaud la viande ; puis il goûta un spaghetti. Les dents le sectionnèrent sans l’écraser et son palais nota la saveur de la farine lorsqu’elle est sur le point de dérober l’arôme de la céréale. Ils étaient à point. Il jeta l’eau chaude et ajouta à la sauce deux jaunes d’œufs qu’il battit avec tout le reste. Il versa la sauce sur les spaghettis fumants et à l’aide d’une cuillère et d’une fourchette il fit monter et descendre les filaments, chevelure onctueuse qui s’imprégnait de l’ivoire de la sauce. Fuster déboucha les bouteilles de vin, ferma les yeux pour que ses narines aient toute la faculté possible d’aspirer l’arôme du plat.

— Porça miseria(6) !

Fuster se mit à chanter la romance de Cosi fan tutte.

— Mets un disque qui aille bien avec le menu.

Carvalho mit Veles e Vents(7), un poème d’Ausiàs March mis en musique par le chanteur catalan Raimon.

— Remarquable. La symbolique de la mer et des vents, le risque du destin ; il n’y a rien de plus en accord avec ces spaghettis à la… Comment dis-tu qu’ils s’appellent ?

— À la Annalisa. C’est un nom beaucoup plus précis que « bonne femme », par exemple.

— Les mauvaises femmes ne cuisinent pas.

Fuster savourait les spaghettis et se concentrait sur son palais à la recherche de la remarque pertinente.

— Nordiques et méditerranéens.

Dit-il finalement, et en l’absence de réponse carvalhienne, il décida de se jeter sur les saltimbocas avant qu’elles ne refroidissent.

— Elles ont une pointe de citron pas très orthodoxe.

— Sur ce qui reste de friture, je verse le jus d’un demi-citron et je nappe la viande avec cette sauce légère et chaude.

— Merveilleux, astucieux, rapide. Un plat méditerranéen génial.

— Le plat des putes, c’est son nom à Rome.

— Pourquoi ?

— Parce que ça se fait très vite.

— Et sur l’origine des spaghettis Annalisa, qu’est-ce que tu peux me dire ?

Carvalho termina sa troisième portion de saltimbocas, but un demi-verre de vin épais, à l’arrière-saveur d’œuf, fit claquer sa langue et lança à Fuster un regard de charmeur de serpent.

— Sur l’origine de ce plat, je ne peux rien te dire. Il a pour nom spaghettis Annalisa et j’imagine que la duplicité même du nom traduit la duplicité d’un plat dans lequel la simplicité de la cuisine du Sud se mélange à l’invasion viking des saumons fumés et de la crème fraîche.

— Les Vikings ont atteint les côtes italiennes.

— Mais les spaghettis n’existaient pas encore.

— Les Vikings sont arrivés avant les spaghettis ?

— Sans aucun doute.

— Et avant les Vikings, ce sont les saumons qui sont arrivés. La mémoire des saumons indique que ce sont des poissons antérieurs à l’existence humaine et qu’ils remontent les rivières à la recherche de leur lieu d’origine. Quoi qu’il en soit ladite Annalisa a fait une synthèse nord-sud et nous a laissé une énigme historique : Qui est apparu d’abord ? Les Vikings ou le saumon fumé ? D’autre part, il y a des apports italiens comme le basilic, et un clin d’œil du Nord, la crème fraîche, les plats à crème fraîche naissent dans les pays pluvieux donc à pâturages, donc à vaches et donc avec des possibilités de préparer de nombreux plats à base de lait au lieu de le boire d’une manière primate, comme nous l’avons toujours fait nous, les Espagnols de merde, de terre sèche, toujours assoiffés avec notre quasi-absence de pâturages, de vaches et de lait.

— Depuis la mort de Franco il y a davantage de crème fraîche dans les supermarchés.

— Je l’avais observé.

— Qu’est-ce que Franco pouvait bien avoir contre la crème fraîche ?

— Je ne sais pas. Le caudillo se livrait peu. Mais sans aucun doute, depuis sa mort, les socialistes et la crème fraîche se sont mis à abonder.

— Mais où étaient-ils avant, les socialistes et la crème ?

— Il faudra chercher.

— En réalité, je m’en fous comme d’une guigne.

Fuster était content parce que, dit-il, c’est un dîner léger et pas un de ces scandales diététiques qu’il t’arrive de faire à trois heures du matin. Scandale diététique ou non, tu viens quand même. La chair est faible, accepta Fuster avant de se jeter sur la deuxième bouteille de chianti. Les quinze saltimbocas disparurent peu à peu dans les pauses d’une conversation que Fuster entraînait vers le domaine de la musique et Carvalho vers le néant. Le défi de Fuster : surprends-moi avec un dessert à la hauteur, fit sourire Carvalho ; il s’en fut chercher un gorgonzola qui défit les dernières résistances du conseiller fiscal et, tandis que Fuster livrait sa sagesse empirique sur la maturation exacte du gorgonzola comparée avec celle du roquefort ou du cabrales, Carvalho voyageait à travers un espace plein d’images mêlées : jambons, place du Padró, un acacia des magasins Daurella SA, une bouteille de champagne se brisant sur une tête, Charo faisant les cent pas en attendant son coup de fil, Biscuter dans sa petite cuisine, les serpents fumés suspendus aux éventaires du marché de Bangkok et cet arôme de persil frisé qui inondait la ville, et le persil le ramenait, via le basilic, à la situation irrationnelle de ce dîner où chaque fou avait apporté son obsession solitaire.

— Les élections vont nous tomber dessus.

Dit Fuster sans que Carvalho ait suffisamment suivi son discours pour savoir d’où venait ce fragment de monologue.

— C’est curieux. La démocratie se résume à voter et à payer des impôts. La démocratie avancée. Tu votes pour élire une politique et tu paies pour garantir l’ordre ou le désordre social, selon tes goûts. N’oublie pas de m’envoyer le talon de la deuxième échéance.

— Payer les impôts m’enlève le peu d’humour que j’ai. Je paie pour qu’il n’y ait pas de surprises. Je ne peux plus être surpris que par les nouveaux restaurants et les gens qui sont à la tête des nouveaux restaurants. Un de mes amis avocats, Victor Sen, a monté un restaurant qui s’appelle Sukursaal, on y prépare de la cuisine de Lyon.

— Avant c’étaient les cuisiniers qui ouvraient des restaurants, maintenant ce sont les clients. Il n’y a pas un seul restaurant nouveau qui ne soit né des rêves d’un client, de ce que le client avait envie de manger.

— Au Sukursaal, ils ont un carpaccio du tonnerre.

— Le carpaccio dépend de la qualité de la viande et de la manière de la couper.

— La vérité sort de ta bouche.

— Et il n’y a pas de viande de bœuf qui égale celle de Villores. Si tu veux, je commande un bœuf entier et je t’en donne un quart que tu te couperas à ta guise.

— Tu ferais ça pour moi ?

Fuster mit un bémol à sa générosité.

— Tu as un endroit disponible où mettre un quart de bœuf ?

— J’achèterai un congélateur.

— Tu as la place de le loger ?

— Je m’achèterai une autre maison.

— Tout se tient.

Convint Fuster philosophiquement, et il accepta l’eau-de-vie de Bierzo glacée que lui offrait Carvalho.

— Va te perdre un de ces jours dans le Bierzo, Enric. C’est une région magique qui parfois disparaît sans que personne s’en aperçoive.

La sonnerie de la porte retentit. Carvalho se pencha à la fenêtre et il la vit, là, en bas, petite, fragile, à peine éclairée par le réverbère ; elle regardait vers le haut attendant que la silhouette de Carvalho lui confirme la certitude des lumières allumées. Carvalho appuya sur l’ouverture automatique et elle se précipita dans les escaliers, poursuivie par la bruine. Carvalho regagna sa place à table et se laissa tomber sur sa chaise.

— Qui c’était ?

— Charo.

— Quels salauds ! On a tout mangé.

— Elle ne vient pas dîner.

— Je m’en vais. J’ai du travail en retard.

— Du calme. Il vaut mieux que tu restes.

Charo déboula dans la salle à manger comme une rivière turbulente, mais elle se contint devant l’invité et parvint même à adresser à Fuster un sourire qui devint colère et désespoir lorsqu’elle s’adressa à Carvalho.

— T’es fauché ?

Son menton tremblait, elle souriait de ses yeux tristes.

— Non. Pourquoi ?

— Ma mère disait que quand il y en a pour deux, il y en a pour trois.

— Ça m’a pris comme ça. Et je pensais que tu aurais du travail.

— Parfois il t’arrive de penser moins.

Carvalho lui offrit le reste de gorgonzola.

— Garde-le pour ton sandwich de demain.

Charo gagna la salle de bain, mais avant d’y arriver elle éclata en sanglots que seul le fracas de la porte claquée derrière elle parvint à couvrir. Carvalho regarda Fuster et haussa les sourcils. Fuster termina son verre et fit le geste de se lever.

— Si tu restes je sors un vieux porto de douze ans d’âge.

— Pepe, on ne fait pas ça à un bon voisin.

— Si tu patientes un peu, l’orage éclatera et ensuite nous boirons le porto à trois.

Carvalho apporta la fameuse bouteille de Fonseca et Fuster la contempla en extase.

— Le monde doit aux Anglais l’amour des chiens, le jerez, le porto et les rhododendrons.

Fuster examinait la couleur du vin à contre-jour dans son verre et du coin de l’œil il vit Charo s’approcher, lentement, comme pour essayer de gagner du temps pour se reprendre après les larmes.

— Viens, Charo, regarde, quelle merveilleuse couleur.

Visage pleureur, sourire barbouillé par-dessus le maquillage de base de la tristesse.

— Cent ans pourraient s’écouler, j’arriverais un soir à Vallvidrera et je vous trouverais lui et toi en train de contempler la couleur d’un vin ou de parler d’un mets rare. Le monde peut bien disparaître, si vous avez une nouvelle recette, vous disparaîtrez devant vos fourneaux.

— Bebamus mea Lesbia atque amemus. Maintenant, bois Charo, et adieu tristesse comme disent nos classiques.

— Ça, c’est ce que disait ma mère, pas les classiques. Elle disait : « Bonsoir la tristesse. »

— Ta mère était un classique.

— Ça va, ça va.

Carvalho suivait les fluctuations de la conversation, désabusée du côté de Charo, roborative du côté de Fuster. Il remplit un verre de porto et le tendit à Charo. Elle le prit sans le regarder et le goûta. Elle avait l’air plus mince que onze jours plus tôt, plus long son cou de jeune fille, plus profondes ses rides autour des yeux, plus transparente la peau de ses tempes, de ses paupières, une pellicule d’humidité sur ses yeux rougis, une gêne dans ses manières d’animal malade. Il fut irrité par cette sensation de pitié naissante et quitta la table pour s’étendre sur le sofa et contempler de là le feu dans la cheminée et le dialogue entre Fuster et Charo. Il faisait semblant de ne pas voir les coups d’œil qu’elle lui envoyait de temps à autre, il s’assoupit et Fuster le réveilla pour lui dire au revoir, il ne lui laissa pas le temps de le raccompagner jusqu’à la porte. Il avait envie de partir et Carvalho se rendit à l’irrémédiable. Il resta assis, il entendit le bruit de la porte qui se refermait derrière Fuster et se prépara à la scène. Charo, assise, le verre dans les deux mains, faussement plongée dans ses pensées, cherchant la première phrase, et lui sur la défensive, prêt à rendre œil pour œil, dent pour dent.

— Lui tu l’utilises pour ne pas dîner seul. Et moi ? Je ne lave pas ton linge. Je n’entretiens pas ta maison, ni tes enfants. Tu peux passer des semaines sans baiser avec moi. À quoi tu m’utilises ? Mais peut-être tu crois que grâce à toi je ne suis pas aussi pute que je le suis vraiment, que je ne suis pas une de ces traînées à maquereau et misère. C’est à ça que je te sers ? Je suis ta B.A. quotidienne ?

Elle ne méritait ni une réplique acerbe ni le mépris d’un silence. Carvalho choisit de se laisser choir sur le dossier du sofa, de répondre à l’angoisse de Charo par la gravité de son visage.

— Je suis fatiguée.

Dit Charo, et elle se mit à pleurer. Moi aussi, pensa Carvalho, mais il ne pleura pas. Il se rappela alors le choc émotionnel du vieux Daurella. À chacun son école d’art dramatique. Charo ne résista pas davantage et vint près de lui ; elle s’assit à ses côtés, chercha son bras, voulut se blottir sur sa poitrine comme dans une grotte, comme s’il pleuvait dehors. Tu me donnes ton angoisse et je la garde. Je suis ta banque d’angoisse, de peur. Il lui caressa les cheveux et la laissa pleurer.

Il arrêta sa voiture près d’un kiosque. Les journaux du matin commentaient la visite imminente du pape et les élections anticipées puisqu’il était, apparemment, impossible d’anticiper un pape et de visiter des élections. Superman Woytila avait été le premier chef suprême du christianisme à venir en Espagne, compte non tenu du papa Luna, papa ful(8) et des apôtres saint Jacques et saint Paul, importants certes mais sans rang précis dans la hiérarchie. Après la divagation suggérée par la première page, Carvalho partit à la recherche de l’affaire de la bouteille de champagne et lut toute l’information de la première à la dernière ligne avant de redémarrer pour se rendre au rendez-vous de Daurella. Pas grand-chose de neuf, comme si l’affaire était déjà classée et que la nouvelle de la disparition d’une petite fille à Ulldecona était plus importante que l’histoire de la jolie blonde brisée. En revanche il y avait une photo de la victime bien meilleure que la précédente, et Carvalho examina trait à trait ce délicat mélange de douceur, de romantisme, cette langueur ingénue et érotique des belles blondes. La police avait interrogé son ex-mari. On insinuait qu’il s’agissait peut-être d’un règlement de comptes parce que la blonde avait chez elle un véritable arsenal d’amphétamines. Carvalho arrêta sa voiture pour noter le nom de quatre protagonistes de la tragédie : Pepon Dalmases, l’habituel chevalier servant, connu dans le milieu musical comme l’un des hommes portés par la naissance de la Nova Cançó(9) ; Alfonso Alfarrás, le mari, un architecte sans occupation définie, selon le journaliste ; Marta Miguel, la dernière qui l’ait vue vivante, professeur d’université, et Rosa Donato, amie de Celia Mataix qui tenait avec elle une boutique d’antiquités. Celle qui ne comprend pas pourquoi maman ne revient pas, c’est la petite Muriel, fille de Celia et d’Alfonso Alfarrás, qui vit loin du drame chez ses grands-parents maternels. Dix-huit ans plus tard, le siècle serait fini et il restait encore des enfants vivant loin du drame, réfugiés chez leurs grands-parents maternels. Il reste encore des grands-parents. Et en plus maternels. Il essaya de se rappeler le temps passé entre les premiers écrits présocialistes dénonçant la responsabilité du système familial et la petite Muriel étrangère au drame et réfugiée dans la maison de ses grands-parents maternels. Ça ne suffit pas d’avoir des grands-parents ? En plus il faut qu’ils soient maternels ? Ou paternels ? La jolie blonde avait cessé d’avoir des grands-parents. Celia. Muriel. Spaghettis à la Annalisa. Saumon et basilic. Si la petite s’appelait Muriel elle devait être blonde comme sa mère. Cette zone de Pueblo Nuevo était le domaine des agences de transports, et ce n’est qu’au voisinage de ses frontières, tout près de la mer ou de la via Meridiana que surgissaient, comme par caprice, les entrepôts réservés aux marchandises capricieuses. « Stores et Piscines Daurella SA », l’enseigne à l’ancienne avait été récemment peinte pour annoncer l’extension du commerce traditionnel des Daurella aux piscines en caoutchouc. La voiture de Carvalho passa sous l’enseigne et avança sur un chemin goudronné vers le bureau préfabriqué où l’attendait le final du drame, l’apothéose du vieil homme prêt à rogner sur les honoraires de Carvalho en assumant lui-même le premier rôle : le roi Lear de Pueblo Nuevo montrant du doigt le misérable fils qui avait trahi sa confiance.

Le vieux ne le déçut pas. Pas le moindre observateur étranger à la famille. Employés, mécaniciens, apprentis avaient été envoyés dans l’arrière-boutique obscure ; toute la famille Daurella était là dans ses blouses bleues, sauf Pablo, prédestiné avec son costume demi-saison acheté à Londres et sa cravate italienne. Dramatiques les visages de Daurella et de son épouse, tandis que les femmes se regroupaient autour de la mère, et les garçons autour du père. Pablo, bavard, joueur, tout en gestes et en paroles, traitant Carvalho de fin limier tout en lui adressant des clins d’œil. Regards furtifs entre les hommes ; les femmes, elles, n’ont pas besoin de se regarder, elles connaissent la musique et n’attendent plus que l’entrée en scène du maestro polyphonique. Le vieux Daurella se place derrière la table et lève les mains. La messe va commencer. Il fait un bref historique de l’affaire, rend hommage à la ténacité de Mercé, à son flair ; d’abord la surprise, l’inquiétude, puis l’indignation finale en apprenant, grâce à l’honorable monsieur Carvalho, honorable, honorable, un nouvel adjectif qui lui était tombé sur les épaules.

— Et enfin, à quoi bon se perdre en paroles. Il manque six millions de pesetas…

Le regard du vieux parcourt un à un tous les visages présents et s’abat comme un coup de bec sur Pablo.

— Et nous attendons que toi, Pablo, tu nous donnes une explication.

Pablo regarda à droite et à gauche, ensuite derrière lui, enfin il se regarda lui-même.

— Pablo, c’est moi. Ainsi donc c’est à moi que tu parles.

— Oui c’est à toi, à toi, Pablo, que je m’adresse. Où sont passés ces six millions ?

— D’accord… d’accord… d’accord…

Pablo perdit patience et s’avança vers la table patriarcale.

— Alors c’est moi. Je savais que ce serait moi.

La femme de Pablo fit le geste de rejoindre son mari, mais la vieille Mercé la retint d’un regard impérieux.

— Des preuves ! Des preuves !

Daurella lui tendit le dossier donné la veille par Carvalho. Pablo l’ouvrit avec toute la goguenardise qu’il avait pu mobiliser sur son visage, il feuilleta les papiers d’abord avec nonchalance, ensuite d’un air préoccupé, finalement il referma le dossier, le jeta sur la table et tourna le dos au patriarche.

— Des chiffres et encore des chiffres. Moi je ne travaille pas avec des chiffres. Je travaille avec des contacts humains.

— Bandarra, més que bandarra(10) !

Lui cria le vieux en lui jetant le Bic à la tête. Un cri choral jaillit du coin des femmes et la Hollandaise dit quelque chose comme : si l’on en venait à des scènes de violence physique, elle, elle s’en allait. Mercé crut le moment venu d’intervenir. Elle s’approcha de son mari, lui prit les mains et offrit sa poitrine à sa tête de vieux monsieur affligé.

— Je vais vous le dire, où ils sont, ces six millions !

L’inculpé était revenu à la charge et montrait, furieux, le dossier accusateur.

— Ils sont dans l’affaire. J’ai tout dépensé pour essayer de prouver que nous n’étions pas une affaire de bouts de chandelle. Comment croyez-vous que l’on travaille maintenant, hein ? En allant voir les clients en carriole comme le père du veuf Rius ou comme monsieur Estève ? Maintenant le commerce c’est une affaire d’image, et pauvres de nous si notre crédit dans toute l’Espagne ne dépendait que de cela…

Et à ces mots il désigna de la tête l’ensemble des magasins Stores et Piscines Daurella SA, Daurella inclus.

— Combien coûte un dîner à la Hacienda de Marbella par exemple ?

Demanda Pablo à son beau-frère Jordi.

— Pas la moindre idée, bien sûr. Trente mille pesetas.

— Trente mille pesetas ? Un dîner ?

Le vieux Daurella calculait mentalement la quantité de canard aux poires ou d’escudelles amb carn d’olla(11) qu’il pouvait s’acheter avec trente mille pesetas.

— Et cela n’a rien d’extraordinaire. Six clients. Une bouteille de Vega Sicilia. Combien vaut une bouteille de Vega Sicilia grande réserve ?

Demanda Pablo à nouveau à son beau-frère Jordi déconcerté.

— Vingt-quatre ou vingt-cinq mille pesetas.

Lui répondit Carvalho de son coin.

— Vous, taisez-vous, vous avez assez semé de pagaille.

Lui lança Pablo, et sa femme ajouta :

— Oui, qu’il se taise parce que pour une histoire, c’est une histoire.

Toutes les femmes regardaient Carvalho comme si c’était lui qui avait tapé dans la caisse.

— Un dîner, d’accord. Trente mille pesetas foutues en l’air.

— Non, elles ne sont pas foutues en l’air, père. Elles ne sont pas foutues en l’air. Elles servent aux relations publiques.

Corrigea sa femme en lui caressant le front.

— Tu també, Mercé ?

— Ho ha fet arnb botia intenció. Una mica alegrement, perd amb bona intenció(12).

C’est le moment que choisit Esperança pour se jeter dans les bras de son mari, mais Pablo la repoussa.

— De l’air. Va avec tes parents. Vous m’avez calomnié parce que je ne suis pas des vôtres. Vous m’avez toujours traité comme un étranger.

— Ah ! pour ça non, Pau, hein ? Pour ça non !

S’exclama le vieux Daurella.

— Et moi, pendant ce temps, je me démenais pour l’affaire. Vous croyez que le boulot consiste à ouvrir la porte à huit heures du matin et à la fermer le soir et à remplir des camions. Et les commandes ? Vous savez ce que c’est que vendre en Espagne, aujourd’hui, avec la crise ? Six millions ! Combien en a-t-on facturé cette année ? Combien de centaines de millions ? J’ai arpenté l’Espagne cent fois dans l’année pour qu’un type de rien du tout refasse les comptes de la grand-mère et, pour encaisser plus gros, dise : c’est celui-là, celui-là le coupable !

— Partons d’ici !

Cria, hystérique, Esperança, Esperanceta, comme l’appelait son père, brunette comme lui, une brunette de quarante ans.

— Vous ne reverrez pas les petits !

S’écria Esperanceta en prenant la main de son mari et en l’entraînant. Les mains du vieux tentaient à distance de contenir la fugue de la fille, le rapt des petits-enfants, et dans son désespoir, il regardait Carvalho, lui reprochant cette situation dans laquelle il l’avait fourré, et sa femme dans l’attente d’une sortie courroucée.

Carvalho en avait assez. Il s’approcha de la Hollandaise, il lui tendit le papier avec la note. La Hollandaise se pencha sur la table, remplit un chèque et le passa au vieux Daurella. Il interrompit à peine son discours pour signer le chèque et le tendre à Carvalho sans le regarder.

— Peut-être nous sommes-nous tous beaucoup trop énervés. C’est en parlant que l’on arrive à se comprendre. Toi, Pau, reconnais-le, tu as dépassé les bornes, parce que beaucoup de dîners à trente mille pesetas et on ne finit pas l’année. Qu’est-ce qu’on vous donnait donc à manger ? Collons de mico amb bechamel(13) ?

Ils rient tous de l’humour du père, surtout Mme Mercé, les femmes, puis les fils, sauf Ausiàs qui contemple tristement un coin éloigné de la cour, et même Pablo se laisse gagner et rit de la blague de son beau-père, tandis que sa femme a changé de direction. Au lieu de l’entraîner vers l’extérieur, elle le pousse vers la table pour qu’il fasse la paix avec le patriarche. Et en allant vers la table, il se heurte à Carvalho sur le départ et seuls les plus proches voisins remarquent que celui-ci lui pince la joue en lui susurrant : tous les voyous ont de la chance ; puis il part, laissant derrière lui des regards soulagés, rancuniers ; déconcertés et vaincus dans les yeux du patriarche.

Au bar Egipto de la place de la Gardunya, on trouvait d’ordinaire tôt le matin trois ou quatre excellents plats cuisinés, et des omelettes aux pommes de terre fumantes. Rien à voir avec les omelettes momifiées que l’on sert en général dans les bistrots espagnols avant midi. Carvalho fuyait les boulettes de viande des bars et restaurants parce qu’il les aimait et qu’il connaissait les horribles viandes que l’on met dans ce plat. Une authentique boulette se fait sans les crépines à la française, avec simplement farine et œuf ; aplatie aux pôles et surtout pas comme ce que n’est pas la terre, c’est-à-dire ronde. Presque toutes les bonnes boulettes sont aplaties aux pôles. Celles de l’Egipto étaient parfaites quant à la texture, parce que la proportion de viande et de mie de pain l’était aussi. Si la boulette contient trop de viande, elle ressemble à une obscure tumeur animale, et si c’est le pain qui est trop abondant, on a l’impression de mâcher quelque chose qui l’a déjà été. Condition indispensable pour la boulette, le bon usage que l’on fait de la tomate dans la sauce. Même si Carvalho était partisan de la tomate, parce qu’il était pour les métissages culturels, il ne pouvait pas tolérer la tomate appliquée comme agent colorant et de sapidité où naufragent toutes les autres saveurs du corps et de l’âme des êtres vivants. Et lorsqu’un plat a sa quantité juste de tomate, alors, et surtout le matin, le consommateur peut demander ce lait frais qu’est le pain à la tomate, accompagnement idéal d’une bonne omelette aux pommes de terre et à l’oignon et même d’une assiette de boulettes comme on les sert à l’Egipto, très légèrement tomatées. Remarquables aussi les sardines en escabèche, les pieds de porc ou les gras-doubles. Dans ces conditions, choisir était un problème que Carvalho résolvait en général en commandant boulettes et omelette, car pour les escabèches il savait où aller, tandis que le dosage exact de la boulette était difficile à trouver ailleurs. Bistrot de marché pour déjeuneurs copieux et heureux, restaurant économique pour artistes, gens de théâtre et jeunes précairement émancipés, l’Egipto était situé près du bar Jérusalem dans un quartier qui devenait le Harlem barcelonais derrière le marché de la Boqueria. Les Noirs sortaient à la nuit tombée et se retrouvaient dans les bars monochromes des ruelles qui allaient de la Boqueria aux rues du Carmen et de l’Hôpital, Noirs nés pour bien marcher et prêcher l’élégance du corps. Mais à cette heure-là de la matinée, la place de la Gardunya était le cul de la Boqueria. Murs de camionnettes, éventaires de poubelles en putréfaction dès leur sortie du temple, chats sauvages tolérés pour leur lutte à mort avec les rats qui attendaient la moindre inattention pour s’emparer du marché, du vieux quartier, de la ville entière. Ces chats municipaux étaient en première ligne d’une bataille décisive sur les souterrains ennemis de l’homme, ils en portaient les cicatrices sur leur pelage, boutonnières de sordides rencontres avec la horde rongeuse, sordides et secrètes, comme si, gardes du corps et assassins, ils étaient les maîtres d’un espace, d’un temps, d’une convention à la vie à la mort connue d’eux seuls. Une symphonie de klaxons dans la queue des voitures qui attendent à l’entrée du parking de la Gardunya et l’optimisme innocent de son estomac bien rempli de bon matin arrivent à convaincre Carvalho de faire usage de ses jambes ; il traverse l’allée centrale du marché encombrée de lourds corps d’acheteurs pressés par le trafic des chariots de marchandises. À travers l’allée des fruitiers et toute sa géographie mondiale affranchie de l’histoire traditionnelle des fruits, des contraintes de l’été ou de l’hiver, pêche chilienne ou cerise de serre, Carvalho débouche sur la splendeur des Ramblas de las Flores et freine sa descente en direction de son bureau. Il relit les notes qu’il a prises sur l’affaire de la bouteille de champagne. Il suspend ses pas. Arrache la feuille. La roule en boule et cherche une corbeille entre deux éventaires de fleurs, puis finalement il l’empoche et avance à grandes enjambées pour arriver au plus vite. Il surprend Biscuter « en train de nettoyer les vitres », « parce qu’elles sont dégoûtantes, chef », je chercherai quelqu’un qui te les fera, « ce que peut nettoyer une femme, je peux le nettoyer aussi, chef », « qu’est-ce que vous en pensez ? », « n’est-ce pas qu’on voit mieux la rue ? ». On voit mieux la rue. « Ça ne me coûte rien. » « Un jour les vitres, un autre la poussière. Vous restez déjeuner ? J’ai préparé de la viande en sauce avec des aubergines et des lactaires délicieux. » Carvalho n’écoute plus les explications de Biscuter sur ces salauds de marchands de champignons. Dans une livre, il y a plus de vers que dans ces fromages que vous aimez tant, chef. Carvalho cherche dans l’annuaire les noms qu’il déchiffre un à un sur sa boulette de papier, repêchée au fond de sa poche, lissée avec la paume de la main, les mots sont enfouis dans les rides du papier. El Periódico ne cite pas le deuxième nom de Dalmases pas plus que celui de Rosa Donato ou de Marta Miguel, ni non plus celui de l’ex-mari de Celia Mataix. Il opte donc pour appeler l’abonné du nom de Mataix qui figure à l’adresse même du meurtre, Taquígrafo Serra, 66. Au téléphone une voix de femme hésitante et lente répond. Je ne suis que la femme de ménage, se présente-t-elle. S’il s’agit d’assurances… Enfin elle donne le numéro du mari, mais elle se méfie, elle ne comprend pas pourquoi il a aussi besoin de celui de Dalmases, ou de Donato ou de Marta Miguel.

— Ce sont des témoins, vous comprenez.

— La police a tout. Ici il n’y a pas de carnet, le carnet où étaient notés les téléphones n’est plus là.

C’est toujours mieux que rien, se dit Carvalho en raccrochant et en se retrouvant devant les seuls nom et téléphone de Alfonso Alfarrás. Et c’était bien peu parce que personne ne répondit à son appel. Carvalho en conclut que lorsqu’on est l’ex-mari d’une telle beauté on ne peut pas commettre l’erreur de répondre au téléphone à n’importe quelle heure du jour. Nouvel appel à la femme de ménage. Personne ne répond et je dois lui faire parvenir un pli urgent, vous connaissez l’adresse ?

La réponse a la vertu d’ouvrir une porte jusqu’alors fermée dans la conscience de Carvalho. Il habite la maison qu’il partageait avec madame. Rue Mayor de Sarriá. Alors soudain, il voit Celia Mataix, il la voit dans une queue, dans un supermarché, devant lui, le dernier supermarché de Barcelone avant la montée vers Vallvidrera. Celia Mataix avance au rythme de la file, grande, élastique, chevelure de miel, un œil en amande qui se retourne et observe Carvalho, et l’homme perçoit une odeur profonde de femme et de pénombre dans une chambre pour deux. Que porte-t-elle dans le cabas plastique du supermarché ? Des pâtes, un petit paquet de charcuterie, du produit lave-vaisselle, une boîte de langoustines surgelées, des fruits choisis sans amour, même la pelisse que porte Celia Mataix a l’air d’être sa propre peau. Comme ces femmes qu’il collectionnait, adolescent, dans sa mémoire des visions fugitives, femmes-ombre dans les autobus en partance ou à jamais dévorées par des portes cochères lorsqu’il commençait à leur inventer une histoire passée et future.

— Mets mon repas de côté, Biscuter, je le prendrai ce soir.

— Chef, les aubergines ramollissent quand on les réchauffe.

Mais Carvalho ne prêta pas attention à un argument qui, en d’autres circonstances, aurait eu raison de lui.

— Je ne sais rien et cela ne m’intéresse pas.

Alfarrás avait une chevelure raide qui pendait autour de sa petite couronne de calvitie et une barbe noire qui allongeait son visage de pénitent jusqu’au sternum. Ce qui est froissé est beau, proclamait la publicité commerciale de la nouvelle mode masculine, mais la tenue froissée d’Alfarrás avait une autre histoire, c’était une séquelle du passé ascétique de la race marxiste catalane, lorsque les garçons de bonne famille mortifiaient leur classe sociale en se déguisant en saisonniers de la cueillette du coton dans le sud profond des États-Unis, sans qu’aucun sociologue se soit jamais interrogé sur le pourquoi d’un aussi lointain modèle esthétique. À quarante ans et des poussières, le déjà plus très jeune architecte Alfonso Alfarrás attendait que se décide ou non en sa faveur un projet de réhabilitation d’un terrain vague en parc de jeux pour un quartier d’immigrants ; la jeune démocratie municipale s’interrogeant sur le point de savoir si le peu d’esprit ludique des immigrés était la conséquence de leur mode de vie ou bien si, dans ce même mode de vie, il manquait un parc de jeux où redécouvrir l’arbre et le cache-cache. Carvalho écoutait les explications qu’Alfarrás donnait à des gens presque aussi déguisés que lui, dans le cadre d’un petit bureau d’architecte. Il fallait encore terminer le mémoire explicatif et Alfarrás réclamait à l’un de ses adjoints plus de lyrisme.

— Moins de chiffres et plus de philosophie.

Il dédaignait la présence de Carvalho comme si cet aride : « Je ne suis au courant de rien et ça ne m’intéresse pas » suffisait. Mais Carvalho lui avait signalé qu’il avait tout son temps pour terminer son séminaire et, du fond de son fauteuil, premier prix de design 1979, dont seule la structure métallique restait intacte, il paraissait jouir du spectacle que lui offrait la mise au point d’une stratégie gagnante pour un appel d’offres. Alfarrás avait la voix chantante.

— Il ne s’agit plus de vendre un projet à un constructeur filou, au grand-père d’un copain ou à une coopérative de jeunes couples éclairés, bordel ! Aujourd’hui il s’agit d’un collectif municipal gouverné par socialistes et communistes mais sous la vigilance des autres.

— C’est pourquoi je disais de mettre le fameux mobile des escargots. Les gens de Convergència(14) aimeront ça.

— Mais pourquoi ceux de Convergència aimeraient-ils les escargots ?

— C’est très typique d’ici. La cueillette des escargots et des rovellons(15).

— Encore si les escargots portaient la barretina(16).

— On la leur mettra.

— Mais non, merde, mais non. De quoi ça a l’air un mobile d’escargots dans un parc près de San Magin ?

Fin de l’échange. Alfarrás tira un mégot de cigare galicien de la poche de sa veste en jean.

— Je ne vous en offre pas parce qu’il ne me reste que ce mégot. Mais en fait nous n’avons plus rien à nous dire. J’ai dit la même chose à la police. Celia et moi nous ne nous voyions même pas. Parfois nous nous rencontrions au moment de récupérer la petite. C’est tout. Ça fait plus de quatre ans que nous étions séparés. Que vous dire de plus ? Que j’ai regretté sa mort ? Bien sûr. Surtout pour la gamine. Moi je ne peux pas la garder. Mais elle, elle pouvait à peine davantage. Une catastrophe. Celia aussi était une gamine, et à quarante ans elle avait découvert que le monde n’était pas ce qu’elle attendait. Je n’ai pas de raisons de la plaindre. Elle a vécu comme elle a su. Comme moi. Ou comme vous.

— Ça va les affaires ?

Alfarrás resta un instant déconcerté, ensuite il suivit la direction du geste de Carvalho et tomba sur le dossier du projet de parc de jeux.

— Vous faites allusion à cela ? Non. Ça fait sept mois que nous n’avons pas de chantier, le dernier travail que nous avons exécuté c’est un rafistolage dans un chalet.

Ou bien nous emportons ce concours municipal ou bien nous fermons. Tout le monde en est là. La ville est pleine d’appartements vides. Il n’y a pas un sou pour les acheter et encore moins pour continuer à construire. Tant mieux. Comme ça je ne risque pas de devenir riche.

— Vous aidiez financièrement votre femme ?

Un rire jaillissant et joueur s’échappa des lèvres qu’Alfonso Alfarrás tentait de tenir fermées.

— L’aider, moi ? Vous plaisantez. Pourquoi ? En vertu du concept petit-bourgeois de la réparation due à la virginité perdue ou du non moins petit-bourgeois concept de la fragilité féminine ? Ridicule. La petite a toujours été entretenue par les parents, ceux de Celia, bien sûr. Les miens de temps à autre lui envoyaient un melon.

Alfarrás prend l’air passe-partout de Carvalho pour de la surprise.

— Mes parents sont paysans, de Lérida, riches, je suppose. Mais pour ce que ça leur sert. Et vous qu’est-ce que vous venez chercher dans cette histoire ?

— J’ai lu l’affaire dans le journal. Je suis détective privé. J’aimerais me charger de ça.

— Autrement dit vous êtes un… un chômeur, comme moi, et vous voulez enquêter sur la mort de Celia, alors vous venez à mon cabinet, au cabinet d’un chômeur, comme vous, pour y chercher du travail. Comprenez-le. La situation est grotesque. Moi, cela ne m’intéresse pas de savoir qui a tué. Cela ne rendrait pas la vie à Celia et c’est peut-être un ami. Ensuite vient le mobile. C’est toujours un mobile sordide. Ou grotesque. Moi, je ne connais pas la faune qu’elle fréquentait dernièrement. C’était une femme passive. Lorsqu’elle vivait avec moi, mes amis étaient ses amis, et lorsque nous nous sommes séparés, elle a changé d’orbite.

— Vous savez si elle s’en sortait avec son magasin d’antiquités ?

— Très mal. Je suppose. Ce sont ses parents qui le lui ont monté pour qu’elle ait un passe-temps et qu’elle n’ait plus ses crises de déprime. Je regrette de le dire parce qu’elle est morte, mais elle était un poids mort, une fille bien qui n’était pas plus faite pour ressembler à sa mère que pour être une femme émancipée.

— Ni pour vivre avec vous.

— Elle était comme anormale.

— Et licenciée en histoire de l’art.

— Vous avez fréquenté vous-même l’université ?

— Il y a si longtemps. Parfois je crois l’avoir rêvé. Mais oui. J’ai fréquenté l’université.

— Combien d’anormaux y avez-vous rencontrés ?

— Pas un nombre alarmant.

— Mais surprenant, soyez sincère.

— Oui, surprenant.

— La bourgeoisie témoigne d’un grand talent pour camoufler ses anormaux. Avant, il leur suffisait d’avoir de la mémoire et ils pouvaient devenir médecins ou avocats parce qu’ils connaissaient tous les os ou toutes les lois. Maintenant, on étudie autrement et l’élève doit prouver un minimum qu’il comprend les choses, mais il lui suffit de les comprendre comme le professeur pour prospérer sans cesser d’être un anormal. En bref, et pour ne pas perdre ni vous faire perdre de temps, il était miraculeux que Celia ait passé son bac et qu’elle ait été capable de faire la différence entre la Vénus de Willendorf et le Déjeuner sur l’herbe de Renoir. Elle n’avait pas non plus d’intuition artistique. En fait, elle n’avait pas de sensibilité. De la sensiblerie, oui. Elle pleurait quand on gazait les mouches au DDT, j’exagère peut-être. Mais enfin, c’était ça. Incapable d’intégrer des expériences. Le premier mois de notre mariage elle a cassé quatre fois la machine à laver.

— Vous avez vérifié si c’était un record ?

Alfarrás ferma les yeux, camouflant son sourire derrière barbe et moustache.

— Vous, vous avez pris parti. Celia vous est sympathique. Je le sens. Et moi, pas. Vous êtes nécrophile ? Vous aimez les morts ? Vous aimez la mort ?

— Ne vous trompez pas sur mon compte. Je suis une victime des manuels de savoir-vivre. J’ai quelques années de plus que vous, assez pour avoir été élevé selon des principes conventionnels absurdes.

— Par exemple ?

— Le respect des morts.

— Je respecte les morts qui ont fait quelque chose qui suscite ce respect. Par exemple Franco. Moi, j’ai lutté contre le franquisme, monsieur…

— Carvalho.

— Monsieur Carvalho. Mais je respecte ce mort qui nous a baisés jusqu’à la dernière seconde, plein de tubes, criblé d’aiguilles et lui, tenant toujours, pour ne pas nous donner la satisfaction de sa mort. Vous comprenez ? Mais pourquoi faudrait-il que je respecte une femme qui meurt sans le vouloir, en se cognant la tête contre une bouteille de champagne ?

— Peut-être un souvenir ou un fragment de souvenir. La première nuit où vous avez couché ensemble. Le premier sourire de la petite. Quelque chose de chaleureux.

Alfarrás tressaille et ouvre les yeux pour mieux voir Carvalho ou pour que celui-ci le voie mieux.

— J’ai mis huit ans à comprendre que je la haïssais et quatre à redevenir moi-même. Je n’ai aucune envie de me ressouvenir d’elle. Je ne veux plus perdre une seule seconde à cause de Celia Mataix. Peut-être la plus petite pierre a-t-elle un sens dans l’équilibre de l’univers, mais il y a des gens qui n’ont aucun sens, Celia était de ceux-là.

Le dernier soleil de l’été avait l’air d’avoir brûlé la peau de Pepón Dalmases, brun au teint éclatant grâce aux meilleurs laits hydratants ou déshydratants selon le cas. Quelque chose du danseur débutant dans ses gestes de directeur de mise en scène des studios d’enregistrement Laser ; dans lesdits studios des gamins et des musiciens fous avides de violoncelle, contemplant leur instrument comme pour le masturber ; quant aux papas des gamins, ils affichaient la désinvolture requise par leur condition de pères de gamins chanteurs de la fin du XXe siècle, autrement dit rien à voir avec les pères émus, compétitifs ou infantiles d’antan. À travers la vitre, Carvalho ne voyait que ses gestes de joueur de violoncelle, lorsqu’il s’adressait aux joueurs de violoncelle, de gamin chantant lorsqu’il parlait aux gamins chantants, et de père de gamin chantant lorsqu’il s’adressait aux pères des gamins chantants. Petits chanteurs blonds avec des chaussures chères, fils d’ingénieurs chimistes et au-dessus et même d’ingénieur chimiste établi à son compte, il y a dix, quinze ans, lorsqu’il était encore possible de s’établir à son compte. Mère de petit chanteur et épouse d’ingénieur chimiste, vieilles jeunes, jeunes vieilles, la tête blonde mal teinte, les varices toujours à demi cicatrisées ou à demi opérées, les crèmes utilisées une fois sur deux alors que les résultats ne sont perceptibles qu’en se conformant à l’application quotidienne, un livre recommandé par leur mari abandonné à mi-lecture depuis qu’elles ont dû préparer la dernière soirée(17) à Aiguafreda, Lloret, Salou, Llansá. Les Délices et les Ombres, de Torrente Ballester.

— La fille du roman ne vaut pas celle de la télé.

— Ce n’est pas toujours le cas.

— Et Cayetano était plus sexy à la télé.

— Dans le roman, Déu n’hi do(18) !

— C’est quand même pas pareil, non ?

— Non, ce n’est pas la même chose. Bien sûr que non.

— Tu vois, je t’avouerai que je le préfère à la télé qu’en le lisant.

— C’est que dans le roman il y a beaucoup de sexe.

— C’est pas ça. Le sexe ça ne me déplaît pas. Mais comme je l’ai d’abord vu à la télé, et que tu sais là on te montre tout, n’est-ce pas ? Tu sais comment c’est, et après quand tu le lis ça ne colle pas toujours.

— Vous m’excuserez. C’est un enregistrement pour une école.

L’explication de Pepón Dalmases sollicitait l’approbation de Carvalho pour son enregistrement d’une version libre de Mary Poppins composée par le maître de Sureda Palols.

— Un homme si talentueux, voyez comme c’est, il est obligé de gagner sa vie en donnant des cours de musique à ces sauvages. Moi, je le dis toujours à ma femme. J’admire ces hommes et ces femmes qui doivent supporter nos enfants. Regardez déjà pendant les vacances, on les voit plus que jamais et on ne sait pas qu’en faire. De quoi s’agit-il exactement ?

— Je crois que vous êtes compromis dans cette affaire de meurtre avec bouteille de champagne.

— Enfin, compromis, compromis… J’étais un ami de la victime.

Mais Pepón Dalmases ne regarde pas Carvalho. Il est pris par les musiciens, les gamins, les parents des gamins.

— Il est parfois bon d’avoir sa propre information. Je ne viens pas vous conseiller de rechercher l’assassin, mais vous pouvez disposer de vos propres renseignements. Je suis détective privé et je me propose d’ouvrir une enquête parallèle à celle de la police.

— Pourquoi ?

— Je suis un professionnel.

— Je croyais que les détectives privés attendaient les clients dans leur bureau.

— Ça, c’est dans les romans et au cinéma.

— Et qu’est-ce que je ferai de l’information lorsque je l’aurai ?

— Vous verrez bien. La police peut se mettre dans la tête que vous avez pu être le meurtrier.

— Oui, elle peut.

Répéta Dalmases pour se ménager une place dans l’espace et dans le temps susceptible de donner un sens à cette conversation, debout dans le couloir des studios d’enregistrement, avec un inconnu d’allure peu sympathique et qui, somme toute, cherchait du travail.

— Mais je ne sais pas qui vous êtes.

— J’ai plus de dix ans d’expérience dans le métier.

— Vous avez sur vous un curriculum vitae, un papier quelconque ?

— Non, mais j’ai de la facilité de parole. Je peux tout vous expliquer en quelques minutes, pendant ce temps, ces gosses pourront aller faire pipi et leurs parents les interrogeront sur la fascinante péripétie qu’ils sont en train de vivre.

— C’est qu’il s’agit du loyer d’un studio et ça coûte de l’argent. Que pensez-vous de nous revoir plus tard ? À l’heure du café ?

— Vous aimez bien manger ?

— Je mange pour vivre et je ne vis pas pour manger.

— Alors il vaut mieux nous retrouver pour le café. À quelle heure le prenez-vous ?

— Quatre heures, par exemple.

— Où ?

— Ici, à côté. Il y a un café au coin et comme après il faut que je retourne aux studios ça m’ira très bien comme rendez-vous.

Les musiciens se masturbaient le violoncelle à un rythme préoccupant et les gamins avaient commencé quelques offensives corps à corps, deux d’entre eux essayaient même de se détruire mutuellement au moyen de clefs de judo que Carvalho considéra, décidément, comme criminelles. Animaux fatigués, affamés, enragés, les gosses ne tarderaient pas à s’entre-dévorer et si cela ne leur suffisait pas ils mangeraient aussi Pepón Dalmases et leurs propres parents.

— Un autre télégramme, chef.

— De Teresa ?

— Oui, de Teresa Marsé sans doute, il vient de Bangkok. Je vous le lis ?

— Non. Elle est folle. Ces télégrammes lui reviennent plus cher que le voyage.

— Vous avez déjà mangé, chef ?

— Non.

— C’est l’heure. Il est trois heures. Pourquoi ne venez-vous pas jusqu’ici ? Je vous réchauffe la viande en sauce avec aubergines et rovellons.

— Je suis loin, Biscuter. Je m’arrangerai dans le coin.

Il raccrocha le combiné et remonta la rue. Il n’était pas loin du Cathay et son corps ne lui dit pas non lorsqu’il lui demanda ce qu’il pensait d’un repas chinois. D’autant que la conversation avec le patron était stimulante. C’était un professeur d’histoire de l’université qui avait roulé sa bosse à travers le monde et qui demeurait tellement nationaliste qu’il avait déifié Mao comme grand architecte de la nation chinoise.

— Vous avez vu ce qu’ils ont fait du nain ?

Le nain était le dirigeant qui avait mis en route la démaoïsation en Chine.

— Mais les autres non plus n’ont aucun respect pour l’œuvre du titan. Ce sont des pygmées. Des nains, eux aussi.

Le patron du Cathay savait que Carvalho allait commander du riz cantonais, des abalones et du veau au curry, le tout arrosé de champagne glacé. Carvalho n’était pas revenu depuis les procès de Pékin et ils avaient de nombreux sujets en retard à débattre.

— La veuve pleurer, mais elle non plus ne pas avoir respecté l’œuvre du géant.

Pour le dessert il gardait en réserve la dernière et d’une certaine manière l’universelle réflexion sur le sujet.

— Qu’aurait été la Chine sans Lui ?

On pouvait remarquer qu’il avait mis une majuscule au pronom, et Carvalho évalua l’être ou le non-être de l’Histoire en fonction de l’existence ou de la non-existence de Mao Tsé-toung.

— Un de ces jours je vous enverrai Biscuter pour que vous lui appreniez quelques plats.

— Ma femme se sentira très honorée d’apprendre à Biscuter. Il est déjà venu deux fois.

— Oui, mais il me dit qu’il ne se sent pas encore sûr de la cuisine ampurdanaise qu’il est en train d’apprendre. De fait il prend un plat par-ci, un plat par-là. C’est un Japonais, un éclectique. Je veux l’envoyer à Paris pour qu’on lui apprenne à faire les soupes.

— La soupe est un plat magique. Elle peut être tout ou rien.

— De quoi ça dépend ?

— Du fait que ses ingrédients bouent pour ou contre elle.

— Vous n’avez pas tiré ça du Tao par hasard ?

— Moi, de Confucius, pas du Tao.

Carvalho faillit arriver en retard pour le café avec Pepon Dalmases. Il le surprit regardant sa montre dans un bistrot plein de victimes récentes d’un déjeuner lourdement typique : salade à la catalane et saucisse du pays aux haricots.

— Au cas où vous voudriez vous épargner cette conversation, sachez avant toute chose que je ne pense pas utiliser vos services comme enquêteur privé. Je n’avais pas la tête à ça parce que aujourd’hui est un jour de travail très spécial, comprenez-vous ? Mais ensuite, en mangeant mon sandwich, j’ai réfléchi à cette affaire et, au fond, elle ne me concerne pas. J’ai quitté l’appartement avec tous les autres, nous sommes allés prendre un verre. Celia était restée avec Marta Miguel, que je connaissais à peine, je crois l’avoir rencontrée une fois dans une soirée sur la Costa Brava. Voilà. Ensuite, presque aussitôt Marta Miguel nous a rejoints, elle a dit qu’elle l’avait laissée de très mauvaise humeur, puis c’est tout. Par conséquent la dernière à l’avoir vue c’est Marta Miguel, et quelle histoire on lui a faite pour ça, pour rien, parce que, écoutez et comprenez bien ce que je vais vous dire et ce en toute sincérité : que savions-nous tous tant que nous étions de Celia ? Qu’elle avait été mariée à un architecte, voilà tout ; ou qu’elle tenait un magasin d’antiquités avec la Donato et que la Donato est une gouine, voilà tout. Mais ce que faisait Celia de son temps, pour ma part pas l’ombre d’une idée. C’est vrai qu’il m’est arrivé de sortir quelquefois avec elle cet été parce que j’aimais bien son air de femme distinguée, distante. Ça oui, je dois reconnaître qu’elle m’intéressait, qu’elle m’attirait, et qu’elle m’attirait depuis le premier instant où je l’ai vue, là-bas à Fanais, sur la côte, dans un groupe où celui qui n’était pas encore pédé n’allait pas tarder à le devenir. Il suffit que l’on travaille dans un milieu comme ça, disons artiste, pour qu’ils aient les yeux comme des tentacules et qu’on soit obligé de se tenir une main par-derrière pour éviter de se faire mettre. Vous voyez ce que je veux dire ? Celia, donc, était dans cette bande-là, avec d’autres femmes, presque toutes séparées ou à la colle ; elles servaient d’alibi aux petits pédés. On les voyait sur la plage avec ces dames et les soupçons s’envolaient, allez savoir. On flirte, l’été, dans les soirées. Et puis on prend rendez-vous pour sortir un de ces soirs, l’hiver venu ; c’est ce que j’espérais, je me suis fait des illusions, bien sûr. Elle m’a invité à sa malheureuse soirée et j’y suis allé plein d’illusions, parce que cette nana était plutôt bien et qu’elle avait de la classe, comme j’aime que les femmes en aient, qu’elles soient chouettes, qu’elles aient de la classe, qu’elles aient ce qu’il faut où il faut, qu’on puisse les emmener partout et y être à l’aise ; et si Celia avait voulu, elle aurait été de celles-là. Je suis membre de la société Pro Musica et je pensais l’inviter, parce que c’est une femme qui vaut la peine qu’on la montre, enfin, mon dieu, qu’est-ce que je raconte, qui valait la peine qu’on la montre. Et moi, cette nuit-là, je me suis dit, cette nana, je lui botte, sans rire, parce qu’elle m’avait invité après nos petites sorties d’été, rien d’extraordinaire parce que tout ce temps-là elle avait la Donato sur le dos comme la vérole, mais un soir ou deux nous avions pu nous échapper et je me suis donc dit elle m’invite à dîner, on verra bien ce qu’il en sortira, et elle, comme si de rien n’était, est-ce qu’elle ne se met pas à draguer la Miguel ? Elle le faisait méchamment, soit pour se payer ma tête, soit pour foutre la Donato en rogne, de deux choses l’une, encore que, comment dire ? entre la Donato et la Miguel, c’est juste une question de format du clito, savoir laquelle des deux a le plus grand, parce que si la Donato ressemble à l’incroyable Hulk, la Miguel, c’est tout à fait John Wayne, en plus trapu. On voit ce qu’elles sont rien qu’à leur démarche comme on reconnaît une tante à la seule forme de ses sourcils. Vous me suivez ? Vous avez remarqué que les tantes ont les sourcils pointus ? Ils ont aussi une étrange symétrie dans le visage, comme s’ils avaient une grosse tête ; non, je ne dis pas ça pour blaguer, ce mec, il a la grosse tête, mais au sens propre, ils ont une grosse tête, une grande surface de visage. Surtout les actifs, chez les passifs, c’est moins souvent la règle. Ne soyez pas étonné par tout mon savoir sur les pédés, mais tout ce qui se passe à Fanais est un vrai scandale. Un célèbre homo de Barcelone a commencé à y acheter une maison. Ensuite ses amants sont venus, puis les amants de ses amants, et quand ils se sont rendu compte de toute la merde qu’ils avaient semée, ils ont essayé de refiler quelques maisons aux copines, pour pas qu’on dise. Et moi je suis arrivé là-dedans par l’intermédiaire de Susi Sisquella, l’ex-Mme Velate. Vous n’avez pas entendu parler de Velate, le constructeur ? Susi est une très bonne copine et elle m’a dit : viens, tu t’amuseras, parce que moi les histoires de pédés, ça m’attire, par curiosité, je veux dire. Eh oui. Ils ont tous arrangé leurs maisons très très bien. Quant aux filles qui viennent, vous pouvez imaginer, l’une ne se mariera jamais, l’autre est séparée, la troisième est lesbienne. Des femmes qui n’ont pas de sens. Vous comprenez ? Et je ne suis pourtant pas un vieux réac qui penserait que la fonction de la femme c’est de faire des enfants, de se marier, de tenir une maison, etc. Non ça, ça me dégoûte. Mais ce qui me flingue, c’est ce type de gens qui n’est ni chair ni poisson. Vous comprenez ? Même Celia. Elle était séparée de son mari. D’accord. Eh bien moi, à sa place, j’aurais baisé comme une folle. Elle ? pas. Si tu la pelotais comme ci, ce n’était pas le moment. Tu la pelotais comme ça, elle se mettait à pleurer. Quatre après-midi de pluie, à Fanais, elle et moi, dans la seconde quinzaine d’août. Une seule fois je me la suis faite et encore en profitant presque d’un moment d’inattention, vite fait, mal fait, j’avais l’impression de faire ça à une poupée gonflable. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait. Elle faisait des yeux comme ça et elle regardait le ciel, comme si elle attendait quelque chose. Ce n’était même pas parce que la Donato la tenait ; Celia elle-même me l’avait dit, avec la Donato, rien, elles étaient associées un point c’est tout. Et même, pour tout vous dire, son commerce lui coûtait un fric fou à la Donato, mais elle le gardait quand même pour continuer à travailler et à voir Celia par conséquent. Et Celia le savait en partie et elle était consentante parce qu’elle tirait bien quelque chose de la compagnie et de l’adoration de l’autre. Mais au pieu, rien. Et ce n’est pas qu’elle était frigide, parce que, parfois, quand tu la caressais, autant dire les choses comme elle sont, quand tu lui caressais la chatte, ça l’excitait, elle mouillait, et ça c’est bien la preuve la plus absolue qu’une femme a quelque chose entre les jambes. Elle va me donner une nuit, je me suis dit. Moi j’étais sur des charbons ardents et elle, à dégoiser avec la Miguel qui question tchache se défend pas mal vu qu’elle est professeur de je ne sais trop quoi à l’université autonome. Elles sont parties sur la condition féminine, qu’on arrive à la vérité par l’erreur, que l’erreur des premières générations de féministes a été nécessaire pour que les suivantes ne se trompent plus. Nous, elles nous appelaient les petits machos, j’ai même dû intervenir à l’occasion parce qu’elles devenaient lourdingues. Écoutez, les filles, je leur ai dit. Je suis autosuffisant. Je cuisine moi-même ce que je mange, je m’achète mes vêtements et je m’arrange pour n’exploiter aucune femme. Je baise celles qui se laissent baiser et à l’aise, Blaise. Alors pour ce qui est du macho exploiteur et violeur, vous repasserez, mes poupées. Je leur ai sorti ça comme ça, et alors la Miguel, elle éclate de rire parce qu’elle est maligne et qu’elle sait qu’il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu, mais l’autre, cette mauvaise bête de Donato, cet incroyable Hulk, pour un peu elle me saute dessus tout en m’accusant de coresponsabilité de classe : « Les hommes, vous êtes une classe sociale, et toi, tu es responsable ! » Et moi de lui répéter, prudemment, parce que je ne la connais pas bien, de lui répéter donc : ne sois pas bête, Donato, alors, un fils de la bourgeoisie, par exemple, ne peut pas être communiste ? Non, elle m’a répondu. En réalité, il ne peut pas l’être. Et Marx alors ? Et Trotski ? Et Lénine lui-même ? Ça c’était mes arguments. Oui, mais ça c’était avant, argumentait l’incroyable Hulk. Avant quoi ? Avant que la bourgeoisie ne sache de quoi il retourne et qu’elle ne commence à destiner ses enfants au marxisme. Vous avez déjà entendu de pareilles bêtises ? Moi la politique ça ne me fait pas bander, non, mais les extrémistes me mettent hors de moi, surtout ces extrémistes modernes, les féministes, les pédés, les écologistes. Ils sont plus croyants que les catholiques d’antan et ils ont une volonté apostolique qui me rend malade. La soirée cafouillait, de sorte que l’un après l’autre, on a tous eu envie de se tirer et d’aller prendre un verre ou deux ailleurs. On s’est donc mis à prendre congé de Celia et elle, tout à coup, la voilà qui s’adresse à Marta : tu restes ? Vous imaginez un peu la tête qu’elle a faite, cette gouine de Marta Miguel, une tête pareille, je ne l’ai jamais faite même à la plus canon des filles que j’ai pu draguer. Et sachez que j’ai commencé comme chanteur de la Nova Canço, et que je draguais comme un malade. Vous ne vous rappelez pas mon nom ? Pepon Dalmases. J’ai débuté en chantant en catalan Don Quichotte et The South Pacific. Oui, pour la Miguel, c’est le ciel qui s’ouvrait. Alors nous, nous sommes partis à l’Idéal, avec une Donato noyée de larmes et peu après voilà la Miguel qui nous rejoint et qui raconte que Celia était de mauvais poil, qu’elle l’a utilisée parce qu’en réalité elle attendait quelqu’un d’autre et que, sous prétexte de la faire rester elle, elle nous avait tous mis dehors. Elle n’avait pas réussi à voir la personne en question mais Celia le lui avait balancé comme ça, en pleine figure, et elle, elle l’avait traitée de tous les noms, après quoi elle était partie alors que Celia préparait une bouteille de champagne. Qui ça pouvait bien être ? Personne parmi les gens de la soirée parce que ceux qui n’étaient pas partis en couple étaient avec nous à l’idéal en train de boire une kaipiriña ou un gimlet. Les situations dans lesquelles on se trouve fourré, les rôles qu’il faut jouer. Consoler la Donato, calmer la Miguel. C’est une enfant, disait la Donato. Eh bien qu’elle retourne chez sa mère, répondait la Miguel, et comme ça jusqu’à quatre heures du matin. Ensuite, chacun chez soi. Puis le lendemain le journal, la police, presque en même temps. Ils sont venus me chercher, moi et la Miguel. Pour elle c’était plus grave que pour moi parce qu’elle était restée. Mais d’après moi, elles se connaissaient à peine, c’était la première soirée où elles entraient en contact, la Miguel reste au vu et su de tout le monde, un quart d’heure plus tard elle est déjà avec nous ; si ç’avait été elle, il aurait fallu qu’elle la tue, pour ainsi dire, pendant que nous descendions l’escalier. Il n’y a pas d’autre explication que la plus simple. Elle attendait quelqu’un. Un mec. Et c’était sans doute une vieille histoire parce que les je veux – je veux pas de cet été avec moi, j’y ai repensé après, c’était une tentative d’oublier quelque chose, de compenser quelque chose. Et ça a éclaté. Et on l’a frappée. Parce que n’importe quel homme peut avoir un mauvais moment, et c’était une fille difficile. Moi, il se trouve que je suis comme ça, plutôt calme, je ne bronche pas. Elles veulent baiser ? Je baise. Elles veulent pas baiser ? Eh bien, je baise pas. Mais tout le monde n’est pas comme ça. Et c’est la patience qui me fait vivre, parce qu’il y en a d’autres, à ma place, avec un enregistrement comme celui qui est en train de s’enliser dans mon studio, qui ne seraient pas là à bavasser avec un inconnu. Détective privé, vous m’avez dit. Vous voyez, vous êtes le premier détective privé que je rencontre. Ça vous dérangerait de me montrer votre licence ? Pas parce que je n’ai pas confiance, mais par les temps qui courent, deux précautions valent mieux qu’une.

Semblable à une dame d’opaline des années vingt, jupe plissée, chapeau de cuir moulé sur la tête, lavallière, un collier de perles jusqu’à la taille, long fume-cigarette, lèvres maquillées, un demi-siècle d’existence, Rosa Donato parmi des antiquités anglaises. La peau du visage hâlée, plus burinée que celle de Sitting Bull évaluant les conséquences de la défaite de Custer, Rosa Donato, mille cinq cents mètres tous les matins dans la piscine du club de natation, gymnastique sous-marine contre la cellulite, grand air, soleil, gestes juvéniles d’ex-jeune fille de la section féminine du Mouvement national, une, deux, une, deux, hourra !

— Qu’est-ce que c’est drôle. C’est la chose la plus drôle que j’aie entendue depuis longtemps.

Et ça l’amusait vraiment parce que toutes les rides saines et sportives de son visage se mobilisaient pour annoncer un éclat de rire, le mot drôle lui permettant de montrer son habileté à prononcer les voyelles ouvertes, et elle ouvrait et fermait la bouche avec une volonté forcenée de diction, avec cette volonté complexée de bonne diction qu’ont certains Catalans désireux de parler le castillan comme des enfants d’Avila.

— Qu’est-ce que c’est drôle !

Ça l’amusait que Carvalho soit détective privé.

— Voyons, redites-moi ça. Détective privé. Depuis l’histoire du coup d’état manqué de Tejero je n’avais rien entendu d’aussi drôle.

Mais dans la bouche de Donato le mot drôle ne voulait pas exactement dire amusant ou qui fait rire. Ce pouvait être un synonyme de curieux, choquant ou excitant.

— Eh bien, voilà quelque chose que je ne vais pas laisser passer. Et vous dites que vous me proposez vos services.

— Je vous avoue que c’est la première fois que l’on me trouve drôle. Ça me déconcerte. Mes tarifs sont fondés sur le fait que je ne me trouve pas drôle, cela dit, si vous arrivez à me convaincre du contraire, je reverrai la possibilité de les augmenter.

— Comprenez, ce n’est pas tous les jours qu’on tombe sur un détective privé. Quel est votre modèle. Marlowe ? Spade ?

— Je suis un détective privé peu cultivé. Je me suis inscrit à un cours de phénoménologie de l’esprit par correspondance, mais il y a de ça des années. Je n’ai rien appris.

— Que vous êtes drôle. Quel esprit a donc cet homme. Ainsi donc, d’après vous je peux avoir besoin d’un détective privé.

— Ici, en Espagne, nous sommes encore très en retard, mais aux États-Unis, par exemple, c’est obligatoire. Votre intérêt, c’est d’avoir la maîtrise de l’affaire à laquelle vous êtes mêlée, et non l’inverse.

— En réalité je n’y suis pas mêlée. J’ai un alibi grand comme une cathédrale. Je suis sortie de chez Celia entourée de gens et je suis restée avec tous ces mêmes gens jusqu’à cinq ou six heures du matin.

— Ça vous intéresse peut-être de savoir qui a tué Celia.

— Ça oui, ça oui, j’aimerais le savoir pour faire de la charpie avec l’assassin, le plus grand morceau serait comme ça.

Comme ça c’était un très petit morceau, et les rides féroces et sportives de Donato s’étaient froncées pour laisser apparaître des dents longues, implacables de blancheur et d’une grande potentialité de morsure.

— Vous êtes sortie de chez Celia en larmes.

— Et qui vous l’a dit à vous ? Ce pédé de Pepón ? Celui-là oui, il est sorti livide parce qu’il s’était vanté de l’avoir draguée tout le mois d’août et rien du tout. C’était sa dernière chance pour montrer qu’il était un homme.

— Parce que Pepón est…

— Lui se prétend bisexuel mais quand il couche avec une femme, c’est pour lui faire des chatouilles. Il s’est accroché à cette pauvre Celia parce que c’est une paresseuse et qu’elle était toujours prête à suivre le dernier arrivé.

— Il dit que vous êtes gouine, c’est-à-dire lesbienne, et que vous protégiez Celia d’une façon pas très naturelle.

— Qu’est-ce qu’ils comprennent les hommes aux relations qu’ont les femmes entre elles ? Que peut comprendre un être dégoûtant qui se promène avec son machin par-devant ?

Et de la main, Rosa Donato indiqua l’endroit précis où hommes et femmes conservent les plus radicales différences anatomiques.

— Chez les flics, vous êtes fichée comme lesbienne ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

Elle avait avancé de deux pas et son nez de boxeur se retrouva à dix centimètres du visage de Carvalho.

— Absolument rien. Mais si vous êtes fichée et que les autres témoins ont raconté ce qu’ils pensaient de votre relation avec Celia, la police, en ce moment, doit vous avoir dans son carnet de bal.

— Et c’est vous qui allez m’en sortir ?

— Non. Moi, je vais commencer une enquête parallèle dont je vous tiendrai au courant et vous pourrez réagir à votre guise mais en connaissance de cause.

— Quand j’aurai besoin d’un chauffeur, j’y penserai. Et maintenant, repartez là d’où vous êtes venu.

— Si c’est pour raisons économiques, je peux vous faire un escompte.

— Quand je veux quelque chose, je le paie comptant.

— Tout le monde ne peut pas en dire autant. Je vous souhaite que ça dure.

— Pourquoi me parlez-vous sur ce ton goguenard ? Vous voulez que je vous le dise ? Parce que vous êtes un de ces petits machos dégoûtants habitués à avancer dans la vie en intimidant les femmes et lorsque vous rencontrez une lesbienne alors vous vous sentez inquiets, parce que nous, nous n’avons pas même besoin de vous pour un pet.

— Je suis venu dans une intention amicale, je vous l’assure. Mais ce n’est pas mon jour.

— Filez. Allez. De l’air. Et adieu l’ami !

Et adieu l’ami ! Une désinvolture des années quarante, cinquante. Vieille jeune, Donato. Dans deux jours on te pincera en train de tripoter les fesses d’une vendeuse du Corte Inglés. Te voilà bien, Pepe, en train d’abaisser la norme professionnelle, de t’offrir pour qu’on te confie une affaire nécrophile. Remonter le cours de la mort qui va de cette photo de journal à un être réel, en chair et en os, sans aucun sens selon son mari, hébétée d’après Pepón Dalmases, paresseuse aux dires de la Donato, et peut-être était-ce seulement pour Carvalho qu’elle était un visage suggestif et une présence sentie et non sentie dans la queue d’un supermarché. Voyeur de merde, se dit-il, et il fit un tour complet sur lui-même pour regagner la porte de sortie du magasin d’antiquités Nefer, et sur le pas de la porte, la voix de fausset de la Donato.

— Attendez, je ne vous ai pas encore dit tout ce que j’ai à vous dire.

— N’abusez pas. Je suis déprimé. Mon psychiatre m’interdit deux contrariétés dans la même journée.

— Vous devez travailler pour Pepón.

— Je vous jure que je suis au chômage.

— Je vais vous donner un conseil. Tenez-vous à l’écart de cette affaire : à moi la police me fichera la paix, mais pour vous, ça craint. Depuis quand un détective privé en Espagne peut-il enquêter sur un crime de sang ?

— Vous ne faites pas la différence entre Espagne réelle et Espagne officielle.

— J’ai de bons amis. J’ai de l’entregent et je vous jure qu’au moindre ennui ça va aller très mal pour vous, et pour ce pédé de Pepon Dalmases ce sera la même chose.

— Ne vous acharnez pas comme ça sur lui. Je vous garantis qu’il n’est pas mon client.

Il avait besoin de se ressaisir, dans son bureau, de retrouver le climat et la conscience de son métier après une journée de rebuffades qu’il s’était lui-même attirées. L’indignation qu’il éprouvait envers sa propre conduite, il aurait fallu un miroir pour la réfléchir, un miroir qu’il aurait ensuite brisé d’un grand coup de poing. Il se contenta de se laisser choir dans le fauteuil tournant et d’y rester, sans allumer la lumière, dans la pénombre née d’une lutte entre l’obscurité du bureau et le rectangle lumineux venu de la pièce où habitait Biscuter.

— C’est vous, chef ?

— Oui, Biscuter.

— Vous avez besoin de quelque chose ?

— Non.

Biscuter était à présent debout, encadré dans le rectangle de lumière, un sac plastique à la main.

— Tu vas sortir ?

— Oui, chef.

— Faire des courses ? Mais qu’est-ce qu’on peut acheter à cette heure-ci ?

— Non, chef.

Biscuter avait la voix nasillarde.

— Ça va pas ?

— Non, chef. Je dois sortir. Je ne passerai pas la nuit ici.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ma mère est morte, chef. À l’hôpital San Pablo et je vais la voir.

Biscuter avait donc une mère et lui qui ne le savait pas. Il se retint d’allumer la lampe sur le bureau, il ne voulait pas dévoiler la tristesse de Biscuter, ses yeux humides, les boursouflures de ses traits d’homme qui n’avait pas grandi, de vieil enfant.

— Je ne savais pas qu’elle était malade.

— Moi non plus, chef. Je l’ai appris il y a deux jours. Je suis allé la voir, et aujourd’hui on m’a prévenu. J’ai posé le télégramme de Bangkok sur votre sous-main. Si vous voulez je vous réchauffe le ragoût, j’en ai pour une minute.

— Va, Biscuter. À quelle heure on l’enterre ?

— Je ne sais pas, chef. Mais ne venez pas. Je n’ai prévenu personne. Je voudrais y aller seul. Elle ne s’était pas bien comportée avec moi, chef, mais moi non plus je ne m’étais pas bien comporté avec elle. Maintenant nous allons signer notre traité de paix.

Il attendit que Biscuter s’en aille pour allumer la lumière et se rappeler soudain une vieille histoire qu’il avait oubliée, parmi tant d’autres. Ou peut-être l’avait-il simplement oubliée parce que c’était une histoire de Biscuter, un homme sans poids suffisant pour imposer ses histoires. Sa mère avait abandonné Biscuter à l’âge de huit ans. Elle l’avait déposé chez ses grands-parents comme on dépose un meuble qui ne tient pas dans un appartement, un enfant qui ne tient pas dans une vie.

— Et un jour, chef, j’avais volé une Gordini, une des premières Gordini sorties et je la vois là, devant moi, en pleine rue, j’ai freiné à un cheveu et quand elle a commencé à m’insulter, je me suis penché à la portière et je lui ai dit : Je suis ton fils. Et au lieu de m’embrasser elle voulait me frapper avec son sac.

Biscuter voleur de voitures. Carvalho se passa une main sur les yeux pour dissiper une petite brume et il déplia le télégramme de Teresa.

« T’appellerai nuit du mercredi. Vallvidrera. Sois-y. Suis en danger. Teresa. »

Une journée complète. Mercredi 13, aujourd’hui. Carvalho quitta son bureau et partit chercher sa voiture dans le parking situé près de la Panam. Le crachin avait vidé les Ramblas de leurs promeneurs, avait laissé un halo automnal autour des lumières des réverbères, un petit froid que Carvalho ressentit comme la preuve définitive que l’été était désormais loin, même si toutes les forces de l’univers allaient se mettre d’accord pour le rendre à nouveau possible d’ici sept mois. Il aima avoir froid ; se sentir protégé dans la voiture et penser au bois allumé, un peu de musique, un sandwich de pain à la tomate, du poisson froid sans arêtes, aubergines et poivrons frits, une bière Carlsberg bien fraîche et ensuite, un armagnac bu lentement, au rythme secret des flammes dans l’âtre, enfin l’attente de l’appel de Bangkok, la dernière frivolité de Teresa Marsé, ce que les Catalans appellent un sopar de duro, un dîner à quatre sous, une fantaisie. Et Charo ? Bouche-trou ou meuble sans place définie, peut-être n’était-elle qu’une disposition affective transitoire. À l’évidence, Carvalho n’avait pas besoin d’elle, il n’avait même pas besoin de se sentir nécessaire. Mais à l’instar d’un compte épargne affectif, Carvalho ne voulait pas clore ses relations avec la jeune femme. Il y avait là-dedans un investissement sentimental qu’il trouvait stupide d’offrir au néant. Comme un vieux couple fatigué de l’être, mais sans obligation de cohabitation, de conventions morales, de façade pour que les enfants grandissent en croyant à tort que les couples sont possibles, et qu’ils arrivent à leur tour à former d’autres couples capables de se tromper eux-mêmes, ce qui ne leur servira plus à rien lorsque, adultes, ils voudront échapper à une tardive mais totale sensation de duperie.

— Si je la laisse tomber, elle se rendra compte qu’elle est une putain et elle le deviendra vraiment. Qui sait. Elle peut tomber entre les mains d’un maquereau.

Mais peut-être un maquereau serait-il en ce moment plus utile à Charo que Carvalho. Il lui ferait l’amour. Il l’obligerait à travailler. Il créerait des relations de dépendance que Carvalho ne peut pas établir parce qu’il se consacre à courir après la vie qu’a perdue une femme blonde assassinée à coups de bouteille ou à attendre à côté du téléphone l’appel en provenance de Bangkok d’une névrosée sans même pouvoir tenir compagnie à Biscuter pour la veillée mortuaire d’une mère défaillante. Encore heureux que le goût du sandwich fût ce qu’il attendait. La combinaison magique de matières et de saveurs surprit à nouveau un Carvalho prêt à se laisser surprendre. Et la Théorie esthétique de Theodor W. Adomo s’avéra un excellent conducteur de chaleur et alimenta la flambée dans la cheminée à partir d’un point d’ignition situé page deux cent quarante et un, celle qui commence avec l’épigraphe : « L’Histoire comme constitutif, compréhensibilité » et qui continue ainsi : « Le moment historique est constitutif des œuvres d’art… le contenu historique de leur temps ». Il retrouvait le cynisme suffisant pour somnoler lorsque le téléphone retentit.

— Teresa ?

— Non, je ne suis pas Teresa.

Mais c’était une femme et ce n’était pas Charo. Carvalho se secoua la tête pour chasser sa somnolence.

— Oui, je vous écoute.

— Mon nom est Marta Miguel. Ça vous dit quelque chose ?

Carvalho mit plus de temps qu’il n’en fallait pour associer le nom de Marta Miguel à quelque chose pouvant le concerner.

— Vous n’allez pas me dire que mon nom ne vous dit rien !

— Vous avez deux M à l’initiale, c’est toujours très curieux.

— J’étais prévenue, on m’avait dit que vous étiez drôle.

Elle avait prononcé le mot drôle avec le même accent stupide que Rosa Donato.

— Maintenant j’y suis. Vous êtes le suspect numéro un dans l’affaire de la bouteille de champagne.

— Qui vous a dit que j’étais le suspect numéro un ?

— C’est l’ABC de la criminologie. Le suspect numéro un est celui à qui profite le testament. C’est aussi celui qui a été le dernier à voir la victime en vie.

— Je ne profite pas du testament et je n’ai pas été « le dernier à voir la victime en vie », pour la simple raison que le dernier à voir la victime en vie, c’est son assassin, je suppose.

— En effet. Je ne m’étais pas aperçu de ce détail.

— Je suppose que vous avez l’intention de me rencontrer.

— Vous supposez à tort. J’ai décidé d’abandonner l’affaire.

Silence. Soupir profond, mais pas de soulagement ; comme si Marta Miguel envoyait de ses poumons à sa tête un message tranquillisant.

— Comment ? Vous semez une pagaille du tonnerre de Dieu. Vous embêtez tout le monde et voilà que tout se termine en eau de boudin.

— Je regrette mais je ne suis pas un détective amateur et personne ne m’a chargé de l’affaire. Ni le mari, ni l’amant, ni l’antiquailleuse.

La femme se mit à rire en entendant le qualificatif dont Carvalho affublait Rosa Donato.

— Vous avez peut-être l’intention de me charger de l’affaire ?

— Même si je le voulais, je ne le pourrais pas. Je suis une humble maître assistante. Vous savez ce que ça veut dire ?

— Je ne suis pas prêt à discuter ce soir du problème de l’Éducation nationale.

— Mais je suis étonnée que vous ne vouliez pas parler avec moi.

— C’est la vie. Vos copains m’ont maltraité et on n’est pas de bois.

La femme n’était pas prête à raccrocher.

— Je vous appelais parce que moi je ne vois aucun inconvénient à parler avec vous et qu’il est difficile de me joindre parce que je passe mes journées à la faculté.

— Dommage. Peut-être si j’avais commencé par vous.

Mais vos compagnons de meurtre m’ont enlevé tout courage. Ils m’ont laissé comme un croûton.

— Moi, j’ai ma propre théorie des faits. Ça ne vous intéresse pas de la connaître ?

— J’étais prêt à oublier cette affaire.

— C’est une affaire vraiment intéressante.

— Certainement.

— Et la morte était un personnage singulier.

— C’est aussi mon avis. Bien que ni vous ni moi ne la connaissions guère.

— Pourquoi parlez-vous pour moi ? Vous, vous ne la connaissiez pas. Moi si.

— Les journaux et M. Dalmases disent que vous l’avez pratiquement connue ce soir-là.

— Ça faisait des années que je la connaissais, même à distance. C’était une femme singulière. Ça ne vous intéresse vraiment pas de discuter avec moi ?

— Ça a l’air d’être inévitable. À quelle heure, demain ?

— Je suis libre tout l’après-midi jusqu’à sept heures. Ensuite il faut que je retourne à la fac pour un cours d’adultes. Vous connaissez le jardin de l’ancien hôpital de la Santa Cruz, la bibliothèque de Catalogne ?

— Je ne connais que ça.

— À cinq heures ?

— Ça vous ennuie de faire les quatre cents mètres qui séparent ce jardin de mon bureau ?

— Vous, ça vous ennuierait de faire la même chose ? Je n’aime pas les espaces clos.

— Comment nous reconnaîtrons-nous ?

— Je suis un peu ronde, forte d’aspect disons, j’ai les cheveux courts et j’aurai un livre à la main, la Puissance des ténèbres d’Anthony Burgess. Un très gros livre.

— Moi, je ne porterai aucun livre et je n’aime pas me décrire au cas où je me tromperais.

— À demain.

L’affaire du témoin volontaire, un titre digne de Stanley Gardner. Il se recoucha sur le sofa et en conclut qu’il fallait repeindre cette maison, lui faire subir une opération de chirurgie esthétique, une nouvelle peau, blanche, ou pas, ivoire, blanc cassé. La contemplation du plafond eut sur lui des effets hypnotiques car il s’endormit et se réveilla nageant une brasse pour éviter de couler dans un océan de sonneries ou pour repousser les morsures du téléphone converti en fauve furieux, excité par sa maladresse d’animal endormi et fatigué.

— Appel de Bangkok, en PCV. Vous acceptez ?

— En PC quoi ?

— En PCV.

— Ça veut dire que c’est moi qui paie ?

— Exact.

— Vous êtes sûre ?

— Sûre de quoi ?

— Qu’on a demandé la communication en PCV.

— Absolument.

— Bon, passez-la moi, alors.

Pause ou bruit, très bref vu la distance.

— Pepe ?

— Lui-même, Teresa.

— C’est un miracle de pouvoir t’appeler. Je suis en difficulté. Ils veulent nous tuer, Pepe.

— Vous tuer ? Mais qui ? Tout le groupe ? La race blanche ? Les Catalans ?

— Archit et moi.

— Qui est Archit ?

— Ce serait trop long à raconter et ici je ne suis pas tranquille. C’est mon compagnon. Ils nous poursuivent, Pepe. Je parle sérieusement. Fais quelque chose.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Donne l’alerte. Ou alors, viens, toi, Pepe.

C’était la voix de l’angoisse, d’une angoisse radicale, primaire, celle de vivre ou ne pas vivre.

— Le métro est fermé. Et jusqu’à demain sept heures, il n’y a plus de funiculaire.

— Ne te moque pas. Par pitié. Je n’ai plus le temps.

— Adresse-toi à l’ambassade.

— Impossible.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je suis à Vallvidrera ! Enfin tu ne t’en rends pas compte ?

— Pepe, au nom de ce qui t’est le plus cher. Préviens des gens. Fais quelque chose de là-bas. C’est trop long à expliquer, mais…

Le clic est pareil dans tous les endroits du monde et le clic coupa la voix, laissant Carvalho accroché au téléphone dans l’attente du miracle de la voix, d’une voix.

— Barcelone. Vous avez terminé ?

— On a coupé.

— Pas d’ici. Ça vient de là-bas.

Carvalho raccrocha l’appareil précautionneusement, comme s’il s’agissait d’un animal aux réactions imprévisibles. Il se recoucha, mais cette fois-ci ses yeux ne se satisfaisaient plus du plafond, ils avaient besoin de divaguer au rythme de la pensée ou de la fumée d’un bon cigare. Il alluma un Condal numéro six, difficile à trouver en ces temps de désastre écologique multiforme et omniprésent, et qu’il se réservait pour des situations critiques. Puis il fit les cent pas, d’abord dans le living, ensuite dans toute la maison, enfin dans le jardin où l’enveloppa le spectacle de la ville à ses pieds, la solitude d’observateur unique d’une ville endormie. Une ville pleine de témoins du meurtre de Celia Mataix et pleine de gens de la famille de Teresa Marsé. Et lui, en revanche, lui appelé à être l’omnipotent faiseur ou défaiseur d’une mort, d’une vie, lui et Biscuter, les deux seuls êtres possédant la clef de vie ou de mort, lui du haut de sa montagne et Biscuter dans le coin le plus glacé d’un hôpital, aux côtés d’une femme coupable d’avoir fait un Biscuter, et non pas le général Galtieri ou Maradona ou Jean-Paul II. Et sans y réfléchir à deux fois, Carvalho descendit dans la rue, monta dans sa voiture et se dirigea vers l’hôpital où, après l’avoir longuement considéré comme un ovni, les gardiens finirent par comprendre qu’il voulait tenir compagnie à un ami qui veillait le corps de sa mère. Le jour pointait lorsqu’il découvrit Biscuter couché en position fœtale sur un banc recouvert de carreaux de faïence, séparé de la chambre mortuaire par un faux mur. La pièce ressemblait à un urinoir public sans vasque et exclusivement construit pour y mettre un banc où reposait une vieille femme sèche comme une momie, avec des bas ravaudés et une dent en or qui dépassait de sa bouche entrouverte d’où s’échappait un filet de liquide jaune. Il retourna vers Biscuter. Il s’assit à ses côtés sans le réveiller. Les dix-huit cheveux vaguement blonds de son pariétal droit étaient en bataille. Il avait les paupières closes, exagérément rondes comme ses yeux, et sa tête ovoïde reposait sur le sac plastique qu’il avait emporté avec lui. Biscuter dormait et souriait.

La boutique de Teresa Marsé était « fermée pour cause de vacances », l’ex-mari dans un lieu inconnu, le fils caché dans une tanière quelconque en compagnie de l’adolescente enceinte, et il était impossible d’appeler tous les Marsé de l’annuaire pour enfin tomber sur un parent de Teresa. Le plus urgent était de se mettre en contact avec l’agence qui avait organisé le voyage, en connaître la durée et savoir quelles nouvelles de dernière heure on pouvait lui donner de Teresa Marsé. La première information fut peu stimulante. Compagnies aériennes, agences et autres entités plus farfelues les unes que les autres étaient à même d’affréter un vol charter pour Bangkok ou n’importe où dans le monde. Le plus probable étant qu’il s’agissait d’une boîte privée ayant chargé une agence de voyages d’organiser un itinéraire prédéterminé. Soudain Carvalho se souvint que le voyage avait été monté par un night-club et le nom de l’agence de voyages qui travaillait pour ce night-club ne tarda pas à figurer dans son agenda et dans sa tête où il se le répétait pour ne pas l’oublier. Vers midi, Carvalho était assis devant un vice-président adjoint ou adjoint d’adjoint de ladite agence. Il écouta un mémorial de méfaits tous imputables à la peu recommandable voyageuse Teresa Marsé.

— Au bout de dix jours, nous avons reçu un télex qui la donnait disparue. Ensuite elle reparaît mais elle part de son côté et ne suit pas l’itinéraire. Les irrégularités commencent à Bangkok et la dernière fois que le guide responsable du voyage a été en contact avec elle, c’était à Chiangmai, au nord de la Thaïlande. C’est une excursion facultative mais que font presque tous les voyageurs. À Chiangmai cette dame ou demoiselle disparaît, et hier, je reçois un câble angoissé du guide disant qu’il a communiqué l’information à l’ambassade et que toutes les démarches entreprises ne mènent nulle part. Elle a disparu. Et tout mène à penser qu’elle a disparu volontairement.

— Elle m’a appelé hier dans la nuit, elle avait l’air d’avoir très peur, comme si on la poursuivait.

— Comprenez-le, moi, jusqu’au retour du groupe, je n’aurai pas d’autres éléments ; pour l’instant je sais qu’elle s’est absentée volontairement, qu’elle a mené sa vie en marge des itinéraires prévus, que l’ambassade a pris des mesures pour la retrouver et que la police n’a pas su ou pas voulu le faire. Vous savez bien que dans ces pays la police n’est pas pareille qu’en Europe.

— Et l’ambassade ? Elle n’a rien pu savoir ?

— Nous, on ne nous a rien dit. Peut-être si c’est quelqu’un de la famille qui s’adresse à l’ambassade, cela changera quelque chose. Vous êtes de la famille ?

— Non.

— Le groupe rentre après-demain. Il est encore possible à cette dame de le rejoindre et que tout finisse bien. En attendant, si vous pouviez retrouver la famille vous nous seriez d’un grand secours.

D’où appelait Teresa ? D’aucun lieu fixe, car dans le cas contraire elle aurait donné une adresse, un téléphone. Et si tout cela était une mauvaise plaisanterie ? Mais alors pourquoi maintenant, précisément, une première mauvaise blague dans des relations amicales qui avaient failli mal partir ? Les voisines de la boutique étaient au courant de presque tout. La contrariété que lui avait occasionnée Ernest, son fils, qui depuis deux mois, le cher ange, n’avait pas reparu et qui devait traîner par là-bas, du côté de Floresta, disait-on, dans une communauté de vieilles maisons bourgeoises semi-abandonnées. Le mari ? Allez savoir où il peut bien être le mari. Il joue les hippies à Ibiza. Les parents de Teresa ? Ils sont bien âgés, à présent, et ne comprennent rien à ce qui se passe dans cette maison. Les voisines savaient que les parents de Teresa ne comprenaient pas ce qui se passait dans cette maison. Par où commencer ? Aller d’une maison à l’autre, de bouffée de haschisch en bouffée de haschisch à la recherche du fils de Teresa, c’était comme jouer à la loterie. Pendant ce temps on pouvait bien couper Teresa en petits morceaux.

— M. et Mme Marsé n’habitent plus ici. Depuis que M. Marsé a pris sa retraite, ils sont partis vivre dans leur résidence de Masnou. Ils ne reviennent qu’une fois tous les quinze jours, car Monsieur a encore des affaires à régler dans l’entreprise. À Masnou ? Ce sera facile de les trouver. Ils habitent le Mas Maymó. Vous ne pouvez pas vous perdre. Vous allez arriver devant une de ces maisons qui vendent des voitures d’occasion, on les appelle Eurocasion et juste à côté c’est écrit « Mas Maymó ».

Rendre visite aux vieux Marsé était un bon prétexte pour déjeuner à l’hôtel du Binu, à Argentona, et se pencher sur un paysage auquel il tournait le dos. Animal urbain, Carvalho avait sa forêt personnelle sur les pentes du Tibidabo et laissait la mer lui éclabousser les pieds sur les marches du port, une mer sale, boueuse.

En fait de mers limpides et infinies, la contemplation de la Méditerranée du haut de Vallvidrera lui suffisait largement : horizon entrevu les jours de grand vent, ville purifiée de sa pollution et soudain la surprise de la mer et même des gros bateaux et de leur sillage, se dirigeant vers les Baléares ou le golfe du Lion. Paysage blanc et beige avec les cicatrices régulières des sarments, le Maresme offrait une lumière blanche et des plages sans caractère, pour faire contraste, peut-être, avec la beauté d’aquarelle des vieilles entrailles de ses villages vaincus par la barbarie immobilière. Chaque village avait poussé au pied d’un ravin, et celui-ci, avec les ans, était devenu une allée ombragée, profondément humide, luxuriante et traîtresse lorsque soudain la pluie reprenait ses droits la transformant en rivière qui emportait vers la mer de lents promeneurs et des voitures en stationnement. Carvalho remonta l’allée de Masnou jusqu’au garage de voitures d’occasion Eurocasion et à la pancarte « Mas Maymó ». Parmi des vignes, des murets pleins d’histoires, des aloès et des figuiers de Barbarie, des eucalyptus et des pins, par un chemin de terre claire, il arriva devant la grille de fer qui empêchait d’accéder chez « Maymó ». Un interphone lui permit un difficile dialogue d’identification qui se solda à terme par un : « Je viens de la part de Teresa. » On entendit un claquement et les deux battants de la porte métallique s’ouvrirent. Carvalho les poussa l’un et l’autre pour laisser le passage à sa voiture. Il pénétra sur un sentier recouvert de gravillons qui débouchait sur un rond-point avec bassin et quatre palmiers points cardinaux. Une ferme aussi traditionnelle qu’énorme, badigeonnée de couleur crème avec un cadran solaire en frontispice, une tondeuse à gazon conduite par un vieux monsieur à chapeau de paille et une bonne philippine descendant les escaliers qui séparaient la porte d’entrée de la voiture de Carvalho. La Philippine l’introduisit dans un vestibule où trônait une énorme potiche de Manises de laquelle dégoulinaient des plantes d’intérieur, et plus loin un escalier de granit se détachait sur un fond de vitrail polychrome contre lequel se brisait un soleil condamné à la domestication. Et comme s’il avait pris la rosace colorée pour toile de fond un homme âgé et grand, une canne à la main, le reste du corps caché par un peignoir de soie, brandit la canne vers Carvalho et tonna du haut de ses marches.

— Notre conversation risque d’être inutile. J’avais une fille qui s’appelait Teresa, mais elle est morte pour moi !

Une vieille figurine de porcelaine commença à descendre les escaliers en sautillant tandis qu’elle exhortait le géant à la patience.

— Higinio, ne t’excite pas. Du calme. C’est pour ton bien.

— C’est elle ou moi !

Tonnait encore M. Marsé tout en descendant à son tour les marches avec la dignité d’un Emil Jannings. Il rejoignit Carvalho pour lui tourner le dos et se diriger tel un carrosse triomphal vers un salon à piano et fauteuils de style isabelin. Le géant baissa ses paupières pleines de kystes graisseux et s’assit tandis que sa femme faisait signe à Carvalho de ne pas accorder trop d’importance à tout cela.

— Qu’est-ce qu’elle a encore fait cette misérable ?

— Ne te mets pas dans cet état, Higinio. C’est pour ton bien.

— Tais-toi, toi tu as une âme d’entremetteuse. Si ça n’avait tenu qu’à moi, les enfants auraient été élevés d’une autre manière. Allez-y. Dites vite ce que vous avez à dire. Je suis prêt à tout.

Carvalho commença par le commencement, l’appel de Teresa. le problème de son fils, le besoin de partir. Ensuite les télégrammes. Le fameux télégramme alarmant. L’appel téléphonique. Ses doutes et ses craintes. Le vieux opinait comme si ce que lui racontait Carvalho ne faisait que confirmer tout ce qu’il pensait de sa fille.

— Ça ne m’étonne pas du tout. Mais vraiment pas du tout. Tu entends ? Il fallait que ça finisse comme ça. D’abord le mariage avec ce misérable, encore pire qu’elle. Ensuite le divorce et ces amis qu’elle est allée se chercher. Elle a même fait de la politique un certain temps, après la mort de Franco. Elle est devenue socialiste. Je suppose que c’était pour mortifier son père. Parce qu’elle savait que les rouges m’ont tout pris en trente-six et qu’il m’a fallu recommencer à zéro. Ensuite des histoires avec des messieurs. Chaque semaine elle changeait et de temps à autre, elle sortait avec quelqu’un qui aurait pu être son fils, quand elle ne sortait pas avec un autre qui aurait pu être son père. Et comme si ce n’était pas suffisant, telle mère, tel fils, mon petit-fils lui aussi est un autre misérable qui se laisse embobiner et vlan ! le voilà qui engrosse ! Au lieu de faire face à ce malheur, elle prend un avion et elle s’en va à… Où avez-vous dit que c’était ? À Bali, avec les chameaux et les singes, et maintenant à Bangkok, et à peine arrivée la voilà qui fait des siennes.

Le géant se passa les deux mains dans son impressionnante chevelure blanche et se décoiffa de telle sorte qu’il augmenta encore la dimension de sa tête. Il regarda Carvalho avec colère et désespoir.

— Est-ce qu’elle a parfois pensé, elle, à ce pauvre vieillard qui est en train de mourir ? Elle sait combien j’ai de tension ?

— Higinio, calme-toi. C’est pour ton bien.

— Elle a pensé à sa mère, cette idiote qui lui a tout donné et qui continue encore à la défendre ? Elle avait tout pour être heureuse, pour se moquer du monde entier. Et comment va-t-elle finir ? Je ne veux même pas y penser.

— Pensez-y assez vite parce qu’une intervention familiale serait souhaitable afin que le ministère des Affaires étrangères prenne ça en main.

— Moi ? Mais quelle influence me reste-t-il ? J’avais de très bons amis dans l’Administration, mais on les a tous balayés, blackboulés, comme ce pauvre Viola, l’ancien maire de Barcelone, avec qui j’ai fait mes études, un homme de premier plan. Je ne connais personne.

— Il suffira que vous interveniez au nom de la famille.

— Que son mari ou son fils le fassent.

— Impossible de les trouver.

— Je suis sûr que c’est encore une histoire pour me tirer des sous. Je ne lâcherai pas un centime.

Le vieux sursauta et s’agrippa au bras du fauteuil, il ferma les yeux et serra les dents. La vieille figurine de porcelaine lança un petit cri et se précipita sur lui, mais le vieux fut plus rapide, il leva un bras et arrêta net l’avancée de sa femme avec une telle rudesse qu’il la fit basculer. Il s’en fallut de peu qu’elle ne tombât.

— Pousse-toi. Je suis bien. Vous allez me tuer à vous tous. Pourquoi n’a-t-elle pas appelé son père ? Ou sa mère ? Pourquoi vous a-t-elle appelé vous ? C’est bien simple. Parce que moi il me suffit d’entendre la voix qu’elle prend pour savoir si elle parle sérieusement ou pas. Elle m’a tiré beaucoup d’argent cette misérable, mais elle ne me tirera pas un sou de plus.

— Il ne s’agit pas pour vous d’y mettre de l’argent mais de vous y mettre.

Il avait fermé les yeux et hochait négativement la tête d’un air obstiné. La vieille dame porta un doigt à ses lèvres et avec force clins d’œil elle fit signe à Carvalho de partir. Elle sortit derrière lui et en arrivant à la porte elle lui glissa un papier dans la main en lui disant à voix basse :

— C’est l’adresse du garçon. Faites ce que vous pourrez. Moi, pendant ce temps, j’essaierai de le convaincre.

— Maria !

Cria le géant depuis son siège.

— Maintenant, partez, mais tenez-moi au courant. Vous croyez qu’elle est en danger ?

Carvalho haussa les épaules et sortit dans le jardin, il reçut une bouffée de parfum de terre et de plantes mouillées. Il pleuvait et sa montre lui apprit qu’il n’avait pas le temps de s’installer à l’hôtel du Binu s’il voulait être à l’heure au rendez-vous de Marta Miguel.

Biscuter s’était acheté un mètre de ruban noir et fabriqué deux brassards de deuil, l’un pour l’unique veston qu’il possédait, l’autre pour sa chemise du dimanche, cadeau de Charo, tout comme le pull-over jaune sans manches.

— Réchauffe-moi ce qui traîne depuis deux jours.

— Impossible, chef, l’aubergine ne se réchauffe pas et ce que je n’ai pas mangé, je l’ai jeté.

— Alors il n’y a rien ?

— Vous avez de la chance, chef. Ce matin, après l’enterrement, je suis passé par la Boqueria et j’ai trouvé des morilles. Je vous les prépare avec du gras-double à la catalane. C’est fait en un rien de temps. D’ailleurs, je les ai déjà faites suer.

Carvalho n’avait pas envie de goûter un vin raide, mais d’accueillir dans son palais la fraîcheur d’un petit vin léger bu à la régalade. Il remplit son cruchon d’un rosé de Cigales bien frais et but, imprégnant sa bouche d’une saveur argileuse. Il mangea avec appétit deux assiettes de gras-double aux morilles, perdu dans l’arôme des deux saveurs profondes, celle de l’estomac d’un porc et celle de l’humus des bois voués à l’automne. Deux tasses de café. Un verre d’eau-de-vie du Bierzo bien glacée et un Sancho Panza miraculeusement trouvé dans un bureau de tabac de la rue Puertaferrisa. Il appela Charo.

— Je t’invite au cinéma cet après-midi. J’expédie une affaire à quatre heures et à cinq nous nous retrouvons devant le Catalunya.

— Qu’est-ce qu’on joue au Catalunya ?

— Je ne sais pas, mais les sièges sont confortables.

— En voilà des façons d’aller au cinéma ! Je regarderai, moi, ce qu’on joue. Je ne me tape pas un navet pour aussi confortable que soit la salle.

Carvalho était content de lui. Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour Teresa Marsé, pour Charo, pour Celia Mataix, pour Biscuter, et le chèque des Daurella lui permettait de porter son compte à un million et demi de pesetas net. C’était là tout son capital et il l’avait placé à la caisse d’épargne à six pour cent d’intérêt, au grand désespoir de Fuster.

— N’importe quelle banque te donnerait du douze ou du treize pour cent.

— Les caisses d’épargne ne font pas faillite.

— Au rythme de la dévaluation, que représente du six pour cent ? Achète-toi quelque chose. Un appartement et quand tu seras vieux tu le vendras.

— Qui sait ce qui peut arriver d’ici dix ou quinze ans. Si ça se trouve la propriété privée n’existera même plus. Les socialistes vont gagner.

— Tu rêves.

— Ou alors il y aura tant d’appartements à vendre qu’il me faudra garder le mien pour y passer le week-end.

— Tu le loues.

— Alors ça, pas question. Les histoires avec les locataires, à partir de soixante ans seulement. À partir de soixante ans je veux me retirer chez moi à Vallvidrera, toucher ma pension de travailleur indépendant, les quelques bénéfices de l’argent que j’aurai accumulé et faire des expériences de cuisines étrangères. Par exemple, que savons-nous de la cuisine africaine ?

— Juste assez pour lui préférer la française.

Décidément l’après-midi était propice et seule la crainte rentrée que Teresa ne soit en train de vivre de très sales moments le privait d’une satisfaction totale. Mais au bout du compte il n’était tout de même pas responsable du sort de Teresa Marsé. À partir de quarante ans on est tous responsables de son visage, avait dit et fort bien dit je ne sais plus qui. À partir de quarante ans personne n’est plus digne de pitié jusqu’à soixante ou soixante-dix ans. Je suppose. En remontant les Ramblas, Carvalho tomba sur les premières affiches du pape mêlées à celles de la propagande électorale pour les élections anticipées. L’athlète chrétien et blanc arborait son sourire figé de Slave astucieux et la puissante carrure d’un Superman volant à travers les cieux du monde.

Il tourna rue de l’Hôpital, et prit le trottoir des putains délabrées et des paysans rougeauds qui camouflaient leur racolage en faisant semblant de s’intéresser aux vitrines. Il passa dans les parages de la Boquería et parvint à la grille d’entrée des jardins de l’ancien hôpital de Santa Cruz, romantisme d’ombres et lumières préfabriqué par le gothique et le néo-gothique, petits vieux sur des bancs, jeunes mères avec des enfants qui tenaient encore du végétal jusqu’à la ceinture, étudiantes de passage entre deux rues, deux écoles, ou entre la bibliothèque de Catalogne et l’École des arts et métiers de Massana. Lumière de cloître, rumeur de cloître, un paradis préfabriqué sous la voûte d’un superbe ciel d’automne. Il lui fallait choisir entre tous ces corps portant des livres, l’un d’eux affichant quarante ans bien sonnés et un ouvrage intitulé la Puissance des ténèbres d’Anthony Burgess, assez volumineux pour servir de signe de reconnaissance dans une ambiance saturée de signes de reconnaissance. Et la voilà, petite et carrée mais la taille fine, cheveux noirs coupés court, teint pâle un peu graisseux, yeux sachant provoquer et bouche triste, lèvres molles et humides, imprégnées de cette même humidité qui a l’air d’affecter la chevelure de Marta Miguel. Rapide écarquillement des yeux chez la femme lorsque Carvalho s’arrête devant elle et regarde son livre.

— Vous êtes… ?

— Oui, c’est moi.

Marta Miguel souffle sur une frange qu’elle n’a pas.

— J’imaginais les détectives autrement.

— Avec un imper, je suppose.

— Eh bien, oui.

— Moi, je ne porte jamais d’imper. Ce serait comme d’accepter que les bonnes portent la coiffe.

— En voilà un exemple.

Carvalho désigna la perspective générale du jardin.

— Nous parlons ici ou nous allons ailleurs ?

— Si vous êtes d’accord, marchons un peu, ensuite nous nous assiérons sur un banc. Moi, je viens souvent ici. Je travaille en ce moment à la bibliothèque de Catalogne.

— Vous êtes professeur.

— Oui. Professeur d’université.

Elle avait dit « professeur d’université » avec une force particulière comme pour souligner le côté superlatif de son professorat, la qualité suprême de l’enseignement que cela recouvrait. Ils se mirent à marcher. Carvalho attendit qu’elle dise quelque chose, mais la femme se contentait d’avancer en fixant le bout de ses chaussures vieilles et sales ou de faire passer son livre d’une main dans l’autre, tandis que, de celle qui était libre, elle tirait sur son ventre rond un polo en jersey jaune bon marché. La seule chose qui ressortait dans sa tenue c’était un collier de grosses perles roses ; plutôt joli pour un colifichet sans valeur.

— Alors ?

Dit-elle enfin.

— Je vous écoute. C’est vous qui avez provoqué cette rencontre.

— Excusez-moi, mais cette rencontre, c’est vous qui l’avez provoquée en fourrant votre nez partout. Rosa Donato m’a appelée et m’a mise au courant de vos propositions. Vous ne croyez pas qu’il serait plus sensé de laisser courir ? Le mal est déjà fait et aucun de nous ne veut remuer la merde. D’autre part, il y a Muriel, la fille de Celia. Vous croyez que cela vaut la peine de la maintenir aux premières loges d’un spectacle désagréable ?

— Elle est toujours aussi mal lunée, Rosa Donato ?

— Elle est très lunatique.

— Elle ressemble à un camionneur qui manquerait de sommeil et dont la dernière roue de secours viendrait juste de crever.

— Pourquoi la comparez-vous à un camionneur ?

— Je ne sais pas.

— Même si ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé, c’est une femme de valeur et d’une grande culture.

— Je n’en doute pas. Le monde est plein de gens de valeur insupportables.

— C’est une enfant gâtée, voilà tout. Tout comme Celia.

Il la laissa s’avancer un peu et nota le rythme obstiné de sa démarche sur ses deux jambes fortes, courtes, deux sortes de jambons, contrastant fort avec une taille fine et un buste développé mais bien mieux proportionné que les jambes.

— Tout leur a été très facile dans la vie et elles réagissent avec humeur devant ce qui les contrarie ou leur pose problème. J’aurais aimé les voir comme moi, à dix-huit ans, fraîchement arrivée dans cette ville, une main derrière, l’autre devant et sans même de quoi me payer l’imprimé de demande de bourse.

— Vous vous êtes faite toute seule ?

— Et qui aurait pu me faire sinon ?

— Et vous êtes arrivée au grade de professeur d’université.

Siffla Carvalho en ayant l’air d’apprécier tous les efforts qu’avait faits cette petite et forte femme qui le contemplait déconcertée.

— Je ne vous permets pas la moindre plaisanterie sur ce que je suis, parce que ce que je suis, c’est à moi que je le dois et j’en connais le prix.

Elle avait pris un drôle d’accent, un accent provincial, frontalier, peu importe de quelle province. Un accent d’immigrée sans qualification, autrement dit pas conventionnel : andalou, galicien, aragonais, ou même murcien. Son castillan à elle était d’un type frontalier et il surgissait lorsqu’elle voulait dire des choses qu’elle sentait au-delà du vernis culturel.

— Presque tout le monde est son propre débiteur. Certains plus que d’autres. Mais la relation de dépendance avec soi-même est indélébile. Vous êtes professeur de quoi ?

— De sciences de l’éducation. D’histoire des sciences de l’éducation plus exactement.

Carvalho évalua l’importance du sujet d’une moue bienveillante qui rendit une certaine tranquillité à Marta. Maintenant, elle marchait en allongeant ses courtes jambes en cercles, comme si tout en pensant et en parlant elle prenait possession d’un espace aussi réel qu’invisible et qu’en même temps elle l’offrait à Carvalho.

— Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que j’étais en arrivant dans cette ville juste après mon bac dans un lycée de chez moi. Deux professeurs pour quatre cents élèves et dans la même et unique classe tous ceux d’entre nous qui voulaient passer le bac, faire du commerce, ou le professorat de vente, quel que soit le cours d’où nous venions. Et vas-y que je te rabâche. Tout par cœur. Je sais encore la définition du mot Histoire telle que je l’ai étudiée dans cet établissement. « L’Histoire est la science qui traite des faits qui forment la vie de l’humanité à travers son développement, tout en expliquant les causes qui les ont motivés. » Et vas-y que je t’use des coudes de pull à force d’étudier, et ma mère qui n’arrêtait pas de les repriser.

Carvalho regarda du coin de l’œil les coudes de son polo. Impeccables. Marta avançait en faisant des embardées, de temps à autre elle cognait Carvalho et lui laissait un message parfumé intense. Elle doit avoir les aisselles poilus et une forte propension à transpirer, pensa Carvalho, et il l’imagina nue tel un petit percheron ou dansant, avec cette volonté qu’ont les musculatures cubiques de simuler l’élasticité.

— Et quand je suis arrivée à Barcelone. Ah ! mon Dieu !

Elle souffla à nouveau sur sa frange inexistante.

— Et lorsque je suis entrée à l’université. Mon Dieu ! Qu’il me suffise de vous dire que c’était l’année dite du Paraninfo. Vous ne vous souvenez pas ? Les révoltes étudiantes, les premières d’une certaine importance. L’année universitaire 1956-1957. Lorsque je voyais ces petits-bourgeois tranquilles et riches qui jouaient leur année en courant devant les policiers, ça me rendait folle. Moi il me fallait chaque année une mention bien pour conserver ma bourse. Et vous savez que je ne comprenais rien à rien ?

Elle avait retenu Carvalho d’une main courte et forte posée sur son bras.

— Mais vraiment rien du tout.

— À rien du tout ?

— Non. Au langage. Aux matières théoriques, par exemple. En philo. J’avais tout étudié par cœur et je pouvais dire sans hésiter ce qu’était une monade de Leibniz, mais je ne comprenais pas Leibniz. Vous comprenez ? En classe, je me faisais toute petite petite, lorsqu’on parlait de philo et à la maison, je pleurais parce que je ne comprenais rien. Et en littérature. Cette année-là, on a donné le Nobel à Juan Ramón Jiménez. Le professeur de littérature nous a fait commenter un poème de Juan Ramón. Moi je savais par cœur la vie de Juan Ramón et les titres de tous ses livres et des fragments complets de Platero y yo. Mais je ne savais pas commenter un poème. J’ai dû prendre les notes au pied de la lettre, les apprendre. Je travaillais vingt heures par jour avec en prime les plaisanteries de ceux qui passaient pour être les plus malins de la classe, les plus brillants et qui s’en allaient faire la révolution en criant : Assassins ! aux policiers. Les flics le matin, et le soir, les boums, et moi les yeux en feu à force d’étudier sous une méchante lampe dans une méchante chambre, la moins chère d’une pension de la rue Aribau. Et l’Art. Moi, je n’avais pas vu un tableau de ma vie, à part ceux du calendrier. Je savais sur le bout des doigts l’Archéologie classique de Melida et l’Histoire de l’Art de Angulo, ah ! ça oui ! Mais les professeurs, eux, s’obstinaient à me faire commenter les reproductions et parler de style. Ça m’a tellement mais tellement coûté d’entrer dans la culture abstraite de la bourgeoisie !

— Parce que la culture bourgeoise est abstraite et la prolétarienne concrète, d’après vous ?

— Ma culture était un mélange de morale religieuse conventionnelle, d’expérience collective de mon milieu et de tout ce que mon énorme mémoire avait eu le temps d’enregistrer. Et je voyais les autres, dilettantes, plaisantant sur le divin et l’humain, rigolant à propos d’Ortega y Gasset, par exemple, en toute impunité, parce qu’ils étaient les maîtres de la terre et que ça leur donnait le droit d’être ironiques, aimables entre eux. Et moi, Marta Miguel, potassant jusqu’à je ne sais quelle heure, mal vue par tous sauf par les bonnes sœurs. Pareille à une bonne sœur. Voilà ce que j’ai été à l’université.

— C’est là que vous avez fait la connaissance de Rosa Donato ?

— Elle terminait ses études quand je commençais les miennes. Elle appartenait à la Section féminine et elle militait beaucoup au SEU, le Syndicat étudiant universitaire. Maintenant non. Maintenant elle est tellement gauchiste extrémiste qu’elle ne trouve aucun parti qui la satisfasse. Moi aussi j’ai un peu flirté avec le SEU. Ses restaurants étaient les moins chers. Je me suis bourrée de pain à l’huile, sel et vinaigre. Lorsque arrivait l’entrée j’avais déjà l’estomac à moitié plein de ce mélange.

— Et Celia ?

— Je la voyais dans la cour. En ce temps-là elle n’était pas inscrite en lettres. Ou peut-être que si. Mais elle était toujours avec des étudiants en droit ou en architecture. Il y avait plus de garçons dans ces facs-là. Lorsqu’elle entrait dans la cour de la fac de Lettres, tous les regards se tournaient vers elle. Elle était grande, blonde, fine avec un corps splendide, sain ; elle portait toujours un livre et une fleur. En général, une rose.

— Vous avez été amies ?

— Non. En réalité nous avons peut-être parlé deux fois ensemble durant toutes ces années et encore tardivement. Lorsque j’ai commencé ma spécialité, il était plus difficile de mener une vie cloîtrée, et je la voyais de temps à autre, toujours très entourée d’une cour de garçons et filles accrochés à ses basques. Donato, elle, sortait avec elle et m’avait parfois invitée à des soirées ou à des spectacles où nous nous étions rencontrées. Mais moi je n’avais jamais rien à me mettre. Je n’avais pas cette aisance pour dire des banalités. Avec le temps j’ai fini par mettre un nom sur ce qui m’arrivait : mon mécanisme de communication était cassé. Je suis restée un an et demi ou deux ans sans la voir. Soudain, un jour, j’avais fini mes études et je préparais l’agrégation. Fernando Fernán Gómez donnait un récital semi-clandestin pour l’anniversaire de la mort de Machado(19) dans une fac alors toute neuve, celle d’ingénieurs, me semble-t-il. J’y suis allée et Celia y était, comme toujours entourée d’amis, adorable. Donato m’a dit qu’elle vivait avec un garçon, un peintre, et c’est elle qui m’a aussi appris qu’elle s’était mariée avec un architecte. Je ne l’ai pas revue jusqu’à la première de l’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini.

— Et vous ne l’avez toujours pas abordée ?

— Non. Pourquoi ? Moi, je picorais de la culture par-ci, par-là. À ce moment-là je me sentais plus solide sur un plan économique. Je m’étais acheté à crédit l’appartement que j’occupe actuellement. Ma mère était devenue veuve et je l’avais ramenée du village. Je lisais tout ce que je n’avais pas eu le temps de lire. Je l’ai revue dans un cinéma, un soir. Elle était enceinte. De sa tille Muriel, je suppose. Mais elle était toujours aussi ravissante. Avec son air absent et souriant, sa tête et sa chevelure toujours penchées du bon côté.

La mauvaise photo du journal s’imprimait sur les rétines mentales secrètes de Carvalho, elle s’était précisée à partir du portrait de Marta Miguel.

— Elle savait se faire aimer.

Susurrait Marta Miguel. Ensemble ils se rendirent compte qu’ils avaient parcouru tout le jardin, ils étaient devant la porte qui débouchait sur la rue de l’Hôpital parmi les allées et venues de toute une foule de personnes distraites, fatiguées ou simplement perdues dans leurs pensées, au-delà de l’oasis gothique.

— Dommage.

— Qu’est-ce qui est dommage ?

— Que personne ne me charge de cette affaire. Je suis un professionnel. J’en vis et je ne vais pas enquêter pour l’amour de l’art.

— Il n’y a rien à chercher. Je l’ai quittée et elle attendait quelqu’un. En fait, elle m’a utilisée comme appât, pour que les autres mordent à l’hameçon et s’en aillent. Et en particulier Donato et cet imbécile de Dalmases.

— De quoi avez-vous parlé ?

— De presque rien. Nous n’avons presque pas eu le temps. Elle m’a dit qu’elle avait mal à la tête et que les autres étaient tous casse-pieds et que… Enfin elle m’a priée de partir.

— Quel dommage !

— Quoi quel dommage ? Encore !

— C’était votre première occasion de parler avec elle. Après tant d’années passées à souhaiter cela.

— À souhaiter cela ? D’où sortez-vous que je souhaitais parler avec elle ? Elle était comme un tableau ou, mieux, comme l’éventuel modèle d’un tableau jamais peint. Il y a quelques années, j’ai vu un film de Milos Forman, j’ai oublié le titre, ah ! non, c’était Taking off ; soudain apparaît une femme nue jouant du violoncelle. La blonde de Milos Forman est un Rubens, très généreuse de chair, très hollandaise, très walkyrie.

C’était une scène pour Celia. Nue. Jouant du violoncelle.

Marta avait fermé les yeux et souriait. Lorsqu’elle revint de son extase elle découvrit que Carvalho regardait sa montre. Charo devait être devant le cinéma, furieuse de ce qu’elle considérerait comme un lapin.

— Vous êtes pressé ?

— Oui.

— Vous ne poursuivrez pas l’affaire ?

— Non.

— Tant mieux. Ç’aurait été une bêtise.

Il lui tendit la main, elle la lui serra vigoureusement et lui tourna le dos pour retraverser en sens inverse le jardin. Carvalho la vit s’éloigner avec son corps de boursière, fille de terres et de parents frontaliers. Pilier de voyages organisés à Amsterdam ou Kyoto. Un appareil photo et une amie. Intime.

Le film posait le problème de la lassitude de deux couples et montrait tous les jeux de substitution auxquels ils se livrent pour dépasser leur ennui. Charo semblait absorber le film plus que le regarder, et elle serrait le bras de Carvalho entre les siens. De temps en temps, le visage, de la jeune femme échappait à l’hypnose de l’écran et se tournait vers celui de Pepe comme pour vérifier l’effet produit sur lui par ce qui se déroulait sur l’écran. Sally Kellerman plaisait bien à Carvalho, c’était tout. Quant aux situations les plus rhétoriques, il les utilisait pour se faire son propre cinéma et retrouver au ralenti la fameuse scène du supermarché où il rencontrait Celia. Elle portait un manteau très doux, comme en fourrure, mais ce n’était pas de la fourrure, une chaleur parfumée s’en dégageait, une de ces chaleurs d’ambiance que seuls les corps faits pour l’amour laissent échapper. Il aima la chevelure au vent, son moelleux, la musicalité des lignes du visage, la hardiesse et la féminité profonde des yeux et le sourire suscité par un secret personnel et incommunicable. Et lorsqu’elle partit vers les caisses, sous l’ourlet de sa jupe dépassaient deux jambes sveltes, chevilles fines de fille sans pesanteur et lorsqu’elle s’éloigna, cette fois-ci définitivement, d’un Carvalho qui devait encore vider son panier devant la caissière, attendre l’addition, payer, sortir, une sensation d’urgence adolescente lui mit une boule d’angoisse dans la poitrine et une fureur inexprimable devant la démarche logique qui consiste à payer ce qu’on a acheté dans un supermarché. Ensuite c’était la rue vide et pleine, pleine et vide, et pas même un soupçon de tête blonde perdue dans la circulation ou dans la foule. Et une fois encore le souffle nostalgique de ce qui aurait pu être et qui n’a pas été.

— Tu as aimé ?

— C’est amusant.

— Moi, j’ai trouvé que ça disait plein de choses, non ? Ça arrive à bien des gens. Non ?

— Aux États-Unis. Ici les choses se passent à une autre échelle.

— Ce type de choses est le même partout dans le monde.

Charo regarda l’heure à sa montre.

— Il faut que j’y aille.

Et elle le disait comme quelqu’un qu’on conduit à l’abattoir. Elle voulait rappeler à Carvalho qu’elle était une call-girl qui prenait son service à partir de vingt heures, au moment où l’on ferme les bureaux et où les cadres sortent leurs instincts de leur braguette.

— Ça va très mal. Depuis que se sont installés tous ces salons de massages. Heureusement je garde encore quelques clients. Mais des nouveaux, pas un. Et pourtant les instituts de massages sont à un prix… Combien tu crois que ça coûte un massage et tout ce qui s’ensuit ?

— Pas l’ombre d’une idée.

— Eh bien si tu rajoutes le whisky qu’on te sert, ça monte tout de suite à dix mille pesetas. Et bien sûr davantage si tu te fais un français ou un grec.

— Parce que le prix change pour les Français et les Grecs ?

— Ce sont des noms de massages, autrement dit de cochonneries. Le français, en clair, c’est une pipe. Quant au grec, c’est le Dernier Tango à Paris, si tu vois ce que je veux dire. Et il y a aussi le thaïlandais.

— Ça, je connais.

— Eh bien voilà, c’est ça.

Charo se haussa sur la pointe de ses souliers et déposa un baiser sur la joue de Carvalho. Elle lui serra le bras et descendit les Ramblas d’un pas pressé. Carvalho contint son désir de l’appeler, de la réclamer, de la garder. Il ne voulait pas être son propriétaire et rien ne les éloignait aussi radicalement que son métier à elle, véritable cordon sanitaire contre l’instinct de propriété. Il récupéra sa voiture dans le parking de la Garduña et reprit le chemin habituel pour se rendre à Vallvidrera mais, une fois arrivé au carrefour des routes menant à Tibidabo et à Las Planas, il prit la seconde par le flanc de la colline, direction Vallès, dans une majestueuse descente à travers la montagne ombragée et sylvestre, avec ses lianes et bruissements de jungle au fond des ravins creusés parmi des bois enchevêtrés de ronces. La descente terminée, la route entrait dans une petite vallée qui, de-ci, de-là, s’ouvrait sur de généreuses esplanades où les classes populaires venaient goûter aux joies du pique-nique dominical avec omelette aux pommes de terre ou paella et saut à la corde ou mini-partie de football familiale, et fascination bouche bée devant le miracle du crépuscule sur les montagnes, un spectacle gratuit et de qualité, presque toujours en Technicolor. Ce n’était déjà plus l’été, la lumière du jour virait à l’automne. Il changea de direction devant le panneau de la Floresta et il entra dans le royaume du petit chalet couvert de mousse par la généreuse humidité de la vallée, architecture alluviale reproduisant le mauvais goût de la bourgeoisie BOF de l’après-guerre à l’échelle de la petite-bourgeoisie petitement BOF et épargnante, qui avait réalisé le rêve de la caseta i l’hortet(20) sur les contreforts ombragés de la montagne jouxtant Barcelone face à l’ouverture apparemment illimitée du Vallès occidental. Anciens employés vieillis bêchant leurs dernières tomates ou petits-fils rockers ayant trouvé dans l’invraisemblable et vieille maisonnette du grand-père un refuge propice à leurs envies de fuir mais pas tout, de fumer un joint sans risquer que leur père leur allonge un coup de journal bien roulé ou de faire l’amour avec leur copine de fac avec l’illusion d’avoir un foyer. Peut-être aussi un groupe de traducteurs passablement désœuvrés, des flûtistes de jeunes orchestres ne jouant presque pas, des couples homosexuels, la quarantaine passée, désespérant d’avoir jamais aucun enfant et se résignant à vieillir dignement dans une fidélité sans recours, en toute fidélité ; et encore parfois une vieille ferme authentique où des vieux rougeauds se courbent vers la terre à la recherche de l’escargot petit gris, ou simplement contraints par les rhumatismes. Ces faubourgs ont perdu leur chance d’être une alternative résidentielle aux quartiers barcelonais. Là où le marteau-piqueur a décimé les petites maisons individuelles avec acacia et palmier. Drapés dans des nuages d’humidité et condamnés ont vu partir les nouvelles professions libérales là-bas, du côté de Sant Cugat, là où il y a l’université et le golf, le chauffage central et des pharmacies et même un restaurant argentin et une fromagerie1, autant d’éléments indispensables pour trouver habitable n’importe quelle cité catalane de la fin du millénaire. Mais Carvalho, lui, aime le caractère obsolète de ces faubourgs, rêves anciens de retour à la nature de gens qui ignoraient encore que la ville serait plus monstrueuse qu’ils ne l’imaginaient avec une imagination aussi mesquine que leurs désirs. Ces maisonnettes leur ont permis de retrouver l’escargot et le chardonneret, le ver de terre et le héron, le têtard et l’orage.

Sur l’adresse écrite par la mère de Teresa il y avait même le plan du chemin pour aller « Chez Torruella », la résidence d'Ernest, Ernesto pour l’Histoire, car le garçon était né en plein orgasme de la révolution permanente incarnée par le Che. Près du chêne géant, disait le billet, et le chêne, pas si géant que ça, était bien là comme pour adapter son gigantisme à l’échelle de toutes ces maisons voulant péter plus haut que leur cul. Une grille en fer forgé, un petit jardin d’accueil et ses lauriers mangés de pucerons, une façade de petite caserne de la garde civile sur laquelle se détachait uniquement un escalier qui essayait d’imiter la mosaïque folle de Gaudi et, au bout, une porte ouverte sur un horizon de carreaux de faïence bien conservés. Au-delà de l’horizon une pièce et sa cheminée néo-classique, d’énormes coussins à motifs hindous. Sur l’un des coussins, une fille petite, les cheveux serrés dans un chignon, la bouche collée à une flûte, la tête penchée et les yeux cherchant à deviner qui est l’intrus. Mais elle n’arrête pas de jouer un arrangement qui selon Carvalho doit être du Mozart et qui contraste avec le poster d’Eric Burdon et l’immense photo de Mick Jagger faisant jaillir une guitare de sa braguette. D’une porte latérale sort un couple, coiffés unisexe, efflanqués comme chats de gouttière, jeunes comme des arbrisseaux. Ils ne veulent pas rompre le charme de la musique en demandant à Carvalho qui il est. La flûtiste paralyse Carvalho de ses yeux immenses, seule chose réellement belle dans son visage anodin de dernière de famille ; ses lèvres continuent d’arracher sa musique à la flûte. La musique annonce sa propre mort et lorsqu’elle s’éteint les visages retrouvent peu à peu le mouvement et la faculté de s’étonner devant cet homme de quarante ans vêtu à la papa qui s’est introduit dans le vestibule du paradis. Au vu de la rondeur bedonnante qui jaillit sous la tunique tiers-mondiste, Carvalho déduit que la flûtiste est la belle-fille putative de Teresa Marsé. Le couple unisexe se défait et la voix masculine avance d’un pas.

— Que désirez-vous ?

— C’était ouvert. Je cherche Ernesto.

Les trois jeunes gens se regardent et ne répondent pas.

— C’est au sujet de sa mère, Teresa.

— Elle est en voyage.

Dit la belle-fille.

— Je sais. C’est de ça qu’il s’agit. Je voudrais parler à Ernesto.

— Il travaille.

— Il reviendra bientôt ?

— Il est serveur et il fait la nuit. Il vient juste de partir.

Ce gamin né pour être le Che ou l’héritier de la famille Marsé travaille comme garçon de café.

— Vous pouvez me dire où ?

Ils peuvent peut-être le dire mais ils ne le veulent pas.

— Je ne sais pas exactement. C’est à Barcelone, mais je ne connais pas l’endroit. Comment avez-vous trouvé cette maison ?

— C’est la grand-mère d’Ernesto qui m’a donné l’adresse.

— Ah, la iaia(21).

La fille semblait soulagée et tout en disant la iaia elle avait regardé vers une porte qui ouvrait sur les carreaux de faïence décollés de la cuisine. Sans doute la iaia contribuait-elle au fonctionnement de cette cuisine.

— Excusez-moi mais mon père est à ma recherche et nous ne voulons pas de complications. Nous sommes chez des amis.

Le couple unisexe hocha la tête affirmativement.

— Ernesto travaille au Capablanca, une boîte de travestis au bas des Ramblas. Il est serveur.

Elle s’était dépêchée d’ajouter cela pour que, pas un instant, Carvalho ne pût croire qu’Ernesto travaillait comme travesti. La flûtiste enceinte examinait Carvalho du haut de ses dix-sept ans sans plus aucune méfiance mais dans l’attente d’une explication.

— Il est arrivé quelque chose à Teresa ?

— C’est ce que j’essaye de savoir.

Pourquoi s’habille-t-elle de soie
La fleur de l’iris mauve
Pourquoi s’habille-t-elle de soie
Ah ! campanera, qui le dira ?

Telle une fleur de sang, la longue chevelure blonde en bataille et tout le reste d’un rouge flamme, le fard à joues, la robe à volants et pois, pois blancs, d’un blanc rougi, la Pipa, un mètre quatre-vingts sans les talons et une stature de pilier avec un thorax de poids welter augmenté de deux seins de silicone à rendre jalouse la concurrence, des mollets de cours d’anatomie et, dans le bouillonnement des jupes, des muscles marmoréens pour cacher le mystère de ce que respecta ou non un bistouri de Casablanca. Sur ce visage de garçon brun déguisé en fille blonde, des traits de grande folle, le piquant flamenco du « pourquoi s’habille-t-elle de soie la fleur de l’iris mauve » et un jeu de claquettes qui soulève des miasmes de poussière mêlés aux brumes électrisées par les jets de lumière. Les projecteurs essayent de cibler la gymnastique améliorée d’expression corporelle vers laquelle la Pipa tire la tragédie flamenca de la Campanera, tragédie profonde sous les doigts d’un pianiste aussi vieux qu’insignifiant, qui porte de petites lunettes d’étudiant mort lors d’une charge de la police tsariste. Dans les profondeurs de la salle pleine à craquer toutes les tables occupées par des couples à peine sortis de dîners à six mille pesetas. Ils sont là, au coude à coude avec tous les branchés qui ont répondu présent au téléphone arabe vantant une ambiance unique. La Pelucas, Rosalinda, la Adefesio, la Toro, spécialistes en imitations de Rocio Jurado, Amanda Lear, Astrud Gilberto, Rafaela Carra. Rosalinda, ancien camionneur, père de deux enfants ; la Pelucas, benjamin d’une veuve, la Adefesio, mécanicien tourneur, la Toro, putain à voile et à vapeur ; succès assuré avec Luigi el Amoroso.

— Cher public, voici maintenant le grand succès de Rafaela Carra dans une version libre de Juana la Toro.

Et la Toro prend la place de la Pelucas en fonçant sur le pianiste.

— … au piano, le maître Rosell.

Rosell, le vieux pianiste, un Buster Keaton blanc de nuit, corrige au pied levé les désastres de mesure et de tonalité des joyeuses et fortes filles.

— J’ai de ces règles !

Dit la Pelucas, son front mouillé d’une transpiration d’artiste.

— Quand j’ai mes règles je me fais un de ces sangs !

Insiste-t-elle entourée d’un groupe d’habitués qui rient ou sourient selon la nervosité que leur inspire la géante à l’inquiétant entrejambe.

— Un jour, je jouais à Mallorca et j’ai eu des règles dans ce genre, si tu avais vu dans quel état j’ai mis la scène…

Et le bruit court que dans la salle il y a un maire par intérim et Luis Doria, le vieux génie de la poésie et de la peinture, conservé dans du formol et de l’amidon. Luis Doria, référence des connaisseurs, du haut de sa table-perchoir juchée au-dessus de la mêlée, Luis Doria est là. Il vit encore ? Tu as vu son exposition à la galerie Maeght ? Salutaire satisfaction chez les couples aisés qui consomment leur folle nuit hebdomadaire avec un couple d’amis, leurs associés en affaires, leurs partenaires de vacances au bord de la mer. Pour le reste, maîtres assistants, mini-éditeurs vieillissants, anciens éditeurs, postéditeurs, écrivains peintres, anciens chanteurs engagés, spécialistes de science-fiction, douzième et même onzième sur les listes électorales communistes ou socialistes, noms prestigieux qui protègent les politiciens méritants écrasés de responsabilités, et Juanito de Lucena à peine de retour d’une tournée1 à travers l’Amérique du Sud, solidaire du spectacle et couvé des yeux par la Pelucas.

— Qu’il est beau !

Juanito de Lucena, un grain de beauté postiche près d’une bouche à baisers et des sourcils de jeune fille en fleur. Devant lui se penche Ernesto dans le style que le maître lui a inculqué : le corps incliné en signe d’offrande, une main derrière le dos, l’autre maniant le plateau tandis que de ses lèvres tombe un : « Que désirez-vous ? » assez fort pour être entendu du client sans toutefois couper l’inspiration de la Toro, une Rafaela Carra à la noirceur tunisienne et au squelette de déménageur.

— Ernesto. Ce monsieur te cherche.

Le fils de Teresa Marsé transporte sur son plateau deux gin-tonic et un Alexandra. Carvalho n’a pas trouvé le ton adéquat et Ernesto ne le comprend pas. Le détective lui propose par gestes de s’éloigner du brouhaha et le garçon lui indique qu’il ne peut pas. Il lui demande de l’attendre. Il apporte la commande à une table et tandis qu’il s’affaire quelqu’un frappe Carvalho sur l’épaule. Il se retourne et accueille avec surprise le sourire ridé de la Donato.

— Mais vous êtes infatigable !

— Je vous jure que c’est le hasard.

— Comment ?

— C’est le hasard.

— Je suis assise là-bas avec quelques amies. Un verre vous y attend.

Là-bas, c’est une table aux pieds de Luis Doria. Trois femmes sans maris et en marge de la fête y chuchotent. À présent la Toro s’est mise à déclamer sa nostalgie de Luigi el Amoroso, Latin lover d’exportation parti à Hollywood y faire fortune avec son zizi, cependant que le maestro Rosell crée une certaine sensation de paysage musical intime, triste en dépit de la parodie. Ernesto revient avec son plateau vide, il fait signe à Carvalho d’aller vers les toilettes. Les chansons stridentes de la Toro arrivent jusque-là, pas le bouillonnement des conversations ou les rires étouffés.

— Que se passe-t-il ? Je n’ai pas de temps à perdre. Je suis à l’essai et j’ai eu bien du mal à trouver ce travail.

— Il s’agit de votre mère. Elle est en difficulté et en Thaïlande.

— Ma mère est toujours en difficulté.

— Ça a l’air sérieux. Votre grand-père ne veut rien savoir. Il est possible de voir votre père ?

— Mon père ? C’est bien pis. Le plus difficile ce sera de le trouver et de toute façon ça ne servira à rien. Il est infantilisé. Il est comme mon fils. Il passe la moitié de l’année à Ibiza et l’autre moitié à tirer du fric par-ci par-là dans tout Barcelone.

— Quelqu’un doit quand même s’intéresser à Teresa. Il faut entrer en contact avec le ministère des Affaires étrangères, par exemple.

— Vous êtes sûr que ce n’est pas la dernière invention de ma mère ?

Le maître d’hôtel pointe son nez.

— Je n’ai pas le temps. Ici on risque son boulot à la première broutille. J’essaierai de trouver mon père. Donnez-moi votre numéro de téléphone.

Carvalho lui tend sa carte, Ernesto la glisse dans la poche de sa veste de smoking comme il le ferait d’un pourboire. Ses cheveux longs sont serrés en une tresse et l’on aperçoit sur son visage l’ombre d’une moustache adolescente que soutient une volonté désespérée de ne pas la raser.

— Alors vous venez ou vous ne venez pas ?

C’est la Donato. Elle prend Carvalho par un bras et l’aide à s’ouvrir un chemin parmi la foule qui applaudit. À travers un tunnel de clients, Carvalho parvient à la table des dames. Une pianiste concertiste, une traductrice de romans féministes et la gagnante du prix du premier roman le plus important de la littérature murcienne, annonce Donato. Elle présente Carvalho comme détective privé au chômage.

— Profitez-en, les filles, ce monsieur cherche du travail.

— Ah ! si je vous avais connu avant ! À quoi sert un détective privé ?

— À suivre votre mari, par exemple.

— Je n’en ai plus.

— Moi non plus.

— Ces jolies petites dames sont toutes des mal mariées à votre disposition.

La concertiste a gardé son bronzage d’été et regarde Carvalho par-dessus son épaule. C’est une blonde bien teinte, bien habillée, bien faite, bien mûre, les seins serrés dans un corsage de soie décolleté.

— N’est-ce pas qu’il est mignon ? C’est le plus mignon des détectives privés que je connaisse. Aujourd’hui je me suis fâchée contre lui parce que c’est un macho.

La Donato serre un bras de Carvalho et cligne de l’œil.

— Quelle belle nuit ! Ici ! Vous avez vu Luis Doria ?

— Je n’ai pas l’honneur de connaître.

— Le peintre, le poète ; enfin, vous ne lisez pas les journaux ? Regardez. Le voici. C’est un habitué. Il ne vient pas pour les filles, il vient pour le pianiste. Chaque fois qu’il vient, il est parmi les derniers à partir et, avant de quitter les lieux il salue cérémonieusement le pianiste et s’en va.

— Le pianiste.

Murmure Carvalho et ses regards vont vers le petit vieux qui souligne en apothéose musicale le retour de Luigi el Amoroso dans son village natal où il retrouve ses anciennes amours après avoir échoué dans sa tentative de gigolo hollywoodien. Le pianiste est un petit automate agité par la musique, des pantalons trop courts montrent à moitié ses vieux mollets blancs, ses vieilles chaussettes marron en tire-bouchon, ses souliers conservés par les cirages, nervures comme ses mains.

— Vous connaissiez ce lieu, je suppose.

— Fausse supposition.

— C’était déjà ouvert pendant la dictature, mais il avait été fermé sur dénonciation. À présent on l’a réouvert. Presque toutes les filles sont les mêmes. Avec quelque dix ans de plus. Vous avez bien regardé la Toro ? Elle fait peur.

La Donato se retient de rire lorsqu’elle surprend le regard qu’échangent la concertiste et Carvalho, lorsqu’elle voit que la concertiste détourne le sien et sourit en elle-même. Elle murmure à l’oreille de Carvalho.

— Tenez-lui compagnie, elle est très seule. Vous aimez la musique ?

— Ça dépend.

— Parlez-lui de musique.

Carvalho avale d’un trait son double whisky sec et se penche vers la pianiste.

— Comment va Beethoven ?

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui arrive ?

— On m’a dit que vous étiez musicienne.

— Moi, c’est Bela Bartok.

Carvalho fait mine de se fâcher, il hoche la tête en signe de dénégation.

— Je ne m’attendais pas à ça de vous.

La concertiste rit et montre une dentition hors de prix.

— Ça ne peut pas finir comme ça.

Proclama la Donato lorsqu’il devint évident qu’on les mettait dehors. Doria s’était levé, bronzé, anguleux, ses cheveux blancs éblouissants dans la pénombre du local et sa démarche d’homme âgé mais décidé était soutenue par deux accompagnateurs qui ne quittaient pas des yeux sa descente des marches vers la piste centrale. Il fut abordé par la concertiste ; le vieux monsieur l’accueillit aimablement, lui baisa une main, la lui retint, lui fit un commentaire amusant et la salua tout comme il l’avait accueillie. La retraite était générale et Doria avança aisément vers l’estrade où le pianiste refermait méticuleusement ses partitions. Carvalho suivit ses compagnes à la suite de la concertiste et ils se retrouvèrent ensemble dans le sillage de Luis Doria, sous le regard connaisseur des derniers clients. Doria s’arrêta au pied de l’estrade et dit :

— Très bien, Albert, très bien.

Le pianiste se retourna à peine. Il hocha la tête, affirmatif, et continua à tourner le dos au tout-puissant Luis Doria.

— Tout va bien ?

Le pianiste fit un signe de tête ambigu sans faire face à Doria.

— Et Teresa ?

Le pianiste s’agita et, vu de dos, on pouvait aussi bien croire qu’il riait ou qu’il pleurait. Il avait fini de ramasser ses partitions et s’avança vers les marches de l’estrade sans prêter à Doria la moindre attention. Celui-ci avait d’ailleurs pris le chemin de la sortie suivi de ses accompagnateurs. La Donato prit Carvalho par un bras.

— C’est toutes les nuits la même chose. Chaque fois que je me suis retrouvée ici avec Doria la soirée s’est terminée de la même manière.

Le pianiste donna les partitions à la dame du vestiaire. La femme, accomplissant semble-t-il un rituel, les rangea et reparut avec une brosse que le vieillard utilisa méticuleusement pour se dépoussiérer des pieds à la tête. À la sortie le groupe de Carvalho, le pianiste et Ernesto se retrouvèrent côte à côte. Ernesto n’avait plus de smoking, il portait l’uniforme jeune 1982 et ses cheveux tombaient sur ses épaules. Il lui fit un signe de complicité et enfourcha une petite moto sur laquelle il s’élança le long des Ramblas en direction de la tanière où l’attendait la flûtiste enceinte. Carvalho pensa que le jeune homme aurait froid dès qu’octobre basculerait, sa moto n’étant pas faite pour grimper au Tibidabo et redescendre ensuite les routes humides qui mènent au Vallès. Mais Ernesto n’était plus qu’une loupiote rouge et lointaine, tandis qu’Alberto Rosell, le pianiste, remontait les Ramblas, bien au centre, avec l’agilité d’un excursionniste, aidé sans doute par ces pantalons trop courts qui laissaient voir des chaussettes marron d’après-guerre.

— Rosa, ma belle, tu ne m’as rien dit.

La Donato embrassait Rosalinda et était embrassée par elle. Une Rosalinda si couverte de fourrures qu’on aurait dit un explorateur arctique efféminé.

— Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes plus. Tu as déjà oublié combien nous avons été amies.

— Comment pourrais-je t’oublier, mon cœur ? Mais tu es trop masculine pour moi.

— Masculine, moi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? Andrés, viens écouter les horreurs qu’on me dit.

Un jeune homme avec des favoris et un mégot de cigare entre les lèvres s’approcha du groupe.

— Voici Andrés, c’est mon fiancé. Nous allons nous marier. Voici Rosa. Écoute un peu ce qu’elle vient de me dire, que je suis trop masculine pour elle. Tu me trouves masculine, toi, mon Andrés ?

Andrés dit que non, il enfonça ses mains dans ses poches et s’obstina à chercher la lune dans le ciel. Rosalinda pinça la Donato au bras.

— Que tu es vilaine, qu’elle est méchante cette fille. Présente-moi donc ce joli garçon-là. Où allez-vous donc avec lui si nombreuses ?

— C’est un détective privé.

— Un fouille-merde.

Tout le dégoût du monde déclencha un tremblement de terre force sept sur l’échelle de Richter et sur la croûte de maquillage de Rosalinda.

— Non. Un détective privé comme au ciné. Comme Humphrey Bogart, par exemple.

— Ah ! eh bien, on ne le dirait pas ! Vous me faites plutôt penser à… à je ne sais pas, à quelqu’un d’autre. Adieu, ma jolie et pense un peu à moi. Je t’ai plu ?

— Tu as très bien chanté.

— Je suis des cours de chant, écoute-moi bien, avec le type qui a appris à la Caballé à respirer par les ovaires. Apprenez-moi ça à moi aussi, je lui ai dit. Et il m’a appris.

— À respirer avec les ovaires ?

— Eh bien oui, écoute, c’est vrai, on peut. Regarde.

Elle dégrafa son manteau de fourrure et découvrit une robe violette qui s’adaptait comme un étui à la volumineuse orographie de Rosalinda.

— Regarde, maintenant je respire avec l’estomac.

Et l’estomac de Rosalinda montait et descendait selon la direction d’entrée ou de sortie de l’air qu’elle aspirait la bouche fermée, narines dilatées comme celles d’un crapaud.

— Et maintenant je vais faire passer l’air dans les ovaires.

Et elle le fit passer, car aucun mouvement extérieur ne se manifesta, moyennant quoi tous furent d’avis que l’air avait échoué dans un puits profond des entrailles de Rosalinda.

— Et bien sûr, quand l’air est là, en bas, il est plus long à ressortir et tu as plus de temps pour tenir la voix. C’est pour ça que la Caballé ou bien sûr la Callas, Raphaël ou n’importe quel autre chanteur tiennent si longtemps sans respirer et qu’ils font ce qu’ils font avec leur voix. Ils peuvent chanter, je ne sais pas, un kilomètre, aussi calmement que s’ils se brossaient les cheveux.

Elle ferma les yeux pour mettre au clair des idées destinées à une dissertation qu’elle voulait longue, et la Donato l’embrassa sur les joues concluant ainsi une audience qu’elle considérait comme terminée.

— Allez, ma toute belle, nous sommes fatigués et nous rentrons. Bravo pour ton travail et beaucoup de succès.

Rosalinda essaya de dire qu’elle vivait pour l’art, mais la Donato lui avait déjà tourné le dos. Carvalho se retrouva en train d’avancer le nez sur ses chaussures, à ses côtés il sentit la présence de la concertiste. Rosa profita de la lumière d’un lampadaire pour rassembler ses troupes autour de ses propres lumières et leur donner ses instructions nocturnes.

— Je dois me lever tôt et je ne peux pas te raccompagner, Joana. N’est-ce pas que notre détective privé aura l’amabilité de raccompagner Joana chez elle ?

Joana dispensa Carvalho de la tâche que la Donato voulait lui infliger, elle ajouta que la nuit était pleine de taxis.

— Mais pas de détectives privés.

L’affaire était conclue. La Donato embrassa la concertiste sur les joues, tendit la main à Carvalho et se suspendit au bras des deux autres en s’élançant vers les inévitables Ramblas. Elle se retourna quelques mètres plus loin pour crier à Carvalho :

— Vous avez vu Marta Miguel ? Oui, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous en avez pensé ? Une enquiquineuse, non ? Moi, je la connais à peine.

Elle avait dit cela sans attendre de réponse de Carvalho, puis lui tourna le dos, poursuivant son chemin. Joana regardait en tous sens à la recherche d’un taxi.

— Ne vous en faites pas. Je vous raccompagne avec plaisir.

— Elle me fait enrager.

Et il y avait effectivement de la rage dans sa voix et dans le regard qu’elle jetait sur les trois femmes qui s’éloignaient.

— Elle me fait toujours le même coup.

— Qui consiste en quoi exactement si ce n’est pas indiscret ?

— Chaque fois qu’il arrive un homme, elle me le colle.

— C’est une bonne amie, généreuse.

— Elle le fait pour me mortifier. Pour me dire vas-y, va baiser puisque tu n’es pas comme nous.

— Je comprends. Mais pourquoi continuez-vous à sortir avec elle ?

— Il y a quelque chose qui m’attire chez Rosa. Je ne sais pas quoi. Sa force de caractère peut-être.

Lorsqu’ils furent montés dans la voiture de Carvalho ils se regardèrent dans les yeux. Ceux de la femme parcoururent le visage du détective à la recherche de sa bouche. Et, lorsqu’ils la trouvèrent c’est toute sa tête qui s’approcha de celle de Carvalho. De petites lèvres ouvertes, humides, s’emparèrent de celles de Carvalho. Celui-ci lui rendit son baiser et se laissa tomber contre le dossier de son siège.

— Encore heureux que je ne sois pas obligé de vous poser cette question stupide.

— Quelle question ?

— Vous m’invitez à prendre un verre chez vous ?

— Mon mari m’a quittée.

Elle se laissa choir son verre à la main, de son autre bras elle équilibra sa chute et se retrouva jambes croisées et verre sans une goutte versée. Carvalho admira l’habileté du geste et, de sa position d’homme plongé dans les sables mouvants de dix mille coussins, sans assez de mains pour tenir un verre, éviter l’enlisement et être prêt à faire quelques avances à Joana, il maudit le prétendu orientalisme qui envahissait la décoration intérieure. En revanche, sur les murs, tableaux abstraits de noms connus et au fond de l’immense salon, dans le troisième séjour, le piano à queue.

— Ça l’a pris comme ça. Il me l’avait annoncé dès le premier jour de notre mariage. Quand tu auras quarante-cinq ans, moi j’en aurai cinquante. Et je te quitterai. Moi j’ai pris ça à la rigolade.

Elle but dans son verre avec la délicatesse d’un oiseau.

— Cela s’est passé en juillet dernier. Je suis née en juillet. Le 22. Eduardo m’a offert un écrin et une enveloppe. Dans l’écrin, un collier d’émeraudes qu’il m’avait promis depuis… enfin. Et dans l’enveloppe un rendez-vous chez un avocat et un chèque de dix millions de pesetas… Tu écoutes ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Que ton mari a beaucoup d’argent.

— Parfois. Enfin oui, il a de l’argent. Pas beaucoup. Qu’est-ce que tu entends par beaucoup d’argent ?

— Cinquante millions de pesetas.

— Ça, c’est de la menue monnaie. Il les a, oui.

— Pourquoi t’a-t-il quittée ?

— Parce qu’il me trouvait déjà bien usée, je pense. Il m’a dit que je méritais une seconde vie, près d’un autre homme, en marge de la vie domestique. Et lui aussi bien sûr. Il a deux enfants avec une infirmière de sa clinique.

Elle regarde par-dessus son verre pour vérifier l’effet produit par ses révélations.

— Plus jeune que moi.

— Mais sûrement pas plus belle.

Les mains de Carvalho s’avancèrent, rapides. Elles défirent sa coiffure et une chevelure courte et douce encadra un visage de une de magazine féminin, soumis à un régime basses calories et à des massages faciaux pour lutter contre une mollesse native des joues et un cou annelé. Les mains de l’homme se remirent au travail, ôtant les bretelles du corsage et dégageant les seins fermes, bronzés au soleil, couronnés de deux framboises. Elle contemplait ses seins et voulut reprendre les confidences.

Nous n’avions pas eu d’enfants.

— C’est bien mieux. Qui les aurait gardés ?

— C’est vrai.

À présent les mains repartaient vers la jupe et la femme dut se retourner pour que Carvalho baissât la fermeture Éclair, sans poser son verre, sans verser une goutte, se permettant même une gorgée tandis que Carvalho lui retirait sa jupe. Avec une culotte qui eût tenu dans le poing d’un bébé et son verre de porto, le corps de Joana ressemblait à un montage. Il traduisait une angoissante volonté de lutte contre le temps. Pas un gramme de graisse, pas un pli négligé, pas le moindre petit bout de peau sans bronzage et malgré tout, tant d’efforts n’étaient pas arrivés à dissiper une certaine macération des formes qui attirait Carvalho. Et il parcourait délicatement du bout des doigts toutes les frontières de ce corps en lutte à mort avec le calendrier.

— Rosa aimerait que je sois comme elle. Que nous soyons toutes comme elle.

— Ce serait terrible.

Dit Carvalho et il essaya de s’appuyer sur un coude tandis qu’il embrassait un téton après l’autre avec une décontraction que contrariait sa position. Lorsque ses lèvres se posèrent sur le sein gauche, Joana rejeta sa tête en arrière et ferma les yeux en se laissant choir sur l’océan des coussins. Surpris, Carvalho se retrouva privé du téton et dans un équilibre impossible qui finit par se rompre. Il tomba sur Joana de tout son poids, ce qu’elle interpréta comme un assaut prématuré ; elle s’esquiva entre les coussins tout en bafouillant à plusieurs reprises un : « Pas encore » exaspéré. Joana était là noyée dans les coussins, avec son mini-slip ; elle tournait le dos à Carvalho et au monde entier, elle méditait. Carvalho hésita soit à partir soit à recréer le climat favorable. Il s’abandonna à la loi des coussins et se laissa couler jusqu’à toucher le fond. De là, il demanda d’une voix calme.

— J’aimerais que tu joues du piano.

— Maintenant ?

— Oui, maintenant.

— Comme ça ?

— Comme ça.

La femme se releva, s’arrangea les cheveux et alla vers le piano. Elle avait un joli cul en forme de poire qui s’adapta au tabouret tournant et des coudes pointus qui planaient au-dessus du clavier comme des oiseaux de proie. Le piano avait l’air d’attendre les mains de sa maîtresse, il lui renvoya ses sons avec la célérité d’un majordome. Carvalho pensa que ce devait être de l’Albeniz, quelques instants plus tard, il aurait juré qu’il écoutait du Torre Bermeja. Elle, elle s’arrêta et sans tourner la tête, s’excusa.

— Pardonne-moi, mais je prépare un récital Albeniz et cela me vient naturellement sous les doigts.

À nouveau les coudes étaient prêts à l’assaut du clavier, et cette fois-ci ce fut une mélodie triste, romantique et épique, avec des profondeurs de nuit ou de sens, sans aucun doute écrite pour agiter des puits de sentiments.

— Qu’est-ce que c’est ?

— O Perigal. Une chanson de Théodorakis sur un poème d’Elytis. Chanté, c’est très très beau. Surtout lorsque c’est Maria Farandouri qui l’interprète.

— Comme ça, ce n’est pas mal non plus.

— Non. Ce n’est pas mal.

Carvalho se leva et se déshabilla. Il s’avança vers le piano et enlaça la pianiste en lui prenant les seins. La mélodie se brisa et Carvalho contraignit la femme à poser ses mains sur le couvercle de l’instrument et tandis qu’il lui embrassait la nuque, il la pénétra par-derrière.

— Mais pourquoi ?

Elle eut juste le temps de prononcer cette phrase avant la pénétration. Carvalho ne voulut pas ou ne put pas lui fournir de réponse. Ses jambes à elle flageolèrent tandis qu’elle approchait de l’orgasme et Carvalho dut la soutenir d’un bras sous l’aine. Lorsque ce fut terminé, il la laissa dessinant un angle entre sol et piano. Joana se releva avec des vacillations de Margot Fontaine et sans regarder Carvalho elle alla vers les coussins et plongea parmi eux. Carvalho s’interdit de partir aussitôt à la recherche de la salle de bains et s’écroula près de la femme dessinant d’un doigt sur son dos des parcours vagabonds. Elle tourna la tête vers lui et il lui vit enfin le visage, enflammé, comme dilaté par une satisfaction intime.

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi avons-nous fait ça ?

— J’y verrai deux bonnes raisons. Parce que c’était bien et parce qu’il est cinq heures du matin et que le Corte Inglés n’est pas encore ouvert.

— Pourquoi avons-nous fait ça comme ça, comme des chiens ?

— Tu as un joli dos.

— Tu m’as fait ça comme ça pour m’humilier.

Elle avait froncé les sourcils pour stimuler sa propre colère. Carvalho se leva et commença à se rhabiller.

— Et demain ?

— Demain sera un autre jour.

— Nous nous verrons.

— Pas demain. Un autre jour.

— Je vais bientôt partir en tournée si je n’ai pas de problèmes avec le juge et la police.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je suis témoin dans l’assassinat de cette fille, Celia Mataix.

— Tu étais chez elle la nuit du crime ?

— Oui. Rosa m’avait emmenée avec elle.

— Tu connaissais déjà Celia ?

— Très bien. Trop bien.

Elle ne cachait pas son persiflage.

— Des problèmes ?

— Elle avait été la maîtresse de mon mari. Et j’avais juste voulu aller voir comment elle était de près.

— Et alors ?

— Une petite pute plus très jeune.

Les mains de la femme picoraient les vêtements épars. Elle enfila ce qui était nécessaire pour accompagner Carvalho jusqu’au palier.

— J’ai l’impression d’avoir été idiote.

— Pourquoi ?

— Ça a été tellement… bestial…

Carvalho ferma les yeux spirituellement et lui tendit la main. Elle le regarda l’air de ne pas comprendre, puis elle se haussa sur la pointe des pieds pour embrasser Carvalho sur la joue.

— Tu fais toujours ça comme ça ?

— Comment ?

— Comme si tu te fichais de ce que pense ta partenaire.

Elle voulait dire ce qu’elle allait dire et elle voulait le dire juste au moment où elle refermerait la porte derrière Carvalho.

— Les hommes, vous êtes tous les mêmes.

Il mit du temps à réaliser que la sonnerie était réelle, et même s’il n’était que dix heures du matin et qu’il n’avait pas dormi quatre heures, quelqu’un sonnait avec l’intention d’être entendu. Il sauta nu de son lit et se pencha à la fenêtre. Ernesto était là pas du tout disposé à s’en aller comme ça, il n’avait pas dormi davantage que Carvalho. Le détective ouvrit la fenêtre et cria un : « J’arrive » indigné qui fit s’envoler les hirondelles posées sur les arbres du jardin. Il se mit à chercher un peignoir et se retrouva quelques instants plus tard ouvrant le frigo pour y boire un demi-pichet d’eau glacée. Le peignoir. Ce fut comme si, soudain, il avait oublié le chemin du peignoir et de la porte d’entrée. Mais peut-être n’avait-il pas de peignoir. Il se rappela que dans la salle de bains il y avait quelque chose qui ressemblait à une sortie de bain. Il partit la chercher. Il l’enfila et c’est seulement en l’endossant qu’il retrouva le sens de ce qui arrivait. Quelqu’un avait frappé à la porte sans respect pour le nuage qui embrumait ses esprits et pour son sommeil incomplet. Il sortit pieds nus dans le jardin, ouvrit la porte à Ernesto sans rien dire ; peut-être attendait-il des excuses, mais le garçon passa devant lui en silence et à grandes enjambées il prit possession du jardin, de la porte d’entrée, de la maison. Carvalho le suivait et ne domina la situation que lorsque Ernesto se laissa choir dans le sofa en soupirant, résigné.

— J’ai un de ces sommeils. Je dors debout.

— Je dors aussi debout. Je croyais que les jeunes d’aujourd’hui n’étaient pas lève-tôt.

— Si ça ne vous fait rien, je voudrais en terminer au plus vite. L’histoire de Teresa, ma mère, m’a coupé le sommeil. Qu’est-ce qui se passe ?

Carvalho lui résuma la situation. Ernesto hochait la tête comme si on lui racontait les aventures d’une incorrigible récidiviste.

— Maman fait partie de ces gens toujours partants. Je suis allé la voir et je lui ai dit : ma compagne est enceinte. Alors elle s’est mise à me parler du contrôle des naissances. C’était absurde. Après quoi elle est repartie sur le fait qu’elle est une mère à la page et qu’elle ne méritait pas ça. Elle n’avait pas envie d’être grand-mère. Comme si moi je lui avais demandé d’être grand-mère. Ou comme si être ou ne pas être grand-parent se voyait sur votre physique. Être grand-parent, ça ne se voit pas. Être parent, oui, je lui ai dit. Alors elle est devenue furieuse. Elle partait, elle fichait le camp, on en reparlerait à son retour. Et moi qu’est-ce que je pouvais faire ? Il aurait fallu que j’y pense avant. Et me voilà.

— Tu as eu de la chance de trouver du travail.

— Ils m’exploitent mais je joue les imbéciles. Pas de contrat, pas d’assurance, rien. Mais au moins, je suis tranquille et je n’ai d’argent à demander à personne. Qu’est-ce que je peux faire pour Teresa ?

— Je doute que tu puisses faire grand-chose. En réalité, ceux qui devraient se mobiliser, ce sont tes grands-parents ou ton père. Retrouve ton père, si tu peux.

— Je sais où il est. Il travaille comme dresseur de chiens dans un élevage canin de la côte. Vers le sud. Près de Calafell. Pour l’instant. Comme il y a toujours eu des chiens chez lui, il sait s’y prendre. Ne soyez pas surpris.

— Ça ne me surprend pas.

— Mon père a aussi été conseiller financier chez Bankinter parce qu’il est le neveu de je ne sais plus qui ou le gendre de mon grand-père, je ne sais plus. À présent, il rentre juste d’Ibiza et la fille qui l’entretenait s’est fatiguée de lui. Il a grossi et il commence à perdre ses cheveux.

— Quel âge a ton père ?

— Tous les âges. Quarante et des poussières. Un ou deux ans de plus que Teresa, mais il fait plus vieux. C’est un voyou, ce mec. Depuis qu’il a quitté la maison, il a fait de tout. Encore heureux qu’il ne donne pas de conseils.

Il éclata de rire.

— Il est fou. Quand je lui ai dit que j’attendais un enfant, il m’a dit : très bien, Ernesto. Tu es un sigala(22) comme ton père. Pour en revenir à Teresa. Vous voulez que je fasse des démarches ? On ne prêtera guère attention à un garçon de dix-huit ans. Mon grand-père connaît du monde, mon père aussi, bien qu’il ait perdu beaucoup de ses amis à force de les avoir tapés. Le père de Mercé, ma compagne, a une influence énorme ; il est député au parlement de Catalogne mais il ne veut pas me voir, même en peinture. C’est un de ces démocrates jusqu’à la ceinture.

— Il faudrait que nous allions à l’agence au cas où ils sauraient quelque chose de neuf et ensuite nous irions voir si par hasard ton père nous donnerait un coup de main. Tu veux manger quelque chose ?

Il dit que non et se releva avec une souplesse ostentatoire tout en secouant ses cheveux pour les remettre en place. Il se mit à inspecter la discothèque de Carvalho et à hocher négativement la tête tout en lui adressant un sourire de bon garçon.

— Vous retardez. Pas même l’ombre d’un Rolling. Le plus récent de vos disques c’est Penny Lane des Beatles.

— J’ai dû le gagner dans une tombola. En fait, je me suis arrêté à Aznavour.

— Vous n’êtes pas aussi ringard que vous le prétendez. Je vois ici un trente-trois tours des Pink Floyd, mais branchez-vous donc un peu ; d’ici peu vous allez devenir sourd. Car on peut devenir sourd quand on ne sait pas écouter la musique de son temps.

— Pensée profonde.

— Quand je me lève tôt, il m’en vient des tas comme celle-là.

Carvalho alla à la cuisine. Il fit du café et tandis que le goutte-à-goutte de sa transfusion matinale s’achevait, il avala une demi-livre de fraises prescrites par Bromure comme médicament principal contre l’acide urique.

— Et si tu pouvais passer une semaine à ne manger que des fraises, tu te débarrasserais de ton acide urique pour un bon bout de temps, Pepe.

Une demi-livre tous les matins devait bien avoir quelque effet. Satisfait d’avoir fait quelque chose pour son pauvre corps, il alla prendre une douche, se soumettant à l’alternance d’un jet chaud puis d’un jet glacé parce que Bromure, qui ne s’était pas douché depuis sa traversée de l’Oder ou de la Neisse avec la division Azul, soutenait que c’était bon pour la circulation.

— À ton âge, Pepiño, tu dois commencer à faire attention à ta circulation sanguine. Le sang, c’est le corps. C’est pour ça que je suis comme je suis. J’ai le sang si épais qu’on le dirait cuit, aux petits oignons.

Il sortit de la douche et trouva sa maison envahie par les accents de Romance de Valentia de Conchita Piquer.

— Ça sort du musée, écoutez ça. C’est too much. On dirait une de ces tilles qui chantent au Capablanca. Et vous aimez ça ?

— Ça me rappelle l’après-guerre.

— Vous aimez les souvenirs.

— Chacun se souvient de ce qu’il peut.

— Moi je me souviens d’une chanson de Karina qui s’appelait Nous ne sommes pas Roméo et Juliette. On chantait ça quand j’avais six ans à peu près. Mais à cette époque-là, on chantait aussi les Beatles et moi j’ai gardé les Beatles.

— Je vois que tu continues à penser. Allons-y.

En sortant du jardin, le spectacle des lierres tout-puissants et des haies folles suscita la désapprobation d’Ernesto.

— On dirait un jardin abandonné.

— Tu n’aimes pas non plus mon jardin ?

— Il faut aimer les plantes. Il faut leur parler, les choyer et même leur mettre de la musique. Si vous voulez, je passe un de ces jours vous arranger ça. Je ne vous ferai pas payer très cher.

— Tu as le même état d’esprit que Rockefeller. Serveur, jardinier ; un de ces jours je vais te rencontrer dans la rue en train de vendre des journaux.

— Si on pouvait les vendre à la criée, ça me plairait. Je vous suis sur ma moto.

Sa moto, c’était un vieux scooter qui s’élança derrière la voiture de Carvalho et devint dès lors un sujet d’inquiétude pour le détective qui surveillait dans le rétroviseur si le gamin le suivait ou non. Il lui semblait impossible que cet insecte à roulettes puisse porter Ernesto et filer le train de l’auto. Son souci de la tenue de route du deux-roues l’incita à conduire lentement. Derrière lui une caravane orageuse de conducteurs s’était formée et lorsqu’ils dépassaient la moto et la voiture, ils jetaient au détective des regards haineux ou méprisants, ceux-là même que l’on réserve en général aux femmes au volant ou aux conducteurs du troisième âge. Fâché contre lui-même, Carvalho accéléra dans la mesure où le lui permettaient les files de mères venant d’abandonner leur progéniture à l’enseignement primaire des nombreuses écoles privées qui fleurissaient dans cette partie haute de la ville. Il gara son véhicule dans le parking du paseo de Gracia et marcha d’un bon pas vers l’agence de voyages. Ernesto l’attendait devant la porte.

— Vous vivrez vieux. Vous conduisez comme si on n’avait pas inventé l’urgence.

L’entrée dans l’agence de Carvalho suivi du gamin hirsute et chevelu fit froncer bien des sourcils. Certains pensèrent qu’on frôlait le hold-up et d’aucuns virent en Carvalho le pédé d’âge mûr qui vient s’informer sur une croisière dans les Caraïbes avec son jeune filleul. Les autres visages n’affichaient que travail ou indifférence.

Carvalho en conclut que personne n’avait pensé qu’ils étaient tout simplement un père et son fils à la recherche de précisions sur un voyage d’études, par exemple. Le directeur de l’agence s’était fait pour l’occasion le visage de l’homme soucieux, et bien que Carvalho lui ait présenté Ernesto comme le fils de Teresa, c’est à lui, Carvalho, qu’il adressa le résumé de la situation, se sentant uni à lui par une solidarité d’âge et de vêtement. Le voyage organisé était rentré ce matin et Teresa n’était pas du groupe. Il avait eu un bref rapport du guide en chef car le voyage avait été très dur, avec d’incroyables turbulences au-dessus de l’Inde et une escale technique de huit heures à Bombay, mais il ne pourrait guère en dire plus dans les prochaines heures. Teresa Marsé avait disparu à Chiangmai après une participation irrégulière aux sorties, selon le rapport qu’il lui donnait. Tout avait été normal jusqu’à Bangkok. À partir de là, elle s’était séparée du groupe et avait noué une relation avec un Thaïlandais de très mauvaise réputation, selon la police. Et lorsqu’il prononçait mauvaise réputation, le directeur de l’agence regardait Carvalho dans les yeux comme s’il voulait lui dire sans le dire quelque chose que le garçon ici présent ne devait pas entendre. Mais ce fut Ernesto qui passa outre l’euphémisme.

— Que voulez-vous dire par très mauvaise réputation ?

— Exactement cela.

— Exactement cela ne veut rien dire.

— Parlez clair. C’est un gamin qui a la peau dure. Il s’est fait tout seul.

Le directeur respira profondément.

— Pour être clair, et veuillez excuser ce genre de vocabulaire, mais c’est exactement ce que m’a rapporté le guide : c’est un professionnel du sexe.

— Un prostitué ?

— Oui, C’est-à-dire qu’à Bangkok comme ailleurs il y a des putains femmes et hommes, mais il y a toujours plus d’hommes au fur et à mesure que les femmes s’émancipent. Par exemple, les salles de massages étaient avant exclusivement destinées aux hommes ; à présent on commence à voir des massages destinés aux femmes dans lesquels les masseurs sont des hommes. Pour les étrangères, bien sûr. Tout le vice à Bangkok s’adresse aux étrangers.

— Autrement dit, ma mère s’est tirée avec un prostitué.

— D’après mes informations, l’histoire n’est pas très claire et la police ne veut pas l’éclaircir. Mon guide m’a dit : ça sent le roussi. L’ambassade espagnole est intervenue, mais le chef de la police thaïlandaise en personne lui a déclaré que l’affaire n’était pas de son ressort, que « ce couple s’est fourré là où il ne devait pas être ». Bangkok, je ne sais pas si vous y êtes allé, est une ville mensongère. En apparence, c’est une ville festive et touristique où tout est pensé en fonction du touriste. Mais dès qu’on gratte un peu, on voit apparaître une ville terrible où celui qui ne fait pas du trafic de drogues du Nord trafique des rubis birmans ou des filles, et à chacun son territoire. Le guide m’a dit : ça sent le roussi. Et c’est un guide chevronné, avec plus de vingt voyages en Orient.

— Nous pourrions lui parler ?

— Laissez-le dormir quelques heures et dès cet après-midi il sera à votre disposition.

« Résidence canine Pluto. Un autre foyer pour les chiens qui ont un foyer. » Au premier plan, des barbelés verts derrière lesquels officie un dresseur de chiens qui aurait plutôt l’air de dompter des lions. Bottes hautes, pantalon de cheval, ample chemise bleue, un bâton dans une main et l’autre bras fourré dans un gant jusqu’au coude, le corps cambré pour provoquer le chien, le recevoir et aider ses mouvements de capture avec une élégance digne d’un seigneur.

— Mon père.

Glisse Ernesto avec résignation tout en précédant Carvalho. Le garçon s’approche des barbelés et crie le nom de son père par-dessus les aboiements obstinés.

— Monsieur Planas Riutort !

Le dresseur se retourne, suivi dans son mouvement par une frange compacte qui lui couvre le front. Il sourit comme face à une caméra publicitaire et court athlétiquement à la rencontre de son fils. Il ouvre le portillon métallique qui ferme l’espace destiné au dressage, il ôte son gant de protection et utilise sa main libre pour donner une tape affectueuse au gamin.

— Comment ça va, Tito ?

— Très bien, papa. Laisse-moi parler avant que tu ne nous épates avec une de tes frasques. Ce monsieur s’appelle Carvalho, il a reçu un coup de fil de maman depuis Bangkok. Elle lui disait qu’elle était en danger et qu’elle avait besoin d’aide. Voilà. Ça y est. S’il le faut, il partira pour Bangkok pour l’aider.

— Ta mère. Ça ne m’étonne pas. Dès qu’elle franchit le seuil de sa boutique, elle fout la pagaille.

Il tend la main à Carvalho et troque son sourire de père attendri contre celui de l’amphitryon condescendant.

— J’adore les détectives privés. Je ne lis que des romans policiers. Cette histoire de Tere, ça me contrarie.

Il prend un air sérieux pour redire à son fils.

— Ça me contrarie.

— Nous ne sommes pas venus entendre des lamentations, papa. Il faut mobiliser des gens pour qu’ils s’intéressent à ce qui arrive à maman, et il faut aller à Bangkok la chercher.