Un autre jour, Vendredi disparut pendant plusieurs heures. Robinson allait partir à sa recherche, quand il vit une colonne de fumée qui s’élevait derrière les arbres du côté de la plage. Il n’était pas défendu d’allumer des feux sur l’île, mais le règlement voulait qu’on prévînt le gouverneur en précisant le lieu et l’heure qu’on avait choisis. C’était pour éviter toute confusion avec le feu rituel des Indiens qui pouvaient toujours revenir. Si Vendredi avait négligé de prévenir Robinson, c’était sans doute que ce qu’il était en train de faire n’avait aucune chance de lui plaire.

Robinson se leva en soupirant et se dirigea vers la plage après avoir sifflé Tenn.

Il ne comprit pas tout de suite le curieux travail auquel se livrait Vendredi. Sur un tapis de cendres brûlantes, il avait posé une grosse tortue qu’il avait fait basculer sur le dos. La tortue n’était pas morte, et elle battait furieusement l’air de ses quatre pattes. Robinson crut même entendre comme une toux un peu rauque qui devait être sa façon de crier. Faire crier une tortue ! Fallait-il que l’Indien eût le diable au corps ! Quant au but de cette horrible opération, il le comprit en voyant la carapace de la tortue se redresser, devenir presque plate et naturellement se détacher du corps de la tortue. Pendant ce temps, Vendredi avec un couteau coupait à l’intérieur les parties qui restaient encore collées à la carapace. Tout à coup, la tortue roula sur le côté en laissant sa carapace par terre. Elle retomba sur ses pattes et se mit à galoper vers la mer, suivie par Tenn qui courait derrière en aboyant. Puis elle s’enfonça dans les vagues.

— Elle a tort, dit tranquillement Vendredi, demain les crabes l’auront mangée !

Puis il se mit à frotter avec du sable l’intérieur de la carapace qui formait comme un grand plateau un peu incurvé.

— C’est un bouclier, expliqua-t-il à Robinson. C’est comme cela qu’on les fait dans mon pays. Aucune flèche ne peut le percer, et même les grosses bolas rebondissent dessus sans le casser !

Robinson en voulait beaucoup à Vendredi de la cruauté qu’il avait montrée dans cette affaire de bouclier. Mais un peu plus tard, il eut l’occasion de voir à quel point Vendredi pouvait être gentil et dévoué envers une bête quand il l’avait adoptée.

Malheureusement il s’agissait cette fois d’un petit vautour que ses parents avaient abandonné. C’était une horrible petite bête, avec sa grosse tête aux yeux exorbités, ses lourdes pattes maladroites, et ce petit corps tout nu et tordu comme celui d’un infirme. Il ouvrait largement son énorme bec et le tendait en piaillant chaque fois qu’on s’approchait de lui.

Vendredi commença par lui donner des morceaux de viande fraîche qu’il avalait avec avidité. Mais bientôt le petit vautour donna des signes de maladie. Il dormait toute la journée, et sous son maigre duvet son gésier saillait comme une boule dure. En vérité, il ne pouvait pas digérer cette viande trop fraîche. Il fallait trouver autre chose. Alors Vendredi laissa des boyaux de chèvres pourrir au soleil. Bientôt on vit des asticots blancs et gras qui grouillaient dans la viande nauséabonde. Vendredi les recueillit avec un coquillage. Puis il les mit dans sa bouche et les mâcha longtemps. Enfin il laissa couler dans le bec du petit vautour la bouillie blanche et épaisse qui résultait de cette mastication.

— Les vers vivants trop frais, expliqua-t-il. L’oiseau malade. Alors il faut mâcher, mâcher. Toujours mâcher pour les petits oiseaux.

Robinson qui le voyait faire en eut l’estomac soulevé de dégoût, et il se sauva pour ne pas vomir. Mais au fond, il admirait les sacrifices que pouvait faire Vendredi quand il avait décidé d’aider un animal{1}.