4. La partie de boules de Joseph
 
 

Pendant les vacances qui couronnèrent cette année de cinquième, je retrouvai Lili transformé : c’était presque un jeune homme, et un fin duvet brun dessinait déjà sous son nez enfantin l’ombre d’une moustache.

Il s’était acoquiné avec le plus illustre braconnier du pays, Mond des Parpaillouns. Comme l’oncle Jules avait acheté un chien, un petit cocker blond, je déclarai à Joseph qu’il n’avait plus besoin de moi pour lever ou retrouver le gibier, et je me joignis à Lili et à Mond.

Il habitait un « mas » qui n’était qu’un long rez-de-chaussée, surmonté d’un grenier, et prolongé par une bauge, dans laquelle une truie maigre à faire peur, mais d’une longueur extraordinaire, pataugeait jusqu’au ventre dans un fumier de sa fabrication, et criait de faim toute la journée.

La façade du mas était lépreuse et décrépie, mais deux gros mûriers, survivants de l’époque du ver à soie, l’ombrageaient délicieusement.

À travers la pénombre de la grande cuisine, aux volets toujours mi-clos, on voyait d’abord danser des guêpes brillantes dans la poussière d’or d’un mince rayon de soleil. Elles venaient se nourrir des restes épars sur la table : soupe séchée dans des assiettes grasses, fragiles pattes de grives, croûtes de fromage, grains de raisins crevés, et trognons de poires ou de pommes.

Aux murs pendaient des tresses d’ail, d’échalotes, de tomates d’hiver, et le sol aux carreaux bossés était encombré par toutes sortes d’épaves : chaises dépaillées, poêlons de terre sans queue, cruches égueulées, seaux percés, bouts de corde chevelus, cages obliques, et tout un bric-à-brac d’outils agricoles hors d’usage.

Enfin, dans un coin, une longue paillasse sans le moindre châlit, et une couverture trouée représentaient la chambre à coucher… L’aspect du propriétaire répondait à celui de sa demeure.

Il était toujours vêtu d’un très vieux pantalon de velours jaune, merveilleusement râpé, et réparé aux genoux et aux fesses par des rectangles de velours gris. Sa chemise était grise, elle aussi, mais ce n’était pas sa couleur naturelle : toujours entrebâillée sur sa poitrine, elle laissait voir une toison grise et blanche qui ressemblait à celle du blaireau.

Il faisait sa toilette à sec, en se grattant, mais le dimanche, il taillait sa barbe avec un sécateur. Il s’était un jour cassé l’avant-bras, en tombant avec son escalier ; comme il avait prétendu se soigner lui-même, les os ne s’étaient jamais ressoudés, et il avait ainsi, entre le coude et le poignet, une articulation supplémentaire. Sa main pouvait prendre des positions surprenantes, et jusqu’à faire un tour complet sur elle-même, si bien que son bras ressemblait à une vis de pressoir. Il disait que c’était très commode : moi, je ne le regardais pas trop quand il en faisait la démonstration, parce que ça me donnait mal au cœur.

Il me prit en grande amitié, et m’enseigna la technique du piège à lapin, que j’avais désormais la force de tendre.

Il fallait d’abord choisir l’endroit : à l’abri du vent, entre deux romarins ou deux cades, et faire un rond « bien propre ». Au bord de ce rond, on installait une grosse pierre sur la queue d’un bouquet d’épis de blé, ou d’orge. Les rongeurs ne tardaient pas à profiter de l’aubaine, et presque toujours nous notions dès le lendemain les traces de leur passage, et il était désormais certain que le gourmand y reviendrait chaque nuit. Mond disait :

— Il est engrené !

Fatal engrenage ! Il ne nous restait plus qu’à enterrer le piège devant le bouquet d’épis.

Nous en prenions deux ou trois presque chaque jour, et de temps en temps Mond me donnait le plus beau, que je rapportais triomphalement à ma mère.

Or, nous découvrîmes un jour, au vallon de Passe-temps, des bouquets qui n’étaient pas les nôtres. Mond se mit en colère avec de terribles jurons, contre le voleur inconnu qui venait engrener sur nos terres ; mais comme j’allais ramasser le bouquet, il m’arrêta du geste :

— N’y touche pas ! Si nous prenons ces épis, il en mettra d’autres, ici ou ailleurs. Il y a bien mieux à faire : il faut pisser dessus ! Il ne le verra pas, et les lapins n’y toucheront plus ! Si nous le faisons à tous ses « engrenés », il finira par se décourager. Allez, zou, les enfants, pissez !

Ce que nous fîmes consciencieusement. Mais le brigand ne fut pas découragé tout de suite, et les bouquets ennemis se multipliaient : c’est pourquoi, avant de partir, Mond nous faisait boire trois ou quatre grands verres d’eau, afin de nous approvisionner. Il nous utilisait l’un après l’autre, et par petites doses, ce qui était fort pénible, car il fallait s’arrêter au commandement, pour recommencer au bouquet suivant ; mais il fallait bien payer notre apprentissage, et nous fûmes bientôt habitués à ces mictions interrompues.

Cependant, Jules et Joseph chassaient glorieusement derrière leur chien, dont ils disaient merveilles. Ce petit cocker se glissait habilement sous les broussailles ; invisible, il débusquait le gibier, et rapportait toujours la perdrix ou le lapin blessés. Mais un jour, voyant passer dans le fourré l’éclair d’un lièvre, ils tirèrent tous les deux en même temps, et ne manquèrent pas leur coup, car le pauvre cocker fut tué net.

Tout honteux de cette méprise de novices, ils expliquèrent sa disparition en nous disant qu’il avait suivi une chienne amoureuse, et n’avouèrent la vérité que plusieurs années plus tard. L’oncle Jules poussa la comédie jusqu’à demander plusieurs fois, en rentrant de la chasse, si le cocker n’était pas revenu à la maison, alors qu’il l’avait enseveli lui-même près de Font Bréguette, sous un tombereau de pierres. Mensonge véritablement cynique, dont il se débarrassait sans doute en confession.

Quoi qu’il en soit, les chasseurs réclamèrent mes services : je les leur accordai, mais seulement un jour sur deux, l’autre étant réservé à Mond…

 

*

 

Le bonheur de la famille était à peu près complet, et j’eusse été tout à fait heureux sans les abominables « devoirs de vacances ».

Joseph m’accablait de cyclistes, qui me poursuivaient jusque dans mes rêves. C’est en souvenir de ces misères qu’au mois de juillet je ne lis jamais les journaux qui célèbrent le Tour de France. Puis, à six heures, l’oncle Jules venait me faire mon affaire, accompagné de Mucius Scaevola, de Regulus, de Scipion Nasica, du Gérondif et du Supin. Pour comble de cruauté, son « exemple » favori était « Eo lusum », « je vais jouer ». Lui, ça lui plaisait. Mais je prenais, sans le vouloir, un visage si lugubre que l’oncle disait : « Décidément, tu ne veux pas mordre au latin ? » Je ne répondais rien, mais c’est lui que j’avais envie de mordre. C’est un beau mot.

Toutefois, je dois reconnaître que Mond des Parpaillouns me consolait amplement de Plutarque et de Quinte-Curce, qui n’ont jamais été rien d’autre que de médiocres journalistes, dont nous avons fait des bourreaux d’enfants.

Par un beau soir de septembre, ma leçon de latin fut merveilleusement interrompue par la visite de M. Vincent, l’archiviste de la Préfecture, qui avait au village une belle situation morale. Il était accompagné par Mond des Parpaillouns, et par Lili, qui n’avait rien à faire dans cette ambassade, mais qui les avait suivis pour le plaisir de me voir.

Mon père les fit asseoir sous le figuier, et vint appeler l’oncle Jules, que je suivis aussitôt. Mond ouvrait dans sa barbe un grand sourire édenté, et M. Vincent parlait sérieusement, et même avec une certaine inquiétude, pendant que l’oncle débouchait une bouteille de vin blanc, et que Paul, tout en suçant de la gomme d’amandier, grimpait sur les genoux de Joseph.

— Voilà ce qui se passe, dit M. Vincent. Cette année, le Concours de Boules du Cercle sera particulièrement important. Le Cercle donne un prix de deux cents francs, la Mairie nous a accordé une subvention de deux cent cinquante francs, ce qui fait quatre cent cinquante francs. Il faut y ajouter les mises. Nous avons déjà reçu l’inscription de trente équipes, et je pense que dimanche nous serons à quarante. À dix francs par équipe, cela fait quatre cents francs de plus, soit, en tout, neuf cent cinquante. Nous avons diminué le second prix afin de gonfler le premier, qui sera de sept cent cinquante francs.

— Peste ! dit l’oncle Jules, ce n’est pas une bagatelle !

Sans être avare, il respectait l’argent à cause de son hérédité paysanne.

— Remarquez, dit M. Vincent, que le Cercle fait une bonne affaire ; c’est l’importance du premier prix qui a attiré quarante équipes, c’est-à-dire cent vingt joueurs, et sans doute autant de curieux, ce qui nous promet au moins trois cents apéritifs, une centaine de déjeuners, et cent bouteilles de bière : l’argent que nous avons mis de notre caisse sera largement récupéré, mais ce qui nous embête, c’est que Pessuguet est venu se faire inscrire, et c’est lui qui va rafler les sept cent cinquante francs !

Ce Pessuguet, c’était le facteur d’Allauch, qui frappait cinq boules sur six. Avec Ficelle, fin pointeur, et Pignatel, qui faisait un redoutable « milieu », ils étaient la terreur des banlieues, et on disait que c’étaient de « vrais professionnels ». Du reste, ils le disaient eux-mêmes avec fierté, et parce que Ficelle était des Accates, et que Pignatel venait de la Valentine, ils avaient baptisé leur équipe « la Triplette Internationale des Bouches-du-Rhône ».

— Si Pessuguet s’aligne, dit Mond, c’est une affaire réglée.

— Ma foi, dit Joseph, je les ai vus jouer l’année dernière. En finale, ils ont battu l’équipe d’Honoré, qui d’ailleurs n’a pas eu de chance. Ces étrangers sont assez adroits, mais il m’a semblé qu’ils avaient surtout beaucoup de malice. À mon avis, ils ne sont pas imbattables.

Et il fit un petit sourire qui me plut beaucoup.

— Bravo ! s’écria M. Vincent. Voilà comment il faut parler ! D’ailleurs, je ne dis pas ça pour vous flatter, mais moi je trouve que vous tirez aussi bien que Pessuguet !

— Vous ne m’avez pas vu jouer souvent, dit Joseph, et vous êtes sans doute tombé sur un bon jour ?

— Je vous ai vu au moins trois fois, dit M. Vincent, et j’ai vu pointer votre beau-frère : il a une drôle de façon de lancer ses boules, mais il fait toujours de bons points !

L’oncle Jules sourit d’un air malin, leva l’index et dit :

— Il n’y a que le résultat qui compte !

— Parfaitement ! dit M. Vincent. Et puis nous avons Mond, qui est un bon milieu – et ça ferait une jolie équipe des Bellons, qui aurait des chances de tenir tête à Pessuguet et peut-être de le battre !

— Malheureusement, dit mon père, nous sommes tout à fait à court d’entraînement.

— Il vous reste six jours pour vous entraîner et pour étudier de près le terrain du Cercle, où se joueront les dernières parties.

— Il faut essayer, dit Mond. Qu’est-ce qu’on risque ?

— On risque de gagner sept cent cinquante francs, dit l’oncle, ou alors les deux cents francs du second prix : ça serait déjà une consolation !

 

*

 

Le village avait formé six équipes, dont trois n’avaient absolument aucune chance de gagner une seule partie : mais c’était une manigance de M. Vincent, il nous avait confié son plan.

Il nous fit savoir que, d’après ses renseignements, Pessuguet transpirait beaucoup et se laissait facilement tenter par la bière fraîche : c’est pourquoi, vers le soir, son tir perdait quelquefois sa meurtrière efficacité. Il fallait donc faire durer le concours le plus longtemps possible, et c’est pourquoi M. Vincent s’efforçait de réunir au moins quarante équipes, afin que la finale ne pût avoir lieu qu’après quatre parties en quinze points, vers les six heures du soir, au déclin du soleil et de Pessuguet.

L’équipe des Bellons descendit donc au village pour s’entraîner, sur le terrain même où se jouerait la finale, et l’équipe d’Honoré lui donnait la réplique. J’étais assis sur le parapet, entre Paul et Lili, et nous encouragions nos joueurs par des cris d’admiration et des applaudissements. L’oncle Jules et Joseph mesuraient les pentes, marquaient des repères à la craie sur le tronc des platanes (afin de pouvoir juger des distances au premier coup d’œil), examinaient les moindres cailloux incrustés dans le sol avec une attention minutieuse. L’oncle Jules fut élégant, Mond efficace, Joseph éblouissant, et M. Vincent radieux. Le cinquième jour, il était si content qu’il conseilla à nos joueurs d’arrêter leur entraînement, et de prendre quarante-huit heures de repos, comme font les grands athlètes. Les boules furent mises de côté, et j’en profitai pour les astiquer, avec l’aide de ma mère et de Lili.

Levés de bonne heure, nous prîmes au passage Lili, puis Mond des Parpaillouns, et nous descendîmes vers le village. Je portais deux petits sacs, qui contenaient les boules de mon père et celles de l’oncle Jules. Lili eut l’honneur de porter celles de Mond.

Comme nous arrivions au Baou, les cloches de l’église sonnèrent : l’oncle Jules prit le pas gymnastique, car il craignait de manquer la messe célébrée spécialement pour les concurrents.

J’aurais bien voulu y assister, par curiosité pure : mais Joseph, sévèrement laïque, m’entraîna sur l’Esplanade, où déjà un certain nombre de joueurs s’exerçaient au tir, ou examinaient le terrain avec des mines d’experts. Adossé au mur, un homme de taille moyenne, noir, la joue pâle et creuse, regardait ces exercices d’un air glacé : pourtant, suspendue au bout d’un index recourbé, je vis une sorte de muselière de cuir qui contenait deux boules d’argent.

— Çui-là, c’est Pessuguet, dit Mond.

— Je le croyais plus grand, dit mon père.

— Quand il joue, il tient de la place.

M. Vincent sortit de la messe avant la fin.

— Il faut que je prépare le Tirage au Sort !

Il fila vers le Cercle.

 

*

 

Ce fut une imposante cérémonie.

Sous les platanes, devant le Cercle, il y avait une foule d’au moins deux cents personnes. On reconnaissait les joueurs parce qu’ils portaient le numéro de leur équipe sur une étiquette à ficelle accrochée à leur boutonnière. Les Bellons avaient le 33, Pessuguet le 13, ce qui était pour nous de bon augure.

Au fond du terrain, devant la façade, on avait dressé une estrade. Sur cette estrade, une longue table. Derrière la table, monsieur Vincent, entre deux personnages importants : le président de la Boule Joyeuse de Château-Gombert (qui était maigre et solennel dans un costume noir) et le président des Quadretty de la Cabucelle ; c’était un jeune homme de la ville, mais on le regardait, avec respect, parce qu’on disait qu’il était journaliste « sportif », et qu’il parlerait du Concours dans le Petit Provençal. Enfin, devant la table, une très jolie petite fille de six ou sept ans, qui était tout intimidée sous un grand ruban rose en forme de papillon géant.

M. Vincent secoua une sonnette et dit :

— Mesdames et messieurs, notre trente et unième concours de boules va commencer. Il se déroulera selon les règles de la Fédération Bouliste des Bouches-du-Rhône, dont un exemplaire imprimé a été remis à chaque équipe. Comme vous êtes venus en grand nombre (et je vous en remercie) le premier tour va comporter dix-neuf parties, et il nous a fallu trouver dix-neuf terrains. Ces terrains ne sont pas tous très bons, mais ça n’a pas une grande importance pour des joueurs de votre valeur et, pour qu’il n’y ait pas de dispute, nous les avons numérotés : le numéro un sera attribué à la première sortie du sac, et ainsi de suite. Comme il est déjà huit heures et demie, je ne veux pas gaspiller notre temps en paroles vaines, et je confie le choix du Destin à la main de l’Innocence.

Sur quoi, il tendit à la petite fille l’ouverture d’un sac qui servait d’ordinaire aux joueurs de Loto.

Timidement, elle en tira deux pastilles de bois, et M. Vincent annonça :

— Le 13 joue contre le 22 sur le terrain n° 1, c’est-à-dire au bout de l’Esplanade.

On entendit des soupirs de soulagement, et plusieurs se frottèrent les mains gaiement : ils étaient délivrés de Pessuguet, tout au moins pour le premier tour. L’équipe 22 était formée de trois paysans de Ruissatel. Ils accueillirent ce coup du sort avec une résignation souriante, tandis que Pessuguet, pressé d’en finir, les entraînait vers l’Esplanade comme à l’abattoir. L’équipe des Bellons fut opposée par le Destin à celle d’Eoures : de bons joueurs mais dont la réputation n’était pas terrifiante, et de plus, le sort leur attribua le terrain du Cercle, qu’ils avaient longuement étudié : ils durent cependant attendre la fin du tirage au sort pour avoir la place libre.

Naturellement, je restai, avec Lili, François et quelques autres – dont M. Vincent – près de l’équipe des Bellons, qui jouait contre ceux d’Eoures. L’oncle Jules était brillant, et sa boule, par des chemins imprévus, allait presque toujours mourir sur le bouchon. Mon père n’était pas content, parce qu’il manquait une boule sur deux, et paraissait énervé, mais Mond, malgré ou grâce à son bras en tire-bouchon, jouait magistralement. Au bout d’une demi-heure, ils « menaient » par 8 à 2. Comme leur victoire me paraissait assurée, je proposai à Lili d’aller sur l’Esplanade, pour voir où en était le massacre de Pessuguet. Comme nous débouchions de l’étroite ruelle, nous entendîmes le choc métallique d’un carreau, puis la voix de Pessuguet qui disait :

— 15 à zéro ! C’est une Fanny !

La foule fit de grands éclats de rire, et des bravos à l’adresse de Pessuguet tandis que les hommes de Ruissatel ramassaient leurs boules, et les remettaient dans les petits sacs sans lever les yeux. Quelques-uns leur lançaient des plaisanteries, et tout à coup plusieurs garçons partirent en courant vers le Cercle en criant « Fanny ! Fanny ! » comme s’ils appelaient une fille. Alors Pessuguet prit ses boules qu’un admirateur avait ramassées pour lui, et dit à mi-voix :

— Je crois qu’il y en aura d’autres !

Il avait l’air si décidé que j’en fus épouvanté.

 

*

 

Devant le Cercle, il y avait déjà deux douzaines de joueurs qui venaient de finir leurs parties, et parmi eux, je vis avec joie notre équipe des Bellons, qui avait battu Eoures par 15 à 8. Il était facile de reconnaître les vainqueurs : ils frappaient leurs boules l’une contre l’autre, ou les fourbissaient avec leurs mouchoirs et ils étaient en bras de chemise. Les vaincus avaient remis leurs vestons ; leurs boules étaient déjà serrées dans les sacs ou les muselières, et plusieurs se querellaient, en se rejetant la responsabilité de la défaite.

À la table officielle, le journaliste notait soigneusement les résultats de chaque partie sur un petit registre et faisait signer les chefs d’équipe. Pendant ce temps, M. Vincent triait ses numéros pour le tirage au sort du second tour, car il fallait supprimer les sortis.

Quand ces travaux furent terminés, M. Vincent lut solennellement les résultats, qui furent salués par des applaudissements et quelques protestations. Puis, dans un grand silence, comme il présentait l’ouverture du sac à la petite fille, la voix de Pessuguet s’éleva :

— Et la cérémonie ?

Alors les jeunes se mirent à crier en chœur :

— La Fanny ! La Fanny !

— C’est la tradition, dit le journaliste. Il me semble que nous devons la respecter !

À ces mots, deux jeunes gens entrèrent en courant dans la salle du Cercle, et en rapportèrent, au milieu de l’allégresse générale, un tableau d’un mètre carré, qu’ils tenaient chacun par un bout.

Les trois perdants s’avancèrent, avec des rires confus, tandis que la foule applaudissait. Je m’étais glissé jusqu’au premier rang, et je vis avec stupeur que ce tableau représentait un derrière ! Rien d’autre. Ni jambe, ni dos, ni mains. Rien qu’un gros derrière anonyme, un vrai derrière pour s’asseoir, que le peintre avait cru embellir d’un rose qui me parut artificiel.

Des voix dans la foule crièrent :

— À genoux !

Docilement, les trois vaincus s’agenouillèrent. Deux faisaient toujours semblant de rire aux éclats, mais le troisième, tout pâle, ne disait rien, et baissait la tête.

Alors les deux jeunes gens approchèrent le tableau du visage du chef de l’équipe, et celui-ci, modestement, déposa un timide baiser sur ces fesses rebondies.

Puis il fit un grand éclat de rire, mais je vis bien que ce n’était pas de bon cœur. Le plus jeune, à côté de lui, baissait la tête et le muscle de sa mâchoire faisait une grosse bosse au bas de sa joue. Moi, je mourais de honte pour eux… Cependant, quelques-uns les applaudirent, comme pour les féliciter de la tradition, et M. Vincent les invita à boire un verre : mais le chef refusa d’un signe de tête, et ils s’éloignèrent sans mot dire.

 

*

 

Les deuxième et troisième parties se déroulèrent sans incident notable : Pessuguet écrasa tour à tour l’équipe d’Honoré, puis celle des Camoins. Elles réussirent cependant à sauver l’honneur, en marquant l’une quatre points, l’autre deux. Vraiment, la Triplette Internationale des Bouches-du-Rhône savait manier les boules, et je commençai à douter de la victoire des Bellons, qui venaient pourtant de battre, dans un très joli style, les Accates et les Quatre Saisons.

À midi, il ne restait plus que cinq équipes en ligne : Pessuguet, les Bellons, la Cabucelle, la Valentine et Roquevaire.

Tout fiers de ces premiers succès, nous remontâmes déjeuner à la Bastide-Neuve, avec Lili et Mond, invités d’honneur, malgré les protestations de Mond, qui prétendait qu’il ne saurait pas manger assis. Il finit cependant par accepter ; mais en passant devant sa maison, il courut donner encore un petit coup de sécateur à sa barbe, et alla même jusqu’à se laver les mains.

D’ailleurs, il se tint très bien à table. Cependant, je demandai à mon père :

— Puisqu’il ne reste que cinq équipes, comment va-t-on faire le tirage au sort ?

— C’est bien simple, dit Joseph. Le premier sorti du sac jouera contre le second, et le troisième contre le quatrième. Quant au cinquième, il se reposera, et il sera admis au tour suivant comme s’il avait gagné.

— Ce n’est pas juste ! dit ma mère.

— Si c’est nous que ça nous arrive, dit Mond, nous trouverons que c’est juste !

— Et puis, comment faire ? dit Joseph. Puisqu’à chaque tour il faut diviser par deux le nombre des équipes, on tombe fatalement sur des nombres impairs ! À moins que le nombre total des équipes ne fasse partie d’une progression géométrique basée sur deux, comme 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc.

Mais…, dit l’oncle Jules, et il se lança dans une théorie mathématique : je refusai d’entendre cette leçon de calcul supplémentaire et je voyais les trois hommes agenouillés devant cet énorme derrière, dont je ne comprenais pas la signification, mais je n’osais pas en parler, surtout à table…

 

*

 

C’est à six heures du soir, ainsi que l’avait prévu l’astucieux M. Vincent, que la dernière partie put commencer. Il faisait encore très chaud, et le soleil déclinait rapidement. La finale opposait l’invincible Triplette des Bouches-du-Rhône, qui avait triomphé facilement de ses adversaires, et notre chère équipe des Bellons.

Nous étions partagés, Lili et moi, entre la fierté de voir nos champions accéder à la finale et la crainte à l’idée de l’humiliante défaite que le terrible Pessuguet allait leur infliger.

Celui-ci, en entrant sur le terrain et en apercevant Joseph des Bellons, fit un petit sourire qui me déplut. De plus, à pile ou face, il gagna l’avantage de lancer le bouchon le premier, ce qui me parut de mauvais augure – et la partie commença, entre deux haies qui avaient chacune trois rangs d’épaisseur. Il y avait un grand silence au départ de chaque boule ; elle roulait ensuite sous des arches de gémissements angoissés, et son arrêt était suivi d’une explosion de cris d’admiration ou de malédictions, puis de commentaires techniques.

Par malheur, la chance n’était pas de notre côté, et l’on vit bientôt que Mond n’était plus maître de l’articulation surnuméraire. Pessuguet, qui était dans le civil facteur des postes, ne pouvait contenir de petits éclats de rire sarcastiques quand la boule de Mond, animée d’étranges tourbillons dus au dérèglement de sa patte folle, revenait en arrière après avoir touché le sol. Joseph était pâle et l’oncle Jules rouge comme un poivron. L’équipe de Pessuguet, en trois mènes, marqua huit points… Lili secouait la tête, navré, et plusieurs de nos « supporters », par délicatesse, quittèrent la partie.

Je tremblais de rage, à cause de la chance insolente de ces étrangers et de l’incroyable déveine des nôtres. L’oncle Jules, après avoir longuement examiné le terrain, lança sa boule si haut qu’elle frappa la branche d’un platane et faillit lui tomber sur la tête, si bien qu’il roula longuement l’r unique du mot de Cambronne, pendant que les étrangers s’esclaffaient indignement.

Quand les Pessuguet eurent marqué douze points d’affilée, M. Vincent, l’archiviste de la Préfecture, donna l’ordre de commencer le bal sur la place, pour détourner l’attention d’une si douloureuse épreuve. Tous les spectateurs furent heureux d’avoir ce prétexte pour fuir vers la place… Lili et moi, nous les suivîmes, et le boulanger résuma l’impression générale en disant :

— C’est une boucherie !

M. Vincent, soucieux, ajouta :

— Pourvu que ce ne soit pas une Fanny !

Cette idée me bouleversa ; j’imaginai Joseph et l’oncle Jules agenouillés devant ce derrière, présenté par l’affreux Pessuguet. Quelle honte éternelle pour notre famille ! J’en avais la chair de poule, et Lili me répétait :

— C’est la faute de Mond ! Avec ce bras mou comme une tripe, il ne devrait pas jouer aux boules ! C’est tout de sa faute !

J’étais de son avis, mais ça n’arrangeait rien ; et pendant que l’orchestre attaquait la polka, j’allai me cacher derrière le tronc du gros mûrier, et Lili me suivit sans mot dire.

La musique faisait un bruit terrible, et les pétarades du cornet à piston devaient aller mourir jusqu’aux échos du Taoumé. Tout le monde s’était mis à danser, et j’en étais bien content : ainsi personne n’irait voir la cérémonie de la Fanny, si par malheur elle avait lieu.

En tout cas, moi je n’irais pas, et j’étais bien sûr que M. Vincent n’irait pas non plus, ni M. Féraud, le boulanger, ni le boucher, ni personne de nos vrais amis. Mais les enfants, peut-être, iraient rire de l’humiliation de mon père ? Je le dis, d’une voix tremblante, à Lili.

— Viens, me dit-il, viens !

Il m’entraîna vers une ruelle, où se trouvait l’écurie de M. Féraud. Il prit la clef dans un trou du mur, entra, et ressortit avec un fouet de roulier et une forte tige de bambou, qu’il me tendit :

— Avec ça, dit-il, s’ils y vont, ils n’y resteront pas longtemps !

 

*

 

Sur la place, on dansait toujours. Moi, j’attendais le cœur battant, mais je n’osais pas aller au Cercle, où l’honneur du nom était en péril.

Pourtant, comme il y avait au moins dix minutes que nous avions quitté ce lieu fatal, un faible espoir me vint tout à coup.

— Lili, si c’était fini, nous le saurions déjà. Et si ce n’est pas fini, c’est qu’ils ont dû faire au moins un point. Parce que les autres, il ne leur en manquait que trois, et ils les auraient déjà faits…

— Ça c’est vrai, dit-il. Oui, sûrement ils ont fait un point, et peut-être deux, et peut-être trois. Je ne dis pas qu’ils vont gagner, mais au moins, ça ne sera pas Fanny… Tu veux que j’aille voir ?

Avant que j’aie pu répondre, il était déjà parti.

Le piston nasillait une valse, et toute la jeunesse tournoyait sur la place, qui maintenant était à l’ombre, car le soleil était tombé derrière le clocher. Je me répétais :

— Au moins un point ! Sûrement un point !

Lili parut au coin de la ruelle. Mais au lieu de venir vers moi, il s’arrêta, mit ses mains en cornet, et d’une voix claire et dure, il cria :

— Les Bellons mènent par 13 à 12 !

La musique s’arrêta net, les couples hésitèrent.

Il cria de nouveau :

— 13 à 12 pour les Bellons ! Venez vite !

Il repartit vers le Cercle, et je courus après lui. L’homme du piston courait à côté de moi, et toute la foule suivait.

Comme nous arrivions au Jeu de Boules, le gérant du cercle s’élança à notre rencontre, les deux bras levés, les paumes en avant.

— Attention, cria-t-il. Restez ici ! Ne troublez pas les joueurs ! Du silence, pour l’amour de Dieu ! ON MESURE !

La foule s’aligna tout le long du terrain, et les hommes marchaient sur la pointe des pieds.

Sous les platanes les six joueurs étaient rassemblés, autour d’une dizaine de boules qui entouraient le bouchon. Quatre hommes, dont mon père, étaient debout, les poings sur les hanches. Ils regardaient l’oncle Jules, et Pessuguet, qui étaient à croupetons. L’oncle Jules mesurait le point avec une ficelle, et Pessuguet le surveillait, d’un air mauvais. Il cria soudain :

— Le second point n’y est pas ! Je vous l’avais dit !

— C’est exact, dit l’oncle Jules en se relevant. Nous n’en avons qu’un. Mais il nous reste une boule à jouer.

Et il montra Joseph, qui s’avançait, une boule à la main. Il était calme, et souriant. Il regarda le jeu et dit :

— En pointant, je ne le gagnerai pas, et je risque même de faire entrer leur boule.

— En tirant, dit Pessuguet, vous risquez de faire partir la vôtre. Et puis, même si la mienne s’en va, ça ne change rien, parce que nous tenons aussi par la boule de Pignatel…

— Oui, dit Joseph. Mais si je réussis un carreau, ça nous fera quinze…

Il revint vers le « rond », d’un pas décidé : Dans l’espoir de le troubler, Pessuguet courut soudain vers lui, regarda d’un air soupçonneux le pied gauche de Joseph, et se baissa pour constater que ce pied ne « mordait » pas sur le rond. Pendant ce temps, Pignatel, qui était resté près du jeu, faisait trois pas de côté, afin de projeter son ombre sur la boule visée. M. Vincent, dans la foule, cria :

— Hé l’ami ! Tirez votre ombre de là ! Faites « soleiller » la boule !

Mais ce gredin de Pignatel faisait semblant de ne pas comprendre que c’était à lui qu’on parlait. Alors, Mond des Parpaillouns s’approcha de lui, et dit aimablement :

— Ô Pignatel, pousse-toi un peu !

Et sans attendre qu’il « se poussât » de lui-même, il lui posa sa meilleure main sur l’épaule, et l’envoya valser à deux mètres, en disant d’un air mauvais :

— Pardon, excuses.

— C’est le règlement ! cria le gérant du Cercle. La boule doit « soleiller » !

Pignatel n’insista pas. Joseph, le talon gauche au milieu du rond, la pointe du pied relevée, visa longuement, dans un silence solennel. Mais comme il allait prendre son élan, une quinte de toux stridente déchira la gorge de Ficelle : Joseph s’arrêta, sans manifester la moindre impatience, mais la foule murmura, indignée, et le gros Elzéar, le Roi du Pois Chiche, cria :

— À ce qu’il paraît qu’aux Accates, ils ont la coqueluche jusqu’à cent ans !

Mond s’approcha de Ficelle, et dit à voix haute :

— Le meilleur remède pour ça, c’est de lui frapper dans le dos !

Mais comme il levait sa grosse patte, Ficelle fit quatre pas en arrière, en disant : « Non, merci… c’est pas la peine ! »

Le silence retomba… Alors, Joseph fit les trois sauts réglementaires, et sa boule fila dans les airs, étincelante comme un petit soleil. Je ne pouvais plus respirer, et la main de Lili serra mon bras brusquement, tandis que la dernière boule n’en finissait plus de tomber… Et soudain, un claquement retentit : la boule noire de Pessuguet se mit à briller comme l’argent. Joseph avait réussi le carreau. Immobile, et souriant à peine, il dit de sa voix naturelle :

— Et ça fait quinze !

Alors, des applaudissements crépitèrent, mêlés de cris et de bravos, et la foule se rua vers lui, tandis que monsieur le curé, le dernier mot des vêpres sur la bouche, descendait au galop la ruelle, en relevant sa soutane à deux mains.

Alors, on but le champagne – oui, Joseph fut forcé d’en boire une pleine coupe, et ma mère accourue dut y tremper ses lèvres la première. Puis l’oncle Jules leva sa coupe, et dit mille choses agréables, mais très justes, sur le courage admirable de Joseph, et sa science, et son adresse, et qu’il n’avait jamais désespéré, et sur son courage admirable. (Je l’ai déjà dit, mais l’oncle Jules le dit plusieurs fois.) Ensuite, Joseph (par modestie) déclara que l’oncle Jules exagérait (mais il n’avait pas exagéré du tout) et que c’était lui, Jules, qui avait gagné la partie, par sa stratégie, et son intelligence, et sa finesse, et sa merveilleuse connaissance du terrain. Mais moi je pensais qu’il aurait bien fait de regarder un peu en l’air, et de se méfier des branches de platane. Puis mon père félicita Mond des Parpaillouns, et il expliqua qu’au commencement de la partie sa troisième articulation s’était coincée, et qu’elle l’avait trahi ; mais qu’ensuite, quand Mond l’avait remise en place, en tirant dessus, il avait réussi des points aussi beaux que ceux qu’on applaudit à la finale du Concours du Petit Provençal. M. Vincent félicita tout le monde, et déclara que Pessuguet et ses hommes avaient eu tort de partir, parce qu’on leur aurait tout de même offert du champagne, parce qu’ils avaient très bien joué, et que ce n’était pas leur faute s’ils avaient trouvé plus forts qu’eux. Enfin, après de grands applaudissements qui firent rougir les trois des Bellons, il proposa à ma mère de venir officiellement ouvrir le bal avec lui.

C’est ainsi que je la vis tournoyer dans ses bras au son d’une valse étincelante. Elle souriait, la bouche entrouverte, la tête en arrière, et elle tournait si vite que sa robe se soulevait, et que tout le monde pouvait voir ses chevilles. On aurait dit une jeune fille. Mais je me rendis compte qu’elle ne perdait pas de vue son Joseph, qui dansait, un poing sur la hanche, avec la boulangère d’Eoures, une belle jeune femme brune. Il lui parlait tout en valsant, et il me sembla bien qu’il lui faisait des compliments. L’oncle Jules, de son côté, dansait fort cérémonieusement avec une vieille demoiselle à dentelles, qui valsait les yeux fermés, tandis que la tante Rose se laissait conduire par un estivant inconnu, mais distingué.