CHAPITRE III
Pour la seconde fois de son existence, Rowena contemplait le miroir. Le grand lac lui renvoyait l’image d’une biche au pied léger : la sorcière avait adopté cette apparence dès qu’elle était sortie de la grande forêt. Bien sûr, elle aurait pu venir plus vite, en volant, mais cette idée ne l’avait même pas effleurée : l’impatience et la crainte se mêlaient étroitement en elle à l’idée d’accomplir enfin sa vengeance. A l’idée de revoir Aladin. Tandis qu’elle courait au travers de la contrée des semailles, elle n’avait cessé de peser les dernières paroles de l’enchanteur, son maître, qui lui avait conseillé de renoncer à se venger. Mais elle ne pouvait se résoudre à l’écouter. Si Aladin n’avait fait que briser sa vie, elle aurait peut-être pu lui pardonner, mais il lui avait ravi son innocence, sa candeur. Cela, elle ne pouvait l’oublier.
Dès les abords de la contrée du miroir, Rowena, la biche qu’elle était, avait pris garde à ses pas. Elle ne craignait pas les chasseurs : les nobles n’exerçaient leurs talents contre les animaux que dans la contrée de la chasse. Mais il arrivait aux serfs de braconner un peu, au risque de finir sur la roue. Rowena aurait détesté devoir tuer un homme du peuple, pour peu qu’elle se prît à son piège. Heureusement il n’était rien arrivé.
La biche leva les yeux vers le soleil. Il y avait dix jours qu’elle avait quitté l’enchanteur, dix jours que le soleil violet brillait sur Fuinör. Le pays vivait la fin d’un cycle. Encore dix ans et le soleil pourpre en entamerait un nouveau.
Rowena résista à la tentation d’étancher sa soif dans les eaux du miroir. Son maître ne lui avait pas décrit en détail les propriétés magiques du grand lac et elle ne tenait pas à les découvrir à ses dépens. Un jour pourtant, il faudrait qu’elle y plonge pour voir s’il constituait réellement un passage vers le pays des fées. Lorsque sa vengeance serait accomplie, peut-être, lorsqu’elle n’aurait plus rien à perdre.
Elle s’éloigna du lac et courut en direction du château, soudain pressée d’atteindre son but. Il n’était situé qu’à une demi-lieue de là, perdu dans les broussailles et les roseaux, au cœur des marécages. Il n’y avait qu’un chemin sûr pour y parvenir, un chemin tortueux, délimité par de vagues repères, mais la sorcière n’en avait cure. Depuis son arrivée devant le miroir, les sabots de la biche n’avaient plus touché le sol. Elle courait sur l’air, sans faire de bruit, sans laisser de traces. Rowena sentit sa respiration s’accélérer quand elle aperçut le château : c’était la réplique presque parfaite de celui du roi Turgoth où elle avait passé son enfance et son adolescence. Pourquoi Aladin avait-il exigé qu’il en soit ainsi ? Pour s’élever au même rang que le souverain, peut-être. C’était un orgueil mesquin qui ne lui ressemblait guère mais Rowena se défiait désormais de ce qu’elle pensait savoir de lui : il l’avait déjà tellement déçue.
La sorcière arriva devant l’enceinte du château.
Aucun bruit ne s’échappait de celui-ci, comme s’il avait été vide. Malgré l’insistance du roi, Aladin avait refusé qu’on lui fît don de serviteurs et d’hommes d’armes. Il préférait la solitude. Rowena s’en félicita : au moins aucun innocent ne serait mis en danger.
Les oreilles dressées de la biche semblèrent rentrer à l’intérieur de sa tête, tandis que son museau s’aplatissait. Les pattes et le corps devinrent moins massifs. Son pelage, d’un violet très sombre, s’effaça devant une peau bleu pâle. En l’espace de quelques secondes. Rowena avait retrouvé sa forme originelle, celle de la plus belle femme ayant jamais foulé le sol de Fuinör. Elle se redressa, soulagée de pouvoir à nouveau marcher sur deux jambes. Sa nudité ne la gênait aucunement : elle savait depuis longtemps que les plus grands secrets d’un être humain restent cachés lorsque tout est dévoilé. De plus, il lui semblait juste de se présenter ainsi devant Aladin, l’homme qui pour la première et unique fois lui avait fait connaître l’amour – même si elle venait pour le tuer. Rowena baissa un instant les yeux sur son corps. Allait-il la reconnaître ? Lorsqu’il l’avait vue pour la dernière fois, douze ans auparavant, elle n’en avait que dix-huit. Sa silhouette s’était développée, affermie, et il y avait cette longue cicatrice qu’elle portait sur la hanche gauche, ce défaut conservé par nostalgie qui soulignait encore sa perfection. Mais son visage n’avait pas changé, pas plus que ses yeux où brillait invariablement la couleur du soleil, ni ses cheveux au noir éternel qui tombaient maintenant jusqu’à ses hanches. Il la reconnaîtrait. D’ailleurs, qui d’autre pourrait ainsi oser venir en son château ?
Rowena s’éleva jusqu’en haut de l’enceinte qu’elle franchit en quelques pas avant de se laisser redescendre. Mais tout comme lorsqu’elle était biche, ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle traversa d’un bon pas la cour intérieure du château et fut bientôt devant la porte à deux battants, l’entrée officielle réservée aux gens de haute naissance. Rowena sourit : bien dissimulé, le piège aurait pu échapper à un œil moins exercé mais elle le vit instantanément. Aladin n’avait guère d’imagination, ou bien beaucoup d’ironie.
La sorcière fit un geste rapide de la main droite et la porte s’ouvrit, les deux battants. Aussitôt, à l’endroit où elle se tenait, le sol se déroba, révélant un puits de plusieurs mètres dont le fond était hérissé de pointes menaçantes. Toujours portée par l’air, Rowena n’avait pas bougé. Elle haussa les épaules et pénétra dans le grand hall. L’intérieur du château lui-même était imité de celui du roi. Rowena reconnut le gigantesque escalier de marbre qui menait tout droit à la salle de bal. Les tapisseries couvrant les murs représentaient les mêmes scènes de chasse, de guerre. C’était un peu comme un retour au berceau, songeait la princesse, un peu comme un voyage dans le temps.
Un gigantesque dragon à cinq têtes et aux écailles multicolores se matérialisa sur l’escalier. Rowena poussa un soupir agacé. Elle tendit les mains vers le monstre et prononça quelques mots en un langage connu d’elle seule – et de l’enchanteur. Une boule de feu apparut autour du dragon, l’immolant dans un halo violet où se perdirent ses hurlements d’agonie.
Quelques instants plus tard il ne restait plus de lui que quelques cendres. Le marbre de l’escalier était noirci.
— Je tuais déjà des dragons avant d’être sorcière, Aladin, dit Rowena à haute voix. Épargne-moi tes laquais et montre-toi !
Le bruit d’une personne frappant dans ses mains retentit en haut de l’escalier.
— Bravo, Rowena, dit la voix du marchand de nuages. Je constate que tu as fait des études...
Les contours d’une fine silhouette commencèrent à se dessiner sur la dernière marche, devenant de plus en plus précis à chaque seconde qui passait. Vêtu de son éternel justaucorps bariolé et de ses poulaines, Aladin descendait l’escalier. Lui n’avait pas du tout changé, mais on le disait éternel. Il tenait en main le luth façonné dans le bois du Kör, l’arbre de vie qui poussait au cœur de la grande forêt, le luth dont il avait usé autrefois pour fasciner Rowena. La sorcière sentit une boule étrange se former au creux de son estomac. Un sourire instinctif naquit sur ses lèvres, comme autrefois, puis elle se souvint de ce que lui avait fait cet homme. Le sourire se transforma en grimace de haine. Comme elle l’avait fait pour le dragon, elle tendit les bras vers Aladin. La boule de feu se matérialisa alors que celui-ci était au milieu de l’escalier. Quand elle se dissipa le marchand de nuages souriait toujours, comme si elle n’avait jamais existé.
— Toujours aussi impulsive, Rowena, dit-il. Je sais que tu es venue pour me tuer, vois-tu ? En conséquence, tu ne peux pas réussir...
Un frisson désagréable parcourut le corps de la princesse. Elle ne tenta même pas un autre type d’attaque, ne songeant pas un instant qu’Aladin pût bluffer. Il était plus fort qu’elle, voilà tout ; elle aurait dû s’en douter. Pourtant l’enchanteur lui avait bien assuré qu’elle était l’être le plus puissant de Fuinör, à l’exception de lui-même. Il avait dû se tromper, ou lui mentir. Ou bien...
Rowena observa presque sans surprise le marchand de nuages se transformer.
— Tu as deviné, dit l’enchanteur. N’aurais-tu pas mieux fait de ne jamais savoir ?
La sorcière sentit ses yeux s’emplir de larmes. Son maître était la seule personne en qui elle avait toute confiance.
— Pourquoi ? cria-t-elle. Pourquoi avez-vous fait ça ? Qu’avais-je fait pour que vous vous empariez ainsi de ma vie ?
L’enchanteur descendit les dernières marches de l’escalier, fit quelques pas vers son élève et s’immobilisa. Il ne souriait plus.
— Rien. Tu n’avais rien fait, Rowena. C’est moi qui ai toujours tout fait. Les fées te voulaient stupide et réservée ; je t’ai rendue intelligente, curieuse. Ensuite je t’ai envoyé des livres pour t’éduquer, te faire réfléchir. Je t’ai fait connaître l’amour et la trahison. Et enfin j’ai fait de toi une sorcière. Tu n’as rien fait mais tu as décidé. C’est ton courage qui t’a amenée jusqu’à moi dans la contrée de la folie. Et lorsque tu t’es éprise du marchand de nuages, ma magie n’y était pour rien.
— Mais enfin pourquoi ?
Rowena avait crié d’une voix suraiguë, à la limite de la cassure. Les larmes roulaient sur ses joues, puis sur sa gorge nue, les marquant de canaux brûlants et lumineux. Sa bouche resta un instant ouverte sur ce hurlement de colère, d’incompréhension, puis ses lèvres furent agitées d’un tremblement nerveux. Elle renifla bruyamment.
— Vous n’aviez pas le droit, souffla-t-elle en secouant la tête. Vous n’aviez pas le droit...
— J’ai tous les droits ! dit sèchement l’enchanteur. Mon dessein est plus important que n’importe quelle vie humaine. Je veux changer ce monde, Rowena. C’est pour cela que j’avais et que j’ai toujours besoin de toi. Souviens-toi de la grande tour. Comme tu battais des mains, à quinze ans, quand le serf maltraité, la femme violentée prenaient leur revanche sur les chevaliers, quand la nature résistait à la hache du bûcheron. Je suis cette nature, ma fille. Tu comprends ce que je veux te dire ? Je ne suis pas un homme, pas vraiment. Je suis le Kör. Je suis les vagues, les rochers, le sable et la forêt. Je suis le miroir et je suis le soleil. Je suis Fuinör, Rowena. Paraître humain n’est qu’une coquetterie...
La sorcière avait baissé les yeux, croisé les bras sur sa poitrine. Elle pleurait en silence, maintenant, secouée parfois d’un bref sanglot.
— Tu ne dois pas m’en vouloir, continua l’enchanteur. Tu participes au changement que tu désirais. Tu as déjà fait beaucoup et c’est normal : tu es très douée. Tu apprendras encore. Je pense que le monde, tel que l’ont voulu les dieux, ne tardera plus à disparaître. Alors je me fondrai à nouveau en moi-même, en Fuinör. Et vous les hommes, les femmes, vous pourrez enfin être heureux.
Rowena esquissa un sourire triste.
— Être heureux, répéta-t-elle. Voilà un bien bel argument ! Pourquoi m’avoir tout dit ? Pourquoi ne pas m’avoir fait attendre encore ? Ou m’avoir laissé croire que j’avais tué Aladin ?
— Je vois que douze années de mon enseignement ne t’ont pas fait perdre l’habitude de poser des questions. Je te l’ai dit parce que le moment était venu. Tu ne devras être emplie d’aucune haine lorsque le monde changera, sous peine de le bouleverser encore. Il te faudra du temps pour vaincre son amertume mais ce temps, je te le donne. Quant à te tromper... Cela n’aurait en rien servi mon dessein, Rowena, et je ne mens jamais gratuitement. Lève la tête ! Regarde-moi !
La sorcière obéit, renvoyant ses cheveux en arrière en un geste de défi.
— Tu ne désires plus que le monde change, Rowena ? demanda l’enchanteur.
— Si, dit-elle. Je le désire...
L’enchanteur tire quelques notes du luth qu’il tenait toujours. L’instrument pourpre émettait des sons à nuls autres pareils.
— Il y a bien des années, je t’ai promis de te le donner un jour, dit-il. Ce jour est arrivé. Il est à toi.
Rowena tendit instinctivement les bras pour recevoir l’instrument. Elle caressa sa caisse du bout des doigts. Le toucher en était doux, tiède, élastique, comme si le bois avait été vivant. La princesse pinça légèrement les cordes. Serrant le luth contre elle, elle commença à jouer une vieille ballade, la première que lui eût enseignée le marchand de nuages. Elle en chanta les premiers vers, d’une voix étrangement pure où ne restait plus aucune trace de ses sanglots. Puis elle se souvint que le texte en était stupide, inepte et se tut.
— Mais m’aimiez-vous au moins ? demanda-t-elle. Lorsque vous m’avez abandonnée, accablée, avez-vous au moins souffert de me voir souffrir ? Sans le grand œuvre de l’enchanteur, la princesse Rowena aurait-elle pu être heureuse avec le marchand de nuages ?
Le vieil homme ne cilla pas.
— Non, dit-il froidement. Je sais qu’un « oui » t’aurait fait du bien mais j’ai décidé de ne plus te mentir. Je suis la nature, Rowena, ni le bien, ni le mal... Il m’est impossible de ressentir un quelconque sentiment. L’amour pas plus qu’un autre...
Rowena serra les dents, ferma doucement les paupières. Sa poitrine tressautait sur un rythme irrégulier, comme si elle avait eu peine à reprendre sa respiration.
— Tu dois tuer le marchand de nuages, continuait l’enchanteur. Comme tu le voulais. Tu dois le tuer à l’intérieur de toi. Il n’existe pas !
— Non ! Je ne l’oublierai jamais ! Et je ne veux pas de vos cadeaux !
Le luth pourpre fut projeté au travers de la pièce, suivi d’un jet de flammes qui s’attacha à lui et le consuma en quelques secondes. Les cordes émirent des sons discordants en se rompant.
— Je ne veux plus rien de vous ! cria la princesse. Rien ! Ou plutôt si : je veux voir votre échec ! Je ne suis plus votre élève, désormais, non, loin de là ! Je ferai tout mon possible pour m’opposer à vous, vous m’entendez ? Je désire que le monde change, mais s’il faut cela pour vous frustrer du but de votre vie, alors je l’aiderai à demeurer inaltérable. Vous comprendrez peut-être ce qu’est la frustration, « maître » ! Oh, je vous hais. Si vous saviez comme je vous hais !
— Ne deviens pas mon ennemie, dit doucement l’enchanteur. Tu n’es pas sensée.
— Je n’ai jamais été sensée ! fit Rowena d’un ton sec. Je m’en flatte ! Je pars mais je ne vous dis pas adieu : nous ne tarderons sans doute pas à nous revoir, sur un champ de bataille quelconque !
Tournant les talons, elle marcha vivement jusqu’à la porte du château puis se changea en lionne et s’éloigna en bondissant sur la terre marécageuse.
L’enchanteur la regarda disparaître derrière un bouquet d’ajoncs. Il claqua des doigts. Les cendres toutes fraîches du luth se rassemblèrent et l’instrument reconstitué apparut entre les mains du vieil homme.
— Ainsi soit-il, Rowena ! dit-il.