3
LES BÊTES DE L'ABÎME
LA Rivière Blanche écumait et grondait sauvagement en sautant du haut de la falaise. Corum et Jhary dégagèrent les avirons des tolets et s'en servirent pour orienter la barque agitée vers la rive.
« Tenez-vous prête à sauter, Rhalina ! » hurla Corum.
Elle était debout contre le mât et le Roi Noreg-Dan la soutenait.
Le bateau repartit en dansant vers le milieu du flot, puis, sous l'action soudaine d'un courant différent, retourna vers la berge. Corum chancela et faillit passer par-dessus bord tout en manœuvrant sa rame. Le bruit torrentiel couvrait presque leurs voix. L'abîme se rapprochait et ils ne tarderaient pas à être précipités dans le vide. À travers l'écume qui volait, Corum distinguait vaguement le flanc d'une autre falaise au loin. Elle devait se dresser à un kilomètre au moins.
Puis la quille frotta sur la rive et Corum cria :
« Sautez, Rhalina ! »
Elle bondit, suivie de Noreg-Dan qui battait des bras. Elle tomba dans la poussière de sang et s'étala de tout son long.
Jhary sauta ensuite, mais la barque tournait de nouveau vers le milieu de la rivière. Il prit pied dans les flots peu profonds et appela Corum.
Celui-ci se rappelait les avertissements de Noreg-Dan quant à l'action corrosive du liquide blanc, mais il n'avait d'autre solution que de s'y jeter et de nager vers la berge, malgré le poids de son armure.
D'ailleurs, ce poids même l'aidait à lutter contre le courant, et ses pieds touchèrent enfin le fond. Tout frissonnant, il gagna la terre, le corps couvert de gouttes de liquide.
Il s'allongea, haletant, et suivit des yeux le bateau, qui se cabrait au bord de l'abîme pour disparaître d'un coup.
L'abîme paraissait sans fin. Il s'étendait d'un point de l'horizon à l'opposé, avec des bords si rectilignes et des flancs si verticaux que visiblement il ne s'agissait pas d'une fantaisie de la nature. On eût dit quelque canal gigantesque creusé pour que les eaux coulent entre les falaises… un canal d'un kilomètre et demi de large et de mille mètres de profondeur.
Debout au bord de l'abîme, ils en contemplaient les profondeurs. Corum se sentit pris de vertige et fit un pas en arrière. Les parois de la faille se composaient de cette même obsidienne sombre que les montagnes qu'ils avaient quittées plus tôt, mais les parois en étaient absolument lisses. Loin au-dessous d'eux, une vapeur jaunâtre s'étirait, dissimulant le fond… s'il y en avait un. Les quatre compagnons se sentaient nains devant l'ampleur de la scène. Ils jetèrent un coup d'œil en arrière, vers la Plaine du Sang. Elle s'étalait, dénudée à l'infini. Ils s'efforcèrent de distinguer la muraille opposée, mais elle était trop éloignée.
Une légère brume tamisait le soleil, toujours au zénith au-dessus d'eux.
Les petites silhouettes se mirent en marche au bord du gouffre, dans la poussière de sang, en s'éloignant de la Rivière Blanche.
Corum s'adressa finalement à Noreg-Dan. « Aviez-vous déjà entendu parler de ce lieu, Roi Noreg-Dan ? »
Il secoua la tête. « Je ne savais certes pas ce qu'il y aurait après la Plaine du Sang, mais je ne m'attendais pas à ceci. Peut-être que c'est nouveau…
— Nouveau ? » s'écria Rhalina en se tournant curieusement vers lui. « Que voulez-vous dire ?
— Le Chaos modifie sans cesse l'aspect des pays. Il s'amuse… Toujours de nouvelles distractions. Il se peut que la Reine Xiombarg soit informée de notre présence, qu'elle se livre à un petit jeu à nos dépens. »
Jhary caressait son chat entre les oreilles. « Ce serait bien d'une Reine du Chaos, mais je la soupçonne fort d'avoir préparé pire que cela envers celui qui a tué son frère.
— Il se pourrait aussi que ce ne soit qu'un commencement », souligna Rhalina. « Je la vois très bien préparer progressivement sa véritable vengeance…
— Je ne le pense pas », persista Jhary. « J'ai combattu le Chaos sur bien des mondes et sous bien des apparences, et une de ses caractéristiques est l'impulsivité. Je crois qu'elle aurait déjà révélé ses intentions si elle connaissait le Prince Corum. Non, son attention est toujours rivée à ce qui se passe dans le Royaume que nous avons quitté. Cela ne signifie d'ailleurs nullement que nous ne courions aucun danger », ajouta-t-il avec une ombre de sourire.
« Le danger de mourir de faim une fois de plus », dit Corum. « Sinon d'autre chose. Ce coin est totalement aride… et il n'y a aucun moyen de descendre, ou de traverser, ou de revenir en arrière…
— Il faut continuer à faire route jusqu'à ce que nous trouvions un sentier pour descendre, ou quelque pont pour traverser », lui dit Rhalina. « Cet abîme doit bien se terminer quelque part ?
— Possible », observa Noreg-Dan en frottant son maigre visage. « Mais je vous rappelle encore que ce Royaume est entièrement soumis au Chaos. D'après ce que vous m'avez raconté des terres d'Arioch, il n'a jamais disposé de pouvoirs aussi grands que ceux de Xiombarg… Il était le moindre des Maîtres de l'Épée. On prétend que Mabelode, le Roi des Épées, est encore plus puissant qu'elle… Qu'il a fait de son Royaume une substance mouvante qui change de forme plus vite que la pensée…
— Alors, prions de ne jamais devoir rendre visite à Mabelode », murmura Jhary. « La situation présente me cause suffisamment de terreur. J'ai contemplé le Chaos Total et cela ne me plaît pas du tout. »
Ils avançaient au long du gouffre inchangé.
Sous les effets joints de la fatigue et de la monotonie, Corum ne se rendit compte que peu à peu de l'assombrissement du ciel. Il leva les yeux. Le soleil se déplaçait-il ?
Pourtant, il paraissait n'avoir pas bougé de sa position. Cependant, une écharpe de nuages noirs, surgie on ne savait d'où, s'étirait dans le ciel en direction du bord opposé de l'abîme. Impossible de deviner si c'était une manifestation de sorcellerie ou un phénomène naturel. Corum s'immobilisa. Le froid s'intensifiait. Les autres aussi avaient remarqué le nuage.
La crainte se lisait dans les yeux de Noreg-Dan. Il referma son manteau de cuir craquelé et se passa la langue sur les lèvres.
Soudain, le petit chat blanc et noir bondit de l'épaule de Jhary et partit de toute la vitesse de ses ailes noires aux pointes blanches. Il se mit à décrire des cercles au-dessus de l'abîme, presque hors de vue. Jhary paraissait inquiet car le comportement du chat n'était pas normal.
Rhalina se rapprocha de Corum et lui posa une main sur le bras. Il la prit par les épaules tout en examinant les bandes noires des nuages qui allaient de nulle part à nulle part.
« Avez-vous déjà observé pareille chose, Roi Noreg-Dan ? » demanda-t-il. « Cela a-t-il une signification pour vous ? »
Noreg-Dan secoua la tête. « Non, jamais rien vu de semblable, mais cela a sûrement un sens… J'ai peur que ce ne soit l'annonce de quelque menace de la part du Chaos. J'ai reçu en un temps des avertissements semblables.
— Nous ferions bien de nous tenir prêts. » Corum s'arma de sa longue épée vadhagh et repoussa son manteau en arrière, découvrant sa cotte de mailles. Les autres se munirent également de leurs armes et restèrent là, en bordure de la vaste fosse, attendant les événements probables.
Le chat Moustache revenait à tire-d'aile. Il miaulait sur le mode aigu, avec insistance. Il avait sûrement vu quelque chose dans le gouffre. Ils s'approchèrent pour en scruter les profondeurs.
Une ombre rougeâtre se mouvait dans le brouillard jaune. Elle émergeait peu à peu, prenant progressivement forme.
Elle volait sur des ailes écarlates fortement bombées et sa face ricanante évoquait la gueule d'un requin. On eût dit une créature de la mer plutôt que de l'air, ce qui se confirmait par sa façon de voler… les ailes ondulant lentement comme dans un liquide. Des rangées parallèles de crocs aigus emplissaient sa gueule rouge ; son corps atteignait les dimensions d'un grand taureau, son envergure près de trente pieds.
Elle venait de l'horrible fosse, les mâchoires s'ouvrant et se refermant comme par anticipation de son festin. Ses yeux dorés étincelaient de faim et de fureur.
« C'est le Ghanh », fit Noreg-Dan d'un ton désespéré. « C'est lui qui menait la Horde du Chaos contre mon pays. Une des créatures favorites de Xiombarg. Elle nous aura engloutis avant que nos épées aient porté un seul coup.
— Ainsi, on l'appelle Ghanh sur ce Plan ? » fit Jhary, intéressé. « Je l'ai déjà vu et, si je me souviens bien, je l'ai vu détruire.
— Comment l'a-t-on tué ? » lui demanda Corum, tandis que le Ghanh gagnait de l'altitude et se rapprochait.
« Cela, je l'ai oublié.
— Nous aurons davantage de chances en nous dispersant », reprit Corum, s'écartant du précipice. « Vite !
— Si vous me pardonnez cette suggestion, ami Corum », déclara Jhary, tout en reculant lui aussi, « j'ai l'impression que vos amis infernaux nous seraient de quelque utilité dans la circonstance présente.
— Nos alliés seraient cette fois les oiseaux noirs que nous avons combattus dans les montagnes. Pourraient-ils mettre le Ghanh en déroute ?
— Je vous conseille d'en faire l'essai. »
Corum releva son bandeau et plongea de nouveau le regard dans les Limbes. Ils étaient présents… une vingtaine d'oiseaux noirs, déjetés, portant chacun la marque d'une lance vadhagh sur la poitrine. Mais ils voyaient Corum et le reconnaissaient. L'un d'eux ouvrit le bec et lança un cri si désespéré que Corum en éprouva presque de la compassion.
« Me comprenez-vous ? » demanda-t-il.
Il entendit la voix de Rhalina : « Le Ghanh est presque sur nous, Corum !
— Nous… comprenons… maître. Avez-vous… un prix… pour nous ? » fit l'un des oiseaux.
Corum frissonna. « Oui, si vous êtes capables de l'emporter. »
La Main de Kwll se tendit dans cette sombre caverne et fit un signe aux oiseaux. Dans un froissement d'ailes épouvantable, ils prirent leur essor.
Et ils arrivèrent en volant dans le monde où Corum et ses amis attendaient le Ghanh.
« Le voilà ! » fit Corum. « Voilà votre prix ! »
Les oiseaux noirs enlevèrent plus haut dans le ciel leurs corps blessés de morts-vivants et se mirent à tournoyer alors que le Ghanh, la gueule grande ouverte, nageait au-dessus du bord du gouffre et poussait un cri perçant à la vue des quatre mortels.
« Sauvez-vous ! » commanda Corum.
Ils partirent à toutes jambes, s'éparpillant, fonçant à travers les amas de poussière de sang, tandis que le Ghanh hurlait de nouveau, hésitant, choisissant sa première victime.
Corum crut étouffer sous le souffle empuanti du monstre. Il jeta un coup d'œil en arrière. Il se rappelait la couardise des oiseaux, le temps qu'il leur avait fallu pour passer à l'attaque. Auraient-ils le courage – même si cela signifiait qu'ils échapperaient aux Limbes – de livrer bataille au Ghanh ?
Mais déjà les oiseaux descendaient en un piqué vertigineux. Le Ghanh ne s'était pas aperçu de leur présence et laissa fuser un cri de surprise quand leurs becs se plantèrent dans sa tête molle. Il claqua des mâchoires, saisissant deux corps d'un seul coup. Cependant, bien qu'à demi dévorés par la créature, leurs becs continuaient de porter des coups, car les morts-vivants ne pouvaient pas être tués une seconde fois.
Les ailes du Ghanh battaient près du sol, soulevant alentour un nuage de poussière de sang, à travers lequel Corum et les autres assistaient à la lutte. Le Ghanh bondissait, se tortillait, portait des coups de dent et hurlait, mais les becs des oiseaux noirs lui martelaient sans pitié le crâne. Le Ghanh se cabra et retomba sur le dos. Il s'enroula dans ses ailes en s'efforçant de se couvrir la tête et se mit à décrire des lacets sur le sol, pareil à une boule. Les oiseaux reprirent de la hauteur et foncèrent de nouveau, cherchant à se poser sur cette sorte de cocon mouvant. Les coups de bec pleuvaient. Des flots de sang vert coulaient maintenant des blessures du Ghanh et la poudre de sang collait à son corps, le rendant méconnaissable sous les souillures.
Et soudain il roula par-dessus le bord du précipice. Les compagnons accoururent pour voir ce qu'il en advenait, malgré la poussière qui leur piquait les yeux et leur emplissait les poumons. Le Ghanh tombait. Puis ses ailes s'étalèrent pour freiner sa chute, mais il n'avait plus que juste la force nécessaire pour se laisser planer vers le fond du ravin, tandis que les oiseaux continuaient de lui picorer le crâne. Le brouillard jaune les engloutit tous.
Corum attendit, mais rien ne ressortit de la brume.
« Cela veut-il dire que vous n'avez plus d'alliés en enfer, Corum ? » demanda Jhary. « Puisque les oiseaux n'ont pas emporté leur prix… »
Corum fit un signe d'acquiescement. « Je me posais la même question. » Il souleva de nouveau le bandeau et constata que l'étrange et froide caverne était vide. « Non… plus d'alliés dans ce monde.
— Ainsi, c'est l'impasse. Les oiseaux n'ont pas tué le Ghanh et eux-mêmes n'ont pas été anéantis », conclut Jhary-a-Conel. « Du moins le danger est-il écarté. Hâtons-nous ! »
Les nuages noirs, ayant cessé leur course dans le ciel, demeuraient immobiles, interceptant la lumière du soleil.
Les compagnons allaient, trébuchant et peinant sous le sombre linceul.
Corum remarqua l'humeur pesante de Jhary depuis que les oiseaux avaient chassé le Ghanh. Il finit par lui demander : « Qu'est-ce qui vous tourmente ainsi, Jhary-a-Conel ? »
L'homme ajusta sur son crâne son chapeau à larges bords et pinça les lèvres. « Il m'est venu à l'idée que, si le Ghanh n'a pas été tué et a pu regagner son repaire – et qu'il est, comme l'affirme Noreg-Dan, un favori de la Reine Xiombarg – alors, très bientôt, si ce n'est déjà fait, elle sera informée de notre présence. Sans nul doute, une fois avertie, elle se décidera à nous punir de ce que nous avons fait subir à son monstre chéri… »
Corum ôta son casque pour passer son gantelet sur ses cheveux. Puis il regarda les autres, qui s'étaient arrêtés pour écouter Jhary.
« C'est la vérité », dit le Roi Sans Pays en poussant un soupir. « Nous devons nous attendre à avoir la Reine Xiombarg sur le dos avant longtemps… ou du moins quelques-uns de ses fidèles, si elle ignore encore que le meurtrier de son frère arpente son Royaume et qu'elle nous prend seulement pour des mortels un peu trop présomptueux… »
Rhalina était en avant des autres. Elle n'écoutait guère la conversation, mais son bras pointa juste devant elle.
« Regardez ! Regardez ! » s'écria-t-elle.
Ils accoururent et virent qu'elle désignait un point de la lèvre du précipice… une entaille carrée dans la roche, plus large qu'un corps d'homme. Ils se rassemblèrent et constatèrent qu'un escalier descendait à perte de vue dans l'abîme, à travers le brouillard. Pour quiconque eût perdu pied un seul instant, la chute était inévitable.
Corum contemplait les degrés. L'escalier venait-il tout juste d'apparaître ? Était-ce un enchantement de la Reine Xiombarg ? Les marches n'allaient-elles pas disparaître soudain quand ils seraient à mi-hauteur… s'ils parvenaient jusque-là ?
Mais, sinon, la seule possibilité consistait à poursuivre leur route morne au long de la falaise, peut-être pour se retrouver encore devant la Rivière Blanche car Corum commençait à croire que la Plaine du Sang était circulaire, enfermant le Lac aux Voix et les montagnes, et que le fossé en faisait le tour.
Avec un soupir, malgré la fatigue de ses jambes, il se laissa glisser sur le premier degré, puis, le dos appuyé à la paroi lisse, entama la descente.
Les quatre petites silhouettes s'enfonçaient peu à peu sur les marches dangereuses, et le haut des falaises se perdait dans l'ombre alors que leur base était toujours dissimulée par la brume. La descente s'accomplissait dans un silence effrayant. Ils n'osaient ni parler ni faire un geste qui pût nuire à leur concentration tandis qu'ils allaient prudemment de marche en marche et que l'abîme semblait parfois les attirer dans ses profondeurs quand leur vertige s'accentuait. Tous tremblaient au contact de la roche froide. Tous avaient la certitude que, d'un instant à l'autre, ils allaient perdre l'équilibre et plonger dans le brouillard jaune.
Et puis les bruits leur parvinrent… L'écho en était renvoyé par l'écran de brume. Des grognements, des reniflements, des renâclements et des caquètements dont le tumulte grandissait au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du fond.
Corum s'immobilisa pour regarder les autres qui, derrière lui, plaqués à la paroi, tendaient aussi l'oreille. Rhalina était la plus proche, puis Jhary, et enfin le Roi Sans Pays.
Ce fut Noreg-Dan qui parla le premier : « Je connais ce vacarme », affirma-t-il. « Je l'ai déjà entendu.
— Qu'est-ce donc ? » souffla Rhalina.
« Celui que font les bêtes de Xiombarg. Je vous ai parlé du Ghanh, qui commandait la Horde du Chaos. Eh bien, ces bruits sont propres à la Horde. Nous aurions dû deviner ce qui nous attendait derrière cette brume jaune… »
Corum se sentit envahi d'un grand froid. Il baissa les yeux vers les profondeurs où les bêtes invisibles de l'abîme guettaient leur arrivée.