Le Ier arrondissement en a connu du beau monde ! Les Rois de France, d’abord, dont Nestor Burma ne souffle mot. Il y eut pourtant parmi eux d’illustres assassins et de non moins illustres assassinés...
Au cours de sa promenade-enquête, Burma préfère s’en tenir à des criminels plus récents. Le très curieux fiancé de la guillotine P.F. Lacenaire, incarné par Marcel Herrand dans le film les Enfants du Paradis. Il inspira à Malet le titre d’un poème surréaliste : Le Frère de Lacenaire, et une étude : l’Assassin-poète (reproduite dans les documents ci- après).
En passant devant le commissariat de police de la rue des Bons-Enfants, Burma ne pouvait pas ne pas penser à l’anarchiste Emile Henry qui le fit sauter en 1893... Et qui à son procès répondit à un magistrat sévère mais lyrique : “ Mes mains couvertes de sang ? Elles sont couvertes de sang comme votre robe rouge, monsieur le Président {1} »
Rue de Valois, une plaque rappelle à Burma un souvenir plus vénérable. Celui de Robert-Houdin, rénovateur de la magie sous la monarchie de Juillet et créateur du Théâtre que reprit plus tard Georges Méliès. A deux pas de là, le détective ne se laisse pas impressionner par le Palais-Royal auquel il reproche “ son habituel aspect triste, son calme provincial de cimetière froid ». Il s’étonne que Jean Cocteau et Colette «des citoyens qu’on dit instruits et intelligents, demeurent là et en sont fiers... Moi, je sais que je finirais par me suicider, si je créchais là. C’est d’un cafardeux. »
Après ce salut aux célébrités du passé, petit coup de chapeau pour les célébrités présentes : celle des années cinquante. Burma peut avouer qu’il rêve à Martine Carol, notre vamp nationale qui allait être détrônée par une petite débutante inconnue que le destin glisse dans le dernier film de la série “ Caroline chérie »: une certaine Brigitte Bardot...
D’entendre Catherine Sauvage chanter, à la radio, L’Ile Saint-Louis entraîne l’auteur à un enchaînement habile. Il écoute une «sous-Damia » chanter Feuilles d’Automne et ensuite La Complainte de Jack l’Eventreur, musique de Christiane Verger.
Cette dernière précision n’est pas gratuite, elle vaut mot de passe. Mais, en 1954 les afficionados de Malet ne pouvaient le reconnaître pour auteur de cette Complainte dont le texte intégral n’a été publié qu’en 1977 {2} . Elle n’a été chantée en tout et pour tout qu’une seule fois par Fabien Loris – et non par une “ sous-Damia – dans une émission de radio culturelle diffusée tard dans la nuit ».
Burma cite plus explicitement deux autres poètes, Apollinaire et Mallarmé avant d’ouvrir le registre de ses connaissances picturales. Il apprécie l’œuvre du peintre Oscar Dominguez lequel fut par ailleurs témoin du mariage de Léo Malet et Paulette Doucet en 1940. Chargé de la protection d’un riche collectionneur, le détective constate que celui-ci se déplace alternativement sur deux bateaux ancrés sur la Seine.
“ L’un s’appelle la Fleur rouge de Tahiti ; l’autre, Tournesol... Le premier, poursuivis-je, c’est un hommage à Gauguin, qui peignit à Tahiti, entre autres tableaux : les Seins aux fleurs rouges. Le second c’est un hommage à Van Gogh. Je ne vais pas vous dire pourquoi. Vous êtes très calé en histoire et connaissez mieux que moi l’importance du “ soleil” dans l’œuvre de ce peintre. »
Après en avoir ainsi imposé à son client, Burma lui déclare qu’il a compris le rôle joué par celui-ci dans la disparition de l’Indifférent de Raphaël. Un tableau-fantôme que l’imagination de Malet accroche au Louvre et le fait ensuite voler pour donner une motivation à l’enquête de Nestor Burma (lequel croyait n’avoir qu’à protéger un fêtard fugueur et un peu fripon).
Enquête aux péripéties moyennes : seulement quatre cadavres, et deux tabassages – mais apportant de nouvelles touches à la personnalité de Nestor Burma. Il est chargé par le commissaire Faroux – mais oui, par la police officielle – de surveiller de près un mannequin de la rue de la Paix. Burma la suit de si près qu’il tombe dans son lit, et en ressort amoureux.
Situation aberrante qui n’échappe pas à sa fidèle secrétaire, Hélène Chatelain. Elle accuse son patron d’être tombé dans une cuve du numéro 5 de chez Chanel, et parle même de faire «désinfecter » son costume. Pour retrouver l’amitié, la complicité d’Hélène, Burma en est réduit à un grand éclat lyrique, point d’orgue de toute l’histoire.
Il se rend chez un oiseleur du quai de la Mégisserie et recommande à Hélène de l’attendre sur le trottoir d’en face, en compagnie de tous les bambins qu’elle aura pu rameuter. Sous prétexte de punir l’oiseleur compromis avec un assassin, Burma ouvre toutes les cages, puis la porte de la boutique.
«La liberté ! En avant, nom de Dieu ! Plus de barreaux, plus de perchoirs exigus, plus d’andouilles venant vous siffler sous le bec ou vous agacer d’un doigt sale... Les oiseaux, en une longue écharpe multicolore, se précipitèrent dehors, cependant que, de l’autre côté de la chaussée, les gosses groupés autour d’Hélène trépignaient d’allégresse, mêlaient leurs bravos aux roulades saluant l’air vif, salubre et inépuisable… Les oiseaux s’égaillèrent dans le ciel de Paris qu’un rayon de soleil perça d’une flèche lumineuse. Dans les cages vides, les balançoires oscillaient encore doucement et les échaudés se penchaient vers l’eau froide des bacs où nageaient les cosses des graines.
“ Je rejoignis Hélène.
“ Des larmes de plaisir mouillaient ses beaux yeux gris. »
Un spectacle bien monté et révélateur d’une générosité anarcho-surréaliste... un peu dépassée. Les jeunes justiciers d’après mai 1968 n’auraient pas libéré les oiseaux : ils les auraient distribué aux enfants des chômeurs. Mais que ce geste gratuit (et manquant de conscience de classe) était beau !
Francis Lacassin