Trop joyeux pour aller travailler, nous avons pris notre aprèsmidi. Nous avons déjeuné au restaurant où j'ai réussi à manger la moitié d'un filet de poulet.
Ensuite, nous nous sommes promenés en ville. Garv m'a offert un sac à main JP Tod. Il était si cher que je n'aurais jamais eu les moyens de me le payer, même avec mon compte Fièvre Acheteuse. Je lui ai déniché un CD de jazz, genre auquel je ne connaissais rien mais qu'il adorait.
C'était l'un des plus beaux jours de ma vie.
Je changeais. Jusque-là, je n'avais jamais vraiment aimé mon corps. Je ne l'avais jamais malmené en le privant de nourriture ou en le blessant, mais je n'en avais jamais tiré gloire non plus. Désormais, j'étais pleine, magnifique, puissante, et même utile. Avant ma grossesse, je regardais mon nombril de la même façon que le porte-clés de mon sac à main Texier. Il n'était ni décoratif ni utile, il faisait partie du tout.
Enceinte et heureuse de l'être, je me sentais enfin normale. Mon absence d'instinct maternel m'avait longtemps donné le sentiment d'être une aberration de la nature. Pour la première fois depuis très longtemps, j'étais en harmonie avec le reste du monde.
Il paraît qu'il faut attendre la douzième semaine avant d'annoncer une grossesse à son entourage. Je n'ai pu garder le secret et nous avons dévoilé la nouvelle à nos familles dès la huitième semaine.
J'ai téléphoné à Emily, l'une des rares personnes à comprendre mes répugnances à être enceinte pour la bonne raison qu'elle était comme moi.
Je lui ai appris que j'étais enceinte de huit semaines. Elle m'a demandé si j'étais heureuse et j'ai répondu que j'exultais et que j'avais été ridicule de résister si longtemps. Il y a eu un silence, puis je l'ai entendu renifler.
— Tu pleures ?
— Je suis si heureuse pour toi ! a-t-elle sangloté.
C'est une nouvelle extraordinaire.
J'ai vu le sang un samedi après-midi, en allant aux toilettes. JJ
ne s'agissait pas de ces petits saignements dont j'avais entendu parler, mais d'une véritable hémorragie.
— Garv ! ai-je appelé, surprise que ma voix soit si normale. Garv, il faut aller tout de suite à l'hôpital.
J'ai insisté pour conduire. Sans doute était-ce ma façon de maîtriser la situation. Mais Garv, qui s'énerve rarement a explosé :
— Putain de bordel, c'est moi qui conduis ! a-t-il hurlé au beau milieu de la rue.
Je me souviens des moindres détails de cette journée. C'était comme dans un tableau hyperréaliste. Nous avons traversé
Dublin, si embouteillée par la foule des acheteurs du samedi après-midi que nous avancions avec peine. Je me sentais terriblement seule.
À l'hôpital, nous nous sommes garés à l'endroit réservé aux ambulances. Je reverrai toute ma vie l'infirmière des admissions. Elle a promis qu'on m'examinerait le plus vite possible et nous nous sommes assis sur des sièges en PVC orange fixés au sol, sans parler.
Enfin, une infirmière est venue me chercher.
— Tout ira bien, a dit Garv.
Il avait tort. J'ai fait une fausse couche. Ce n'était qu'un fœtus de neuf semaines mais c'était mon petit bout d'homme, ou de femme — il était encore trop tôt pour déterminer le sexe. Partager une perte à deux, c'est terrible. Je pouvais maîtriser ma peine, mais j'étais incapable de gérer celle de Garv.
— C'est ma faute. C'est parce que je ne le voulais pas... Il ou elle le savait...
— Mais si, tu le voulais !
— Pas au début.
Garv n'a rien répondu. Il savait à quel point c'était vrai. 25
Dimanche soir, Lara est passée.
Nous avons ouvert une bouteille de vin et nous sommes allées sur les transats dans le jardin qui embaumait. Lara a essayé d'en savoir plus sur les trente-six heures qu'Emily avait passées avec Lou, mais Emily est restée laconique.
— C'était... sympa, mais il ne me rappellera pas. En revanche, sa situation professionnelle l'inquiétait vivement.
— Mon nouveau scénario n'avance pas, alors, si Mort Russell fait l'impasse sur Plastiquement vôtre, le couperet va tomber et rideau.
Emily a mimé, livide.
—Je n'aurai d'autre choix que de rentrer en Irlande. Lara a hoché la tête.
— Tu peux aussi te trouver du boulot ici.
— Ah oui ! il paraît qu'ils ont besoin de vendeurs chez Starbucks.
— Je te parle de rester dans la profession. Écrire. Peaufiner, par exemple.
— Peaufiner ? ai-je répété.
—Resserrer. Tu t'occupes d'un mauvais scénario qui va bientôt devenir un film et tu le rends cohérent. Tu ajoutes deux, trois scènes amusantes, tu étoffes les héros pour leur donner plus de relief. En échange, tu es payée une misère et c'est un autre qui récolte les lauriers. Emily a soupiré.
— J'aimerais bien réécrire des scénarios, mais la demande dépasse l'offre... David a dit qu'il essaierait de me trouver quelque chose.
— Tu sais ce qu'on dit, «Agent, méfiance... ». Il est temps de te débrouiller toute seule ! l'a encouragée Lara.
— C'est ce que je fais.
— Tu ne dois plus seulement distribuer tes cartes de visite pendant les soirées, tu dois aussi harceler les gens et être plus agressive. Ou alors, tu vas te retrouver en Irlande.
— Je ne veux pas rentrer en Irlande !
— Bon, je vais voir ce que je peux faire de mon côté. Tu peux aussi compter sur Troy. Au fait, tu as pensé à ton compatriote, tu sais, cet Irlandais qui travaille à Dark Star Productions. Shay quelque chose ? Shay... Mahoney ?
— Shay Delaney.
Le malaise d'Emily s'amplifiait. Le mien aussi.
— Oui, Shay Delaney ! Je me demande s'il n'a pas de mauvais scénarios irlandais qui ont besoin d'être peaufinés.
— Sûr qu'il en a un paquet ! a répliqué Emily, mais je suis aussi certaine qu'il n'a pas un sou pour payer le boulot.
— On ne sait jamais..., a médité Lara. Appelle-le et essaie de le convaincre !
Emily est restée évasive, j'ai été soulagée. Je ne voulais surtout pas qu'elle appelle Shay.
26
Le lendemain, quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu une petite bonne femme qui époussetait ma chambre. Ça devait être Maria.
— Désolée de vous réveiller ! a-t-elle dit sans paraître désolée.
— C'est rien, je l'étais déjà, ai-je menti en prenant mes vêtements pour disparaître à la salle de bains.
Dans la cuisine, Emily enfilait ses sandales à la hâte.
— J'ai oublié d'acheter les muffins de Maria ! Je file chez Starbucks. Elle refusera de nettoyer la salle de bains si elle n'a pas de muffins !
— Laisse, j'y vais ! ai-je lancé, ravie d'avoir un prétexte pour bouger - et ne pas penser.
— Tu es sûre, Maggie ? Merci. Mais écoute-moi bien : pas de muffins à la banane ou aux myrtilles, sinon Maria ne le mangera pas !
Je suis sortie. C'était un lundi classique, beau et sans nuages. J'ai acheté trois muffins au chocolat, sachant qu'Emily émietterait le sien sans le manger.
De retour à la maison, j'ai constaté qu'un drame était arrivé. Emily, recroquevillée dans un coin du
canapé, Maria à ses côtés, tremblait comme une feuille.
— Ils l'ont... passé..., a balbutié Emily.
— Qui ? Passé quoi ?
Des examens ? Le permis de conduire ?
— Mort Russell. Hothouse. Us ont passé mon scénario. David vient de téléphoner.
Ça m'a clouée sur place. C'était impossible... Et Julia Roberts
? Et Cameron Diaz ? Et les trois mille copies ? Puis je me suis rendue à l'évidence : Mort Russell avait menti.
En état de choc, Emily gémissait, tremblait, mais ne pleurait pas.
— Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? Je suis foutue ! Je n'ai plus un sou !
Maria a sorti un petit flacon de la poche de son tablier.
— Xanax. Pour la calmer.
— Je peux en avoir deux ? a bredouillé Emily.
Quand Maria a versé des comprimés dans sa main,
Emily en a pris quatre d'un coup qu'elle a avalés illico.
— Désolée, a-t-elle marmonné après avoir dégluti.
Dans le silence qui tombait, j'essayais de comprendre pourquoi ça avait capoté. Malgré quelques appréhensions, j'y avais cru... Qu'allait faire Emily, à présent ? Rentrer en Irlande avec moi ?
Mais il n'était pas question que je rentre, alors que je vivais le grand amour avec Troy. Au fait, Troy n'avait toujours pas appelé ? À
moins qu'il n'ait téléphoné pendant que j'étais allée acheter des muffins ? Mais ce n'était pas le moment de poser la question.
— Tu dois aller au lit, a ordonné Maria à Emily.
Quatre Xanax, c'est dodo jusqu'à mercredi !
Emily a dodeliné de la tête. J'allais aussi demander du Xanax pour moi quand le téléphone a sonné. Troy ?
— David Crowe pour Emily O'Keeffe, ai-je entendu à l'autre bout du fil.
— Je suis son assistante. Puis-je vous aider? Emily est occupée pour l'instant.
Pour ne pas dire proche de la crise de nerfs. Mais mon interlocutrice cédait déjà la ligne à David.
— Salut, Emily Jolie !
— C'est Maggie. Emily est un peu bouleversée.
— Je comprends, mais j'ai de bonnes nouvelles : Larry Savage d'Empire veut l'entendre pitcher.
— Génial ! Quand ?
— Tout de suite !
— C'est dommage... Emily vient juste d'avaler quatre Xanax.
— Bon, Maggie, écoutez-moi. Elle doit se reprendre. D est impossible de repousser le rendez-vous, vous m'entendez ? alors elle doit aller à Empire, aujourd'hui, avant que Larry ne découvre que Hothouse a passé, Xanax ou pas Xanax. Café, coke, donnez-lui n'importe quoi pour la réveiller, ça m'est égal !
Et si elle ne peut pas pitcher, c'est vous qui allez le faire. J'ai parié ma tête sur ce coup-là !
J'écoutais, la bouche sèche, terrorisée par l'agressivité de David, que j'avais toujours connu si charmant et courtois. Puis j'ai compris l'enjeu. Il avait laissé croire à Larry Savage qu'Empire était en compétition avec Hothouse. Avec un peu de chance, Larry ne découvrirait pas la vérité avant quelques heures. Mais s'il apprenait le refus de Hothouse avant d'avoir entendu le pitch, David aurait des ennuis et Emily perdrait sa dernière occasion de vendre son scénario. Elle devait pitcher aujourd'hui. Je suis allée dans sa chambre. Elle était allongée sur son lit, les yeux fermés. Maria lui massait les tempes. Inutile de lui demander conseil... Puis j'ai pensé à Lara. Elle nous aiderait, même si elle était débordée par l'organisation de la première de Doves. Et il y avait aussi Troy.
J'ai regardé ma montre. Dix heures trente. J'ai repris, à
l'adresse de David :
— Pouvez-vous nous donner jusqu'à midi ?
Ça devrait suffire pour que Troy ou Lara aillent à Empire et nous dépannent.
— Je vous donne seulement cinq minutes ! a hurlé David. On perd du temps, là, et les nouvelles ne traînent pas dans cette ville !
À midi, ce sera fichu !
J'ai réfléchi très vite.
— D'accord. Parlez-moi de Larry Savage.
— Larry?
Clic clic clic. David devait taper son stylo contre ses dents pour mieux se concentrer.
— On dit qu'il est zoophile, mais c'est une
rumeur.
Merci de l'information.
— Et sa carrière ?
— Il y a deux ans, il a fait Fred. Un vieux chien de berger anglais qui sauve un cirque de la fermeture... Vous l'avez vu ?
— Non, j'ai passé l'âge de voir ce genre de niaiserie.
— Tant pis ! Mentez. Dites que vous avez adoré Fred !
— Si vous voulez. Indiquez-moi comment on va à Empire, maintenant.
David, agacé, m'a dicté un itinéraire incomplet avant d'ajouter, juste au cas où je n'étais pas assez énervée :
— Dites à Emily que c'est sa dernière chance !
Assurez-vous qu'elle ne fiche pas tout en l'air.
Le cœur battant, j'ai raccroché et je me suis précipitée auprès d'Emily, qui planait, indifférente au drame qui se jouait. Je lui ai expliqué la situation d'une voix hystérique. Par chance, Maria comprenait très bien les ficelles de Hollywood et a très bien résumé le problème :
— Le type va découvrir que l'autre a passé, et il ne sera pas content.
Elle a tiré Emily hors du ht.
— Emily, il faut te faire vomir ! ai-je dit.
— Hein ?
— Enfonce tes doigts dans ta gorge pour vomir ton Xanax. Une expression écœurée s'est affichée sur son visage hébété.
— Désolée, mais à situation désespérée, solution
désespérée !
Nous l'avons tramée à la salle de bains, où, en dépit de bruits de gorge impressionnants, Emily n'a pas réussi à vomir.
— Pas boulimique, a-t-elle balbutié, affaissée contre la lunette des toilettes, le front couvert de sueur.
— Essaie encore une fois ! l'ai-je encouragée.
Son visage est devenu rouge brique, des larmes ont
jailli de ses yeux exorbités. Rien. Je ne savais plus quoi faire, mais, heureusement, Maria était là.
— Emily, à la douche tout de suite ! Toi, Maggie, va faire du café extrafort !
Après la douche, nous l'avons habillée et nous l'avons coiffée.
— Tu es toute mignonne, lui a dit Maria gentiment.
Emily a secoué la tête avec tristesse.
— Pas va ça...
— Pourquoi ça ne va pas ?
— Joli tailleur au pressing. Pas reiki. Cheveux comme Jackson Five...
— Ce n'est pas grave, a dit Maria, la forçant à boire une tasse de café au puissant arôme. Le plus important, c'est que tu dois pitcher, ma jolie !
Nous allions partir quand Maria a sorti une petite flasque en plastique remplie d'eau bénite dont elle nous a aspergées. Emily s'est tournée vers moi, dans un état de confusion totale.
— C'est vrai ou je rêve?
— C'est vrai ! ai-je dit d'une voix sinistre,
Je l'ai entraînée vers ma voiture, me demandant comment j'allais arriver à la Valley.
Pendant tout le trajet, j'ai été oppressée, mon cœur battait la chamade. Les autoroutes de Los Angeles sont redoutables quand on connaît mal son itinéraire. J'étais cernée de conducteurs agressifs. Mon bras droit a commencé à me démanger. Par pur masochisme, j'ai fait répéter son pitch à Emily, l'encourageant pendant que je déchiffrais les panneaux. J'ai aperçu une bretelle de sortie de l'autoroute. Certaine que c'était la bonne, j'ai coupé
trois voies d'un coup avant de me rendre compte que je m'étais trompée. En attendant, Emily était retombée dans un profond silence. J'ai quitté la route des yeux juste le temps de la voir endormie, le menton sur la poitrine, un filet de salive gouttant sur son plus joli tailleur. Manquait plus qu'elle pique un roupillon au beau milieu du pitch !
Courage, ai-je pensé, bientôt, cette journée sera finie et appartiendra au passé. Et, tant qu'à faire, bientôt, je serai morte et en paix. Alors, plus rien n'aura d'importance...
Par chance, je suis enfin arrivée aux studios. Au sommet des deux portails de l'entrée se dressaient des Fred de quatre mètres de haut.
J'ai donné nos noms au vigile, qui les a vérifiés sur sa liste et nous a fait signe de passer. Les studios d'Empire rappelaient les années trente avec leurs rangées de bâtiments blancs et sobres hauts de deux étages. Us étaient très différents de Hothouse, où les immeubles étaient tout en verre et acier.
— Asseyez-vous, je vous en prie, a minaudé la réceptionniste, une fille évidemment sublime.
Nous nous sommes assises.
— Ça va ? ai-je demandé à Emily.
— Oui... mais j'ai l'impression de rêver.
— Essaie de rester éveillée.
— J'essaie.
Quelques minutes plus tard, l'assistante de Larry Savage, une agréable jeune femme prénommée Michelle, est venue nous chercher.
— J'ai adoré votre scénario !
J'ai retenu un sourire méprisant.
— Par ici, je vous en prie, a-t-elle dit ensuite en nous conduisant vers les bureaux de Larry Savage.
J'avais entrevu Larry lors du déjeuner au Club House. L'homme ressemblait au souvenir que je gardais de lui : un producteur exécutif en kit comme les fabrique Hollywood, bronzé
avec des dents éclatantes de blancheur, un costume d'été bien coupé et, sans aucun doute, des talents de menteur hors pair. Larry Savage vociférait au téléphone quand nous sommes entrées. JJ a raccroché bruyamment et s'est tourné vers nous. J'ai fait les présentations.
— J'ai lu votre scénario, a-t-il commencé.
J'ai failli lever le bras pour parer l'avalanche de compliments mensongers. Des dialogues drôles, géniaux et plein de verve... On y avait déjà eu droit, merci.
— J'ai détesté ! a tonné Larry Savage.
C'était inattendu, mais peut-être fallait-il interpréter ce cri du cœur par : « Je déteste tellement que je suis prêt à vous donner trois millions de dollars pour le produire » ?
— J'ai détesté ! a répété Larry Savage. Moi, j'aime les animaux. Fred, Babe et Beethoven, voilà de vrais films ! Mais notre société
de production recherche des projets astucieux, et le vôtre l'est. Ah bon ? Il cachait bien sa joie.
— C'est bien léché et bien enlevé. J'ai une idée. Écoutez-moi. Nous avons opiné, sachant que, d'accord ou pas, il allait de toute façon nous annoncer la couleur :
— Ces deux filles braquent une banque. Et leur chien, appelons-le Chip, s'embarque clandestinement dans le coffre de leur voiture. Les demoiselles découvrent sa présence trop tard et ne peuvent le ramener à la maison. Mais ce Chip, c'est leur chance, car il les prévient que la police vient les arrêter en tirant sur leur pyjama. C'est toutou qui sauve la mise ! Ça vous plaît ? a-t-il aboyé.
Muette, Emily a secoué la tête. Larry a souri.
— Génial. J'ai hâte de bosser avec vous, les filles. C'est seulement quand nous avons repris la voiture que nous avons réalisé que nous n'avions pas pitché.
— Qu'en penses-tu ? a demandé Emily, hébétée. Il y a une chance qu'il achète mon scénario et me sauve la vie ?
J'ai réfléchi. Les promesses que Mort Russell n'avait pas tenues, Larry Savage ne les avait pas faites, alors qui sait ? Le problème, c'était de savoir si Emily voulait changer l'intrigue de son scénario... J'allais lui poser la question, mais elle s'était endormie sur mon épaule.
En arrivant, je n'ai pas pu la réveiller et j'ai dû appeler Ethan afin qu'il m'aide à la transporter à la maison, un service qui a failli tourner à l'incident quand il a tenu à la prendre par les pieds pour regarder sous sa jupe.
Je me suis débarrassée illico de cet obsédé, impatiente de consulter le message qui avait été laissé sur le répondeur. Par Troy ?
Non, par Lou, le phobique de l'engagement émotionnel. Alors pourquoi est-ce qu'il appelait Emily en lui donnant du « poupée »
et en lui proposant d'aller au cinéma ce soir ?
Mon moral est descendu en dessous de zéro. J'avais demandé
à Troy de m'appeler, il avait accepté mais je n'avais toujours aucune nouvelle. Je lui avais déplu ? J'avais été nulle au ht ? Hum, pas impossible après neuf ans de mariage... Pourtant, Troy avait semblé apprécier nos ébats... C'est ça, et Mort Russell avait adoré le scénario d'Emily ! Cette ville n'était qu'un repaire de menteurs !
27
Après une bonne nuit de sommeil, je me suis réveillée hyper optimiste et persuadée que Troy m'appellerait aujourd'hui. Je ne m'étais jamais sentie aussi bien depuis mon arrivée à Los Angeles.
À la cuisine, Emily défaisait un énorme bouquet.
— C'est de la part de Lou ?
— J'assiste à une étonnante mutation du syndrome de la phobie de l'engagement... Ces névrosés ont compris que les femmes étaient devenues résistantes à l'Unique Nuit d'Amour, alors ils changent de tactique et mettent la barre plus haut : Lou veut qu'on se revoie ce soir.
Elle a ri.
— Il me prend vraiment pour une imbécile !
— À moins qu'il ne soit tout simplement sincère ?
— Je ne peux pas. Parce que s'il croyait une seconde qu'il allait raconter notre rencontre à nos petits-enfants, ce serait dramatique ! Avant d'avoir des petits-enfants, il faut d'abord des enfants et tu connais mon point de vue sur la question... Oh, désolée, Maggie...
— C'est bon.
— Je ne pensais pas...
À cet instant, le téléphone a sonné. J'ai décroché, certaine que c'était Troy, mais ça n'était que David. Au diable mes pouvoirs de divination ! Chez les Walsh, c'est Anna qui les a reçus. David, tout mielleux, n'a pas fait une seule allusion à sa crise d'hier et ne s'est pas non plus excusé de son attitude.
— Larry vous a bien aimées toutes les deux !
— Comme c'est intéressant, ai-je dit froidement, nous avons pourtant à peine ouvert la bouche. Il a découvert que Mort Russel avait passé ?
— Ça m'est égal. L'essentiel, c'est que vous l'ayez accroché.
— Il vous a dit qu'il voulait faire un film avec des animaux ?
— Bah ! ce ne sont que des broutilles ! J'ai un super pressentiment Les bonnes nouvelles ne vont pas tarder !
Le téléphone a de nouveau sonné. Cette fois, j'ai laissé Emily répondre. Dommage, c'était Troy !
Mon cœur a tambouriné et mon excitation a grimpé en flèche, et j'ai tourné autour d'Emily, pendant qu'elle racontait en détail la journée de la veille. Je ne tenais plus, elle n'en finissait pas, alors j'ai fini par m'asseoir à côté d'elle jusqu'à ce que, enfin, elle termine. Je me levais vers le combiné quand elle a raccroché
!
— Quoi ? a demandé Emily, troublée par ma main tendue.
— Troy n'a pas demandé... à me parler ?
— Non. Oh, merde !
Ça, merde, oui ! Troy n'avait pas souhaité me parler, mais j'avais compris le message.
Emily était au supplice. Sur son visage se lisait la même compassion que celle qu'elle m'avait témoignée quand je lui avais appris ma rupture avec Garv.
— Maggie, je n'avais pas compris que tu attendais... quelque chose de lui.
— Je n'attends rien de lui.
Emily semblait maintenant faire face à un dilemme.
— Il faut que tu saches quelque chose, a-t-elle dit avec une gentillesse qui m'a humiliée. Quand j'ai appelé chez Troy, samedi soir, c'est Kirsty qui a répondu.
— Ça ne signifie pas qu'ils couchent ensemble ! me suis-je exclamée, consciente d'être pathétique. Et même s'il y a quelque chose entre eux, c'est peut-être moi qu'il va choisir ?
— Tu as raison. Ça m'a achevée.
— Je crois que je vais aller m'allonger...
— Maggie, attends !
Mais, déjà, je refermais la porte de ma chambre derrière moi. J'ai tiré les rideaux que j'avais ouverts avec tant d'entrain et je me suis glissée tout habillée entre les draps. Seule. Abandonnée. Honnêtement, je n'avais jamais cru que je coulerais des jours heureux avec Troy à Los Angeles, mais de là à s'attendre à n'être que le caprice d'une nuit...
Vivre dangereusement ? Prendre des risques ? Ce n'était pas pour moi... À moins qu'avec la force de l'habitude, je ne finisse par y prendre goût ? Après tout, les premières fois ne sont pas toujours des réussites...
Un peu plus tard, Emily est entrée dans ma chambre sur la pointe des pieds.
— Comment te sens-tu ?
— Mal.
— Honteuse d'avoir couché ? Pas honteuse ?
— Honteuse...
— C'est bien ce que je pensais. Tu ne pouvais pas avoir changé
si vite. Que ressens-tu encore ?
De la nostalgie - mon mari me manquait. Les deux trahisons réunies pesaient lourd sur mes épaules.
Lors de ma brève aventure avec Troy, j'avais retrouvé goût à
la vie. Je m'étais imaginé que je deviendrais une autre femme et que j'irais mieux. Mes illusions perdues, le retour à la réalité était rude. Je regrettais le temps où j'étais encore une femme mariée à
l'abri de ces humiliations... Mais je ne pouvais tout de même pas me rabattre sur Garv l'infidèle parce que mon amant m'avait larguée !
— Tu sais peut-être pourquoi Troy a pu me faire... ça ? ai-je demandé.
— C'est sa façon d'être..., a répondu Emily en toute simplicité. Il aime les femmes, mais il aime encore plus son boulot et il ne désire pas s'engager dans une relation à long terme.
Emily ne disait pas qu'elle m'avait prévenue et j'ai apprécié son tact. Troy m'avait prévenue aussi, mais, comme il riait, j'avais pensé qu'il plaisantait.
— H aurait dû te laisser tranquille, tu es trop fragile.
— Fragile ? Non, stupide ! ai-je grommelé, furieuse contre moi-même. Je suis tombée dans le plus vieux piège du monde ! Un homme m'a fait du plat et moi je me suis fait des idées.
— Ne culpabilise pas, ta réaction est normale. Tu viens de vivre une grosse déception amoureuse et tu es seule pour la première fois depuis des années. C'est normal que tu t'intéresses à un autre homme.
Pendant qu'elle parlait, la colère m'envahissait. J'en voulais à
Troy, à sa sollicitude, à ses compliments sur ma coiffure, à ses réglisses et à son « miss Irlande ». De quel droit un type avec un nez aussi laid brisait-il les cœurs ?
J'avais honte de lui avoir demandé de me téléphoner. .. Après avoir entendu les peines de cœur de mes amies célibataires pendant des années, j'aurais dû retenir la leçon : ne jamais demander à un homme qu'il vous rappelle. S'il le propose de son plein gré, jouer l'indifférence et surtout ne pas montrer sa joie. C'est drôle, nous connaissons toutes les règles de l'art, mais aucune ne les applique...
J'avais très mal géré ma vie depuis ma rupture. En général, après un événement pareil, la déprime s'installe, mais le temps accomplit son travail de guérison. Pas dans mon cas. Depuis, j'allais de mal en pis. Combien de temps ça durerait ?
Je me demandais comment Garv vivait son célibat retrouvé. Sans doute mieux que moi puisque c'est un homme. Qui était la Truffe ?
C'était sérieux, eux deux ? Et voilà que les questions revenaient m'obséder...
— Je renonce aux hommes ! ai-je conclu d'une voix amère. Je vais prendre un virage à quatre-vingt-dix degrés.
— Et virer ta cuti ? a gémi Emily. Ne le dis pas à n'importe qui, on pourrait te prendre au mot ! Tu ne pourrais pas faire pire erreur ! J'ai entendu dire que les lesbiennes étaient encore plus lamentables que les hommes.
— Je ne veux pas devenir lesbienne ! Quoique... ça mérite d'y penser...
Emily a enfoui son visage entre ses mains en gémissant.
— Non, pitié !
— Mais je préfère devenir une célibataire qui s'assume. Malgré mon amertume, j'essayais d'être légère.
— C'est génial d'être célibataire : tu peux choisir de quel côté
du lit tu veux dormir. Tu peux choisir les hommes qui te plaisent. Tu ne perds plus ton temps avec la famille ou les collègues de ton mari, des gens ennuyeux à mourir. Plus de négociations ni de compromis !
J'aurais beaucoup d'amies, un gros sac de chez Coach, des pantalons en lin avec une ceinture élastique et une jolie coupe de cheveux pratique. Je serais Sharon Stone version irlandaise !
— Ou peut-être que je retournerai vivre chez mes parents ? ai-je achevé dans un soupir. Nous serons la famille Addams de notre quartier. J'aurai de la moustache et je finirai par demander au coiffeur la coupe caniche.
J'avais été tellement humiliée par la désinvolture de Troy que je voulais rentrer en Irlande et mettre un océan entre lui et moi. Si le soleil californien m'avait redonné le moral, il m'avait aussi aveuglée. Los Angeles avait cessé de me faire de l'effet, un peu comme un analgésique qui, pris trop souvent, cesse d'agir. Je m'étais doutée que ça arriverait, mais pas si vite. J'étais là depuis deux semaines alors que mon projet initial était de rester un mois.
Si ma vie n'était pas à ici, où était-elle ? En Mande, où je n'avais pourtant ni toit ni travail ? Tôt ou tard, il me faudrait rentrer, retrouver un emploi et chercher un appartement. Tôt ou tard ? Non, tout de suite ! J'ai lorgné ma valise que je n'avais pas défaite, en partie parce que je n'avais pas d'armoire. Je pouvais boucler mes bagages en dix minutes et partir pour l'aéroport ! Rien que d'y penser, je me sentais mieux. Mais comment abandonner Emily dans cet état-là ? Avant de rentrer à Dublin, je devrais attendre la décision de Larry Savage. Soit il achèterait le scénario et Emily retrouverait le moral, soit il passerait et Emily rentrerait avec moi en Irlande. Nous n'allions pas tarder à être fixées.
Cette décision prise, j'ai téléphoné à mes parents pour leur annoncer mon retour. C'était bon, j'avais l'impression d'être déjà
en route.
Mon père a répondu avec sa terreur coutumière :
— Laquelle de vous cinq est-ce ? Ah, c'est toi Margaret !
Je m'attendais à ce qu'il raccroche le téléphone pour ne pas être asphyxié par ses gaz nocifs, mais, à ma plus grande surprise, il a continué :
— Tu es allée à Disneyland ? C'est extraordinaire ! Il y aussi d'autres parcs d'attractions. Le Six Flags. On dit qu'il y a le grand 8 le plus haut du monde !
— Comment connais-tu l'existence du Six Flags ?
— Grâce à la Toile. Internet.
— Qu'est-ce que tu fais sur Internet ? ai-je demandé, surprise, presque indignée.
— Helen l'a installé à la maison.
— Et il n'en décolle plus, a coupé ma mère qui avait décroché
le deuxième poste. U surfe pour se rincer l'oeil sur les sites pornographiques !
— Je ne regarde pas les sites pornographiques.
— Inutile de crier ! Je sais ce qui se passe sur Internet !
— Je ne crie pas, tu es juste à un étage de moi. Il y a d'autres choses que de la pornographie sur Internet !
— Quoi, par exemple ?
— Des sites sur les vacances au soleil. Silence.
— Des vols ?
— Oui, des vols.
— Pour des destinations ensoleillées ? Pressentant que cette discussion aurait une issue déplaisante, j'ai décidé de couper court :
— Au fait, je rentre à la maison dans quelques jours.
— Vraiment ?
Deux voix flûtées et contrariées et à l'unisson. C'est bien ce que je pensais... J'espérais que j'avais désamorcé leurs projets de vacances au soleil. Ils raccrochèrent presque à l'unisson. J'en ai touché deux mots à Emily.
— J'ai l'impression que mes parents envisagent de venir en vacances à Los Angeles.
— Tu plaisantes ?
— Je suis sérieuse.
— C'est impossible, tes parents ne sont pas du genre impulsif. Leur conception de la folie, c'est de planifier un weekend un an à l'avance !
Mais j'avais oublié Helen et sa passion pour les surfers californiens. Trois heures plus tard, j'ai eu le mot de la fin.
—... réservé les vols sur Internet, a annoncé maman. Pas besoin de s'embêter avec les agences de voyage. Tu n'as qu'à
donner ton itinéraire et on te donne le choix. Le Net, quelle belle invention.
— Mais je vais bientôt rentrer à la maison !
— Plus tard. Nous avons besoin de toi pour nous faire visiter Los Angeles. Et puis, quelle différence ça fait de rester quelques jours de plus ou de moins ?
Je me suis mordu l'index pour ne pas crier ma frustration.
— Où allez-vous loger ? Il n'y a pas de place chez Emily !
— Nous ne pensions pas nous imposer, a riposté maman d'un air hautain. J'ai réservé un hôtel très bien, à ce qu'il paraît. Ce n'est pas très loin de chez Emily et c'est très sympathique. Le petit déjeuner est copieux, et il y a plein de cadeaux en bonus.
— Quels cadeaux ? ai-je demandé avec lassitude.
— Des charlottes pour la douche, des minikits de couture et le prêt d'un parapluie. Non que j'aie besoin d'un parapluie, a-t-elle ajouté. Je viens pour fuir la pluie ! S'il pleut, je serai bonne pour l'asile.
— Tu sais ce qu'on dit ?
— Qu'il ne faut pas mettre de beurre sur un coup de soleil ?
— Qu'il ne pleut jamais en Californie...
— Bien !
— ... parce que là, il pleut à verse !
Ça n'a pas suffi à la décourager.
— Ils arrivent mardi..., ai-je ensuite annoncé à une Emily consternée.
— Pitié!
28
Je m'accrochais au sommeil comme un alpiniste à la paroi de sa falaise, mais la sonnerie du téléphone m'a obligée à faire surface. Mon réveil a été encore pire que d'habitude : ma première pensée a été pour Troy, qui m'avait larguée, et la seconde pour mes parents, qui n'allaient pas tarder à arriver. J'étais piégée. Et si mes parents s'étaient trompés dans leur réservation sur Internet? Plus j'y pensais, plus je me disais qu'ils avaient dû
réserver un vol pour Phnom Penh ou Ushuaia.
Mon moral remontait en flèche, j'étais tout sourire quand Emily est venue dans ma chambre avec le téléphone.
— Pour toi, Maggie. Mamie Walsh.
Mes angoisses se sont confirmées : mes parents avaient réservé
un vol Dublin-Los Angeles sur American Airways.
— J'ai téléphoné ce matin et j'ai eu la confirmation ! a précisé
maman avec entrain.
Elle m'a transmis le numéro du vol et l'heure d'arrivée. Elle avait même les numéros de siège et commandé un repas végétarien pour Anna. Parce que Anna venait aussi ?
— Combien de temps vous allez rester ?
— Oh... deux semaines...
Encore deux semaines à passer dans la même ville que Troy...
— ... enfin, douze jours. Je te passe papa. Il veut savoir s'il doit prendre son short.
Quand j'ai raccroché, j'avais le moral à zéro. Et Emily en a rajouté :
— Tu sais que je n'ai toujours pas de nouvelles de Larry Savage, a-t-elle annoncé avec embarras. Je commence à perdre espoir... Tu te souviens que Lara a lancé une idée pour me dépanner, l'autre soir... ?
Tu sais, quand elle m'a proposé de peaufiner des scénarios... J'ai aussitôt compris.
— Appelle-le!
— Lara avait mentionné un nom, a-t-elle continué sans m'écouter.
Elle s'est interrompue.
— Tu veux vraiment que j'appelle Shay Delaney... ? Ça ne te dérange pas ?
— Pourquoi ça me dérangerait ?
Oui, pourquoi, je vous le demande ?
— Maggie, je t'en prie, sois franche. Tu n'as qu'un mot à dire et je ne le contacterai pas.
— Fais-le!
— Merci. Merci infiniment. J'ai vraiment besoin d'un boulot. Je sais que Shay et toi, c'était il y a longtemps, et que la première rupture laisse le plus de traces... J'avais peur que tu te fâches...
Je pensais qu'elle attendrait quelques jours avant de l'appeler, pas du tout, elle s'est jetée sur le téléphone.
Je suis allée me réfugier dans ma chambre - d'où je pouvais écouter sa conversation sans être vue. Emily n'a pas eu Shay, mais j'ai entendu qu'il était à Los Angeles. Je me suis mise à trembler ; moins que le jour où je l'avais revu après quinze ans de silence... Emily est venue dans ma chambre.
— Il n'était pas à son bureau.
— Ah ? ai-je demandé, feignant l'indifférence.
— Bon, qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? Tu veux aller à la plage, faire une balade ? Que dirais-tu d'aller déjeuner en ville
? — Tu dois travailler, Emily.
— Pour une fois, je peux faire une pause. Je n'ai pu m'empêcher de rire.
— Je vais bien ! Je n'ai pas besoin d'une nounou.
— Mais...
— Ça va, je te jure !
Emily n'a pas insisté, de peur de me contrarier. Elle a allumé
son ordinateur portable et moi la télé. Une autre journée s'est déroulée sans que personne n'achète le scénario d'Emily. J'avais le sentiment de jouer dans une pièce de Beckett. Jusqu'à la fin de mes jours, je vivrais dans cette maison avec Emily en attendant non pas Godot, mais de bonnes nouvelles qui ne viendraient jamais.
Après avoir zappé pendant une demi-heure, j'étais tellement à
bout que j'ai décidé d'aller au supermarché.
— On a de la visite ! a lancé Emily alors que je
rentrais, chargée de courses.
Ethan ? Depuis sa nuit sur notre canapé, il passait régulièrement et s'installait devant la télé avec l'illusion d'être le bienvenu. Mais non, c'était Mike, avec son encens amérindien et ses fumigations purificatrices.
Il m'a souri.
— Bonjour, Maggie. J'élimine les énergies négatives qui flottent dans cette maison.
— Mike est extraordinaire ! a renchéri Emily. Il me débarrasse des mauvaises ondes pour que je reçoive de bonnes nouvelles de la société de production.
— Ce n'est pas si simple! a haleté Mike, qui pirouettait et sautillait. Ce qui doit être sera...
— L'achat de mon scénario pour un million de dollars !
— Attention, ce que tu souhaites pourrait bien se réaliser, Emily.
Une fois la purification terminée, Mike a repris son souffle :
— Et toi, Maggie, ça va ?
— Oh oui, ça va bien, ai-je répondu sans enthousiasme.
— Quand tu es dans l'obscurité, sais-tu ce qu'il faut faire, chère Maggie ?
J'ai haussé les épaules.
— Quoi?
— Orienter ton visage vers la lumière...
Les larmes me sont soudain montées aux yeux.
— Sois gentille avec toi, a continué Mike.
— Comment ?
— Nourris ton esprit. Hume les fleurs ou écoute le bruit des vagues... Tu finiras par comprendre ce qui est bon pour toi. Fais un peu de méditation et écoute ta voix intérieure.
— Ah oui, peut-être...
— Si vous n'avez rien de prévu, ce soir, venez assister à notre veillée !
Nous avons froncé les sourcils, nous cherchant des excuses pour décliner l'invitation.
— Heu... Que se passe-t-il pendant ces veillées ? ai-je demandé
pour éviter de répondre.
—Des gens magnifiques viennent à la maison raconter une histoire.
— Magnifiques ? Genre ceux qui ont des lunettes de soleil Gucci, et tout et tout ? a interrogé Emily.
Mike a ri.
— Magnifiques parce qu'ils ont une belle âme.
— Vous savez, m'inviter à une veillée pour raconter une histoire, c'est comme inviter un dentiste à dîner pour lui faire parler de dents dévitalisées. Le soir, je me repose. Mike ne s'est pas formalisé.
— Je sors, Emily.
— Tu vas où?
— Tendre mon visage vers la lumière : faire du shopping. J'aurais dû y penser plus tôt.
— Tu as raison. C'est bon pour le moral.
Contre toute attente, j'ai passé une après-midi très agréable à
flâner sur Third Street Promenade, admirant les vitrines des cavernes d'Ali-Baba de la société moderne. C'est drôle, j'étais de nouveau heureuse d'être à Los Angeles...
La vendeuse de la boutique où j'avais acheté la jupe en jean a été très compréhensive. Elle m'a remis un bon d'achat en échange de ma jupe, qui selon elle n'avait d'autre défaut que de me déplaire.
Après, je me suis surveillée : pas question d'acheter des trucs que je ne mettrai jamais. J'ai seulement craqué sur deux T-shirts avec des inscriptions. Pour Emily : « Je veux ! je veux ! » Pour moi : « Les mecs sont tous des minables ».
Ragaillardie par cette belle après-midi, je suis rentrée à la maison. Emily a adoré son T-shirt.
— Je le porterai dès ce soir ! Tu veux venir avec nous boire un verre ?
— Et tenir la chandelle entre toi et Lou ?
— Lou ? a-t-elle dit d'un ton méprisant. Il peut aller se faire voir avec ses fleurs et ses coups de fil !
— Alors avec qui tu sors ce soir ?
— Avec Troy.
Mon amertume ne lui a pas échappé.
— Sois cool, Maggie. Troy reste l'ami de toutes les filles avec lesquelles il couche.
— Je suis sans doute un peu trop coincée, ai-je riposté d'un ton raide.
— Allez, viens avec nous, ce soir !
— Qui m'invite ? Toi ? Lui ? Honnêtement ?
— Nous deux.
— La vérité, Emily !
— n n'a pas parlé de toi.
Tant mieux ! Si Troy voulait m'éviter pendant le reste de mon séjour, ça m'éviterait d'être humiliée en le voyant.
— Sors et amuse-toi bien, tu as travaillé toute la journée. Et avant que tu me poses la question, oui, Emily, je vais bien !
Emily partie, je me suis plantée devant la télé, portant mon nouveau T-shirt, qui convenait parfaitement à la situation. Pour passer le temps, j'ai imaginé toutes sortes d'humiliations pour me venger de Troy. Je n'arrivais pas à décider si je devais me murer dans un silence digne ou lui reprocher sa morale de dépravé. Quelques instants plus tard, une voiture a freiné brutalement devant chez Emily. La porte d'entrée a claqué, un bruit de talons a suivi. J'ai tendu l'oreille, suivant l'itinéraire des talons jusqu'à ce qu'ils entrent dans le salon, surmontés d'une Lara chiffonnée et égarée.
— Où est Emily ?
— Sortie, avec Troy. Que se passe-t-il ?
— Oh, mon Dieu !
— Tu veux un verre de vin ?
Elle a acquiescé et m'a suivie dans la cuisine.
— Que se passe-t-il ?
Agression, accident... j'ai tout de suite pensé au pire.
— C'est Nadia ! Elle m'a téléphoné. Mon nouvel identificateur d'appel a affiché la provenance de son numéro. « M. et Mme Hindel » ! Cette salope est mariée !
J'ai versé le vin plus vite.
— C'est peut-être une erreur ? Elle est sans doute séparée.
— Pas du tout. Nadia a tout de suite reconnu les faite!
Lara a croisé son reflet dans le miroir.
— C'est épouvantable, je ressemble à une autoroute mal déblayée après une tempête.
Son visage d'habitude doré était pour une fois tout gris.
— Nadia m'a avoué qu'elle faisait du tourisme sexuel et qu'elle avait couché avec moi pour s'amuser.
Après un silence pénible, Lara a achevé.
— Elle s'est servie de moi...
Là-dessus, elle s'est mise à pleurer avec tant de retenue et de dignité que ma gorge s'est serrée.
— Elle me plaisait vraiment..., a-t-elle dit, comme une femme l'aurait dit d'un homme. Mais ça fait encore plus mal quand c'est une fille qui te laisse tomber.
— Je sais... Tu rencontreras quelqu'un d'autre, ai-je répondu en lui caressant les cheveux.
— Non!
— Mais si. Tu es très belle.
— Je me sens si mal...
— Maintenant, oui, mais plus pour longtemps. Cette fille n'était pas pour toi.
— Tu as raison... Je vais gamberger pendant une semaine, puis j'oublierai.
— J'en suis certaine.
— Merci Maggie.
Nos fronts se touchaient. Nous avons échangé un regard plein de compréhension... Puis, tout à coup, Lara a pris mon visage entre ses mains et m'a embrassée sur la bouche. J'ai été surprise, mais ça m'a plu.
C'est le moment qu'Emily a choisi pour rentrer. Elle s'est précipitée dans la maison et nous a bien regardées, troublée.
— Que se passe-t-il ?
— Tu ne vas pas le croire ! a dit Lara, qui lui a aussitôt raconté son histoire.
Nous l'avons attentivement écoutée en évitant de nous regarder.
— Je ferais mieux d'aller me coucher. J'ai besoin de mes quatorze heures de sommeil.
— Troy te passe le bonjour, m'a dit Emily.
— Ah, vraiment ? Bonne nuit.
Je suis allée me coucher. J'ai fermé les yeux et, pour une fois, je n'ai pensé ni à Garv ni à Troy, mais à Lara.
29
Au réveil, nous avons appris que Larry Savage achetait le scénario.
Emily a hurlé sa joie et son soulagement dans toute la maison. Même la nécessité de réécrire le scénario pour y intégrer Chip le chien n'a pas gâché son allégresse.
— Je changerais tous mes personnages en orang-outang si Larry le voulait ! L'essentiel, c'est qu'il allonge la monnaie !
— Combien tu vas toucher ?
— Le minimum syndical imposé par la Writer's Guild. C'est une insulte à ma créativité !
Une insulte à six chiffres quand même ! Avec, en plus, la promesse de recevoir un demi-million de dollars si le film était réalisé. Parce que le plus extravagant de l'histoire, c'est que ces messieurs n'étaient pas encore sûrs de le faire. Mais nous n'allions tout de même pas nous mettre martel en tête pour un si petit détail !
Emily s'est greffée au téléphone et a commencé son marathon. Ce soir, elle organisait une méga-fête. La bonne nouvelle se répandait parmi ses amis et tout le monde voulait lui parler. Les appels et les doubles appels s'accumulaient. Parmi eux, Shay Delaney. Quel dommage qu'il n'ait pas téléphoné la veille au soir et laissé un message, je l'aurais effacé et Emily n'en aurait jamais rien su. Entre nous soit dit, je n'aurais jamais eu le cran de lui faire un coup si bas. Un peu plus tard, Emily est venue me rejoindre dans ma chambre alors que je cherchais un T-shirt propre dans ma valise.
— J'ai invité Shay Delaney à ma fête. Dans l'élan, ça m'a échappé. Tu m'en veux ?
J'ai continué à fourrager dans ma valise.
— C'est un peu tard.
— Je peux le rappeler pour le décommander... ?
— C'est ça, oui.
— Je le fais tout de suite !
— Non, c'est bon.
Je ne voulais pas gâcher sa soirée, et puis Shay, c'était de l'histoire ancienne.
Emily a fait appel à un traiteur. Quatre heures plus tard, trois acteurs au chômage mordus de cinéma avaient transformé la maison en un lieu de rendez-vous mondain avec linge de table, cristal, amuse-gueules vietnamiens, pâtisseries miniatures et Champagne rosé.
Quand l'ultime flûte à Champagne a couronné la pyramide et que le dernier brin de coriandre a décoré la pile de rouleaux de printemps, ils ont pris congé, précisant qu'ils reviendraient le lendemain chercher leur matériel.
Après leur départ, Emily a décidé de goûter le Champagne rosé
pour voir si ce n'était pas du poison. Nous avons trinqué.
— Je n'aurais jamais réussi sans toi. À ma chère assistante, Maggie !
— À un très bon scénario !
— À Larry Savage !
— À Chip le toutou !
Un silence rêveur a suivi.
— Il sait que je suis chez toi ? me suis-je entendue demander.
— Qui?
— Shay Delaney.
— Non, je ne lui ai rien dit.
Le passé est soudain revenu, suscitant regrets, amertume, tristesse et mélancolie. J'étais plus seule que jamais. Ma vie n'avait pas de sens.
— Au fait, est-ce que Troy vient ce soir ?
Emily ne semblait pas très à l'aise.
— Oui. Je sais que tu n'as pas envie de le voir,
mais c'est un ami de longue date. Il m'a tellement
aidée, comment ne pas l'inviter ?
Troy n'avait même pas le tact de m'éviter pour ne pas m'humilier. Génial.
J'ai retiré mon T-shirt « Les mecs sont tous minables ».
— Si Troy vient, je ferais mieux de trouver autre chose à
mettre !
— Pourquoi ?
— Parce qu'il va penser que j'ai mis ce T-shirt pour lui. Un peu après dix-neuf heures, les invités ont commencé à
arriver. Justin et Désirée, puis Lou, le phobique de l'engagement, avec une bouteille de Champagne, un garçon bronzé, sexy et très agréable. J'ai dit à Emily que je le trouvais sympa.
— Ces mecs-là sont très intelligents pour donner le change, je ne dis pas le contraire ! a-t-elle commenté.
Quand j'ai aperçu la Jeep de Troy, j'ai commencé à me faire des films. Il me prendrait à part, s'excuserait et dirait qu'il avait été trop débordé pour me téléphoner.
Mais quand j'ai aperçu Kirsty à son bras, j'ai vu rouge. Je n'avais pas encore eu le temps de me composer un personnage que Troy se dirigeait vers moi. Mon dernier espoir s'est envolé
quand il m'a planté un baiser fraternel sur la joue.
— Alors, miss Irlande, il paraît que tu étais au volant de la supervoiture ?
— Hein ? ai-je demandé, surprise d'être agressive alors que j'avais décidé de la jouer légère.
— C'est bien toi qui as sauvé la mise à Emily, lundi, en la conduisant chez Empire ? Si tu n'avais pas été là, qui sait... Oh, merci !
Il a pris le verre que lui tendait Justin.
— Les amis, si on levait nos verres à miss Mande ?
Kirsty n'a pas levé son verre, qui, je le précise, était rempli à
ras bord d'eau plate. Elle n'a pas non plus renchéri, la jalouse.
— Je crois que nous ne nous connaissons pas ? a dit Troy en tendant sa main à Lou. Je suis Troy, un ami d'Emily.
— Lou. Le petit ami d'Emily.
Ils se sont dévisagés. Deux mâles dominants face à face. S'ils avaient été deux lions dans la savane, ils se seraient tourné autour pour mesurer leur puissance.
— Où est la reine de la soirée ? a demandé Troy en regardant autour de lui.
Emily est sortie de sa chambre.
— Ici!
Lou et Troy se sont avancés en même temps, mais Troy l'a précédé et a tendu les bras à Emily.
— À ton succès ! Tu as besoin d'un réalisateur, maintenant !
— Minute papillon !
— Où est l'entourloupe ? a demandé Troy.
— Quelle entourloupe ?
— Allons, Emily, tu sais comment ça se passe, à Hollywood : il y a toujours une entourloupe.
— Chip le chien jouera dans le film.
— Et... ? Contente?
— Si Larry est content de me signer un gros chèque, je suis contente de donner un rôle à un clébard.
— Et le grand art dans tout ça ? l'a taquinée Troy. Les beaux principes ?
— Tu ne peux pas savoir combien c'est facile de faire des compromis quand on est fauchée et angoissée, a-t-elle confié
avec un sourire.
À ce point de la conversation, Kirsty a décidé qu'il y avait trop d'intimité entre Emily et Troy : elle s'est mise entre eux et s'est plainte de la qualité de son eau minérale.
Les invités ne cessaient d'arriver. Chacun avait apporté un cadeau à Emily. La société de production avait fait livrer la moitié d'une serre, plus tôt dans la soirée. David Crowe était arrivé avec un arrangement floral plus modeste. La nuit était belle... La plupart des invités travaillaient de près ou de loin dans le cinéma, et la réussite d'Emily, c'était un peu la réussite de tous.
Malgré l'allégresse ambiante, j'étais de mauvaise humeur, j'avoue, j'étais furieuse contre Troy. C'était déjà assez ignoble de m'avoir utilisée pour une nuit, mais c'était carrément indécent de s'exhiber avec Kirsty. Voilà au moins une maîtresse qu'il respectait puisqu'il n'hésitait pas à lui mentir ! Non seulement j'étais la femme qu'il avait rejetée et humiliée, mais de plus j'étais sa complice malgré moi. Bien joué, Troy!
La situation me déplaisait, mais je ne voyais pas d'issue. Révéler à Kirsty que j'avais couché avec Troy et lui envoyer une claque, comme dans les talk-shows de Jerry Springer ?
Ridicule et à peine amusant.
Je circulais avec mes plateaux sans un sourire. Les invités avaient l'air indignés que j'ose leur proposer à manger. Sans Justin, je n'aurais eu aucun amateur.
— C'est vraiment délicieux, a-t-il dit en se donnant une tape sur le ventre, une crevette dans la bouche. Et toi, princesse, tu en veux ?
— Avec plaisir !
Mais il parlait à Désirée, qu'il essayait de tenter avec un rouleau de printemps, sans succès. Justin semblait anxieux.
— Elle aimait ça, avant...
— Elle est peut-être malade ? Emmène-la chez le vétérinaire.
— Elle n'est pas malade, je crois qu'elle fait de l'anorexie.
— Mais c'est un chien !
— Les chiens aussi font de l'anorexie. J'ai lu un article dans le LA. Times.
— Rassure-moi, tu plaisantes ?
— J'aimerais bien...
J'ai repris mon plateau et je suis allée vers d'autres invités qui m'ont ignorée. Qu'est-ce que je faisais dans une ville où même les chiens avaient des troubles du comportement ?
Je m'offrais un instant de répit dans la cuisine quand Shay Delaney est arrivé. Je l'avais attendu toute la soirée en espérant qu'il ne se montrerait pas. Au fur et à mesure que l'heure tournait, le soulagement m'envahissait. J'avais décidé qu'il ne viendrait plus quand je l'ai aperçu au-dehors.
J'attendais qu'il me remarque, mais il arpentait le jardin, serrait des mains, riait et parlait avec tous les invités. Il semblait connaître tout le monde. Incapable de supporter plus longtemps cette attente, je me suis placée sur sa trajectoire. Comme la dernière fois, il a paru agréablement surpris.
— Maggie Garvan !
— Walsh ! ai-je corrigé.
Lors de notre dernière rencontre, j'aurais eu honte de lui avouer que j'allais divorcer, plus maintenant.
— Walsh?
— Oui, Walsh.
— Que fais-tu ici ?
— Down-timer.
— Tu habites chez Emily ?
— Oui.
— Ravi de t'avoir revue, a-t-il dit avant de s'éloigner. Il m'avait encore plantée.
J'avais envie de le rappeler. Ho, hé, Shay, tu ne veux pas savoir pourquoi je suis redevenue Maggie Walsh?
Dans cette soirée, deux hommes m'ignoraient. Il ne manquait plus que Garv pour compléter le tableau ! Je pouvais toujours me moquer de Kirsty, n'empêche, c'était elle, la petite amie officielle de Troy. Quant à Shay, il continuait de serrer des mains et de parler à des gens en restant le plus loin possible de moi.
Peut-être se sentait-il encore coupable après toutes ces années
? Tout à coup, j'ai senti que l'on me regardait. J'ai levé la tête et observé le jardin jusqu'à ce que mes yeux se posent sur Lara. Elle m'a adressé un sourire radieux que je lui ai rendu. La tête me tournait et une curieuse excitation me pinçait le creux de l'estomac.
Tous les invités, sauf bien sûr ceux que j'aurais voulu voir au diable, sont partis vers minuit. Troy, Kirsty et Shay se sont installés à la cuisine avec Emily pour discuter. Pendant ce temps, le regard noir et hostile, je rangeais la maison et le jardin, aidée de Lara et Ethan.
Je suis passée derrière Troy pour me diriger vers la poubelle de la cuisine et je lui ai planté une fourchette dans le dos.
— Aïe!
— Oh, désolée.
Troy, Shay et Emily formaient des projets pour le lendemain soir. Us avaient décidé de s'entraider dans leurs carrières respectives et voulaient dîner ensemble afin d'en parler.
— Tu viendras aussi, Maggie ? a demandé Emily.
— Tu vas trouver cela très ennuyeux, miss Irlande, a décrété
Troy, un peu trop vite à mon goût.
— Sans doute, ai-je dit d'un ton que je voulais menaçant. Je l'ai regardé durement. Avant que la situation ne s'envenime, Lara s'est gaiement interposée.
— Sortons ensemble demain soir, Maggie ! Ces enragés vont parler boulot, il ne faut pas que ça nous empêche de nous amuser, toi et moi.
Elle m'a adressé un clin d'œil mutin. La confusion qui m'a envahie m'a rendue muette. Elle flirtait ou je me faisais des idées
? J'ai été fixée quand elle a glissé son bras autour de moi.
— Pas de panique, les amis, je vais la chouchouter.
Pas vrai, Maggie ?
Elle a chatouillé ma taille et je me suis détournée pour planter mes yeux dans les siens. J'ai senti ma volonté fondre -j'ai adoré.
— Tout à fait, ai-je dit avec un sourire comblé.
Puis, effrontément, je l'ai embrassée.
Ce fut un baiser chaste, sans la langue, mais doux et insistant. Quand nous avons ouvert les yeux, Troy, Kirsty, Emily et Shay étaient l'image même de l'incrédulité.
Une fois tout le monde parti, Emily a bondi.
— Qu'est-ce qu'il y a entre toi et Lara ?
— Je ne sais pas... Rien... Honnête, j'ai
ajouté :
— Du moins pour l'instant...
— Mais enfin, Maggie, ta n'envisages tout de même pas de... J'ai haussé les épaules.
— Peut-être...
— Mais... ta es hétéro !
Long silence.
— Je n'en suis pas sûre, ta sais. Je suis peut-être lesbienne... Ou même bi ?
L'exaspération d'Emily a fait place à de l'inquiétude.
— Maggie, je me fais du souci pour toi. Pense à tout ce que ta as perdu en peu de temps. Ce n'est pas étonnant que ta aies besoin d'amour et d'affection, surtout après que Troy t'a jetée.
— Troy ne m'a pas jetée pour la bonne raison que je ne me suis pas accrochée !
Quoique... Toute la rhétorique du monde ne changeait rien au fait que Troy n'avait pas voulu de moi.
— Si tu veux. Écoute, Maggie, après ce que ta as traversé, ce n'est pas non plus étonnant que tu ne saches pas ce que tu veux. La semaine dernière, c'était Troy...
— C'était une erreur...
—... et maintenant ta penses que ta flashes sur Lara, mais tu te trompes.
— Erreur !
— Tu nages en plein délire !
— Pas du tout. Écoute-moi, Emily, quand Lara m'a souri, ce soir, je me suis sentie bien. Pour la première fois depuis longtemps, j'ai été...
J'ai cherché le mot.
— ... heureuse. Ça semblait dans l'ordre des choses. Je suis désolée si tu as du mal à l'accepter, mais je comprends. Tu m'as toujours connue hétérosexuelle et je sais que ta as des tendances homophobes...
— Lara est l'une de mes meilleures amies et je l'adore. Ce n'est pas parce que je ne veux pas coucher avec elle que je désapprouve son homosexualité. Je me fiche de ce qu'elle fait et tant mieux si ça lui plaît.
Emily a plongé son visage entre ses mains.
— Je n'aurais jamais dû te dire de te lâcher !
— Moi, je suis ravie ! Je quitte enfin mon cocon.
— Arrête avant qu'il ne soit trop tard.
— Non.
— Aujourd'hui, on est jeudi, a murmuré Emily pour elle. Et tes parents qui arrivent mardi...
Elle a gémi.
— Mamie Walsh va me tuer...
30
Le lendemain, Emily émergeait à peine des vapeurs de l'alcool que Larry Savage revenait à la charge par téléphone. Il voulait prendre rendez-vous afin d'évoquer les modifications à
apporter au scénario.
— Ce matin, ça ne m'arrange pas..., ai-je entendu dire Emily. Couvrant le combiné, elle m'a ensuite suppliée à voix basse de lui apporter de V Alka-Seltzer pour très vite reprendre, à l'adresse de Larry Savage :
— Bien sûr, je comprends, monsieur. Onze heures. J'y serai. Elle a raccroché et s'est jetée sur moi.
— Tu sais prendre des notes vite ?
Je lui ai tendu un verre d'eau et son aspirine.
— Je me débrouille...
— Habille-toi, nous partons pour la Valley : nous avons rendezvous avec Larry Savage !
Première mission désagréable de la journée : courir dans le galetas des barbichus et réveiller l'un des trois pour lui demander de venir attendre les employés du traiteur qui devaient passer récupérer vaisselle et plats. J'avais peur d'en voir un nu, surtout Curtis, mais seul Ethan, en marcel, a donné signe de vie.
— Après leur passage, tu rentres chez toi, l'a chapitré Emily. Au cas où, je te préviens que le tiroir de mes sous-vêtements est rangé d'une certaine façon, alors je saurai tout de suite si tu les as tripotés. Compris ?
— Compris. Dis, Maggie, tu sors vraiment avec Lara ce soir ?
J'ai acquiescé.
— Eh bien, ça swingue chez les lesbiennes !
Emily a soupiré.
À Empire, Michelle, l'assistante de Larry, nous attendait, tout sourire. Elle s'est répandue en félicitations sur le scénario d'Emily et nous a conduites dans le bureau de Larry Savage. La porte était fermée, mais des éclats de voix nous parvenaient.
— Poursuis-moi en justice, je m'en fous !
— Larry est au téléphone avec sa mère, nous a renseignées gaiement Michelle. U ne devrait plus en avoir pour très longtemps.
Après un adieu qui ressemblait à un hurlement d'hyène, la porte du bureau s'est ouverte. Larry est sorti, aussi énergique que d'habitude.
— Tous pour un et un pour tous ! a-t-il dit en souriant à Emily. Félicitations, mon petit !
Emily lui a retourné son sourire.
— Merci pour les fleurs.
Larry a agité les mains.
— Ce n'est rien. Les sociétés de production en envoient toujours. C'est la procédure standard !
Un bras autour de nos épaules, Larry nous a entraînées vers la salle de réunion.
— Nous allons voir deux producteurs exécutifs. Nous devons les convaincre si nous voulons que le film se fasse. D'accord ?
Les deux producteurs en question, une certaine Maxine et un dénommé Chandler, se sont répandus en compliments sur Plastiquement vôtre. Un futur grand film, selon eux. Puis Larry a ouvert le manuscrit. De loin, j'ai aperçu d'épaisses lignes rouges sur toutes les pages... N'étant pas l'auteur, je n'avais aucun lien émotionnel avec le texte, mais j'étais malade de voir toutes ces corrections.
Michelle a ensuite distribué les photocopies de Plastiquement vôtre à la ronde et Larry a ouvert la réunion.
— On laisse tomber l'opération de chirurgie esthétique. C'est trop bizarre.
— C'est pourtant le moteur de l'histoire, a expliqué Emily avec calme. C'est une façon de se positionner par rapport à
l'obsession d'une société en quête perpétuelle de beauté
physique.
— Moi, je n'aime pas.
J'avais bien entendu dire que les sociétés de production achetaient des scénarios et les charcutaient, mais j'avais toujours pensé que c'était de l'exagération. J'avais maintenant la preuve du contraire.
— Pour quelle raison les héroïnes font-elles un hold-up à la banque ? a repris Emily.
— Ma foi, je n'en sais rien, mon petit chou, a chantonné
Larry. Ce n'est pas moi, l'auteur, c'est vous.
Emily est devenue livide.
— Il pourrait s'agir d'une opération pour recouvrer
la vue ? a suggéré Chandler.
Larry a claqué des doigts.
— Ça, j'aime !
— On pourrait imaginer une bande de gamins défavorisés qui ont un terrain de foot. Un jour, une grosse société immobilière veut y construire un immeuble, alors les gamins doivent trouver de l'argent pour racheter leur terrain...
— Intéressant, a dit Larry, pensif.
— S'il n'y a plus d'opération de chirurgie esthétique, il faudra changer le titre, est de nouveau intervenue Emily d'une voix un peu stridente.
— Vous avez raison ! On va l'appeler Chip le chien !
Emily se contenait, moi, j'étais consternée. J'avais espéré que Chip ne jouerait qu'un petit rôle, pas le rôle-titre. Les idées fusaient entre Maxine, Chandler et Larry. Emily gardait quant à elle un silence total, moi aussi - j'avais l'interdiction formelle de prendre la parole. De toute façon, ça m'était égal, je m'ennuyais à mourir.
Larry a ensuite annoncé que nous allions continuer de travailler pendant le déjeuner. À douze heures trente, on nous a livré un véritable festin.
Je mourais de faim, mais, apparemment, j'étais la seule. Les autres n'ont rien mis dans leur assiette, ou presque : deux spaghettis qui se battaient en duel, une demi-tomate cerise, et une feuille de salade. Par peur de me faire remarquer, je les ai imités. Comme ils ont continué à discuter du film, il m'a fallu un petit moment pour m'apercevoir que j'étais la seule à avoir fini mon assiette. Et personne ne semblait vouloir se resservir. Je me suis dit qu'ils devaient manger lentement, mais ils ont fini par pousser leur assiette pour continuer à annoter le scénario. Le déjeuner était terminé ! Avant même d'avoir commencé. Et mon estomac criait famine.
Désespérée, je regardais la table qui croulait littéralement sous la nourriture. La quiche me tendait les bras. La pizza me faisait de l'œil. J'ai craqué. J'allais me lever quand Larry m'a jeté un regard de travers.
— Où allez-vous ?
— Euh... Nulle part, ai-je bredouillé en me replongeant dans mon script.
J'ai regretté de ne pas m'être jetée à l'eau. Si j'avais su que c'était ma seule chance, j'en aurais profité.
Pensée frappante qui semblait tout à fait résumer l'histoire de ma vie.
La séance de travail s'est interrompue vers quatorze heures trente, heure à laquelle Larry devait partir chez son acupuncteur.
— Je vais me mettre au travail, a annoncé Emily.
— Pour vendredi, ça vous va ?
— Vendredi prochain, ou vendredi dans six semaines ?
— Vendredi en huit.
— Mais c'est impossible !
— Vous préférez jeudi ou mercredi ?
— Bon, c'est d'accord pour vendredi.
Nous sommes reparties complètement déprimées par cette réunion.
— Ce sera peut-être un grand film? ai-je dit à Emily.
— Ce sera n'importe quoi !
Les larmes ont inondé son visage toujours livide.
— Merde ! Larry a charcuté mon joli scénario dont j'étais si fière et sur lequel j'avais tant travaillé. Maintenant, je vais devoir bosser nuit et jour, en faire de la bouillie pour chien. Personne n'ira voir ce navet ! J'ai passé six mois dessus et ce crétin veut que je le réécrive en une semaine ! C'est impossible ! Il a retiré
tous les bons mots, il n'y a plus de comique et les scènes d'émotion reposent sur cette sale bête !
Je lui ai tendu un mouchoir.
— J'aurai honte quand je verrai mon nom au générique d'un film à l'eau de rose qui raconte les aventures d'un toutou surdoué...
— Retire-lui ton scénario ! Rends-lui son argent ! Dis-lui que m trouveras une autre société pour faire ton film, à bon entendeur, salut !
— Non, personne ne l'achèterait et j'ai besoin d'argent pour vivre. Tout a un prix...
— Alors refuse les modifications, dis-lui qu'il doit tourner un film conforme à ton scénario.
—Il va m'exclure du projet, je devrai rendre l'argent, mais Empire gardera mon scénario et engagera un autre scénariste pour effectuer les modifications.
J'avais assez travaillé sur le code de la propriété intellectuelle pour connaître le pouvoir des grandes sociétés de production américaines, mais là, j'en avais un exemple concret pour la première fois.
— Ils n'ont pas seulement acheté mon scénario, ils ont aussi acheté mon âme. Troy a raison de vouloir produire son boulot en indépendant...
Emily a souri à travers ses larmes.
— J'ai fait un pacte avec le diable, alors, que je ne m'étonne pas si je me prends un coup de fourche dans les fesses... Elle s'est remise à pleurer.
— Ce scénario, c'était mon bébé. Je l'aimais, ça me tue qu'ils l'aient charcuté... Mon pauvre bébé...
Elle s'est interrompue, atterrée.
— Oh, Maggie, voilà que je recommence à parler de bébé... Pardon.
31
Après ma fausse couche, tout le monde a voulu me réconforter. Chacun y est allé de son discours. Certains me conseillaient de refaire tout de suite un bébé alors que d'autres nous recommandaient de faire notre deuil avant d'envisager une nouvelle conception. Mais personne n'a pu m'expliquer ce que je voulais vraiment savoir : pourquoi avais-je fait une fausse couche
? Même le Dr Collins, mon gynécologue, s'est rabattu sur les statistiques.
— Quinze pour cent des grossesses se terminent par une fausse couche... Le fœtus n'était pas viable et ne pouvait se développer. Votre corps l'a expulsé. La nature est bien faite, Maggie.
Sans doute voulait-il me consoler, mais ses doutes sur la perfection de mon bébé m'ont mise en colère.
— Ça n'arrivera plus ? a demandé Garv.
— Je ne sais pas... Je ne peux hélas pas être catégorique.
— Mais ça nous est déjà arrivé une fois !
En clair, nous avions eu notre quota de malchance.
— Autre chose...
— Quoi encore ? ai-je demandé d'un ton brusque.
— Oui, quoi ? a fait Garv en écho.
— Attendez-vous à avoir des sautes d'humeur...
J'ai passé les neuf semaines suivantes à examiner cette première grossesse à la loupe, cherchant à savoir quand j'avais commis une erreur. Aurais-je porté des objets trop lourds, fait par hasard un tour de grand 8 ou été contaminée par la rubéole sans le savoir ? Mon bébé aurait-il compris que je ne voulais pas de lui
? Une psychologue m'a rassurée sur ce dernier point. Comme j'avais annoncé ma grossesse à très peu de monde, rares furent ceux qui apprirent ma fausse couche. La vie a continué, mais nous devions combler un gros vide... Nous avions déjà trouvé un prénom : Patrick si c'était un garçon et Aoife si c'était une fille. La date de l'accouchement avait été prévue pour le 29 avril, mais nous avions déjà choisi la layette et pensé à la décoration de la chambre. Du jour au lendemain, le papier peint avec des oursons ou les lampes japonaises qui projetaient des étoiles sur le mur étaient devenus inutiles.
Je ressentais une terrible frustration, après ma joyeuse impatience à l'idée d'accueillir notre bébé, un peu de Garv et de moi, dans notre vie.
Je faisais une fixation sur les femmes enceintes qui exhibaient fièrement leur ventre rond. Je voyais des bébés partout. Ces délicieux petits êtres au sourire coquin et à la peau de pêche battaient des menottes et ne cessaient d'agiter leurs petits pieds, envoyant leurs chaussettes valser. Ils gazouillaient et pépiaient. À
les entendre, on aurait juré des clones miniatures de Bjôrk. Nous les observions avec envie, certains que nous aurions bientôt notre bébé. Puis nous nous arrachions à notre contemplation, de peur que notre attitude extatique n'éveille la méfiance de la maman et ne l'incite à appeler la police. Mon instinct me soufflait de retomber enceinte au plus vite pour effacer le souvenir de cette première fausse couche. Garv était d'accord, il aurait fait n'importe quoi pour me voir de nouveau sourire. Alors j'ai foncé. J'ai acheté un thermomètre - je ne voulais plus rien laisser au hasard.
Nous avons eu de la chance. J'avais fait une fausse couche au début du mois d'octobre, j'ai été enceinte à la mi-novembre. Je serais incapable d'exprimer l'immense soulagement et le bonheur qui m'ont envahie quand j'ai constaté que le test était positif. La vie nous donnait une nouvelle chance ! Nous nous sommes serrés l'un contre l'autre et nous avons pleuré. Le premier instant de joie passé, j'ai eu peur de perdre aussi ce bébé. Garv a un soir prétendu que la foudre ne tombait jamais deux fois au même endroit. Non seulement il ne m'a pas rassurée, mais en plus il se trompait.
Pour ma deuxième grossesse, j'ai été la championne de la prudence. J'ai cessé de fréquenter les pubs de peur d'inhaler de la fumée. Je conduisais à 25 km/h, au cas où je devrais freiner brutalement Je refusais tous les aliments susceptibles de m'empoisonner et j'évitais même de respirer trop fort de peur de déloger le bébé.
Le moindre bobo me faisait suspecter l'imminence d'une nouvelle catastrophe prénatale. Une nuit, j'ai eu mal au creux de l'aisselle et j'ai aussitôt redouté de faire une fausse couche. Garv a eu beau m'expliquer que mon aisselle était loin de mon utérus, je suis restée méfiante. Les victimes d'accidents cardiaques n'ont-ils pas toujours mal au bras ?
À la septième semaine, nous sommes allés faire notre première échographie. Je n'ai cessé de demander si tout allait bien, et l'infirmière n'a cessé de me le confirmer.
Qu'en savait-elle ? Le cliché de l'échographie ressemblait plus à
une mauvaise photocopie en noir et blanc de La Nuit étoilée de Van Gogh qu'à notre enfant.
La neuvième semaine approchait. La tension montait Le temps a ralenti sa marche, nous respirions comme si l'oxygène était rationné. Mais la neuvième semaine s'est achevée sans incident. Nous commencions à nous détendre, à respirer, enfin. Nous étions méconnaissables, nous ne cessions de sourire. Est ensuite arrivée la dixième semaine. Nous sommes allés faire la deuxième échographie, plus insouciants, cette fois. Ce jour-là, ma grossesse a acquis une dimension que je n'aurais jamais imaginée. J'étais sur la table d'examen quand l'infirmière nous a demandé le silence. Peu après, nous avons entendu les battements aériens et rapides du cœur de notre bébé. Décrire ma joie est impossible. Je planais... Nous avons pleuré et ri. Nous étions en état de choc mais tellement soulagés. Cette fois, tout irait bien !
La douzième semaine fut placée sous le signe d'un bonheur sans nuage. «Encore deux jours... », ai-je dit une nuit, alors que nous nous semons la main avant de nous endormir. C'est la douleur qui m'a réveillée, cette nuit-là. Comme il n'y en avait pas eu la première fois, je ne me suis pas tout de suite affolée. Puis j'ai compris et j'ai revécu le cauchemar. Je n'arrivais pas à y croire.
Quand une catastrophe m'arrive, je suis hébétée et le plus souvent incapable de réagir parce que les catastrophes, ça n'arrive qu'aux autres. C'est toujours un traumatisme de découvrir que les autres, c'est aussi moi.
Dans la rue, j'ai levé les yeux vers le ciel étoile, priant en silence pour garder mon bébé, quand j'ai remarqué un phénomène que j'ai interprété comme un présage.
— Il n'y pas d'étoiles ce soir, c'est un signe !
— Non, ma puce, ce n'est pas un signe, a murmuré Garv en m'enlaçant, les étoiles sont toujours là, même quand il fait jour. Parfois, on ne les voit pas, c'est tout.
Quand nous sommes arrivés à l'hôpital, la sensation de déjà-vu a amplifié mon cauchemar. Nous avons pris place sur les mêmes sièges en PVC orange. On m'a également dit que tout irait bien. Mais comme la dernière fois, c'était faux. C'était la deuxième fois que je perdais un bébé et que notre future famille se désagrégeait.
Le choc a été plus rude. J'avais pu surmonter ma première fausse couche, parce que j'avais encore tous mes espoirs d'enfanter, mais après la seconde j'avais perdu confiance. Je me détestais, je détestais mon corps, dont l'imperfection nous empêchait d'être heureux.
Cette fois encore, mon entourage a tenté de me réconforter. Ma mère connaissait une femme qui avait fait cinq fausses couches avant de mener une grossesse à terme. Cette.heureuse créature avait maintenant deux filles et deux garçons. La mère de Garv surenchérissait. Elle, elle connaissait une femme qui avait fait huit fausses couches et avait ensuite eu des jumeaux ! Deux garçons adorables. « Remarquez, ajoutait-elle d'un air de doute, l'un d'entre eux a fini en prison pour escroquerie. Une histoire de fonds de pension et une villa en Espagne... »
Chacun essayait de nous remonter le moral, rien n'y faisait. L'espoir nous avait fuis. Je ne pouvais m'empêcher de penser que j'étais responsable de ce désastre.
32
J'ai ouvert la porte d'entrée. Installée sur le canapé, Eraily travaillait dur sur son ordinateur portable.
— Salut, ai-je lancé, d'un ton prudent.
— Salut... Tu as passé une bonne soirée avec Lara ?
— Oui. Et toi ?
— Pas trop mal.
— Comment allaient Troy et Shay ?
— Bien. Ils m'ont beaucoup aidée. Ils te donnent le bonjour.
—Comment va Chip le chien ?
— Cauchemardesque... J'ai des crampes dans
l'estomac et mal à la tête. Vous avez flirté ?
Silence.
— Oui. Désolée.
— Il n'y a pas de quoi si c'est ce que tu veux. C'était comment ?
— Différent...
— Qu'est-ce que vous avez fait ? Enfin pas fait ce que tu penses, mais fait... pendant la soirée.
— Cinéma. Je vais aller prendre une douche et me reposer.
— Tu dois être épuisée... Je veux dire, non, ce n'est pas ce que je veux dire...
Je suis allée dans ma chambre. J'ai fermé la porte et je me suis assise au bureau d'Emily, puis j'ai feuilleté ses scénarios invendus pour me distraire.
Je n'étais pas fatiguée, j'étais terrifiée. Je m'étais trompée. Je n'étais pas lesbienne - et encore moins bisexuelle. Cette soirée avait été une catastrophe.
Lara était arrivée, plus radieuse que jamais. Ses cheveux ondulaient et brillaient. Elle portait une robe en jersey moulante. Aucune fausse note jusqu'à ce que je comprenne qu'elle s'était faite belle pour moi. Comme le corbeau de la fable, j'ai été
flattée, puis j'ai flippé.
Nous sommes allées à Santa Monica voir un film auquel nous n'avons rien compris. Il s'est avéré ensuite que chacune comptait sur l'autre pour lui expliquer l'intrigue. J'ai proposé
d'aller boire un verre, mais Lara a annoncé avec un sourire ambigu qu'on allait chez elle.
J'ai eu l'impression qu'une volière à papillons s'ouvrait dans mon estomac. La nervosité, sans doute, pas la panique, ai-je tenté de me rassurer. Lara serait assez experte pour prendre la situation en main, si j'ose dire, et me désinhiber.
Chez elle, Lara a débouché une bouteille de vin, mis un CD de musique d'ambiance jazzy et allumé des bougies parfumées. Ce sont les bougies qui m'ont mis la puce à l'oreille : Lara prenait l'affaire très au sérieux si elle créait une atmosphère romantique... Je ne voulais qu'une chose : prendre mes jambes à mon cou et rentrer à la maison. Mais j'ai dû m'installer dans le canapé, boire du chardonnay, et soutenir le regard lourd de sous-entendus de Lara.
Puis je me suis armée de courage et j'ai fait des efforts. J'ai essayé d'entretenir la conversation, mais j'étais si tendue que j'avais l'impression de lui faire passer un entretien d'embauché. Je ne pensais qu'à partir mais je ne savais pas comment faire. Les mots qui auraient pu me libérer étaient ligotés au fond de ma gorge. J'étais paralysée de savoir que j'étais tombée dans ce piège de mon propre chef. Au lieu de dire dès le début à Lara qu'elle faisait fausse route, je lui avais donné l'illusion qu'elle me plaisait - faut dire qu'elle me plaisait vraiment à ce moment-là. Ce n'était plus le cas maintenant, mais j'avais honte de le lui avouer.
Un verre et demi de chardonnay plus tard, Lara s'est penchée sur moi. Aïe ! ai-je pensé en m'écartant imperceptiblement. Puis j'ai compris avec soulagement qu'elle voulait seulement me resservir du vin. La main tremblante, j'ai vidé mon verre pour oublier.
J'ai prié et j'ai proposé un marché à Dieu. S'il me laissait sortir de cette galère, je ne prendrais plus jamais de risque de ma vie, mais, ce soir-là, Dieu était sans doute occupé ailleurs, car à peine ma prière s'achevait par un pieux amen que Lara se rapprochait de moi pour m'embrasser. Je n'ai pas trouvé l'expérience trop désagréable. Idem quand elle a glissé sa main sous mon top pour me caresser les seins. Consciente que je devais aussi agir, j'ai joué à l'élastique avec sa bretelle de soutien-gorge pour lui montrer ma bonne volonté. Elle a aussitôt baissé sa robe jusqu'à
la taille et retiré son soutien-gorge. Ses mamelons se sont dressés. C'aurait été sexy en d'autres circonstances ; là, c'était seulement déplacé.
J'ai pris une grande inspiration et j'ai caressé ses seins avec précaution, moitié pour lui faire plaisir, moitié parce que j'étais curieuse de toucher des implants mammaires. Mais, comme je n'avais jamais touché d'autres seins que les miens, je n'avais aucun point de comparaison et je n'ai pas su quoi penser. Il paraît que seule une femme peut comprendre et satisfaire les désirs d'une autre. Lara faisait sans doute de son mieux, mais je ne pouvais dissocier mon corps de mon esprit et m'abandonner au plaisir de la découverte. Je me sentais en fraude, pire, stu-pide. Par chance, Lara semblait apprécier nos ébats.
J'ai à peine dormi. Le matin, Lara m'a ramenée à la maison avant de se rendre à son cours de yogilates. Les petits tambours arrivaient chez Mike et Char-maine. Certains m'ont reconnue et saluée, déjà habitués à me voir rentrer à la maison le samedi matin avec mes vêtements de la veille.
— Je te téléphone demain ! a lancé Lara en repartant. On sortira ! Passe le bonjour à Emily.
Tout en feuilletant distraitement les scénarios d'Emily, je cherchais une solution. Rompre ? Impossible. Lara m'aimait bien et je ne pouvais pas lui avouer que je n'avais été qu'une touriste sexuelle, comme Nadia. De plus, j'avais oublié comment on rompait. Que disait-on ? Que ça ne passait pas mais qu'on restait quand même de bons amis ?
Quelle serait ma vie si je ne rompais pas avec Lara ? Je devrais rester à Los Angeles et devenir lesbienne. Lara me ferait subir une épilation intégrale et je ne sais quoi encore... Comment est-ce que j'avais pu coucher avec une fille ? Certes, Lara avait pris les devants mais j'étais seule responsable, à moi d'assumer. J'avais flirté avec elle parce que je voulais faire mon intéressante devant Troy et Shay, qui m'avaient tous deux fait souffrir.
Quel genre de fille étais-je donc devenue ? J'avais couché avec Troy, puis avec Lara. Je n'étais ni une femme fatale ni une dévergondée, mais, en me mariant à vingt-quatre ans, j'avais toujours pensé que je m'étais privée de grisantes aventures sexuelles avec de mystérieux inconnus. Pourtant, à la différence d'Emily ou de Donna, le sexe à la petite semaine ne m'excitait pas, il me déprimait. J'étais et je serai toujours une gentille monogame.
J'ai ressassé longtemps, puis j'ai pensé à Emily qui devait résumer en une semaine un travail qu'elle accomplissait d'ordinaire en sept mois et j'ai décidé de la rejoindre. Elle tapait frénétiquement sur son ordinateur portable.
— Je peux t'aider à faire quelque chose, Emily ?
Elle s'est interrompue. Les épaules voûtées, les yeux rougis, elle ressemblait à un raton laveur.
— Je peux te préparer à manger ? Te masser la nuque ? Mais en copine de toujours, pas en lesbienne d'un jour !
Elle a haussé les épaules.
— Il y a quelque chose que tu pourrais faire, oui. J'ai besoin de prendre l'air, ce soir. Trouve une idée. L'essentiel, c'est que je me défoule.
J'ai réfléchi et j'ai trouvé.
— Si on sortait entre filles ?
— Vendu! Voyons... qui pourrait venir? Lara, bien sûr...
— Elle n'est pas libre ce soir. Connie ?
— Connie ? Je pensais que tu ne l'aimais pas parce qu'elle allait se marier.
— Ce n'est plus très important.
— C'est vrai. Tu as cessé de me demander qui était marié, qui ne l'était pas. Finalement, tu es sur la voie de la guérison... Si seulement tu cessais de flirter...
— Je vais essayer, je te le promets. Il n'y aura plus personne. Ce soir-là, nous nous sommes amusées et nous avons dansé
comme si demain n'arriverait jamais.
33
Personnellement, j'aurais aimé que demain n'arrive jamais quand Emily m'a annoncé que Lara était en route.
— Pour te voir ? ai-je demandé avec espoir. Elle m'a lancé
un drôle de regard.
— Non. Pour te voir toi. Puis, détachant
les mots :
— Ta. Petite. Amie. Vient te voir.
Lara est arrivée chez Emily, plus dorée et plus belle que jamais, ce qui, loin de provoquer mon admiration, m'a terrifiée. Lara a fait une bise à Emily et a regardé par-dessus son épaule sur son écran.
— Bonjour, beauté, ça va ?
— C'est la honte, Lara, je suis la putain d'Hollywood.
— Qui ne l'est pas ? Bon, cela ne t'ennuie pas si je passe un peu de temps avec Maggie ?
Emily a froncé les sourcils.
— Vis ta vie...
— Je sais, c'est un peu bizarre, a dit Lara doucement. Emily a haussé les épaules. Abattue, j'ai conduit Lara dans ma chambre. J'ai fermé la porte derrière moi et je me suis préparée à l'embrasser.
— Qu'est-ce que tu as fait de beau, hier soir ? a demandé Lara en s'asseyant au bureau d'Emily.
— Nous sommes allées danser avec Connie et sa sœur Debbie. Quand est-ce qu'on allait se bécoter ?
— Moi, je suis allée dîner au Shakers. Pas très loin de Clearwater Canyon. C'est un très bon restaurant, je te le recommande.
L'attente était insupportable alors je me suis levée - elle n'était ni à portée de main et encore moins de bouche. Je l'ai forcée à
se lever et je l'ai attirée à moi, mais elle m'a repoussée.
— Je suis désolée, Maggie, mais je pense qu'il ne vaut mieux pas.
— À cause d'Emily ?
— Parce que nous ne devrions pas, un point c'est tout. J'ai mis du temps à comprendre.
— Tu veux rompre ?
Oui.
— Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? Pourquoi est-ce que c'est toujours moi qui me fais larguer ?
—Je souffrais, après Nadia. Tu as éveillé ma curiosité, a-telle avoué avec candeur, il me semblait que c'était une bonne idée à ce moment-là, mais tu sais ce que c'est... Je te demande pardon.
— Je ne t'ai jamais plu ?
— Heu, si... la nuit où j'ai découvert la trahison de Nadia. Tu as été si gentille avec moi, ce soir-là.
—Mais tu n'as pas craqué pour moi au début de mon séjour à
Los Angeles ?
Je ne savais pas pourquoi je considérais ce détail futile comme important.
— Pas immédiatement... Tu nages en pleine confusion à
cause de ton mariage et à cause de Troy, Maggie. Excuse-moi... je pense que j'ai profité de toi. Tu es géniale...
— Pas assez, à l'évidence.
— C'est autre chose...
— Je ne suis pas ton genre ?
— Pas d'ironie, Maggie, je t'en prie..., a-t-elle dit tristement. J'étais blessée. J'avais la gorge serrée.
— Tu préfères les filles comme Nadia, je suppose ? Avec un corps de déesse ?
Mal à l'aise, Lara a acquiescé.
Si je m'attendais à ça ! Je pensais que seuls les hommes choisissaient une femme en fonction de leur physique. Je croyais les lesbiennes moins superficielles ! Une belle personnalité ne comptait donc pas plus que ça ?
— Tu as un très joli corps, Maggie.
Sa gentillesse a atténué mon humiliation jusqu'à ce qu'elle achève.
— ... mais Nadia a été danseuse et elle prend soin du sien...
— C'est à cause de mes ongles que tu veux rompre?
— J'avoue que ça n'arrange pas les choses. Écoute-moi bien, Maggie, je crois que tu n'es pas attirée par les filles, et je peux te jurer que si je ne rompais pas avec toi, c'est toi qui aurais rompu tôt ou tard.
J'ai hésité entre la pitié ou la fierté. La fierté l'a emporté.
— Je voulais en effet rompre aujourd'hui, mais je ne savais pas comment te le dire...
— Quoi? Et dire que, pour le moment, j'ai l'impression d'être une véritable garce !
Tout à coup, l'absurdité de la situation m'a sauté aux yeux et j'ai éclaté de rire.
— Dis-moi franchement, Lara, j'ai été si terrible ?
— Disons que j'ai connu mieux.
— Moi aussi !
Nous avons éclaté de rire.
— On reste quand même bonnes amies ? ai-je ensuite demandé.
— Bien sûr ! Réserve ta soirée de mercredi ! a-t-elle dit avant de partir, c'est la première de Doves.
Après ça, je me suis précipitée auprès d'Emily.
— Bonne nouvelle ! Tout est fini entre Lara et moi !
Elle a cessé de taper sur son ordinateur.
— Que s'est-il passé ?
— Lara a rompu. Je ne suis pas son genre.
— Alors tu vas la détester comme tu détestes Troy ? Chaque fois qu'elle viendra, tu lui planteras une fourchette dans la jambe ?
J'ai été consternée.
— Non, nous sommes amies...
— Ouf!
— Écoute, Emily, je ne coucherai plus avec personne. J'ai perdu la tête et je me suis laissé déborder, mais ça va aller maintenant. Je vais redevenir la Maggie d'avant. Je ne suis pas faite pour aller hors des sentiers battus. Je songe d'ailleurs à
entrer chez les bonnes sœurs.
— Ne sois pas si excessive, Maggie, choisis la
voie du milieu !
Puis elle a ajouté avec un soupir :
— Dieu merci, tu es revenue à toi avant l'arrivée
de mamie Walsh, sinon c'aurait été la catastrophe.
Je n'aurais pu dire mieux.
34
Après ma seconde fausse couche, j'avais pleuré sans discontinuer pendant quatre jours et quatre nuits. J'avais à peine conscience de discrètes allées et venues à mon chevet et de la sollicitude des visiteurs qui s'enquéraient de ma santé auprès de Garv.
Quand j'ai cessé de pleurer, je ressemblais à une femme battue. Ma peau était sèche et toute craquelée.
J'ai vécu une période de deuil où je me suis sentie coupée du reste du monde. Personne ne pouvait me comprendre sauf les femmes qui avaient fait une fausse couche - mais je n'en connaissais pas -, les femmes stériles et les mamans. Garv était le seul qui partageait mon chagrin, mais il m'était impossible de le consoler parce que je me sentais responsable et coupable. Notre situation avait une dimension réellement tragique...
Cela dit, Garv semblait mieux surmonter l'épreuve que moi. Les quinze jours suivant ma fausse couche, il a géré les visites, remplacé tous les Mother and Baby par Vanity Fair et s'est occupé des repas. Je me traînais, incapable de reprendre le dessus. Je refusais d'en parler. Ne pouvant prononcer le mot, je parlais de contretemps dès que quelqu'un évoquait le sujet. Mes meilleures amies ont fini par baisser les bras.
Puis nos deux familles ont insisté pour que nous prenions des vacances sous prétexte qu'un séjour au soleil nous ferait un bien fou. « Tu as été conçue pendant les vacances, Margaret», avait même dit ma mère en accompagnant cette révélation d'un clin d'ceil et d'un regard concupiscent déconcertants.
J'ai fini par céder au harcèlement de notre entourage, séduite par la perspective de fuir la réalité pendant encore une semaine. Nous sommes partis à Sainte-Lucie, dans les Petites Antilles, alléchés par des visions de palmiers, de sable blanc et de soleil brûlant, de cocktails servis dans des verres de la taille d'un bocal de poisson rouge.
Le rêve a tourné au cauchemar. Pour commencer, trois jours avant notre arrivée, l'île a été ravagée par un ouragan, alors que ce n'était pas la saison des ouragans, et la belle plage de sable blanc ainsi que tous les palmiers avaient été engloutis par la mer déchaînée. Mon sac de voyage rempli de tenues d'été flambant neuves a été perdu à l'aéroport et les ouvriers qui travaillaient à
réaménager la plage commençaient tous les matins à sept heures pile sous nos fenêtres. Pour couronner le tout, la pluie n'a cessé de tomber et le personnel de l'hôtel se foutait royalement de mon bagage manquant.
Matin et soir, nous nous informions, mais personne ne pouvait nous renseigner.
Le cinquième jour, la situation a atteint un seuil critique. Nous étions à la réception et nous demandions à Floyd des nouvelles du bagage perdu. Comme chaque matin, Garv réexpliquait la situation.
Floyd a tapé sans conviction sur le clavier de son ordinateur et a consulté son écran. Je me suis dévissé la tête pour regarder, convaincue que cet ordinateur n'avait jamais été allumé.
— II sera là demain.
— Mais vous l'avez déjà dit hier! Et avant-hier aussi !
J'ai pensé à Garv qui lessivait mon T-shirt et mon short dans le lavabo tous les soirs et que j'enfilais encore humides tous les matins. Mon allure faisait de moi la risée des touristes bien habillées. Puis j'ai pensé à mon sac rempli de bikinis aux couleurs chatoyantes, à mes robes bain de soleil à fleurs, à mes sandales turquoise que je n'avais encore jamais portées... je suis devenue hystérique.
— Où est ma valise? Cela fait presque une semaine maintenant...
Floyd m'a fixée, un sourire aux lèvres.
— Cool, madame.
Si j'avais eu une vraie nuit de sommeil durant le mois passé, si mes nerfs n'avaient pas été tendus comme des élastiques et si je n'avais pas fondé tant d'espoirs sur ces vacances, peut-être que j'aurais été cool...
— Allez vous faire foutre ! me suis-je soudain entendue hurler.
Garv m'a conduite vers un banc.
— Assieds-toi là et attends-moi.
J'ai obéi à contrecœur pendant qu'il revenait auprès du comptoir et se penchait sur Floyd.
— Maintenant, vous allez bien m'écouter ! C'est ma femme. Elle ne va pas très bien. Elle est venue ici pour aller mieux. Il n'y a pas de plage, le temps est pourri, alors le moins que vous puissiez faire, c'est de lui retrouver sa valise !
En dépit de cette intervention musclée, mon bagage n'a été
retrouvé que le jour de notre départ. C'est bien la seule chose que nous ayons retrouvée, car pour ce qui est du moral... Sur le chemin de la maison, notre marasme crevait les yeux. Nous pensions que ces vacances nous feraient du bien, elles n'avaient fait que mettre en évidence le malaise dans notre couple. Non seulement je n'étais pas retombée enceinte, mais nous étions devenus deux étrangers.
Quand je repensais au mauvais temps, à ma valise perdue, à la nourriture infecte et à ses conséquences sur notre système digestif, je me demandais si nous n'avions pas été maraboutés. Le plus dramatique, c'est que ces catastrophes en chaîne avaient été notre seul sujet de conversation pendant ces vacances. Les seules fois où nous avions été gais et d'accord l'un avec l'autre, c'était quand nous caressions l'idée de torturer les ouvriers de la plage ou le chef cuistot qui nous avait servi de l'espadon pourri.
Pour la première fois depuis le début de notre mariage, nous avions fui les sujets importants.
35
Le hall d'arrivée du Los Angeles International Airport - LAX
-, était bondé.
Le temps passait, ma chère famille n'arrivait toujours pas et je reprenais espoir. Peut-être qu'ils avaient manqué l'avion ?
J'allais donc pouvoir rentrer en Irlande ? Quel dommage que je n'aie pas pensé à apporter mes bagages... Mais, au moment où
j'avais décidé qu'ils ne viendraient plus, j'ai su qu'ils n'allaient plus tarder. Ce n'est pas un sixième sens qui m'en avait avertie, mais leurs éclats de voix, car ils se disputaient comme des chiffonniers.
Peu après, ils sont sortis dans le hall des arrivées. Le visage de maman était orange, un mystère qui s'est éclairci quand j'ai remarqué que ses paumes l'étaient aussi. Maman avait de nouveau utilisé de l'autobronzant en abondance en dépit de nos sempiternelles invitations à la modération.
Mon père disparaissait derrière un chariot débordant de bagages. Il portait un short kaki, des chaussures de ville en cuir et des chaussettes Burlington : un effet très particulier avec ses jambes pleines de varices ! Après venait Anna, qui s'était fait couper les cheveux et avait maintenant une coiffure très stylée qui lui allait bien. Enfin arrivait Helen, avec ses longs cheveux bruns et brillants, ses yeux verts étincelants et sa bouche incurvée en un sourire dédaigneux. Elle a survolé du regard la foule amassée. Même de là où je me trouvais, j'ai lu sur ses lèvres : « Mais, putain, elle est où ? »
Avec un soupir, j'ai pris mon élan pour fendre la foule et m'approcher. A ma plus vive surprise, j'ai été heureuse de les voir. Je me sentais soudain redevenir petite fille, rassurée par la présence de maman et papa qui allaient s'occuper de moi. Mais, comme je regardais les jambes maigres et blanches de mon père, j'ai pensé que c'était malhonnête de fonder ces espoirs sur eux. J'étais à Los Angeles depuis trois semaines, à moi d'assurer leur bien-être.
J'ai casé leur impressionnante quantité de bagages dans la voiture d'Emily. Nous avons pris l'autoroute en direction de Santa Monica sous un ciel très bleu. En chemin, mes sœurs et mes parents ont commenté ma nouvelle coiffure et ma bonne mine.
Océan View Hôtel se trouvait à six pâtés de maisons de chez Emily. Comme son nom l'indiquait, il faisait vraiment face à
l'océan. Une route bordée de palmiers et une piste cyclable le séparaient du vaste Pacifique. L'hôtel était joli et lumineux. Il y avait une piscine et les fameux parapluies en location dont avait parlé maman.
Mes parents n'avaient pas encore défait leurs bagages qu'ils s'inquiétaient de ma forme et de ma santé. Maman m'a prise à
part et a levé son visage orangé vers moi.
— Comment se sont passées ces semaines, du moins depuis que... enfin, tu sais.
— Je vais bien, maman, ai-je dit faiblement.
Puis j'ai remarqué qu'elle avait oublié de mettre de l'autobronzant derrière l'oreille et j'ai ressenti une grosse bouffée d'amour inexplicable pour ma petite mère.
— Tu en es sûre, Margaret ?
— Certaine.
— Dieu merci, j'avais si peur que m... que tu deviennes folle
! Puis maman a soudain changé de sujet. Sa voix est devenue plus aiguë.
— Mon bronzage n'est pas trop intense, j'espère ?
— Oh non, maman, tu es splendide !
— C'est du faux, m sais... Je me suis mis de l'autobronzant, et... comme il n'a pas fait effet tout de suite, j'en ai rajouté. Et voilà le résultat.
— Tu sais pourtant qu'il faut attendre plusieurs heures avant que le bronzage apparaisse. On te le répète à chaque fois.
— Je sais, mais j'ai toujours peur de ne pas en avoir mis assez. Je suis contente de mon joli teint doré. L'ennui, c'est que Helen n'arrête pas de se moquer de moi...
Elle a soupiré et repris :
— Elle m'appelle Orange Jaffa.
— Helen est jalouse, maman.
— Bien sûr ! Mais toi, tu vas bien ? Tu rentres bientôt à la maison ?
Papa est venu ensuite me poser les mêmes questions, mais étant un homme et, de surcroît, irlandais, il a été plus pudique.
— Tu semblés... avoir la grande forme, chouchou.
— C'est vrai, je vais bien, papa.
— Tu manges... bien? Enfin, tu vois ce que je veux dire ?
— Oui, papa, il ne faut pas que tu t'inquiètes à propos de ce que tu m'as dit sur Garv et sur cette fille.
— Il était donc bien avec sa cousine ?
— Non, mais ce n'est pas grave. Je vais vous laisser vous reposer et rentrer chez Emily. Vous devez être sur les rotules... À demain ?
Un concert de protestations a salué ma proposition.
— Mais il est minuit en Irlande ! ai-je répliqué. Et le décalage horaire ?
— La meilleure façon de s'adapter au décalage horaire, c'est de rester éveillé le plus longtemps possible et d'aller se coucher à
l'heure du pays d'arrivée, a récité maman avec un ton d'hôtesse. Nous devons aussi dîner ! Je ne peux pas aller me coucher le ventre vide. Mes parents n'aimaient pas que leurs petites habitudes soient dérangées.
—Il est trop tard pour aller à Disneyland, aujourd'hui ? a soudain demandé papa.
— Il est seize heures trente, réfléchis ! a dit Helen.
— Mais c'est ouvert jusqu'à minuit, a insisté maman. J'ai dit à papa qu'il y avait deux heures de route jusqu'à
Disneyland et que nous irions un autre jour. Je leur ai proposé
de défaire leurs bagages et de se délasser au bord de la piscine avant d'aller dîner.
— Et nous ? ont demandé Helen et Anna en chœur.
Elles voulaient sortir, s'enivrer et partir à la conquête des dieux du surf - par chance, elles ont décidé de suivre mes parents, parce qu'elles avaient faim et que c'était papa qui régalait.
— Comment va Emily ? a demandé maman.
— Tu la verras ce soir. Bon, maintenant, je ferais mieux de lui ramener la voiture, au cas où elle en aurait besoin. Je lui dirai que vous passerez en début de soirée.
Après avoir prévenu une Emily épuisée par une journée de travail incessant que mes parents et mes sœurs allaient venir boire un verre avant le dîner, je suis retournée à l'hôtel, où nous avons passé deux heures agréables à défaire les bagages et à nous chamailler. À dix-huit heures, nous avons parcouru à pied la distance entre l'hôtel et la maison d'Emily, un détail qui a son importance à
Santa Monica où les gens marchent si rarement que la vue de cinq personnes à pied a fait sensation. Les voitures ralentissaient et les gens nous regardaient comme l'hydre à deux têtes.
— Qu'est-ce qu'ils ont tous ? a tiqué maman alors qu'une voiture nous klaxonnait. Helen, qu'est-ce que tu as encore fait ?
— Rien !
Comme elle n'avait pas son air innocent habituel, je me suis détendue. C'est quand Helen prend son air innocent qu'il faut se méfier.
Lorsque nous sommes passés devant la maison de Mike et de Charmaine, Mike nous a vus et s'est levé. H est resté bouche bée derrière sa fenêtre, ce qui le faisait davantage ressembler à un poisson rouge qu'à un grand sage. Anna et Helen remontaient l'allée devant chez Emily quand le truc sale et déchiré qui faisait office de rideau chez les barbichus a bougé de façon compulsive.
:
Emily travaillait toujours sur l'histoire de Chip, mais elle nous a fait bon accueil.
— Bonjour, madame Walsh, vous avez une mine magnifique !
Maman a hésité, puis elle s'est rengorgée.
— Ma foi, un peu de soleil et je suis toute dorée !
Justin et Désirée étaient là pour aider Emily sur les détails canins de son scénario.
— Comment va l'anorexie de Désirée? ai-je demandé, mordant l'intérieur de mes joues pour simuler la maigreur.
— Un peu mieux ! a dit Justin joyeusement. Enfin, depuis qu'elle prend du Prozac.
Ah ! Décidément, rien n'est normal dans cette partie du monde. Le vin a coulé à flots. Les présentations ont été faites.
— Que faites-vous dans la vie ? a demandé papa à Justin. Papa n'est à l'aise avec des inconnus que lorsqu'il connaît leur métier. Il est au meilleur de sa forme avec les grosses huiles du conseil municipal.
— Je suis acteur, mais...
— C'est vrai, je vous ai déjà vu, a coupé maman.
— Ah oui?
Manifestement, c'était une première pour Justin.
— Dans Space Hogs. On vous envoyait sur une planète inconnue et la plante couverte d'écaillés vous dévorait Le visage rond de Justin s'est illuminé.
— C'était moi !
— Vous jouez bien, mais c'était idiot de vous téléporter sur cette planète. N'importe qui avec un peu de bon sens aurait compris que nous ne pouviez pas survivre plus de cinq minutes face à cette affreuse plante Carnivore.
— Vous avez raison, mais vous savez, je suis un...
Justin expliquait à maman qu'il accumulait les rôles de gentils gros dont on se débarrassait rapidement, quand, à ma plus grande surprise, Mike et Charmaine sont arrivés. Ils avaient dit qu'ils viendraient rendre visite à Emily dans sa maison purifiée, mais, si je ne les avais pas mieux connus, j'aurais pensé qu'ils étaient venus par curiosité.
Papa a été très heureux d'apprendre que Mike travaillait dans une compagnie d'assurances, ce que j'ignorais. J'avais toujours pensé que Mike était une sorte de Merlin l'Enchanteur. Emily a ensuite présenté Mike à maman, l'air grandiloquent.
— Mamie Walsh, je vous présente...
Maman l'a interrompue avec son plus beau sourire.
— Je sais qui c'est ! Tu connais beaucoup de célébrités ! a-telle lancé à Emily d'un ton complimenteur. Puis, à l'adresse de Mike :
— Vous écrivez ces guides de voyage ? N'aviez-vous pas votre propre émission, à un moment donné? Comment vous appelez-vous, déjà? C'est bête, je l'ai sur le bout de la langue !
— Mike Harte, a dit Mike poliment.
— Non, non, ça commence par un W !
— Mike Harte, a répété Mike sur le même ton.
— Je l'ai. Vous êtes Bill Bryson !
— Non, mamie Walsh, pas du tout...
— Vous en êtes certain ?
— Oui.
Un silence gêné a suivi. Le visage de maman s'est empourpré, plus précisément, d'orange il est devenu mauve.
— Je suis désolée, vous lui ressemblez...
— Pas de problème, a dit Mike gentiment
— J'ai une grande nouvelle à vous annoncer ! a coupé Emily pour faire diversion. Lara a téléphoné !
J'ai froncé les sourcils, certaine que maman, par la seule mention du nom de Lara, déduirait que j'avais couché avec elle.
— La première de Doves, le film sur lequel elle a travaillé, a heu demain soir. Vous êtes tous invités !
Cette annonce a provoqué une telle excitation que la gaffe de maman a été oubliée.
— Il y aura des stars ? a demandé Helen.
— Peut-être, mais tu sais qui sera présent ? a hurlé Emily qui orchestrait à merveille atmosphère et invités. Shay Delaney ! Vous vous souvenez de Shay Delaney, mamie Walsh ?
— Un peu, oui ! Je serai ravie de le revoir ! s'est exclamée maman qui avait retrouvé son aplomb.
J'ai encaissé le choc et refoulé les sentiments indéfinissables qui montaient en moi. J'avais assez du présent à gérer pour éviter de m'occuper du passé.
Maman a servi le vin et joué les parfaites hôtesses. Une véritable marna irlandaise en visite. Elle resservait Charmaine quand cette dernière a protesté :
— Un verre me suffit
— Un second ne vous fera pas de mal ! Dame, un oiseau ne vole pas avec une seule aile !
— C'est beau. Quelle sagesse... Excusez-moi, mais je dois aller le répéter à Mike.
Maman a dès lors manifesté un vif intérêt à l'égard de Mike et Charmaine, qui ne cessaient de la regarder. Quand Anna a donné
des signes de fatigue à cause du décalage horaire, maman l'a secouée :
— Réagis, voyons ! Tu ressembles à un saule pleureur penché
sur un puits béni !
Mike a donné un coup de coude à Charmaine et tous deux ont tenu un conciliabule. Enfin, Mike est venu auprès de maman, en véritable ambassadeur.
— Nous devons y aller. Ce soir, c'est notre séance de méditation. Ce fut un grand plaisir de vous rencontrer, mamie Walsh. Nous nous demandions si, pendant votre séjour à Los Angeles, vous aimeriez participer à l'une de nos veillées ?
Bien que très excitée, maman a fait montre d'une modestie exemplaire.
— Ma foi, je vais être très occupée ces jours-ci. Je vais à la première d'un film, et jeudi mon mari veut m'accompagner... Petite pause pour ménager ses effets.
— À Disneyland, a-t-elle achevé, magistrale.
— Venez jeudi soir, alors, a proposé Charmaine.
— Je ne peux rien vous promettre, a dit maman d'un ton solennel, mais je ferai de mon mieux.
— Nous comptons sur vous !
36
— Alors ? Quel est le programme de la journée ?
Emily, en pyjama, buvait son Jolt Cola et fumait la première de ses soixante cigarettes quotidiennes.
— Beverly Hills et les maisons des stars. Chinese Theater pour admirer les empreintes de mains des stars dans le béton. Emily a grimacé.
— C'est bien la première fois que la perspective de passer la journée avec ce crétin de Chip ne me semble plus aussi terrible !
Au pays des aveugles, le borgne est roi !
Elle a souri faiblement. La pauvre, elle n'était que l'ombre d'elle-même.
— J'aimerais t'aider, Emily...
—Impossible. C'est comme le bachotage des examens : personne ne peut le faire à ta place. Et je n'ai pas à me plaindre, je suis bien payée pour faire ce boulot !
Abattue mais brave. Je ne l'en admirais que plus.
— Mais j'ai honte et c'est insupportable... Je déprime à
chaque phrase que j'écris. Si au moins Larry et ses acolytes ne téléphonaient pas tout le temps...
Elle a jeté un regard haineux vers le téléphone. Larry Savage la harcelait chaque jour pour savoir où elle en était. Au cours de longues conférences téléphoniques, Larry et Chandler ne cessaient de lui faire des propositions pour modifier le scénario.
— Chaque fois que j'essaie de ficeler une scène, ces crétins me la font changer. Résultat, je n'avance pas...
— Tu viendras à la première de Doves, ce soir ?
— Oh oui ! J'ai besoin de me changer les idées. Au fait, je suis désolée d'avoir parlé de Shay.
— Ce n'est pas grave, ai-je dit très vite pour ne plus y penser. Qui d'autre sera là ?
— Tu veux savoir si Troy sera présent ?
— Par exemple, oui.
— Il sera là. Tu ressens encore quelque chose pour lui?
— Je suis humiliée, gênée..., ai-je avoué en essayant de paraître désinvolte.
— Tu veux toujours coucher avec lui ?
— Tu es folle ! Il serait le dernier mec sur cette planète que je ne coucherais pas avec lui !
— Tant mieux. Tu es moins dérangée que je ne le pensais.
— C'est quoi, cette psychologie de bazar ?
— Parfois, plus un mec fait baver une fille, plus elle s'accroche.
— Je n'en suis pas là, je me sens seulement ridicule.
— Tu n'es pas la première femme qui a été plaquée et tu ne seras pas non plus la dernière, alors tout va bien, ma fille. Ton problème vient de ton manque d'expérience. Bientôt, tu auras tellement de ruptures au compteur que Troy ne sera qu'un lointain souvenir.
— Et toi ? Où tu en es avec Lou ?
—Il est très intelligent... Il joue toujours au mec parfait, mais je l'ai débusqué depuis longtemps et je le devance de plusieurs longueurs.
Froidement, elle a rejeté une bouffée de fumée.
Après notre excursion touristique, j'ai reconduit mes parents et mes sœurs à l'hôtel en leur donnant rendez-vous chez Emily pour partir ensemble à la première de Doves.
— Devons-nous être bien habillés ? a demandé papa, qui espérait une réponse négative.
— C'est la première d'un film, cela va de soi ! l'a grondé
maman.
Regard sur moi.
— Vraiment, chouchou ?
— Maman a raison, papa.
Doves étant produit par une société indépendante, aucune star n'y jouerait et personne en Irlande n'en entendrait jamais parler, mais mieux valait se mettre sur son trente et un.
Quand je suis rentrée, Emily masquait sa pâleur derrière une couche de maquillage. Je ne sais comment elle s'est débrouillée, mais quand elle a eu terminé, elle était sublime et n'avait plus rien d'une scénariste qui avait boulonné jour et nuit en vivant de cigarettes et de céréales.
Ma famille devait venir vers dix-neuf heures. Ne voyant personne à dix-neuf heures vingt-cinq, j'ai paniqué.
— Ils se sont perdus !
— Comment veux-tu qu'ils se perdent ? C'est tout droit, à six blocs de chez moi !
— Mais tu les connais ! Si ça se trouve, ils sont déjà à South Central1 en train de former un gang ! Avec des chaînes en or, des uzis et des bandanas.
— Tu imagines ton père avec un bandana ?
— Et ma mère ?
Nous avons été prises d'un fou rire incontrôlable.
— Avec un bandana orange, bien sûr !
— Pour aller avec son bronzage !
— Oh, mon Dieu ! a soupiré Emily, ça fait un bien fou de rire... Elle a tendu l'oreille.
— Chut, je les entends arriver !
Us sont entrés peu après, de très mauvaise humeur.
— C'est sa faute si nous sommes en retard ! a commencé
maman en regardant Helen.
— Nous sommes là, maintenant. C'est le principal, a enchaîné
papa, conciliant.
— Vous êtes magnifiques ! les a complimentés Emily.
Os l'étaient. Nous étions tous élégants et parfumés (sauf papa). Je n'ai pas été surprise de voir les barbichus se pointer une seconde plus tard.
— Nous sortons ! a annoncé Emily d'un ton destiné à les empêcher d'entrer.
Mais déjà Ethan, raide comme Erich von Stroheim, s'inclinait devant Helen et Anna.
— Salut, je m'appelle Ethan.
— Laisse-les entrer un instant, ai-je dit.
Après les présentations, nous sommes partis.
37
La première de Doves avait lieu au Doheny, un vieux cinéma avec des sièges de velours rouge et des murs couverts de miroirs Arts déco, souvenirs de temps plus glamour... J'étais contente que nous ayons fait un effort vestimentaire parce que tout le monde était très élégant. J'ai même aperçu des photographes dans la foule.
— Ce sont des journalistes de Variety, pas de Peo-ple, a fait remarquer Emily.
Tant pis. Emily est allée saluer quelques connaissances et je suis allée garder nos places. Je m'installais quand j'ai aperçu Troy et Kirsty quelques rangs plus bas. Je me suis aussitôt ratatinée sur mon siège. Revoir Troy, et, pire, le revoir avec sa Kirsty me rappelait ma naïveté. Puis je me suis souvenue que je n'étais pas la première à s'être ridiculisée à cause d'un homme et que je ne serais pas non plus la dernière. Je me suis sentie plus légère, presque libérée. Certes, j'avais toujours envie de planter une fourchette dans la cuisse de Troy, mais ça passait peu à peu. Emily est venue nous rejoindre. Les lumières se sont éteintes. Le film a commencé.
— Quel genre de film est-ce? Un western? a demandé papa avec espoir.
— Est-ce que Harrison Ford joue dedans ? a glissé maman à
mon autre oreille.
Harrison Ford a toujours exercé un attrait, toutes générations confondues, sur la famille Walsh.
Mais Harrison Ford ne jouait pas dans Doves et Doves n'était pas un western. Quant à dire ce que c'était, j'en aurais été
incapable. C'aurait pu être une comédie, sauf que ce n'était pas drôle. C'aurait aussi pu être un porno, sauf que les scènes de fesses étaient presque toutes en noir et blanc parce qu'elles n'étaient pas gratuites mais participaient de l'intrigue et de l'esthétique du film. J'ajoute qu'il est très gênant de regarder des scènes olé olé
prise en sandwich entre ses géniteurs.
J'ai passé mon temps à prier pour que les scènes de sexe finissent et à chercher ce que je dirai à Lara. Je ne pouvais tout de même pas lui dire de but en blanc que c'était une nullité
absolue. J'ai choisi « intéressant », qui me paraissait sobre et délicat.
Après deux heures mortelles et au beau milieu d'une scène, le générique s'est déroulé et les lumières se sont rallumées. Des applaudissements et des acclamations se sont élevés. Maman s'est détournée et m'a adressé un sourire radieux.
— Magnifique !
Puis elle a marmotté un ton plus bas :
— C'est un film très bizarre, pire que Le Patient anglais. Alors que tout le monde se levait pour applaudir le réalisateur, papa restait assis. Il fixait toujours l'écran, perplexe.
— Ce n'est pas fini, n'est-ce pas ? Ce n'est pas ce film-là qui sera projeté dans les salles ?
Puis il a continué de la même voix suppliante.
— Ce sont les chutes, les ratages, ce que l'on montre dans les bêtisiers ?
Alors que je m'excusais à mi-voix de bousculer les gens qui se dirigeaient vers la salle de réception, j'ai entendu quelqu'un qui décrivait le film comme « très européen ».
— Courageux..., a dit un deuxième.
— Provocateur ! a jeté un troisième.
J'ai emmagasiné ces adjectifs qui me seraient précieux, la prochaine fois que j'aurai besoin d'un euphémisme pour «
mauvais film ».
— Maggie !
Lara, lumineuse dans son long fourreau couleur cuivre et coiffée à la Barbarella, me faisait signe.
— Merci d'être venue ! Qu'en penses-tu ?
— Fantastique, intéressant. Très européen.
— Tu parles ! Tu as détesté ! Elle a ri, amusée.
— C'est vrai, c'est pas mon genre. Je préfère les films sentimentaux.
— Je comprends. Écoute, les journalistes m'attendent, mais on se voit plus tard ?
Elle s'est éloignée, toujours gracieuse. J'étais contente. Au moins, avec Lara, la situation était claire. Je préférais la tenir aussi éloignée que possible de mes parents, mais tout embarras suite à notre brève liaison s'était dissipé.
Je suis entrée dans la somptueuse salle de réception où s'étaient rassemblés les invités. Des plateaux étincelants chargés de coupes de Champagne circulaient. Des tables garnies d'amusegueules abondaient. J'ai pris une flûte de Champagne et je me suis frayé un chemin à travers une foule bronzée et glamour vers Emily, Anna, Kirsty, Troy, et Helen.
— Ces vieux sièges en velours ne m'avaient pas l'air très nets..., a commencé Kirsty.
— J'ai adoré. C'est une très belle salle de cinéma, a dit Emily. Nous avons tous renchéri.
— Beurk ! s'est exclamée Kirsty avec dégoût.
Vous êtes répugnants ! Vous imaginez tous ces fessiers qui se sont posés dessus avant les nôtres ?
Je lui ai tourné le dos, énervée.
— Tu as aimé le film, mon petit bouchon ? a demandé Troy à
Helen, la regardant à travers ses cils baissés avec éloquence. Il avait déjà trouvé un diminutif pour ma sœur ! J'ai eu pitié
de Kirsty. Je n'étais plus jalouse, j'étais sereine et surtout très curieuse de voir la suite des événements. Peut-être que j'aurais dû
mettre Helen en garde contre Troy, mais je savais qu'elle se débrouillerait très bien sans moi. A mon avis, d'ailleurs, c'est Troy qui avait intérêt à faire gaffe !
Ma prétendue sérénité a disparu quand j'ai vu maman en grande conversation avec Shay Delaney. Elle n'avait pas mis longtemps à lui mettre la main dessus ! Shay l'écoutait et l'observait avec une telle attention que c'en était comique. Shay a dû se sentir observé : il a levé la tête et m'a lancé un regard qui m'a troublée. Maman a suivi son mouvement et m'a fait signe. Je me suis avancée, obéissante, polie et finalement très curieuse. Je me suis retrouvée près de Shay, beau gosse et style baroudeur de charme, souriant, égal à lui-même.
— Regarde donc sur qui je suis tombée, Margaret !
Maman était nerveuse et très excitée.
— Nous parlions du bon vieux temps. Il me semble que c'était hier que Shay était assis dans notre cuisine et mangeait... qu'est-ce que tu mangeais au fait, Shay?
— Des tartelettes à la confiture ! se sont-ils exclamés.
— Tu étais le seul à les apprécier, personne ne voulait y toucher !
— Je ne sais pas pourquoi, a répondu Shay dont le regard étincelait. Elles étaient délicieuses...
— Tu es marié, je crois ?
— Oui, depuis six ans, avec Donna Higgins.
Après un bref détour généalogique pour établir exactement de quelle branche de la famille Higgins était issue la femme de Shay, maman a changé de sujet.
— Margaret est sur le point de divorcer, mais ça arrive souvent à notre époque. Il est loin, le temps où l'on se mariait pour toujours... Puisqu'on a le droit de divorcer, ma foi, ce serait bien bête de ne pas en profiter...
J'ai été surprise, choquée, même, par cette profession de foi inattendue. Ma mère avait pleuré toutes les larmes de son corps quand le divorce avait été autorisé en Irlande. Elle avait même déclaré que ce serait la fin de la civilisation. Quant à mettre le sujet du divorce sur le tapis sachant que le père de Shay avait quitté femme, enfant et foyer, c'était d'un manque de tact !
— Ta femme est venue avec toi à Los Angeles ? Ah, elle est restée en Irlande. Je vois. Et toi ? Tu es ici pour longtemps ?
Vous ne vous voyez sans doute pas beaucoup ? Prudence, prudence, mon ami, tu pourrais faire partie de ces jeunes gens qui enfilent les mariages comme des perles sur un collier !... Et dire que je pensais être trop âgée pour être embarrassée par ma mère !
— Il me semble qu'hier encore vous étiez adolescents, a conclu maman avec mélancolie. Comme le temps passe...
Shay et moi, nous nous sommes regardés en silence. Soudain, j'ai revu une certaine après-midi. Il m'allongeait sur le tapis de sa chambre ensoleillée. Je me souvenais de la chaleur, de la lumière, du contact de sa peau nue contre la mienne. C'était insupportable de plaisir...
J'aurais parié qu'il s'en était aussi souvenu, ou du moins qu'il avait eu un souvenir similaire...
— Je vous laisse tous les deux remettre les pendules à l'heure, a soudain dit maman avec un sourire chaleureux.
Elle a tourné les talons et s'est fondue dans la foule. Je n'aurais jamais cru voir un jour ma mère jouer les entremetteuses.
— Depuis quand est-elle devenue si libérale en matière de divorce ? a demandé Shay.
— Depuis dix minutes.
J'ai détesté le silence qui a suivi. C'était ridicule de rester muette alors que j'avais tant à lui dire.
— Bon..., a-t-il enfin déclaré. J'ai su ce qui
allait suivre.
— Temps de parole terminé, Shay.
— Quoi ?
— Tu m'as parlé cinq secondes, alors il est temps de me tendre la main et de me dire : « Je suis ravi de t'avoir revue, Maggie », pas vrai, Shay ?
Il n'a pas apprécié d'être surpris en flagrant délit et moi j'ai été
étonnée d'avoir été aussi directe. Cela dit, notre intimité avait été
telle que je n'avais aucune raison de me gêner avec lui.
— Ce n'est pas ça...
Au même instant, papa a fondu sur nous, tout joyeux.
— Shay Delaney en chair et en os ! Que c'est bon de voir quelqu'un du pays !
Papa avait quitté l'Irlande deux jours plus tôt, mais il en parlait comme s'il en avait été banni à tout jamais
— Nous allons rentrer à l'hôtel. Nous sommes fatigués à cause du décalage horaire, mais j'invite tout le monde à dîner vendredi !
a dit papa à Shay. Je me sentirais personnellement offensé si tu ne te joignais pas à nous !
38
Jeudi soir, maman, papa, Helen et Anna ont débarqué sans crier gare chez Emily. Comme ils avaient passé la journée à
Disneyland, je pensais qu'ils en reviendraient vers minuit. Leur visite avait des airs de visite officielle. Maman avait mis son plus joli cardigan et elle portait son rouge à lèvres des grands jours. Il débordait un peu et rappelait le coloriage maladroit d'un enfant. Maman faisait un clown très respectable.
— Entrez ! Alors, c'était comment Disneyland ?
Maman s'est effacée devant papa. Il portait une minerve.
— Voilà comment c'était Disneyland ! s'est exclamée maman. Papa s'est levé en plein Splash Mountain !
— Mais ça en valait la peine, a riposté papa.
— Et toi, tu t'es bien amusée ? ai-je demandé à Helen.
— D'autant mieux qu'Anna et moi on n'y est pas allées. On était à Malibu pour mater les surfeurs.
— Mais vous n'avez pas de voiture ! a lancé Emily. Comment êtes-vous allées à Malibu ? Vous n'avez tout de même pas pris le bus !
Anna a secoué la tête.
— Non, bien sûr... Ethan et les deux autres nous ont emmenées avec leur bagnole.
— Mais vous ne les connaissez que depuis hier soir?
— Tempus fiigit, utere. « Le temps fuit, sache t'en servir... », a médité Anna d'un air inspiré.
Un silence stupéfait est tombé. La devise d'Anna avait toujours été : « Ne fais pas aujourd'hui ce que tu peux faire demain... ou l'année prochaine. »
— Anna a le béguin pour Ethan, a commenté Helen.
— C'est faux.
— Menteuse ! a insisté Helen. Torturons-la et elle avouera !
Emily, tu as quelque chose pour provoquer un électrochoc ?
— Va voir dans la cuisine. Pendant que tu y es, ramène du vin et des verres.
— Tu ne veux pas nous le dire, ma chérie ? a interrogé maman. Ça vaudrait mieux, parce que les électrochocs, ça fait mal.
— Ethan ne me plaît pas du tout !
À la cuisine, Helen fourrageait dans les tiroirs.
— Emily, il n'y a qu'un couteau électrique ! On peut la découper en morceaux ?
— Si vous me torturez, je rentre à la maison ! a pleurniché
Anna.
— Laisse tomber, Helen. Amène juste du vin.
— Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui ? m'a alors demandé
maman.
Le souvenir de mes dix-sept ans, quand je sortais avec Shay, ne m'avait pas quittée de la journée. La voix de maman m'a arrachée à ma mélancolie.
— On dirait que je parle à un mur !
— Oh, désolée... J'ai fait la lessive et je suis allée au supermarché.
Le dingue du supermarché m'avait encore une fois apostrophée, mais je n'y avais pas fait attention. Après les courses, j'étais allée au drugstore pour m'acheter un grattelangue, dont Dino m'avait fait l'éloge. De retour à la maison, j'avais attendu que ma vie change.
— Et enfin j'ai aidé Emily...
Nous nous étions préparé un jus de fruits aux myrtilles, puis je lui avais trouvé un synonyme du verbe «grogner». J'avais aussi répondu au téléphone à Larry Savage, lui disant qu'Emily subissait un lavage d'intestins alors qu'en fait elle pleurait toutes les larmes de son corps, allongée sur son divan.
— La soirée d'hier était merveilleuse, mis à part le film, bien sûr..., a enchaîné maman. Shay Delaney n'a pas changé. Cela m'a fait très plaisir de le revoir. Papa a dit qu'il viendrait dîner avec nous demain soir.
— Mais non, il ne viendra pas, ai-je rétorqué. Il a seulement été poli.
— Si, il viendra, a insisté maman. Puisqu'il l'a dit!
Papa avait pratiquement mis le couteau sous la gorge de Shay qui n'avait pu refuser si aimable invitation.
— Moi, ce mec, il me donne la chair de poule, a dit Helen. Il te regardait bizarrement, Maggie.
— Il nous regardait tous, a ajouté maman avec élégance.
— Non, je veux dire, il la regardait avec ses yeux...
— Avec quoi veux-tu donc qu'il regarde ? a coupé
maman. Avec ses pieds ?
Avant que j'aie le temps de riposter, Anna a fait un commentaire surprenant.
— Shay veut que tout le monde l'aime.
— Et alors ? a riposté maman. Tout le monde l'aime.
— Pas moi, a dit Helen.
— Quel esprit de contradiction !
— Tu me fatigues, maman, va-t'en !
— Je pars, mais seulement parce que je l'ai décidé ! Tu viens, papa ? a commandé maman,
— Où allez-vous ?
— À la veillée des gens d'à côté. Pour raconter une histoire. On a tous ri.
— Pourquoi y allez-vous si vous n'en avez pas envie ? ai-je repris.
— Comme si j'avais le choix! s'est indignée maman. Ce Mike ne m'a pas laissé d'échappatoire, l'autre soir.
— N'y va pas, a proposé Helen, qu'ils aillent se faire voir. Maman l'a pris de très haut.
— Je ne suis pas le genre de femme à revenir sur sa parole. Nous irons là-bas pendant une heure, juste pour être polis, ensuite nous dirons que nous avons un autre rendez-vous.
— Dites que vous allez au Viper Room, a proposé Helen, c'est la nuit des vieux !
— Viper Room, a répété maman. Tu as raison. Et si nous ne sommes pas rentrés dans une heure et demie, venez nous chercher !
Dès qu'ils sont partis, Helen a attaqué, efficace et sans détours
: — Maintenant, passons aux choses sérieuses. Le type avec le long nez, Troy, il me plaît bien.
— Prends un numéro et attends ton tour, a reparti Emily comme elle me l'avait dit. « Tombe pas amoureuse de moi, baby, sinon je vais te briser ton petit cœur de poupée. »
— Tomber amoureuse ! se moqua Helen. Elle est bonne cellelà ! Qui a couché avec lui ? Toi, Emily ?
— Enquête plutôt du côté de Maggie.
— Oui, c'est ça ! Bon, qui a couché avec lui ?
J'ai haussé les épaules. Helen m'a lancé un regard perçant.
— Toi?
— Oui, moi.
— Mais... tu es une vraie godiche !
— Tu crois ça ? Méfiante, elle a
continué :
— Mais... vous n'êtes pas ensemble ?
— Non.
— Alors ça ne t'ennuie pas si je m'amuse un peu avec lui ?
— Pas du tout.
— Tu pourrais peut-être en parler à sa petite amie, avant, est intervenue Emily d'une voix curieusement tranchante.
— Qui ça ? La bimbo aux frisettes ?
Helen a ri.
— Il n'y aura pas de problème avec celle-là ! Parlez-moi plutôt de Lara. Les garçons d'à côté disent que c'est une goudou. Je me demande ce que ça fait de coucher avec une fille. Je me demande aussi ce que les goudous font au lit...
— Tu n'as qu'à demander à Maggie, a lancé Emily.
— HAHAHAHA ! a fait Helen sans rire et en ouvrant grand la bouche.
Puis elle s'est interrompue comme si elle venait de foncer dans un mur.
— Maggie ? Nonnnn ! Je ne le crois pas ! J'ai de nouveau haussé les épaules.
— Comme tu veux.
Je commençais à bien m'amuser.
— C'était quand ?
— La semaine dernière.
— Je ne te crois pas ! Je demanderai à Lara !
— Demande-lui si tu veux, tu verras, ai-je dit tranquillement. Helen a passé l'heure suivante à me regarder comme si elle ne m'avait jamais vue. Elle a cessé seulement après avoir jeté un œil sur sa montre.
— Ça fait plus d'une heure et demie que papa et maman sont chez Mike et Charmaine. On va les chercher ?
39
Nos vacances à Sainte-Lucie n'ont fait qu'empirer la situation. Nous sommes rentrés à bout, certains que tout ce que nous faisions ensemble menait au désastre. Malgré tous nos efforts, nous nous enlisions.
L'atmosphère resta tendue après notre retour. Dix jours plus tard, nous avons eu un rendez-vous avec mon gynécologue, le Dr Collins, pour tenter une fois de plus de trouver une raison à mes deux fausses couches. Et c'est dans son cabinet que notre dernière chance de réconciliation nous a été retirée et que mon mariage a reçu le coup de grâce...
Il a suffi d'une petite phrase pour que tout bascule. Je n'en ai pas eu conscience tout de suite, j'ai seulement eu la vague impression que quelque chose se passait. Avec le recul, j'ai compris.
Si je n'ai rien vu avant, c'est parce que le train-train quotidien masquait les misères et les défauts de ma vie conjugale. Nous nous levions chaque matin, enfilions des vêtements propres, travaillions, mangions à heures fixes et regardions la télé. Notre vie était muselée, sous contrôle, et nous ne nous rendions pas compte que nous traînions notre mariage comme un boulet.
Après ma première fausse couche, nous étions impatients de refaire un bébé, certains que notre tristesse disparaîtrait. Après la deuxième, je redoutais d'être enceinte de peur d'en faire une troisième. Je n'en consultais pas moins ma température tous les matins. Nous avions des relations sexuelles dès les premiers signes d'ovulation, jusqu'au jour où ce qui n'était jamais arrivé arriva. Nous étions au lit et Garv était sur le point de me pénétrer quand son érection a faibli.
JJ a encore essayé. Rien. Sous mes yeux, son pénis s'est tristement avachi, puis ratatiné.
Quand nous avons refait l'amour, même scénario. Garv était malheureux. Grâce à Costno et aux séances de papotage avec mes copines, je savais que l'impuissance masculine atteignait un homme dans sa virilité et rhumiliait. Je n'avais pas la force de réconforter Garv. Je souffrais déjà bien assez et j'interprétais ses problèmes comme un manque de désir de sa part. J'étais en colère contre lui, car concevoir un bébé était devenu impossible.
Nous avons fait d'autres tentatives malheureuses, puis, selon un accord tacite, nous avons cessé de faire l'amour. À partir de là, nous avons évité tout contact physique.
Un dimanche soir, nous regardions une cassette vidéo, Men in Black, je crois, un film sur une fin du monde imminente sauf solution miracle. C'était presque fini. L'action s'accélérait, la musique prenait des accents dramatiques et la tension était à son paroxysme.
— Qu'est-ce que ça peut bien faire ? a soudain lancé Garv. Que tout pète une bonne fois pour toutes... Ça vaudra mieux. Ce pessimisme lui ressemblait si peu que je l'ai bien regardé
pour voir s'il ne plaisantait pas. Mais non. Garv était avachi sur le canapé, les cheveux dans les yeux, le visage sombre et farouche. Je ne le reconnaissais plus.
Le lendemain, il est resté au lit. Je l'ai houspillé.
— Lève-toi, tu vas être en retard !
— Je ne me lèverai pas.
— Pourquoi ? Silence. J'ai insisté.
— À cause des impôts, a-t-il marmonné avant de me tourner le dos pour fixer le mur.
Pendant un instant, j'ai observé cette masse inerte sous la couette, puis j'ai quitté la chambre pour aller travailler. JJ ne voulait pas me parler ? Ça m'était bien égal. Disputes et bouderies s'accumulaient Je ne pouvais pas tomber plus bas, j'avais déjà
touché le fond.
Mis à part les rares fois où nous nous faisions porter pâles au boulot, et jamais en même temps je le précise, la routine nous faisait courir comme des hamsters dans leur roue. Nous pensions que nous avancions, mais nous n'allions nulle part C'est à cette époque que j'ai commencé à boire mes lentilles de contact.
Tic tac tic tac, l'horloge tournait, les jours passaient... Nous remboursions notre crédit immobilier, nous étions épatés par le montant de la facture de téléphone, nous parlions de la vie amoureuse de Donna, du quotidien, enfin, le ferment de la normalité... Nous allions travailler, nous sortions avec des amis avec lesquels nous sauvegardions les apparences, puis nous allions au lit sans nous toucher et nous dormions pour nous réveiller vers quatre heures du matin, rongés par l'inquiétude. 40
Vendredi, papa est allé chez le chiropracteur, et maman, Helen et Anna sont allées sur Rodeo Drive faire du shopping. Je ne les avais pas accompagnées, car Emily m'avait demandé de « l'aider à planter les derniers clous dans le cercueil de son nouveau scénario » selon ses propres mots. Comme Larry Savage voulait qu'il soit livré à l'heure du déjeuner, nous avons travaillé toute la matinée, lisant à haute voix, traquant les faiblesses du texte et vérifiant la cohérence du récit. Vers midi, nous avons tout imprimé.
Le coursier est passé. Emily a embrassé le manuscrit pour lui souhaiter bonne chance et, épuisée par son trop plein d'activité
intellectuelle, a entrepris un marathon sexuel avec Lou. Seule, j'étais désœuvrée. Il faisait trop chaud pour aller à la plage, il n'y avait rien de bien à la télé et je ne voulais pas faire de shopping pour ne pas dépenser d'argent.
Pour me distraire, j'ai pensé au dîner : Shay ne viendrait pas, c'était évident n avait accepté l'invitation musclée de papa par politesse et déclinerait au dernier moment sous prétexte qu'il avait une réunion incontournable.
Mais si Shay venait ? Par précaution, j'ai décidé d'aller me faire coiffer chez Reza. Cette femme était peut-être mal embouchée, mais elle habitait à deux minutes de chez Emily et, hormis ma frange, elle ne m'avait pas trop mal réussie la dernière fois.
J'ai téléphoné et pris rendez-vous. Lorsque je suis arrivée, elle était et de mauvaise humeur, comme toujours, mais triste et même désespérée. Elle n'a cessé de soupirer pendant le shampoing. Elle commençait mon brushing, quand elle a lâché un nouveau soupir caverneux sur mon crâne.
— Vous allez bien, Reza ?
— Non.
Puis, après un autre soupir, elle a ajouté que son mari était un escroc. J'ai compati.
— Des problèmes d'argent ?
— Non.
Alors un mari infidèle ? ai-je pensé, consternée par mon manque de chance.
— Il a une autre femme dans sa vie.
Les larmes ont soudain inondé le visage de Reza.
— Je suis désolée...
— Il dort encore sous mon toit. Il mange mes petits plats et il téléphone à l'autre grâce à mon fric.
Puis elle a semblé remarquer mes cheveux pour la première fois depuis mon arrivée.
— Votre frange est bien trop longue..., a-t-elle laissé tomber d'un ton mélancolique.
— Elle est très bien !
Trop tard. Crac, d'un coup de ciseaux, elle l'a coupée - de travers, à cause des larmes qui embuaient ses yeux. Résultat, ma frange, c'était la diagonale du fou. Et elle ne devait pas excéder les deux centimètres. ,
Malade de désespoir, j'ai payé, puis, la main sur le front, j'ai couru à la maison. Je passais devant chez les barbichus quand Ethan a ouvert la fenêtre.
— Hé, Maggie, elle est pas un peu bizarre, ta frange ?
Comme lors de mon dernier passage chez Reza, les trois sont sortis pour m'examiner.
— Moi, je te trouve bien, a commenté Luis.
— Non ! Je suis trop vieille pour des coiffures conceptuelles !
Vous avez une idée pour m'aider à corriger ça ?
— Ouais... Laisse pousser.
Quand je suis rentrée, le calme régnait. Lou et Emily devaient dormir. Le ciel était couvert, il faisait si lourd que j'ai branché la climatisation, puis j'ai regardé la télévision en suppliant mentalement mes cheveux de pousser. C'était de mauvais augure. Jamais je n'impressionnerais Shay.
Vers dix-neuf heures, Emily a émergé de sa chambre en peignoir en bâillant, une cigarette à la main. À ma vue, elle s'est figée.
— Qu'est-ce qui est arrivé à tes cheveux ?
— C'est Reza.
— Pourquoi es-tu retournée chez elle ?
— Parce que je suis une imbécile, ai-je avoué, complètement abattue. Qu'est-ce que je peux faire ?
Emily a tiré la mèche la plus courte de ma frange. Enfin, mèche...
— J'ai peut-être une solution pour arranger ce massacre. Quelques minutes plus tard, elle revenait de la salle de bains avec gel, cire et spray coiffant
— Nous avons besoin du gel puissance 10. Classe A. La totale. Elle m'a montré une boîte de cire.
— On l'utilise pour lustrer le pelage et la crinière des chevaux.
Pendant qu'elle lissait ma frange saccagée avec cette cire qui ressemblait à du saindoux, le téléphoné a sonné.
— Ne réponds surtout pas ! a ordonné Emily. Si c'est Larry Savage qui veut que je réécrive encore une fois son scénario, je vais devenir folle.
Mais on a raccroché sans laisser de message. Emily a froncé
les sourcils.
— Il y a plein d'appels comme ça depuis quelque temps. Il ne manquait plus qu'un désaxé ! Comme si je n'avais pas assez de problèmes ! Voilà, c'est fini, ça te plaît ?
Je me suis regardée dans le miroir. Elle avait repoussé la frange d'un côté, redonnant un semblant de symétrie à mon visage.
— C'est mieux, oui, merci.
— Il va te falloir beaucoup de cire pour maintenir tes cheveux en place, mais ça devrait marcher. Ne retourne plus jamais chez cette folle !
— Aucun risque.
Le dîner avait lieu à Tbpanga Canyon. Papa, qui avait retrouvé
l'usage de son cou grâce aux manipulations du chiropracteur, ne tenait plus de joie.
Nous sommes tous partis dans la Jeep d'Emily et nous sommes arrivés dans un très beau restaurant. Des lanternes étaient suspendues dans les arbres, un bruit de cascade indiquait une rivière à proximité et il faisait plus frais qu'en plaine. Shay n'était pas encore arrivé. Nous nous sommes installés au bar en l'attendant, puis je suis allée aux toilettes vérifier ma coiffure. Quand je suis revenue, Emily et papa réglaient leurs comptes et ça bardait.
— Monsieur Walsh, je serais désolée que nous nous fâchions !
Mon cœur a coulé à pic. Que se passait-il encore ?
— J'ai ma fierté ! a claironné papa.
— Je vais être très claire ! a riposté Emily. La première tournée est pour moi ! J'habite ici, vous êtes les invités, alors c'est normal.
—Et la deuxième tournée ? a demandé papa boudeur.
— L'un d'entre vous. Au choix. Débrouillez-vous !
La première tournée a finalement été offerte par Shay. Ce beau gosse blond et bien balancé a exhibé sa Gold au barman et nous a salués chacun à notre tour, un grand sourire aux lèvres.
— Bonjour, Maggie, m es splendide. Et toi aussi,
Emily. Oh ! et voilà Claire... Oh... pardon, madame
Walsh, j'ai cru une seconde voir Claire !
Puis il s'est dirigé vers Helen, sans conteste la plus belle d'entre nous, mais elle a montré les dents en guise de sourire. On nous a ensuite conduits à notre table, sous les étoiles, au milieu des arbres odorants et bruissants. Notre serveur, un monsieur-je-sais-tout, nous a énu-méré les spécialités du jour : plat végétalien par-ci, plat sans lactose et sans matières grasses par-là.
Mon regard a croisé celui de Shay. Gênée, j'ai détourné les yeux et j'ai vu une scène de cinéma : un cordon de gardes du corps entourait une célébrité, et l'ensemble se dirigeait comme un seul homme vers une table.
Les autres clients regardaient aussi. Puis un nom a couru de table en table, porté par le vent et la rumeur.
— Liz Hurley ! à sifflé Emily.
Nous nous sommes dévissé le cou pour regarder. L'un des gardes du corps a bougé et la lumière de la lanterne a accroché le visage de la star.
— On parie que j'ai assez de courage pour aller lui demander un autographe ? a demandé Helen.
— On parie que j'ai assez de courage pour lui demander de ne pas se promener cul nul ! a enchaîné maman nerveusement Shay a hoché la tête, admiratif :
— Ce n'est pas moi qui vais vous défier, madame Walsh. Vous êtes capable de le faire ! Vous êtes une vraie pasionaria.
— Mais non, je suis une bonne épouse catholique !
— Une pasionaria quand même.
Shay et maman se sont fait un clin d'œil. Papa et maman ont toujours été fous de Shay. Si je l'avais épousé au lieu d'épouser Garv, c'aurait été un bonheur à vivre avec ma famille, sauf avec Helen, qui semblait le détester autant que Garv.
Le serveur est revenu et nous a présenté les desserts.
— Tu veux une glace ? m'a demandé Shay à voix basse. Muette, j'ai fait non de la tête.
— Alors une autre fois, a-t-il dit.
Ça ressemblait à une promesse...
La soirée fut agréable, sauf au moment de l'addition. Une scène a éclaté. Shay a voulu payer, mais papa a refusé. Emily a ensuite insisté pour tous nous inviter. Finalement, un compromis a été trouvé et nous sommes allés vers les voituriers. La voiture de Shay a d'abord été avancée. J'ai entendu la voix de maman :
— Nous étions un peu serrés dans la Jeep d'Emily. Tu ne voudrais pas reconduire quelqu'un à la maison, Shay ?
— Bien sûr, a dit Shay en lui offrant le bras. Si vous voulez bien prendre la peine...
Ma mère avait sa petite idée derrière la tête...
— Non, moi, je vais rentrer avec papa. Pourquoi ne ramènerais-tu pas Margaret ?
— Non, je..., ai-je commencé.
— Si, si, si !
J'étais très embarrassée. Je l'ai été plus encore quand Helen a déclaré à haute et intelligible voix :
— J'ai lu un article sur un pays où les mères vendaient leurs filles. Un pays dont le nom commence par un I.
— Inde ? a suggéré Anna.
— Inde, peut-être. Ou Irlande ?
J'aurais voulu disparaître sous terre, mais Shay a souri avec compréhension. À croire que, pour lui, tout cela n'avait aucune importance...
— C'est d'accord, je rentre avec toi, ai-je finalement déclaré. En route, j'ai rompu un embarrassant silence.
— Désolée pour ma mère...
— Pas grave. Nouveau silence.
— Tu es à Los Angeles pendant encore longtemps ? :
—Jusqu'à jeudi.
— C'est long. Ta femme doit te manquer ?
Il a haussé les épaules.
— On s'y habitue.
Je ne savais plus quoi dire et j'ai gardé le silence pendant le trajet qu'il a effectué en un temps record. Il s'est garé devant chez Emily sans daigner couper le moteur.
— Merci de m'avoir ramenée.
—-Je t'en prie.
J'ouvrais la portière quand Shay m'a rappelée.
— Tu me détestes ?
C'était si inattendu que j'ai gloussé. Puis, me ressaisissant :
— Bien sûr que non.
C'est bien la seule chose dont j'étais sûre. Enhardie par ce début de conversation, j'ai osé lui poser une question qui me taraudait depuis des années.
— Tu y penses souvent ?
Shay a attendu longtemps avant de répondre.
— Parfois...
— Il, ou elle, aurait quatorze ans maintenant. Presque le même âge que nous quand on s'est rencontrés...
— Oui. Ecoute, Maggie...
Il m'a adressé un sourire bref.
— Je dois y aller, je me lève tôt demain.
— Même un samedi ? Quel emploi du temps Spartiate !
Il m'a tendu une carte de visite.
— Je séjourne au Mondrian.
Il a rapidement griffonné au dos de la carte.
— Tu peux me joindre à ce numéro. Bonne nuit.
— Bonne nuit.
Je suis sortie de la voiture et je suis restée immobile dans la nuit humide et odorante, le regardant s'éloigner.
41
Je me suis réveillée vers six heures à cause de mon eczéma qui me démangeait, mais j'ai attendu neuf heures - on était samedi
- pour appeler Shay. 1 II m'a répondu, la voix ensommeillée.
— Shay ? Bonjour, c'est Maggie. Silence.
— Maggie Garv, enfin, Maggie Walsh. Il a ri.
— Désolé, je n'ai pas bu mon café, alors mon cerveau n'est pas encore actif. C'était sympa, hier soir, non ?
— Oui. Écoute, Shay...
— Écoute, Maggie..., a-t-il dit en même temps. Rires gênés des deux côtés.
— Toi la première.
— D'accord.
Malade d'émotion, je me suis jetée à l'eau.
— Je me demandais si on ne pouvait pas se voir, juste une heure ou deux...
— Aujourd'hui, ce n'est pas possible.
— Alors demain soir ?
— C'est d'accord pour demain soir. Rendez-vous au Mondrian. Fais-moi appeler dans ma chambre vers dix-neuf heures.
— Alors, à bientôt... Au fait, qu'est-ce que tu voulais me dire ?
— Rien d'important.
Dans la matinée, Emily et moi sommes allées au supermarché
faire des provisions. Comme toujours, notre clochard stationnait dans le parking. Nous sortions de voiture quand il s'est écrié :
— Intérieur nuit ! Jill prend une boîte sous son lit et l'ouvre. La caméra zoome avant : il y a un fusil dedans.
— Oh, mon Dieu, Maggie, tu as entendu ? Il pit-che !
Emily s'est approchée du clochard. Je lui ai couru après.
— Emily O'Keeffe, a-t-elle dit en lui tendant la main.
— Raymond Jansson.
Il lui a tendu une main sale avec des ongles trop longs et noirs de crasse. Même de là où j'étais je sentais sa puanteur.
— C'est votre film que vous pitchez ?
— Oui. D. s'appelle Starry, Starry Night... Son regard étincelait dans son visage sale.
— On vous l'a acheté ?
— Oui, la Paramount, mais le producteur a été viré, alors Universal l'a repris, mais ils ont fermé le secteur. Puis Working Title s'y est intéressé, mais ils ne pouvaient pas le financer... Il semblait sain d'esprit, du moins jusqu'à ce qu'il reprenne :
— Mais j'ai quelques rendez-vous en prévision, et je pense avoir un autre deal très vite !
— Alors bonne chance ! a dit Emily.
Elle m'a prise par le bras, et nous nous sommes éloignées.
— Cette ville est un cauchemar..., a-t-elle murmuré, les larmes aux yeux. Est-ce que je vais finir comme lui ? Folle à
force d'accumuler les déceptions et me mettre à pitcher à ciel ouvert... Pauvre type...
De retour à la maison, nous rangions nos achats —
principalement des bouteilles - quand le téléphone a sonné. Par réflexe, j'ai tendu le bras pour décrocher, mais Emily a couru vers moi en hurlant :
— Noooon ! Ne réponds surtout pas ! Ce doit être Larry le sauvage. J'attends qu'il craque et cesse d'appeler. J'ai besoin de ce week-end pour me reposer.
Encore une fois il n'y a pas eu de message.
— C'est un obsédé, a conclu Emily d'un air joyeux. Je suis une Californienne typique : névrosée et harcelée !
L'après-midi a été consacrée au shopping. En rentrant, j'avais besoin de cire pour faire tenir mes cheveux et j'ai rejoint Emily dans sa chambre. Sa cire était sur sa coiffeuse, mais elle était cachée sous un fatras d'objets. En farfouillant, j'ai délogé un paquet de photos qui ont glissé par terre.
Je les ai ramassées pour les regarder. Elles avaient été prises à
une fête, dix-huit mois plus tôt, lors d'un séjour d'Emily en Irlande. La nostalgie m'a envahie en voyant Emily et nos amis, heureux et pompettes.
Sur l'un des clichés, elle faisait un clin d'oeil. Sur un autre, nous envoyions un baiser à l'objectif.
Je le lui ai tendu.
— Et dire que nous nous trouvions superbes... Tu as vu nos têtes ?
J'ai ensuite vu des photos d'Emily avec Donna, puis d'Emily avec Sinead... Une autre où je tenais une bouteille de Smirnoff Ice, le visage luisant et rouge, le regard brillant et insouciant. Une autre de moi, l'air plus sage. J'ai longuement contemplé une photo qui représentait Emily avec un homme au beau visage régulier et aux cheveux noirs qui retombaient sur son front. Il riait malicieusement.
C'était Garv.
Je craignais de regarder la photo suivante, parce que je savais ce qui m'attendait : Garv et moi, ensemble, intimes et l'air heureux. Je me suis souvenue que la vie était belle, en ce temps-là... 42
J'ai été à cran toute la journée de dimanche. Quand les barbichus nous ont invitées à une soirée barbecue dans leur jardin, j'ai pris Emily à part et je lui ai avoué avec un peu d'anxiété que je ne viendrais pas. J'avais peur qu'elle réagisse mal.
— Tu as autre chose de prévu ?
— J'ai rendez-vous avec Shay.
— Seule ? J'ai acquiescé.
— Mais enfin, Maggie, il est marié ! Tu es folle !
— Je dois lui parler, je veux...
J'ai utilisé une expression que j'avais entendue dans le talkshow d'Ophrah Winter. —... décrocher. Mais Emily était exaspérée.
— Nous avons toutes des ex-petits amis, c'est la vie ! D faut tourner la page et cesser de les harceler ! Si tu avais eu plus d'expériences, tu le saurais !
— Mais tu sais que Shay n'est pas seulement un ex-petit ami... Emily a acquiescé, plus conciliante.
— Sans doute, mais tu as tort de vouloir le revoir seule. Ça ne t'apportera rien de bon.
— On verra.
Le Mondrian était un hôtel si blanc que le regarder trop longtemps risquait de provoquer des lésions irréversibles à la cornée. Le hall était rempli de jeunes dieux bronzés aux traits ciselés et en costume Armani, sans doute des concierges et des plongeurs. Je me suis faufilée à travers ce beau monde et j'ai demandé au réceptionniste d'appeler Shay Delaney dans sa chambre.
— Votre nom, s'il vous plaît ?
— Maggie... Walsh.
— J'ai un message pour vous.
Il m'a tendu une enveloppe, qui contenait ce message bref : «
Une urgence, désolé. »
L'enfoiré ! J'ai eu envie de frapper quelqu'un pour me défouler. Je m'étais bien habillée, j'avais passé du temps à
discipliner mes cheveux, j'étais émoustillée et pleine d'espoir, tout ça pour quoi ?
Venant de Shay, je n'aurais pas dû être étonnée. Il m'avait déjà
posé un lapin quinze ans plus tôt.
La seule fois où j'ai fait l'amour avec lui sans préservatif, je suis tombée enceinte. Shay avait promis qu'il se retirerait à temps, mais il n'a pu se maîtriser. Le mal fait, je l'ai rassuré. Mon amour pour lui était assez puissant pour conjurer une fécondation éventuelle. Mais la date de mes règles est arrivée sans que j'aie mes règles. Je me suis rassurée en me disant que ce retard était dû au stress du bac que je devais passer dans moins de trois mois. J'ai ensuite essayé de ne plus y penser pour les faire venir, mais mes règles étaient devenues une telle obsession que je courais sans cesse à la salle de bains pour voir si elles n'arrivaient pas. Je me demandais si mes envies de nourriture n'étaient pas des fringales - sans imaginer pas une seconde être enceinte.
Au bout de trois semaines de retard, je n'ai plus supporté le doute. Je suis allée en ville acheter, incognito, un test de grossesse. Pendant que la mère de Shay était sortie, nous avons fait le test dans la salle de bains des Delaney.
Nous nous sommes tenus par la main, les paumes moites d'angoisse. Nous fixions le test, priant pour que la ligne reste blanche. Mais elle a viré rose. Je ne pouvais plus parler ni respirer.
Shay était dans le même état que moi. Nous étions deux gamins terrifiés. J'étais en nage, tout se brouillait devant mes yeux.
— Je ferai ce que m décideras..., a-t-il récité d'une voix mécanique. Je serai à tes côtés.
J'ai compris qu'il jouait le rôle du garçon responsable, mais qu'il était terrorisé à la pensée de devenir père à dix-huit ans alors qu'un brillant avenir l'attendait.
— Je ne peux pas avoir ce bébé, me suis-je entendue répondre.
— Tu ne veux pas ?
Il a essayé de me cacher son soulagement, mais il était déjà
transfiguré.
— Je ne peux pas...
Ça ne pouvait pas m'arriver à moi. Être enceinte, c'était pire que la mort.
Si par exemple ma sœur Claire, fille passionnée et tête brûlée, avait été enceinte à dix-sept ans, personne ne s'en serait formalisé. Mes parents auraient poussé un soupir et secoué la tête en disant :
« Ah, cette Clairette, quand même... » Mais moi, j'étais celle qui se tenait à carreau, l'exemple à suivre, le réconfort des vieux jours de ses parents, la seule qu'ils pouvaient regarder sans avoir à se demander où ils avaient commis une erreur. L'idée d'annoncer ma grossesse à ma mère était inimaginable. Quand je pensais à mon père, c'était pire. Papa en mourrait.
Ma famille appartenait à la classe moyenne, où une adolescente enceinte, c'est la honte. Je me débattais comme un animal pris au piège et je m'enferrais à mesure que je prenais conscience des implications de ma décision quelle qu'elle serait. J'étais dans une impasse.
Donner naissance à un enfant et le faire adopter ? Cette idée m'était intolérable. Je me demanderais toujours s'il était heureux et si ses parents adoptifs s'en occupaient bien. Que penserait mon enfant de sa mère biologique ? Il me haïrait sans doute. D'un autre côté, j'étais incapable d'élever un enfant. Je n'étais qu'une lycéenne et j'avais déjà bien assez de mal à m'occuper de moi-même, alors un bébé... J'avais l'impression que ma vie était finie. Je redoutais le jugement des voisines, des copines et de ma famille. On chuchoterait derrière mon dos et on me mépriserait pour ma naïveté. On jugerait que je n'avais que ce que je méritais.
Avec quinze ans de recul, je me dis que ce n'était pas la fin du monde... J'aurais eu ce bébé, je l'aurais élevé et j'aurais trouvé un travail. Bien sûr, mes parents n'auraient pas sauté de joie, mais ils se seraient faits à l'idée et ils auraient aimé leur premier petitfils. Au fil des années, je voyais des parents faire face à des situations bien plus graves que la grossesse de leur sage adolescente.
Mais, à dix-sept ans, je n'avais ni le recul ni la maturité
nécessaires pour tenir ce raisonnement. L'épreuve était insurmontable, je craignais de décevoir les attentes de mes parents. Je ne pouvais réfléchir, j'étais emmurée dans une peur panique qui transformait mes nuits en insomnies et mes jours en cauchemars.
Shay avait beau répéter qu'il serait à mes côtés quel que soit mon choix, je savais ce qu'il attendait de moi. J'aurais aimé qu'il me le dise clairement pour ne plus faire face seule et partager avec lui la responsabilité de la décision. J'aurais préféré qu'il exige que j'aille en Angleterre pour me faire avorter plutôt que de m'accabler de sa prétendue compréhension. Shay était peut-être déjà sorti de l'adolescence, mais il était moins mûr qu'il ne le prétendait. Même si nous étions inséparables, je me sentais seule et abandonnée.
Trois jours après le test de grossesse, j'ai tout raconté à Emily et à Sinead. Elles m'ont conseillé l'avortement, la moins pire des solutions à leurs yeux, et dit d'en parler à Claire, qui, à cette époque, était en dernière année de fac. Ma sœur militait avec énergie pour les droits des femmes et traitait les prêtres d'enfoirés. Claire bataillait tant et si bien que maman disait souvent qu'elle aurait été capable de tomber enceinte rien que pour justifier son droit à l'avortement.
J'ai tout raconté à Claire. Elle a été sidérée et elle a pleuré. Le plus bizarre, c'est que je l'ai réconfortée.
Claire a obtenu des informations pour moi et Shay, et tout s'est ensuite très vite organisé. Un poids est tombé de mes épaules : je n'aurais pas ce bébé, je n'aurais pas à faire face aux terribles conséquences d'une grossesse menée à terme. Mais, après le soulagement, j'ai commencé à me poser des questions. J'étais catholique, mais les notions de péché et de culpabilité n'avaient jamais fait sens pour moi. Je voyais Dieu comme un type bien et je me disais qu'il ne nous aurait jamais donné la sensualité s'il n'avait pas voulu que nous l'utilisions.
Ça faisait longtemps que je ne croyais plus à l'Enfer, or, tout à coup, toutes mes convictions chancelaient. Ma conscience" était tourmentée, je ne me reconnaissais plus.
— Est-ce que je fais quelque chose d'horrible ? ai-je demandé
à Claire, redoutant sa réponse. Suis-je une criminelle ?
— Non ! Ce n'est pas encore un bébé, ce ne sont que des cellules.
Je me suis accrochée à cette pensée pour déculpabiliser, pendant que Shay et moi rassemblions l'argent nécessaire pour payer le voyage en Angleterre et l'avortement. Ce ne fut pas difficile : j'étais économe et Shay était charmeur.
Enfin, par un beau vendredi soir d'avril, alors que mes parents pensaient que je passais un week-end studieux avec Emily, nous avons tous deux mis le cap sur Londres.
Les avions étant trop chers, nous avons pris le ferry. Le voyage fut long : quatre heures de bateau et six heures de bus. Je n'ai pas fermé l'œil, je me disais que je ne dormirais plus jamais, mais je me suis finalement assoupie sur l'épaule de Shay en arrivant à Birmingham. Je me suis réveillée au moment où nous traversions la banlieue de Londres, où s'élevaient des maisons de brique rouge. C'était le printemps, les arbres commençaient à
verdir et les tulipes étaient en fleur. Aujourd'hui encore, je répugne à me rendre à Londres. Quand je vois des maisons de brique rouge, je me demande si ce ne sont pas celles que j'ai vues, ce jour-là.
Après l'avortement, j'ai repris conscience avec l'impression d'émerger des profondeurs de la mer. Puis un cri primai est venu de mes tripes... Stupéfiée et encore sous les effets de l'anesthésie, je suis restée immobile et je me suis écoutée crier. Je me disais que la douleur finirait par s'arrêter. Viendrait-on me soulager ? Dans cet hôpital qui n'en était pas un, une infirmière qui n'en était pas une m'entendrait geindre et accourrait à mon chevet. Mais personne n'est venu... Quand je me suis de nouveau réveillée, je ne criais plus. Je me sentais presque bien.
Nous avons quitté Londres le lendemain matin pour arriver dans la soirée à Dublin. Moins de deux jours après mon départ, j'étais de retour chez moi. Ma chambre à coucher me parut d'une normalité décevante. Mon bureau croulait sous des manuels scolaires qui sollicitaient mon attention d'urgence. Mon avenir m'attendait - il ne me restait qu'à le reprendre en main. Je n'ai pas perdu une seconde : en pleine nuit, je me suis jetée à corps perdu dans les révisions du bac, qui commençait six semaines plus tard.
Les jours suivants, j'ai été victime de phénomènes bizarres. J'entendais des bébés pleurer quand j'étais sous la douche ou dans le bus. J'ai essayé d'en parler à Shay, mais il n'a rien voulu savoir. « Oublie cette histoire, répétait-il, tu te sens coupable, mais pense plutôt au bac. On y sera vite. »
Alors j'ai refoulé mon besoin de parler. Je me suis convaincue que j'avais fait le bon choix et j'ai planifié mes révisions pour me préparer aux examens. Quand le désir de parler de mon avortement à Shay devenait intenable, je lui demandais des explications sur Hamlet ou sur la poésie de jeunesse de Yeats. H
répondait à mes questions avec bonne volonté, régurgitant le contenu de nos bouquins de classe.
Puis j'ai passé le bac. J'avais terminé le lycée, j'étais une adulte et ma vie allait commencer. Pendant que nous attendions nos résultats, nous ne nous quittions pas. Nous regardions la télé, malgré les belles journées ensoleillées et l'appel de l'été. Nous n'avons plus jamais eu de relations sexuelles.
Les résultats sont tombés au milieu de l'été. Shay l'avait brillamment réussi, pas moi. Mes résultats étaient moyens, mais j'avais travaillé si dur que tout le monde avait placé la barre très haut. Bien que troublés, mes parents ont réduit cet échec relatif à
un événement insignifiant. Comment auraient-ils pu savoir que j'avais passé les six semaines avant le bac dans ma chambre, à
entendre des bébés imaginaires qui pleuraient chaque fois qu'une alarme se déclenchait dans la rue ?
Je me débattais dans mes contradictions. Avais-je bien fait d'avorter ? Oui. Mais j'en éprouvais un affreux malaise. J'étais marquée et rien ne pourrait jamais effacer cette erreur de parcours.
Face à cette situation irréversible, j'ai pensé à me suicider. Ça n'a duré que quelques secondes - pendant ces secondes-là je l'ai vraiment désiré.
Parfois, je voyais des comités antiavortement défiler dans les rues de Dublin. Ils menaient campagne pour que l'avortement soit encore plus réprimé qu'il ne l'était déjà en Irlande. Les manifestants agitaient des chapelets et des pancartes avec des photos de foetus. Je regardais ailleurs. Quand j'entendais les militantes condamner l'avortement avec véhémence, j'avais envie de demander à l'une de ces femmes si elle avait déjà été dans ma situation. J'en doutais. Si c'avait été le cas, elles n'auraient jamais été aussi intransigeantes.
À la fin du mois de septembre, Shay est parti à Londres pour commencer des études de cinéma, son rêve de toujours. Il avait choisi Londres parce que les universités irlandaises ne proposaient pas de cursus aussi original.
— Cela ne changera rien entre nous, m'a-t-il pro mis alors que nous nous disions au revoir devant le ferry. Je t'écrirai et on se reverra à Noël.
Il n'a jamais écrit. Je l'avais pressenti. À cette époque, je rêvais déjà que je courais après lui dans la foule parce qu'il m'échappait. Mais j'ai refusé d'accepter l'évidence, même quand son silence s'est éternisé. Je guettais le facteur chaque matin. Après sept semaines, j'ai mis ma fierté dans ma poche et je suis allée voir sa mère. Je lui ai donné une lettre à lui remettre.
— Et vous, vous avez des nouvelles ? ai-je demandé.
J'ai eu un choc quand elle m'a déclaré avec éton-nement qu'elle en avait, bien sûr. Shay allait bien - et même très bien.
Alors, j'ai repris espoir et j'ai attendu Noël. À partir du 20
décembre, je ne tenais plus. Je sursautais dès que retentissait la sonnerie du téléphone ou celle de l'entrée. Puis, toujours sans nouvelles, j'ai erré autour de chez lui, tremblant de froid et de nervosité, désespérée de le voir. Un jour, j'ai aperçu Fee, l'une de ses sœurs, et je lui ai demandé quand Shay serait de retour. Fee m'a appris avec embarras qu'il ne rentrait pas à la maison, qu'il avait trouvé un job pour les vacances de Noël.
— Je pensais que tu le savais.
— Oui, mais il aurait pu venir au moins deux jours.
J'étais si humiliée que j'en bégayais. Alors à Pâques ? Il n'est pas venu non plus à Pâques.
43
Je n'avais de ses nouvelles que par personne interposée et par intermittence. Il passait l'été à Cape Cod où il avait trouvé un job. Avec son diplôme de fin d'études, il avait trouvé un travail à
Seattle. À un moment donné, j'ai compris que tout était fini entre nous. J'ai fait de mon mieux pour m'intéresser à d'autres hommes, mais je n'arrivais pas à me désen-gluer du passé. Et puis un soir, j'avais vingt et un ans à cette époque, j'ai rencontré Garv par hasard dans un pub. Je ne l'avais pas revu depuis trois ans. Comme Shay, il était parti étudier en Angleterre, mais à
Edimbourg. De retour en Irlande depuis peu, il travaillait à
Dublin. On se racontait nos vies quand j'ai repensé à la façon dont j'avais rompu avec lui. Honteuse, je n'ai plus osé le regarder. Au milieu de notre discussion, je lui ai adressé mes excuses. À
mon plus vif soulagement, Garv a éclaté de rire.
H était adorable et, pour la première fois depuis Shay, j'ai ressenti une émotion réelle. C'était surprenant de sortir avec mon premier petit ami, celui de mes dix-sept ans. J'ai été excitée par la situation, comme tout le monde autour de moi.
Je l'aimais. C'était quelqu'un de bien. Même s'il n'avait pas le charme de Shay, il me plaisait. Il n'était pas bâti comme Shay, mais il était tout en subtilité et j'aimais ses yeux, ses cheveux fins, son corps, ses grandes mains. J'étais folle de son odeur de coton repassé. Nous étions amis et confidents. Je lui avais raconté ma liaison avec Shay et j'avais eu droit à toute sa sympathie. Il ne m'avait ni jugée ni critiquée.
Pendant longtemps, j'avais été la seule à avoir subi un avortement parmi mes amies et connaissances. Puis vint le tour de Donna, à vingt-cinq ans, et de la sœur de Sinead, à trente et un ans. Toutes deux ont sollicité mon avis sur la question. Je leur ai dit la même chose. C'était leur corps et c'était leur choix. Elles ne devaient pas écouter les arguments des comités de lutte antiavortement, mais elles ne devaient pas non plus s'attendre à
sortir indemnes de leur IVG. Si elles étaient comme moi, il se pouvait qu'elles ressentent toute une gamme d'émotions allant de la culpabilité à la curiosité, du choc au regret, de la haine de soi au soulagement.
J'étais contente de ne plus être la seule à avoir eu une IVG, mais évoquer la mienne à deux reprises a ravivé de douloureux souvenirs. Puis le temps a fait son travail de deuil. Les années ont défilé et je n'y pensais presque plus, sauf à chaque anniversaire : je me sentais mal, parfois même sans savoir pourquoi, jusqu'à ce que je fasse le rapprochement. Je me demandais comment serait le bébé, à trois ans, puis six, puis huit, onze...
Je pensais toutefois que cet avortement avait été absorbé par mon passé jusqu'à ma dernière visite chez le Dr Collins, la visite du Jugement dernier. J'ai déchargé l'inquiétude qui me rongeait :
— Est-ce qu'une fausse couche peut survenir parce que j'aurais pu être... abîmée ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je pense à une opération...
— Une lVG?
J'ai cillé, choquée par sa franchise.
— Par exemple...
— C'est improbable, mais nous pouvons toujours vérifier. Je ne l'ai pas cru. Je sais aussi que Garv ne l'a pas cru. Et même si nous n'en avons jamais parlé, c'est à ce moment précis que notre mariage a coulé à pic.
De retour du Mondrian, je me suis affalée sur le canapé. Quand le téléphone a sonné, j'ai attendu que le répondeur se déclenche, mais quelqu'un avait dû le débrancher. Énervée, j'ai décroché, me souvenant trop tard de l'interdiction d'Emily. Ce n'était pas Larry Savage, mais Shay.
Il a semblé surpris de m'entendre.
— Je pensais tomber sur le répondeur.
— Non, tu es tombé sur moi.
— Je suis désolé pour ce soir... J'ai eu un imprévu. Il semblait si contrit que mon amertume a fondu.
— Tu aurais quand même pu me prévenir.
— Trop tard, tu devais déjà être en route.
— Tu rentres en Irlande jeudi ?
— Oui, on n'a plus le temps de se voir.
— Si, demain. Demain soir ?
— Mais...
— Juste une heure ou deux, Shay.
Il est resté silencieux. Je retenais mon souffle.
— Bon, d'accord... Demain soir. Même heure, même endroit.
J'ai raccroché. Un brin revigorée, j'ai décidé d'aller faire un tour au barbecue des barbichus. À mon plus vif plaisir, tous m'ont accueillie comme s'ils ne m'avaient pas vue depuis des années, mais j'ai vite compris qu'ils étaient ronds comme des queues de pelle : visages rouges et animés, volubilité typique - la tequila à jeun... Le gril fumant était abandonné dans un coin du jardin avec des grillades carbonisées. Quand papa m'a demandé à
mi-voix si par hasard je n'avais pas du chocolat dans mon sac à
main, je me suis rendu compte que personne n'avait mangé. Troy et Helen étaient enlacés sur le canapé, très décontractés. Aucune trace de Kirsty. Soit elle n'était pas venue, soit elle avait refusé
d'entrer dans une maison aussi sale et aussi dangereuse pour sa santé. Anna, Lara, Luis, Curtis et Emily étaient plongés dans une conversation difficile à suivre sur les mérites de brancher devant la télé. J'aurais bien aimé me joindre à eux, mais je n'étais pas sur la même longueur d'onde - en clair, trop sobre pour y participer.
Je leur ai quand même tenu compagnie, jusqu'à ce que nous constations que Troy et Helen avaient disparu.
— Où sont-ils ? a demandé Emily en me serrant le bras.
— Je ne sais pas... Partis, on dirait ?
— Partis ! a-t-elle rugi, la main sur la bouche. Il est amoureux !
Des larmes ont soudain inondé son visage. L'alcool décuplait son chagrin, elle reniflait et toussait. Je l'ai ramenée à la maison.
— C'est parce que je suis très fatiguée, a-t-elle
balbutié, j'ai tellement travaillé.
Je l'ai mise au lit. J'allais éteindre la lumière quand elle m'a rappelée.
— Attends, Maggie, je dois te parler !
— Quoi ? ai-je fait, sur la défensive.
Si c'était pour me dire de rester loin de Shay Dela-ney, je n'étais pas d'humeur.
— Je vais demander à Lou de m'épouser et d'avoir plein de bébés !
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux plus jamais le voir !
44
Comme Maria devait venir lundi matin, je me suis levée tôt et j'ai fait le ménage à fond, mais elle a téléphoné pour dire qu'elle était malade et ne viendrait pas. Emily dormait toujours. De toute la matinée, il n'y eut ni coups de fil ni visites ; aussi quand on a frappé vers midi, j'ai fait un sprint vers la porte tellement j'étais heureuse de voir un visage humain.
C'était Anna.
— Entre vite ! Raconte, Helen est rentrée à l'hôtel ?
— JJ. y a environ une heure et demie.
— Oh, mon Dieu ! Elle a couché avec Troy ?
— Ça t'ennuie ?
— Non, si... un peu.
Le plus bizarre, c'est qu'Emily en avait été très contrariée.
— Assieds-toi, ai-je pressé Anna. Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
— Il l'a attachée et c'était super. Maggie, je dois t'avouer quelque chose.
J'ai aussitôt eu un mauvais pressentiment.
— Promets-moi de ne pas me tuer...
— Je te le promets.
Je n'en pensais pas un mot. Qu'elle parle avant.
— J'ai trouvé un boulot. À Dublin.
— Ravie pour toi.
— Dans la boîte de Garv.
— Bien, Dublin est une petite ville, les coïncidences ne sont pas rares.
— C'est Garv qui m'a trouvé ce boulot.
— Quand?
— Après mon accident avec ta voiture. Pardon... Je ne trouvais pas les papiers d'assurance dans ta chambre, alors j'ai téléphoné à Garv. Il m'a dit de passer.
Elle hésitait à poursuivre.
— Il m'a demandé comment ça allait avec Shane. Je lui ai répondu que ça n'allait pas fort et que je me sentais abandonnée. Il a été très gentil.
— Vraiment ? ai-je dit d'un air pincé.
Alors, comme ça, Garv avait trouvé le temps d'être gentil avec Anna !
— Oui, et il a dit que si je voulais du boulot il m'aiderait à en trouver. Il n'a rien tenté, ce n'est pas son genre. D. a été correct. Je suis allée chez le coiffeur et il m'a organisé un entretien.
— C'est gentil de sa part, ai-je marmonné froidement.
— En effet. On m'a proposé un boulot au service du courrier. C'était bien Garv d'être sympa avec ma famille alors que, pendant ce temps, il me trompait. J'étais si énervée que j'ai attendu de me calmer pour reprendre la parole.
— Félicitations.
— Merci. Mais je suis désolée quand même.
— Je te dis que ça va ! ai-je lancé, alors que la colère m'envahissait de nouveau. Mais si tu veux te faire pardonner, tu peux faire quelque chose pour moi.
— Quoi ?
— Me dire si tu es amoureuse d'Ethan.
Elle a réfléchi.
— Un peu... Mais je ne veux pas le voir trop. Il est jeune et un peu bizarre. C'est une relation sans avenir.
— Ce genre de détail ne t'a pourtant jamais arrêtée jusqu'à
maintenant...
— Je sais, mais je suis différente.
— Bon sang, qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre !
— Les gens peuvent changer, tu sais, a-t-elle dit avec une prudence qui lui ressemblait peu.
— Ai-je bien entendu ?
Emily sortait de sa chambre, les joues maculées de mascara, les cheveux en barbe à papa, une cigarette au bec.
— Amoureuse d'Ethan ! J'aurai tout entendu !
Toutes des voleuses ! Oui, voleuses !
Elle a aspiré une bouffée de sa cigarette et a toussé.
— Mes jours dans ce monde sont comptés. Quand
j'aurai crevé, au moins, j'irai mieux.
Je ne comprenais pas les raisons de cette mauvaise humeur - à
mon avis, ça devait avoir un rapport avec Troy. Je n'ai pu l'interroger, car maman et Helen sont arrivées. Je mourais aussi d'envie d'interroger Helen sur sa nuit avec Troy, mais c'était impossible en présence de maman. L'atmosphère était tendue. Emily fumait cigarette sur cigarette, parlant à peine et jetant des regards obliques à Helen.
Tout à coup, elle s'est levée.
— Je vais appeler Lou.
— Tu vas vraiment le demander en mariage ?
— Que je sois pendue si, après ça, il ne détale pas comme un lapin !
Elle a claqué la porte de sa chambre.
— Qu'est-ce qu'elle a ? s'est exclamée Helen. Elle est folle ?
Elle a paru se souvenir brusquement de quelque chose.
— Au fait, Maggie, tu ne sauras jamais qui a appelé la nuit dernière pour toi.
— Qui ?
— Ce crétin de Garv !
— Il a téléphoné ? Ici ?
— Je lui ai dit que tu étais sortie avec ce Shay Delaney si sexy
- même si je ne le pense pas, mais Garv n'a pas besoin de le savoir. Il était trois heures du matin en Irlande quand il a appelé. Il a des insomnies, on dirait. Bien fait pour lui !
À cet instant, Emily est sortie de sa chambre. Livide.
— Alors ?
— Ha accepté... Oh, mon Dieu, dans quel pétrin je me suis encore fourrée...
— De mon temps, a dit maman, si une jeune fille rompait des fiançailles, elle était poursuivie en justice !
— Merci beaucoup !
L'atmosphère devenait suffocante. Quand maman s'est rendue à la salle de bains, la guerre a éclaté entre Emily et Helen. L'enjeu de la bataille : Troy.
— Si tu l'aimes, pourquoi tu ne te bouges pas ? a
demandé Helen avec mépris. Ne va pas te plaindre que les autres filles te le prennent si tu ne te bouges pas les fesses !
— C'est trop tard, maintenant qu'il t'a rencontrée !
— Ne sois pas idiote, je rentre en Irlande dans une semaine.
— Je parie que tu vas rester avec lui.
Helen a hurlé de rire.
— N'importe quoi ! Je vais rentrer en Irlande pour monter mon agence de détectives. Pourquoi est-ce que je resterais ici ?
— À cause de Troy...
— Il n'a rien d'extraordinaire !
— Emily, ai-je coupé, que se passe-t-il avec Troy ?
Elle a haussé les épaules d'un air renfrogné et j'ai compris qu'elle l'aimait. Je l'avais soupçonné la veille, mais j'en étais maintenant sûre. J'ai eu honte. J'avais été tellement empêtrée dans mes problèmes que je n'avais rien vu.
— Pourquoi tu n'as jamais rien dit ? ai-je insisté, nous n'aurions pas couché avec lui !
— Moi, je n'ai pas couché avec lui, a protesté Anna.
— Ça ne va pas tarder, a prédit Helen.
Maman revenait de la salle de bains, mais la dispute était si bien engagée et la tension telle que nous ne pouvions en rester là. — Que se passe-t-il, Margaret ?
Silence.
— C'est à cause de Troy. Emily l'aime, a fini par lui expliquer Helen.
— Et Troy l'aime, a dit maman, alors où est le problème ?
— Non, il n'aime que moi, a reparti Helen.
— Troy, c'est le jeune homme au long nez ? Ce garçon est bel et bien amoureux d'Emily.
— Je te dis que non ! s'est entêtée Helen. Ce n'est pas parce que les dingos de la maison d'à côté pensent que tu es une femme d'une grande sagesse que c'est vrai !
— Helen, ce garçon s'amuse avec toi pour rendre Emily jalouse !
— Mais...
— N'ai-je pas raison, Emily ? a repris maman. N'a-t-il pas des sentiments pour toi ?
— Il y a un an, il prétendait qu'il était amoureux de moi, a concédé Emily.
— Et toi, tu étais déjà amoureuse de lui ?
— Oui.
— Alors, pour l'amour du ciel, qu'est-ce qui t'a empêchée de l'aimer ! a demandé maman, exaspérée.
— Son boulot, c'est sa vie, a murmuré Emily, je ne voulais pas passer après... J'ai pensé que ça ne marcherait pas et que nous ne resterions même pas bons amis...
— Et maintenant ?
— J'ai changé d'avis, a-t-elle murmuré à contrecœur.
— Mais il a commencé à... sortir - c'est bien ce que vous dites entre vous ? avec toutes tes amies.
— Oui, sauf avec Lara.
— Pourquoi ?
— Je vous le dirai un autre jour.
— Et tu es jalouse ?
— Oui, bien sûr.
J'ai fermé les yeux, revoyant Emily quand je lui avais annoncé
que j'avais couché avec Troy. Il y avait eu son rire hystérique quand je lui avais demandé s'il y avait eu quelque chose entre eux. Quel choc c'avait dû être pour elle...
— Moi, je m'en fichais parce que je savais qu'il m'aimait plus que toutes les autres et que son travail restait son seul et unique amour... Mais je me suis inquiétée quand il s'est intéressé à
Helen.
— Ne t'inquiète pas, a dit Helen. Garde-le pour toi.
— Et s'il ne veut plus de moi ?
— Il n'y a qu'une seule façon de le savoir, a dit maman.
— Lui téléphoner et lui poser la question ?
— Non ! a répondu maman. Je n'ai jamais appelé un homme pour lui avouer qu'il me plaisait, pourtant, j'ai beaucoup de soupirants ! Non, flirte avec lui, porte du parfum, cuisine son plat favori...
— Appelle-le et pose-lui la question ! avons-nous toutes hurlé.
— D'accord, a dit Emily en allumant une autre cigarette. Elle a emporté le téléphone et un cendrier dans sa chambre et a fermé la porte. Dix minutes plus tard, elle est revenue toute pomponnée.
— J'ai rendez-vous avec lui...
— Sois timide ! a conseillé maman.
— Sois directe ! l'ai-je pressée.
— C'est bien à toi de dire ça, Maggie, a dit Helen, narquoise. Juste après le départ d'Emily, on a frappé. J'ai ouvert la porte. Quelqu'un qui ne faisait pas partie du décor se trouvait derrière : Garv. J'en suis restée sans voix.
— Salut, Maggie.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Tu m'as dit que si tu n'étais pas rentrée à la maison dans un mois, il fallait que je vienne te chercher.
Cela faisait seulement quatre semaines, pas un mois de calendrier, que j'étais partie. Garv était venu parce qu'il était jaloux de Shay Delaney. Quelle impudence après ce qu'il m'avait fait avec la Truffe !
Il avait l'air d'un naufragé qui aurait passé beaucoup de temps sur une île déserte. Ses cheveux étaient plus longs. Je ne l'avais jamais vu avec une barbe. Le blanc de ses yeux était injecté de sang. On aurait dit qu'il avait couché avec son jean et son T-shirt, ce qui était sans doute le cas s'il débarquait d'Irlande après une nuit de vol.
— Qui est-ce ? a demandé Helen.
— C'est le mari adultère ? Maman bien sûr.
— Avant qu'elles ne me lapident, on peut parler ? a demandé
Garv.
— OK, allons sur la plage.
45
Nous avons essayé d'entretenir une conversation agréable jusqu'à la plage.
— Où es-tu descendu ?
— Dans un hôtel pas très loin.
— Océan View ? C'est là que ma famille loge !
— J'ai intérêt à prendre mon petit déjeuner dans ma chambre si je ne veux pas être bombardé d'œufs par tes parents et tes sœurs !
— Oui, tu ferais mieux. Pourquoi tu n'as pas téléphoné avant de venir ?
—J'ai téléphoné, mais je tombais toujours sur le répondeur. Je me sentais idiot de laisser un message...
— C'est donc toi, le désaxé !
— Tu as percé mon secret... Non, sérieusement, je suis venu parce que je préfère te dire certaines choses en face. Jusqu'à présent, je pensais que Garv était venu à Los Angeles par jalousie envers Shay Delaney, mais il avait à me parler. De quoi ? La Truffe était enceinte ? Cette pensée m'a pétrifiée.
— Tu es toujours avec cette fille ?
À sa décharge, il n'a pas écarquillé les yeux en demandant : «
Quoi, quelle fille ? »
— C'est fini, a-t-il avoué avec un soupir.
J'ai d'abord été soulagée, mais j'ai ensuite eu un sursaut de jalousie : Garv m'avait donc bien trompée. J'ai fait abstraction de mes deux liaisons du mois passé et me suis sentie trahie et malade de désespoir.
— Qui était-ce ?
— Une fille du boulot.
— Son nom ?
— Karen.
— Karen comment ?
— Parsons.
J'aurais voulu tout savoir. Si elle était jolie. Son âge. La couleur et le style de ses sous-vêtements. Où et quand ils avaient fait l'amour. Combien de fois ?
— C'était sérieux ?
— Ça n'a pas duré.
Chaque mot me piquait comme un aiguillon.
— Tu as couché avec elle ? ai-je demandé, espérant une réponse négative.
J'ai retenu mon souffle.
— Deux fois. Je suis désolé. Je regrette, mais je n'étais plus moi-même.
— Pourquoi ? ai-je demandé sèchement, alors que la bile me donnait la nausée.
— J'étais déprimé à cause des bébés. Personne ne s'intéressait à
ma peine. Je savais que c'était difficile pour toi, mais pour moi aussi ça l'était. Tu as cessé de me parler et ma solitude est devenue insupportable. Et puis...
Sa voix se faisait imperceptible.
— Je ne pouvais plus te faire l'amour... Je me suis senti minable.
— Ça ne t'a pas empêché de baiser cette pouf-fiasse. Regarde-moi ce gâchis.
— Désolé...
— Quand est-ce que ça s'est passé ?
— Seulement après ton départ à L.A. Bonne
nouvelle.
— Pas avant ?
— Non, avant, nous étions juste amis, je te le jure.
— Pas besoin de faire l'amour avec une autre pour tromper quelqu'un, Garv. Penser à une autre, c'est déjà de l'infidélité. H a baissé la tête.
— C'est la première fois que tu me trompais ?
— Bien sûr !
— C'est une fois de trop.
— Je le regrette. Je donnerai tout pour revenir en arrière et recommencer autrement.
— Tu m'en voulais à cause des fausses couches ?
— Pourquoi ? Ce n'était pas ta faute.
— Et si j'avais été abîmée par cet avortement ? Le jour où
nous en avons parlé chez le Dr Collins, j'ai compris que tu m'en voulais, mais je l'acceptais...
— Je ne t'en voulais pas ! C'est toi qui étais en colère contre moi.
— Pas du tout !
— C'est moi qui avais insisté pour que nous ayons un enfant. Si nous n'avions pas essayé, il n'y aurait eu ni fausses couches ni déception.
— D'accord, j'étais en colère ! me suis-je soudain entendue dire.
Et je l'étais plus que je ne l'avais jamais été. Notre vie ensemble avait été géniale jusqu'à ce qu'il ouvre la boîte de Pandore. Enfin, de truffes.
— Mais ce n'est pas moi qui ai eu une liaison ! ai-je lancé
avec amertume.
— Tu es juste partie à Los Angeles pour retrouver Shay Delaney.
— Quoi ? Merde ! Bien sûr que non ! ai-je bégayé, indignée.
— Tu aurais pu aller à Londres chez Claire, ou à New York chez Rachel. Tu aurais même pu rester à Dublin, mais non, il a fallu que tu viennes à Los Angeles.
— Je suis venue rendre visite à Emily !
— Pas seulement. Tu as lu un article sur Dark Star Productions à Hollywood. Tu as tout de suite fait le rapprochement avec Shay Delaney. J'ai été honnête avec toi, alors sois-le avec moi. Nous avons fait quelques pas dans un silence irrité. Son toupet me rendait furieuse. Il essayait de me faire porter le chapeau pour sa liaison.
— Pourquoi détestes-tu tant Shay ?
Garv s'est assis sur un rocher et a pris sa tête entre ses mains. Il a soupiré et levé les yeux sur moi.
— C'est pourtant évident. Pour moi, tu es la personne la plus précieuse au monde, et Shay Delaney s'est comporté comme un salaud avec toi. Quand tu m'as raconté ton avortement et le traumatisme qui s'est ensuivi, j'ai eu envie de le tuer. Puis nous nous sommes mariés et nous sommes partis à Chicago. Tout allait bien jusqu'à ce que nous rentrions en Irlande. Chaque fois que tu entendais prononcer son nom, tu devenais livide. Vraiment ?
— Oui ! a confirmé Garv, répondant à ma question muette. Chaque fois que nous passions près de chez sa mère, tu te détournais pour regarder.
Maintenant qu'il y faisait allusion, peut-être que ça m'était arrivé, mais c'était inconscient.
— J'avais l'habitude d'emprunter un autre itinéraire pour éviter de passer près de chez lui. J'avais l'impression que nous ne serions jamais libérés de lui. Essaie d'imaginer si tu avais été à
ma place ? Tu n'aurais pas apprécié.
— Tu as beau jeu de me faire des reproches !
— Il a suffi d'un article sur Dark Star Productions pour que, quatre jours plus tard, tu me quittes direction Los Angeles.
— Je ne t'ai pas quitté parce que j'ai lu un article sur Dark Star Productions, mais parce que tu avais une liaison. Je te rappelle que tu ne m'as même pas retenue !...
— Et là, je fais quoi, à ton avis ?
— Quand je t'ai dit que je partais, tu t'es contenté de dire que tu paierais le remboursement de l'emprunt. Tu m'as même aidée à
faire mes bagages !
— J'ai essayé de te parler pendant des jours, mais tu m'as ignoré, ou tu rentrais à la maison trop ivre pour m'écouter. Le jour où tu es partie, je n'avais plus d'énergie. De toute façon, je savais que tu finirais par me quitter...
— Comment es-tu parvenu à cette brillante conclusion?
— La situation était désespérée depuis trop longtemps entre nous. Tu refusais de me parler.
— Non, c'est toi qui ne voulais pas !
— Je pensais qu'on pourrait essayer de surmonter ces épreuves... de nous accepter tels que nous sommes, avec nos défauts.
— Parle pour toi ! Moi, je n'ai rien fait !
Je tremblais de colère.
— En résumé, tu as eu une liaison, mais ce n'est pas grave du tout parce que c'est ma faute !
Il s'est alors passé quelque chose de très rare. Garv a perdu son sang-froid et s'est mis en colère.
— Je n'ai jamais dit ça ! Tu le sais, mais tu refuses de l'admettre.
J'ai regardé ma montre.
— Désolée, je dois y aller, ai-je dit froidement.
— Pourquoi ?
— J'ai rendez-vous. Silence.
— Avec Shay Delaney ?
— Oui.
Garv est devenu livide. Ma colère s'est évanouie, remplacée par cet engourdissement qui m'avait paralysée, les premières semaines après notre séparation.
— Pourquoi es-tu venu, Garv ?
— Pour te convaincre de rentrer à la maison, pour repartir de zéro.
Il s'est forcé à sourire.
— On dirait que j'aurais pu m'épargner le voyage...
— Tu m'as trompée. Comment pourrais-je te pardonner et te faire de nouveau confiance ?
Il s'est frotté les yeux. Un instant, j'ai cru qu'il allait pleurer.
— Elle était belle cette Karen ?
— Maggie, m fais fausse route. Il ne s'agissait pas de ça. Il était au supplice.
— Réponds !
— Elle n'était pas mal, a-t-il dit d'un air malheureux. J'ai souri. Il m'a regardée avec méfiance.
— Je parie qu'elle n'était pas aussi jolie que la
fille avec laquelle j'ai couché !
Il n'a pas compris tout de suite, puis il a éclaté de rire.
— Toi, tu as fait ça ! Puis, un peu plus
triste :
— Tant mieux pour toi...
Et, avec un geste qui appartenait au passé, il a caressé mes cheveux et replacé une mèche derrière mes oreilles. Puis il a alors remarqué mon bras couvert d'eczéma.
— Ton pauvre bras... H est dans un état épouvantable... Il m'a serrée contre lui. C'était bizarre mais en même temps dans l'ordre des choses. J'ai enfoui mon visage dans son cou. Il avait une odeur que je ne pouvais identifier mais qui a fait monter une telle nostalgie en moi que mon cœur s'est serré.
— On a vraiment tout gâché..., ai-je dit, le nez dans son Tshirt.
— On n'a pas eu de chance, c'est tout.
46
Shay était bien au rendez-vous. Il m'a regardée traverser le hall, un sourire paresseux et désinvolte sur les lèvres.
Je lui ai souri.
— Je t'offre un verre au bar, a-t-il dit.
Le bar du Mondrian n'est pas de ces lieux ordinai res sans personnalité ni atmosphère, c'était un Sky Bar où se rassemblent célébrités et gens élégants. Imaginez un endroit à ciel découvert dans la nuit chaude, une magnifique piscine aux eaux turquoise, d'énormes coussins en soie et des canapés qui créent une atmosphère orientaliste et décadente. Il n'y avait d'autre lumière que celle des grandes torches allumées qui dispensaient une lueur mystérieuse, embellissant personnel et clients.
Des vigiles avec talkie-walkie assuraient la permanence à la réception. C’est seulement quand Shay a montré les clés de sa chambre que les portes nacrées du bar se sont ouvertes devant nous. Nous avons déambulé entre d'immenses plantes vertes logées dans des pots argentés pour chercher une place. Il ne restait qu'une vaste banquette en satin blanc, où nous nous sommes installés. Ensuite, l'une des plus jolies filles que j'ai jamais vue nous a apporté nos boissons.
— Je craignais que tu n'annules de nouveau, ai-je dit pour rompre le silence.
— Je t'ai dit qu'hier soir j'ai eu un empêchement à cause de mon travail. Je n'y pouvais rien.
Il était tellement sur la défensive que, pour la première fois, je me suis demandé s'il ne m'avait pas menti. Maintenant que j'y repensais, il n'avait pas paru enchanté à la perspective de notre rendez-vous de ce soir. Et, quand il avait appelé, la veille, il avait espéré tomber sur le répondeur.
— Je te mets mal à l'aise, ai-je dit tristement. Il m'a adressé un sourire magnifique.
— Pas du tout !
— Si. Chaque fois que tu me voyais, tu prononçais deux ou trois paroles polies et tu prenais la fuite...
— Peut-être par culpabilité ? À cause de tout ce qui est arrivé
quand nous étions adolescents. Mais c'est du passé et tu as dit que tu ne me détestais pas. C'est bien vrai ?
— Je ne te déteste pas, Shay.
Il a souri, soulagé.
— Mais j'aimerais savoir pourquoi tu ne m'as jamais écrit quand tu es parti étudier en Angleterre. J'ai failli devenir folle de chagrin...
Il a eu l'air d'avoir reçu une gifle.
— Excuse-moi... je pensais que ce serait mieux comme ça... Que ce serait moins pénible de tout laisser couler...
— Pas pour moi. J'ai passé des années à attendre ton retour.
— Je suis désolé, Maggie. J'avais dix-huit ans, j'étais jeune et bêté. Je ne savais pas... S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour toi...
Il s'est approché et a posé sa main sur la mienne. Nous sommes restés immobiles et silencieux.
— Dis-moi, Shay, ton mariage te rend heureux ? Tu aimes ta femme ?
— Oui aux deux questions.
— Tu lui es fidèle?
— Oui. Pause.
— Enfin, la plupart du temps.
— Comment ça ?
— Quand je suis en Irlande, a-t-il avoué avec embarras, mais... quand je suis ici...
— Ah, je vois...
— Maggie, il faut que je t'avoue quelque chose.
L'intonation de sa voix m'a mise sur mes gardes.
Ses yeux fauves étaient rivés aux miens.
— Maggie, il faut que tu saches...
Qu'il m'avait toujours aimée ? Que, depuis nos adieux au départ du ferry, il s'était langui de moi ?
— Je ne quitterai jamais ma femme.
— Mmm.
— Mon père nous a abandonnés, et je sais le mal que ça fait...
— Ah...
— Mais je viens souvent à Los Angeles, alors si tu restes un peu peut-être que nous pouvons...
J'avais compris. Shay Delaney me faisait l'aumône de sa personne. Un prix de consolation en quelque sorte : « Nous regrettons vivement que votre vie ait été gâchée par la brutale disparition de M. Shay Delaney de votre paysage personnel, mais nous vous prions d'accepter ce bon pour passer quelques nuits à
votre convenance avec ledit M. Delaney. » Je me suis mise à
rire.
— Tu essaies toujours d'être un type bien, n'est-ce pas Shay ?
— C'est important.
— Ta femme a beaucoup de chance d'avoir un mari sérieux et fidèle.
Il a acquiescé.
— Même s'il cumule les aventures pendant ses voyages d'affaires.
Son visage s'est assombri. JJ s'est levé.
— Tu n'as aucune raison de le prendre sur ce ton. J'essaie juste de...
— De quoi ? De me plaire, comme à tout le monde ?
Je n'ai pu m'empêcher de rire.
— J'essaie d'être honnête.
— Comme si tu étais un modèle de vertu.
Il m'a fixée, surpris. Je n'enviais pas le sort de sa femme qui l'attendait à la maison à plusieurs milliers de kilomètres de là, élevant leurs trois enfants et se demandant anxieusement ce que son mari faisait pendant ses voyages d'affaires.
— Tu veux toujours faire mieux que tout le monde. Tu ne sais pas dire non.
Il semblait contrarié.
— Je pensais que tu voulais renouer avec moi, Maggie... Ces coups de fil, ton insistance à vouloir me rencontrer seul. Il avait raison, mais je n'avais pas eu conscience que mon attitude trop pressante pouvait sembler ambiguë.
— Pourquoi es-tu venue ? Qu'est-ce que tu attends de moi, Maggie ?
Bonnes questions. Être avec Shay, c'était comme regarder le soleil trop longtemps et courir le risque de devenir aveugle. J'avais évolué dans sa sphère comme un papillon de nuit dans la lumière, hésitant entre me brûler les ailes ou fuir.
— Je voulais savoir pourquoi tu ne m'as jamais écrit. Mais je le savais déjà. Pas besoin d'être devin pour comprendre qu'il ne voulait plus me revoir mais qu'il n'avait pas eu le cran de me le dire. Cela arrive tout le temps, d'ailleurs, quand on est adolescent.
— C'est tout ?
— C'est tout.
— Je ne te crois pas ! a-t-il dit avec mépris, tu attendais autre chose !
Je ne savais pas ce que j'avais attendu, mais je ne voulais pas d'une liaison avec lui, à mi-temps ou à plein temps.
— Je voulais seulement... décrocher.
— C'est fait. J'ai souri.
— Fait, pas fait... telle est la question...
— Tu semblés en forme tout à coup ?
Oui. Je me sentais légère, libérée... Shay Delaney appartenait enfin au passé.
Garv avait raison en affirmant que j'étais venue à Los Angeles pour revoir Shay. Dès la première soirée, quand Emily m'avait dit que Shay venait de temps en temps, je savais déjà que j'avais accepté son invitation pour le revoir.
Et dire que j'avais même rêvé de lui ! Garv ne le savait pas, ou peut-être que si ? Il semblait avoir tout compris depuis longtemps déjà.
Pauvre Garv... C'avait dû être terrible de me savoir toujours amoureuse d'un autre. Il avait dû se sentir si seul après mes deux fausses couches, gardant son chagrin pour lui. Comme il avait dû
être humilié d'être impuissant, frustré que je refuse de lui parler, parce qu'il avait raison aussi sur ce point...
Quand j'ai pensé à la Truffe, la colère a ressurgi. J'avais été
inflexible, j'avais décidé de ne jamais pardonner. Mais qu'est-ce qui était le plus important ? Mon inflexibilité ou la vérité ? Moi non plus je n'avais pas été parfaite.
Ainsi vont les relations de couple... On n'a pas l'intention de faire du mal, mais on ne peut s'empêcher d'en faire, parce que nous ne sommes que des êtres humains pétris de défauts. Mais quand on aime, on tente toujours de pardonner et d'être pardonné. Garv m'avait pardonnée et moi je l'avais rejeté. J'ai renversé la tête en arrière et j'ai contemplé le ciel nocturne violacé. Puis j'ai réussi à définir l'odeur de Garv : il sentait bon la maison.
— Pas d'étoiles, ce soir, ai-je constaté.
Les étoiles sont toujours là, toutefois, même de jour. Parfois, on ne les voit pas, c'est tout. Je me suis levée.
— II faut que je file !
—
47
Je conduisais vite, mais tous les feux étaient contre moi et j'ai mis presque une heure pour arriver à Océan View. Je me suis garée encore plus mal que d'habitude sur un trottoir pourtant désert et je me suis précipitée dans le hall d'entrée. Et là, qui j'ai vu ?
Maman, papa, Helen et Anna. J'ai appris plus tard qu'ils rentraient du cinéma.
— Je pensais que tu étais avec Shay Delaney ? a demandé
maman surprise. Que fais-tu là ?
— Je cherche Garv.
— Pourquoi ?
Maman me défiait.
Je n'ai pas répondu. Elle a repris d'un ton passionné :
— S'il a été infidèle une fois, il le sera de nouveau !
Le jeune homme à l'accueil suivait cet échange avec le plus grand intérêt.
— Bonsoir, ai-je dit, pouvez-vous appeler Paul Garvan dans sa chambre, s'il vous plaît ?
— Il a quitté l'hôtel.
Mon cœur a bondi.
— Quand ?
— Il y a une heure environ.
— Où est-il parti ?
— Il rentrait chez lui, à Mande, dans l'Iowa.
Je faisais demi-tour quand maman s'est interposée.
— Tu ne courras pas après lui !
— Ne le fais pas si tu m'aimes, chouchou, a imploré papa.
— Margaret, tu n'iras pas !
Je les ai bien regardés. Troublée, j'ai dit :
— Je m'appelle Maggie et je vous interdis de
m'interdire quoi que ce soit.
Je repartais vers ma voiture à toutes jambes quand j'ai entendu un bruit de pas derrière moi. Anna.
— Je viens avec toi !
Elle a bondi sur le siège passager, claqué la portière et bouclé
sa ceinture de sécurité.
— Dépêche-toi !
Le trajet jusqu'à l'aéroport a duré une éternité. La circulation était infernale à cette heure de la soirée, et, en dépit des incantations d'Anna, tous les feux étaient rouges.
— À ton avis, sur quelle compagnie a-t-il voyagé ? ai-je demandé à Anna, espérant que son sixième sens était bien réveillé.
— American Airlines ?
— À moins qu'il n'ait transité par Londres ?
— Maggie... et l'autre fille ?
— C'est fini.
— Tu vas pouvoir lui pardonner le mal qu'il t'a fait?
— Je pense... Je l'espère, en tout cas. Le fait est que ce n'est pas entièrement sa faute.
— Ce qui te facilite bien les choses.
— Bah, je l'aime, on s'en sortira. Mais s'il recommence, il est mort !
— Bravo, Maggie ! J'ai toujours pensé que vous étiez faits l'un pour l'autre.
— J'en ai douté, ces derniers temps. Parfois, je me demandais si je n'étais pas une pasionana qui avait décidé de se marier pour être en sécurité.
Anna a ricané. Je lui ai lancé un regard interrogateur.
— Désolée, c'est juste que... te penser en pasionaria... J'ai soupiré.
— On laisse tomber le sujet.
— Tu es vraiment sortie avec Lara ou tu as voulu bluffer Helen ?
— Oui, je suis vraiment sortie avec elle.
— Oh, la vache !
— Je ne me suis pas mariée avec Garv pour être en sécurité. Je me suis mariée parce que je suis faite pour le mariage et le cocooning à deux. J'espère qu'on va arriver à temps et qu'il ne va pas m'envoyer bouler..., ai-je dit, l'estomac noué par la peur. Nous avons enfin atteint LAX. Après quelques manœuvres épouvantables pour me garer, nous avons couru au niveau départ de l'aéroport. Mais, quand j'ai demandé à l'hôtesse du comptoir d'enregistrement des passagers d'American Airlines si Garv était sur le vol en partance pour Dublin, elle a refusé de me renseigner.
— Je suis sa femme ! l'ai-je suppliée.
— Vous seriez le dalaï-lama que je ne vous répondrais pas davantage.
— C'est urgent !
— Désolée, je ne peux rien faire pour vous.
— Viens, a dit Anna en me tirant par le bras, on va voir si on ne peut pas le rattraper à sa porte d'embarquement.
LAX est un aéroport immense, plein à toute heure du jour et de la nuit. Hors d'haleine, nous avons couru à travers la foule, véritables boules de flipper bousculant les gens. Pendant quelques minutes, nous avons été bloquées par des Hare Krishna qui sautillaient et chantaient. L'un d'entre eux a même tenté de me donner un tambourin.
— Comment est-il habillé ? a crié Anna.
— Jean et T-shirt. Du moins, c'est ce qu'il portait tout à
l'heure... Il s'est peut-être changé.
— Ce n'est pas lui, là-bas ? a demandé Anna.
Mon cœur a bondi. Fausse alerte : l'homme qu'elle me montrait était un Afro-Américain.
— Désolée, a-t-elle dit, je n'ai vu que le jean et le T-shirt... Nous avons fait toutes les boutiques et les bars du hall de départ. Garv n'était nulle part. Il ne nous restait qu'à vérifier sa porte d'embarquement, mais sans carte d'embarquement il nous était impossible d'y accéder. La femme qui montait la garde était indifférente à mon drame intime.
— Sécurité. Vous pourriez être des terroristes.
— À votre avis, on ressemble à des terroristes ? ai-je plaidé, espérant la ramener à la raison.
— Oui ! a-t-elle riposté sans cesser de mâchonner son chewing-gum.
J'ai essayé de lui envoyer des ondes pour la faire céder, mais elle me regardait toujours d'un air torve et indifférent. À chaque seconde qui s'écoulait, mes espoirs se dissipaient davantage je refusais de céder face à l'adversité.
— Viens, Anna. Vérifions encore une fois les boutiques et les bars !
Toujours pas de Garv... En sueur, le cœur battant, j'allais et venais comme une folle. Anna faisait de son mieux pour me suivre. Épuisée, je me suis arrêtée, mais je ne voulais toujours pas quitter l'aéroport.
— On va rester encore un peu, au cas où il arriverait.
— D'accord!
Le temps passait. Le désespoir m'envahissait.
— C'est fini. On rentre.
J'ai roulé jusqu'à la maison comme un automate.
— Tu l'appelleras quand il arrivera en Irlande, a dit Anna pour me consoler.
-—On verra...
C'était trop tard. JJ était venu, j'avais choisi Shay, il était parti. J'avais eu ma chance, et elle était passée. Je comprenais tout mais trop tard.
— J'ai été folle de penser que je pourrais le rattraper à
l'aéroport. Ça n'arrive que dans les films.
— Avec Meg Ryan dans le rôle-titre, a enchaîné Anna d'un air sombre.
— Garv aurait sauté par-dessus la barrière...
— Et tout le monde aurait applaudi et sifflé...
Nous avons soupiré et nous avons continué à rouler.
Pendant longtemps, j'avais pensé à mon mariage comme à un taudis. J'avais été incapable de me rappeler le meilleur, mais, tout à coup, les bons souvenirs revenaient et me submergeaient. Je me suis souvenue que chacun préparait la brosse à dents de l'autre. Que nous allions au tex-mex du quartier où nous partagions toujours des ailes de poulet en entrée, plat principal et dessert...
Les souvenirs, chacun plus heureux que le précédent, défilaient. J'ai mis mon poing devant ma bouche pour ne pas pleurer sur tout ce que j'avais perdu. On ne sait jamais ce que l'on a jusqu'à ce qu'on le perde — je le comprenais trop tard.
Nous sommes arrivées à Santa Monica par le plus grand des hasards, vu mon d'état d'hébétude.
— Tu veux que je te dépose à Océan View ?
—Non, je rentre avec toi chez Emily.
J'ai introduit mes clés dans la serrure et je me suis figée en voyant Emily, Troy, Mike, Charmaine, Luis, Curtis et Ethan sérieux comme des papes dans le salon. Quelqu'un était mort ?
— Tu as un invité, chérie, a dit Ethan froidement, indiquant la personne assise à côté de lui.
Garv!
— J'ai cru que tu étais parti pour l’Iowa !
La surprise me faisait dire n'importe quoi.
— Je n'ai pas pu prendre l'avion, il était complet. J'étais en standby. Comment s'est déroulé ton rendez-vous ?
— Bref. Ridicule. Je suis allée à l'aéroport pour te rattraper. J'étais rouge d'émotion. Les autres me scrutaient sans complaisance. Etait-ce un effet de mon imagination ou ils étaient tous massés autour de Garv pour le protéger et m'envoyaient des ondes hostiles ?
Emily s'est enfin levée.
— Si nous les laissions un peu seuls ?
Après un bref instant de flottement, chacun est sorti derrière Emily. Alors que Curtis passait devant moi, il m'a montré Garv.
— Ce type est mieux que le frimeur qui t'a ramenée vendredi soir, a-t-il jeté, irrité.
— Qu'est-ce que tu en sais ? a demandé Emily.
— Curtis observe tout avec son télescope, a expliqué Luis.
— Ah..., a grogné Emily.
— Ce gars-là, ce n'est pas comme une coupe de cheveu, m'a ensuite dit Luis avant de partir. Les cheveux, ça repousse, mais les hommes, ils ne reviennent pas.
A suivi la contribution d'Ethan.
— Si ce mec ne revient pas, c'est qu'il n'était pas pour toi. S'il revient, il sera à toi pour toujours.
Garv et moi avons enfin été seuls.
— Tu avais raison, je suis désolée.
— Raison à propos de quoi ?
— De Shay Delaney. Je n'avais pas encore tiré un trait sur lui, mais je ne le savais pas, je te le jure...
Garv s'est frotté les yeux, l'air épuisé.
— Pour une fois, j'aurais été heureux de me tromper.
— Je suis désolée.
— Moi aussi.
Il était si morne et résigné que j'ai eu peur que tout soit vraiment fini entre nous, cette fois.
— Tu es désolé pour quoi ?
— Pour tout. Pour Karen... Pour ces mois terribles où nous n'avons pas pu communiquer. Pour n'avoir rien dit sur Delaney parce que j'espérais que ça finirait par passer...
— C'est passé, je te le jure.
— Pourquoi es-tu allée à l'aéroport ?
— Parce que...
Comment traduire l'afflux de sensations et de sentiments qui avaient soudain convergé en moi et dont il était le centre ?
— Je pensais que tout était fini entre nous, mais, après t'avoir vu aujourd'hui, tout est revenu, les sentiments et les bons souvenirs...
Je me suis interrompue, hors d'haleine. Garv ne disait rien. Mes nerfs étaient tendus à se rompre. J'étais comme un accusé
face au verdict du jury.
— Laisse-moi te dire les choses plus simplement, Garv, je t'aime.
— Tu m'aimes ?
— Oui ! Tu crois que je serais allée à l'aéroport, sinon ?
— Le vol n'était pas vraiment complet, a-t-il avoué. J'ai inventé ce mensonge pour sauver la face. Je suis allé à l'aéroport, mais j'ai pensé que c'était stupide d'être venu et de renoncer si vite...
Il a haussé les épaules.
— Je suis venu pour repartir avec toi.
— Génial ! Dis-moi pourquoi ? Il a regardé au loin, puis il a ri.
— Parce que tu es ma préférée.
— Et tu es mon préféré.
— Encore un effort et tu y seras, Maggie !
— Je t'aime...
— Moi aussi.
— Ce n'est pas trop tôt !
— Pardon... C'est parce que je n'ai pas trop d'imagination.
— C'est pour ça que nous sommes si bien ensemble. Nous avons tant en commun.
— Tant...
— Qu'est-ce que tu aurais fait si je n'étais pas rentrée à la maison, si j'étais restée avec Shay ?
— Je ne sais pas. Je serais devenu fou... J'ai dégluti. Son regard m'intimidait.
— Et maintenant ? Il s'est rapproché.
— Nous sommes à Hollywood, alors nous pourrions sauter d'une falaise en voiture.
— Ou rouler au ralenti.
Je me suis rapprochée aussi. J'ai senti son odeur délicieuse.
— Ou je pourrais te prendre dans mes bras et t'embrasser jusqu'à ce que tout tourne autour de nous.
— Ça me plaît.
— A moi aussi.
On s'est embrassés.