Nous nous sommes quittées, puis j'ai raccroché et je suis allée retrouver les autres.
— Ta mère, maintenant ? a fait observer Troy. Les bonnes nouvelles vont vite, on dirait.
Le téléphone a sonné de nouveau. À qui le tour, maintenant ?
— Helen..., a dit Emily en me tendant le combiné.
Sa sœur, a-t-elle expliqué aux autres.
Je suis retournée dans ma chambre.
— Oui Helen ?
Elle était hésitante. Surprenant, quand on la connaît.
— Tu dois sans doute te demander pourquoi je t'appelle, et, d'une certaine façon, je me le demande aussi. J'ai quelque chose à
te dire. Papa et maman m'ont interdit de t'en parler, mais tu dois savoir. C'est à propos de ton crétin de mari. Je sais que je me suis fait beaucoup de films sur lui, mais cette fois, je te jure, c'est vrai.
— Vas-y.
— On l'a vu en ville, ce soir. Scotché à une nana.
— Scotché ?
— E la tenait par la taille.
— C'est tout ?
— Enfin, plus bas que la taille. Il a même empoigné ses fesses à pleines mains ! Et elle rigolait.
J'ai fermé les yeux, accablée, mais je voulais encore des détails.
— Elle était comment ?
— Défigurée !
— Vraiment défigurée ?
— Non, mais je peux m'en occuper, si tu veux.
— Laisse, ce n'est pas sa faute, Helen.
— Ou alors, je peux trouver quelqu'un qui casse la figure à
Garv ? Ce sera mon cadeau d'anniversaire. Ou je fais passer Garv à tabac et m me files ton sac à main. Vendu ?
— Sans façon.
— On pourrait mettre le feu à sa maison ?
— Surtout pas ! C'est aussi la mienne ! Promets-moi de te tenir à carreau. Et ne t'inquiète pas pour moi, ça va aller.
— Je suis désolée, a-t-elle dit, sincère.
Venant de Helen, ça m'a touché.
— Tu pourrais au moins me laisser lui péter les genoux, a-telle ajouté. J'avais à peine raccroché que le téléphone resonnait. Anna.
— Une autre de ses sœurs, ai-je entendu Emily annoncer à
l'assemblée.
Pour la troisième fois en dix minutes, j'ai refermé la porte de ma chambre derrière moi.
— Salut, Anna. Merci de m'appeler, mais je sais déjà tout sur Garv et sa maîtresse, ai-je dit sans lui laisser le temps de s'apitoyer sur mon sort.
— Quoi?!
— Maman, papa et Helen m'ont appelée chacun leur tour pour me raconter ses exploits. Tu en as mis, du temps !
— Garv a une maîtresse ?! s'est exclamée Anna, épouvantée.
— Tu ne le savais pas ?
— Mais non !
Anna a toujours été la plus naïve des sœurs Walsh.
— Si tu ne m'appelles pas pour Garv, pourquoi tu m'appelles, alors ?
— J'ai eu un accident avec ta voiture, a-t-elle chuchoté.
— Grave ? Tu as tué quelqu'un ?
— Je suis rentrée dans un mur. C'est ma faute. Le capot est cabossé, mais rassure-toi le coffre n'a rien !
J'ai digéré la nouvelle en silence et avec indifférence. Après tout, ce n'était qu'une voiture.
— Comment as-tu fait ton compte ?
— Je ne sais pas... Je conduisais, c'est tout.
Anna semblait troublée. Après quelques secondes très coûteuses de silence transatlantique, j'ai repris la parole :
— Tu es blessée ?
— Oui...
Je me suis inquiétée.
— Quelque chose de cassé ?
— Mon cœur...
Brisé par Shane. J'adorais Anna, mais, écrasée par mes propres problèmes, j'étais incapable de la consoler, alors j'ai prononcé
quelques platitudes vaguement réconfortantes. Par chance, j'en avais beaucoup en stock, une conséquence de ma situation personnelle.
— Ça ira bientôt mieux, ai-je menti. Et puis, pour la voiture, j'ai une assurance. Tu t'en occupes ?
— Oui. Désolée, je ne recommencerai plus...
— Là n'est pas le problème. Anna, tu as vingt-huit ans !
— Je sais, a-t-elle dit tristement.
12
Les dernières nouvelles m'avaient déprimée. J'étais obsédée par l'image de Garv et de la Truffe enlacés. Je voulais lui téléphoner, mais Lara, Troy, Justin et Emily s'y sont opposés.
— Pas dans cet état-là ! a dit Emily fermement.
Je voulais pourtant des réponses à mes questions.
Que s'était-il passé ? Pourquoi en était-on arrivés là ?
— Tu savais qu'il avait quelqu'un d'autre dans sa vie ? a demandé Lara.
— Oui.
— Mais tu espérais que ça ne serait qu'une passade ? a continué Troy.
— Non.
Toute réconciliation était impossible entre nous. J'ai revu mon dernier passage à la maison. J'étais
venue prendre quelques vêtements pour mon voyage à Los Angeles, mais je n'avais remarqué aucune trace d'ébats torrides dans la chambre conjugale. Cela dit, j'avais prévenu Garv de ma visite - il avait pu effacer tout détail compromettant.
— Et si on allait faire un tour ? a proposé Emily, voyant que je tournais toujours autour du téléphone.
Nous sommes tous allés au cinéma, sauf Désirée, qui est restée à la maison avec des airs de victime stoïque mais résignée, car certaine de voir le film quand il sortirait en vidéo. Il y a autant de cinémas à Santa Monica que de pubs en Irlande, ce qui n'est pas peu dire ! Je me suis installée entre Justin et Troy, qui ont essayé de me tenter avec leurs friandises, mais j'ai secoué la tête quand Justin a agité son énorme pot de popcorn devant mon nez et j'ai détourné les yeux du gros sac de réglisse de Troy.
— Bon, donne-moi ta main.
Il a noué un ruban de réglisse à la cerise autour de mon poignet.
— En cas d'urgence...
Il a souri. Dents blanches dans salle obscure. Irrésistible. n n'y avait aucune chance pour que ce film me change les idées. C'était un thriller violent et très compliqué avec des flics méchants, des vilains gentils, des agents doubles... voire des agents triples. Bref, j'étais incapable de dire qui faisait quoi et pour le compte de qui. À la différence de Troy, qui avait l'air captivé et lâchait un petit « Oh !» à chaque coup de théâtre. Justin, lui, engloutissait son pop-corn par poignées. Il ne s'est interrompu qu'une fois pour me montrer un figurant avec une petite surcharge pondérale victime d'une fusillade à peine entré en scène.
— C'aurait pu être moi.
À la fin, Troy m'a demandé mon avis sur le film.
— Tu as aimé ?
— Je n'ai pas tout suivi. Il a compati.
— Pas facile de se concentrer après la matinée que m as passée.
— Ce n'est pas qu'un problème de concentration, ai-je confessé, je ne comprends jamais rien aux films à
rebondissements.
Quand j'allais en voir avec Garv, il m'expliquait tout à la fin... Et, soudain, j'ai eu très mal, non seulement parce que j'avais perdu ma moitié et que je n'aurais pas d'enfants avec Garv, mais aussi parce que je ne comprendrais plus les thrillers jusqu'à la fin de mes jours.
13
Le lendemain matin, j'ai été réveillée par la sonnerie du téléphone. J'ai bondi de mon lit et j'ai couru pour répondre. Les coups de fil de mes parents et de mes sœurs m'avaient rendue si nerveuse que je m'attendais à ce que toute l'Irlande, de mon instituteur au Premier ministre, m'appellent pour me parler de Garv et de la Truffe.
— Allô ? Bonjour !
Je me méfiais, mais c'est une voix inconnue, agréable qui plus est, qui m'a répondu.
— Bureau de Mort Russell. Un appel pour Emily O'Keeffe.
— Un instant, je vous prie.
Emily était à la salle de bains. Quand j'ai frappé à la porte, j'ai eu droit à un concert de lamentations.
— Je rappellerai ! Je m'épile les jambes et c'est la phase cruciale !
J'ai passé sous silence les activités dépilatoires d'Emily à
l'aimable hôtesse de chez Hothouse.
— Emily est absente. Puis-je prendre un message ?
— Peut-elle rappeler Mort ?
J'ai noté le numéro.
— Merci.
— Merci à vous, a-t-elle dit de sa jolie voix sucrée. Si tout allait bien pour Emily, je ne pouvais pas en dire autant. Je m'étais réveillée à trois heures du matin, le cœur battant, avec une irrésistible envie d'appeler Garv. J'étais allée dans le salon sur la pointe des pieds et j'avais composé son numéro en douce. Je n'avais qu'une question à lui poser : aimait-il la Truffe plus qu'il ne m'avait aimée ?
Le téléphone avait sonné dans la lointaine Europe après un silence émaillé de parasites. Pour m'aider à patienter, j'avais attaqué le bracelet de réglisse. J'avais sûrement mal calculé le décalage horaire. Garv devait être au bureau. Je m'étais un peu calmée quand on m'avait passé son poste, mais il n'y était pas et j'avais raccroché sans laisser de message sur sa boîte vocale. J'étais retournée me coucher, achevant de grignoter mon ruban de réglisse. Je regrettais de ne pas en avoir tout un stock. Comment faisaient les autres femmes ? Ma sœur Claire avait été abandonnée par son mari le jour de son accouchement et elle s'en était remise. Nombre de femmes se mariaient, divorçaient, puis se remariaient et parlaient de « leur premier mari » sans émotion, comme si elles n'avaient jamais souffert de se séparer de celui qu'elles avaient un jour considéré comme l'homme de leur vie. Les gens s'adaptaient et ils allaient de l'avant. J'en étais incapable. Roulée en boule dans le noir, j'avais eu peur de ne jamais faire mon deuil de ce mariage et de mal vieillir. La sonnerie du téléphone m'a ramenée au présent. Emily étant toujours dans la salle de bains, j'ai décroché. Une assistante de David Crowe téléphonait de sa part pour fixer un déjeuner. Emily est arrivée dans le salon peu après.
— La chasse au poil est terminée ! Où est le numéro de Mort Russell ?
Je lui ai donné un morceau de papier qu'elle a embrassé.
— J'en connais qui tueraient pour avoir sa ligne directe !
Elle a téléphoné. On le lui a passé. Je l'ai entendue rire.
— Merci... Moi aussi, j'adore ce que vous faites... Quelques mots plus tard, elle raccrochait.
— Tu sais quoi ?
— Mort Russell est fou de ton scénario ?
— Exact !
— Le bureau de David Crowe a appelé aussi. Ton agent te propose un déjeuner. Treize heures au Club House.
— Le Club House ? Tu en es sûre ?
— Certaine. Il y a un problème ?
— Attends, tu vas comprendre !
Elle est allée chercher un guide qu'elle a feuilleté
fiévreusement.
— «Le Club House. Lieu de déjeuner des émigrises où le tout-Hollywood se met à table pour discuter de contrats à
couteaux tirés... Excellents steaks et salades... » Tu te rends compte ? C'est là que je vais !
Elle a fondu en larmes, comme le jour où elle a appris que Hothouse voulait entendre son pitch. Une fois calmée, elle m'a fait une proposition surprenante.
— Tu veux venir avec moi ?
— Mais c'est un déjeuner d'affaires !
— Oui, et alors ?
Pourquoi pas ? Je n'avais rien d'autre à faire qu'à lézarder sur la plage en essayant de ne pas penser à ma débâcle conjugale.
— D'accord..., mais tu crois que David Crowe n'y verra pas d'objection ?
— Bien sûr que non ! C'est la lune de miel entre le scénariste et son agent. L'agent ne lui refuse rien, alors autant en profiter ! La dernière fois, je ne le savais pas. On lui dira que tu es mon assistante.
— Je ne connais rien à Hollywood, il ne va pas trouver ça bizarre ?
— Il ne trouvera rien bizarre si tu ne poses pas de questions !
Contente-toi de rire et de hocher la tête. Allez, ne fais pas de manières, je t'emmène.
Le temps avait changé. Le ciel était plombé et une lumière grisâtre enveloppait le paysage. Je regrettais mes premiers jours à
Los Angeles, le soleil et mon moral au beau fixe. Je regrettais surtout de ne plus pouvoir rejeter la responsabilité de mon malêtre sur le décalage horaire... Nous avons remonté Santa Monica Boulevard vers Beverly Hills. Le ciel devenait de plus en plus gris au fur et à mesure que l'on s'éloignait de la côte. C'était le smog ! Le fameux brouillard de Los Angeles, aussi célèbre que ses palmiers et sa chirurgie esthétique !
— David Crowe est marié ? ai-je demandé à Emily.
— Cesse de te faire du mal, Maggie ! Le divorce n'est pas une tare !
: Le Club House était bondé. Sa
clientèle était composée en majorité d'hommes d'affaires au régime salade verte-eau d'Évian. Nous avons suivi le garçon à
travers la foule de ces messieurs jusqu'à notre table. David Crowe n'était pas encore arrivé.
J'avais envie de boire un verre de vin, mais Emily a refusé.
— Désolée, Maggie, tu es censée être mon assistante. Mais je te comprends. Moi aussi j'aimerais bien boire un verre et avoir un paquet de cigarettes sans filtre.
C'est vrai qu'elle avait l'air nerveuse.
— Tout ira bien, ai-je dit pour la rassurer.
— Merci. Oh, voilà David !
David Crowe était un jeune homme impeccable au visage agréable et confiant. Traduisez : un célibataire endurci et névrotique qui passait cinq heures par semaine en thérapie. Un cas, paraît-il, typique à Hollywood. David nous a adressé un grand sourire, mais il a mis dix bonnes minutes à nous rejoindre, parce qu'il s'arrêtait à toutes les tables pour serrer des mains. Pendant le déjeuner, David et Emily ont discuté des tactiques du pitch et ils ont fait le tour des ragots, mais le vrai travail de stratégie a commencé quand nous avons quitté le restaurant. David s'arrêtait à des tables bien sélectionnées et présentait Emily à des nababs du cinéma aux doigts tout boudinés.
Je restais en retrait, un sourire crispé aux lèvres. La plupart des clients étaient agacés d'être dérangés, d'autres semblaient intéressés. David et Emily tenaient bon, même avec les plus coriaces, et ils souriaient comme des stars en représentation. C'était très excitant de voir les efforts de David pour stimuler leur attention.
Enfin, nous avons atteint la sortie.
—Le dernier type, Larry Savage, il a fait l'impasse sur ton scénario, mais je parie qu'il va se remettre en compétition ! a dit David.
— Personne ne veut passer à côté du film du siècle ! ai-je dit comme si je m'y connaissais.
— Et surtout, personne ne veut se faire virer pour avoir raté une occasion pareille, a ajouté Emily.
— Oh, mon Dieu !
— Quoi ? a demandé Emily.
— C'est Shay Delaney !
— Où?
— Là!
Je lui ai montré un homme avec des cheveux blond foncé, attablé avec trois autres.
— Ce n'est pas lui.
— Je te dis que si !
L'homme a tourné la tête et j'ai vu son profil.
— Ah non, mais il lui ressemble incroyablement... enfin, au niveau de la nuque,..
14
Cet après-midi-là, l'assistante de Mort Russell a téléphoné deux fois pour savoir si Emily avait des exigences particulières. Buvaitelle du thé ou de la tisane ? Désirait-elle un siège ergonomique ?
Elle a aussi demandé le numéro de la plaque d'immatriculation d'Emily ainsi que la description de sa voiture afin de nous réserver une place de parking mercredi après-midi.
— Cette fille fait une tempête dans un verre d'eau ! ai-je annoncé à Emily quand elle est rentrée.
— C'est parce que dans les sociétés de production, les places de parking sont comme la sincérité : très rares. D'autres appels ?
— Mes parents. Ils se font du souci pour moi...
— Ils ne sont pas les seuls.
J'ai soupiré. J'allais mieux. En tout cas, je n'avais plus de crises de panique au milieu de la nuit. J'avais même appelé Donna et Sinead. Certaine que ni l'une ni l'autre n'étaient la Truffe, je n'avais plus de raison de ne pas les appeler. Toutes deux avaient été ravies d'avoir enfin de mes nouvelles. À mon grand soulagement, aucune n'était au courant de la liaison de Garv. Au moins, la rumeur ne circulait pas dans tout Dublin.
— Tu mets quoi ce soir pour la fête de Dan Gonzalez ? m'a demandé Emily.
— Je ne sais pas encore. Shay Delaney sera là ? Silence.
— S'il est à Los Angeles, peut-être... Autre silence.
— Pourquoi ? Tu aimerais le revoir ?
— Non, pas spécialement... Tu as déjà rencontré sa femme ?
— Elle ne vient jamais. Avec trois gosses, pas facile de se déplacer.
— Est-ce qu'il... enfin, est-ce qu'il la trompe ?
— Comment veux-tu que je le sache ? a répondu Emily avec le plus grand sérieux. Je ne le vois pas souvent et je le connais mal. Tu préférerais quoi ? Qu'il soit fidèle ou infidèle ?
— Ni l'un ni l'autre.
Emily a médité ces paroles absurdes.
— Écoute, Maggie, il faut que tu arrêtes de penser à lui, ça dure depuis trop longtemps.
Puis elle s'est interrompue.
— Je suis désolée... Je ne peux pas savoir par quoi tu es passée...
Comme il était temps de se préparer, je n'ai pas relevé. Une demi-heure plus tard, Emily sortait de sa chambre en jean léopard rose et noir, talons aiguilles de vamp et petit haut très très près du corps. Sans oublier les accessoires de rigueur : bracelets, barrettes et maquillage hyper glamour.
— Tu m'épates, Emily. Tu te transformes aussi vite que Wonderwoman ! Et tu es superbe.
— Mais toi aussi tu es splendide !
Pas vraiment. Dans ma petite robe noire, j'avais l'impression d'être un sinistre corbeau à côté d'un oiseau de paradis.
— Si je n'étais pas bâtie comme une armoire à glace, je pourrais t'emprunter tes habits ! me suis-je lamentée. Tu veux bien t'occuper de mes cils avec
ton truc magique ?
Un trait d'eye-liner, un peu de rouge à lèvres, et nous étions parties.
La fête, qui avait lieu dans une hacienda de Bel Air, était l'une de ces soirées glamour typiquement hollywoodiennes. Des vigiles baraqués montaient la garde aux portails électroniques et vérifiaient l'identité des invités. Des Mexicains garaient les voitures. Des guirlandes de lumières clignotaient partout dans les arbres.
Des invités d'une élégance rare allaient et venaient dans des pièces immenses, toutes abondamment fleuries. Des plateaux chargés de flûtes de Champagne et de verres d'eau minérale circulaient. De l'eau ? Je m'étais plutôt attendue à voir de la drogue et des escort girls. Fermement accrochée à mes préjugés, j'ai tout détaillé autour de moi. Cette sublime créature aux airs de reine de Saba ne cherchait-elle pas un endroit discret pour sniffer sa coke ? Et cette jeune beauté de type espagnol n'était-elle pas une prostituée ?
Emily est allée saluer notre hôte pendant que je buvais mon Champagne, guettant toujours des signes de débauche.
— Salut !
Un beau jeune homme en smoking et chemise blanche à col cassé me souriait.
— Gary Fresher, producteur exécutif.
— Maggie Garv-Walsh, ai-je répondu, ravie que les Angelinos soient si sociables.
— Que fais-tu de beau dans la vie, Maggie ?
— Down-time à L.A.
— Ravi de t'avoir rencontrée.
Euh... Pardon ? Non, je ne rêvais pas.
Ce type venait de me laisser en plan parce que je n'avais pas de travail et que je ne lui étais d'aucune utilité. Ça, une fête ? Mes fesses ! Plutôt un séminaire professionnel, oui. Les gens n'allaient pas tarder à échanger leurs cartes de visite ! D'ailleurs, ils le faisaient déjà ! Emily O'Keeffe comme les autres. Au cœur des mondanités, brillante et confiante, elle parlait et serrait des mains - un vrai candidat en pleine campagne présidentielle. En revanche, pas trace de Shay. Peut-être n'était-il pas à Los Angeles ?
— Bonjour, Léon Franchetti.
Un homme très séduisant au sourire irrésistible me tendait la main.
— Maggie Walsh.
— Que fais-tu de beau dans la vie, Maggie ?
— Je suis toiletteuse pour chien, ai-je lancé au hasard. Et toi ?
— Je suis acteur.
J'étais à peine impressionnée. J'allais lui demander dans quels films il avait joué, mais il m'a battue de vitesse et m'a récité son pedigree sans me laisser le temps d'en placer une. Quand ce narcissique m'a lâchée pour se chercher une autre victime, j'ai à nouveau observé les gens autour de moi. J'avais l'impression d'être au milieu de requins. Emily avait raison... Comment trouver l'amour dans une ville où les gens ne se soucient que de leur ego ? Envahie par un sentiment de vide, j'ai repensé à Garv. Décidément, j'y revenais toujours...
Puis mon cœur a fait un bond quand j'ai repéré Troy parmi les invités. Je ne le connaissais que depuis vendredi, mais, dans cette foule de sinistres monomaniaques, c'était mon ami le plus proche.
— Salut ! s'est-il exclamé, l'air tout aussi content de me voir. Tu t'amuses bien ?
— Non.
Il a tourné mon poignet et l'a examiné.
— Je vois qu'il y a eu urgence ?
— Je lui ai téléphoné. Il n'était pas là... Merci pour la réglisse.
— Ça t'a aidée ?
— Je regrette de ne pas en avoir eu plus.
— Les bouddhistes disent que tout est éphémère. On devrait se le dire plus souvent. Alors tu ne t'amuses pas trop, on dirait ?
— Non ! Je me suis tapé des monologues d'acteurs toute la soirée. Quelle bande de nombrilistes !
— Le monde du cinéma est sans pitié, a expliqué Troy doucement. Chaque jour, on te répète que ta voix ne va pas, que ton look est ringard. Ton ego n'arrête pas de se prendre des coups, alors, pour le protéger, il faut le faire enfler.
— Oh, je vois..., ai-je dit, mouchée. Au moins, en Irlande, les gens ne s'intéressent pas à toi pour le métier que tu fais.
— Parce que seule ton apparence les intéresse, a-t-il laissé
tomber, un peu sec.
— C'est une façon de voir... Au fait, je n'ai vu
personne sniffer de cocaïne. Est-ce que toutes les
fêtes sont aussi sages à Hollywood ?
Je lui ai montré la jeune beauté de type espagnol.
— Et cette fille, là, tu penses que c'est une prostituée?
— C'est la fille de Dan Gonzalez.
Le feu m'est monté aux joues. Troy a ri.
— Tu ne trouveras ni drogue ni trucs de ce genre dans cette fête. Ces gens ne sont là que pour le boulot. Si tu veux, je peux te sortir un soir et te montrer la face cachée de Los Angeles.
— Pourquoi pas ? ai-je répondu froidement.
Sur le chemin du retour, j'ai commencé à me poser des questions. J'étais troublée. Cela faisait longtemps que je n'avais pas été attirée par un autre homme que Garv. Et surtout j'étais inquiète pour ma santé mentale. Voilà que je m'intéressais à un homme qui avait un long nez !
15
Le lendemain, le monde d'Emily s'est effondré : David Crowe ne pouvait être présent au pitch de mercredi.
— Quelque chose est arrivé entre-temps, à ce qu'il dit. Traduction : quelqu'un de plus important que moi. Le rendezvous a néanmoins été maintenu et David m'a conseillé d'y aller avec mon assistante.
— Quelle assistante ?
— Toi ! On n'a rien sans rien à Los Angeles. Tu vas payer ta salade César du Club House jusqu'à la fin de tes jours !
— Mais je ne peux pas f aider ! Je ne connais rien aux pitchs !
— Tu n'auras qu'à rester à côté de moi et à rire en même temps que tout le monde. Pour la panoplie, un bloc-notes suffira.
— Mais je n'ai pas de tailleur ! Je dois m'acheter quelque chose !
— Third Street est à seulement cinq minutes d'ici ! Files-y tout de suite.
J'ai obéi, comme s'il n'y avait pas pire corvée que faire du shopping. Pendant deux heures, j'ai couru les boutiques et reçu de précieux conseils de vendeuses souriantes. Rien à voir avec les pétasses de Rodeo Drive.
Mais il est une loi du shopping à laquelle aucune fashionista n'échappe : il suffit d'avoir besoin de quelque chose de bien particulier pour ne rien trouver. J'ai donc acheté des fins de série à contrecœur, une jupe brodée en jean et une veste blanche. Puis je me suis retrouvée chez Bloomingdale. J'adore les grands magasins. Rien à voir avec les minuscules boutiques ultratendance où la vendeuse vous suit pas à pas et où le top dont vous rêviez « n'est malheureusement plus en stock ». Non, dans les grands magasins, on est tranquille. À part une ou deux démonstratrices qui surgissent d'on ne sait où pour vous asperger de parfum, personne ne vous embête. Et c'est donc chez Bloomingdale que j'ai trouvé mon bonheur : un gel facial éclatinstantané-teint-frais-et-lumineux. Dans un instant de distraction, j'ai failli acheter des produits Clinique pour homme. J'étais tout excitée à la perspective du cadeau surprise, avant de me souvenir que je haïssais Garv. Cette sortie shopping m'a mise de bonne humeur -ça n'a pas duré. Je me suis sentie coupable d'avoir dépensé de l'argent alors que j'étais au chômage et j'ai eu peur de la réaction d'Emily, déjà très énervée à cause du pitch, quand elle me verrait revenir sans tailleur.
De retour chez elle, j'ai jugulé la crise avec une idée de génie.
— Et si j'empruntais un tailleur ?
— Ah oui ? Et à qui ? À Charles Manson ? Au lapin blanc d'Alice ?
Elle m'a jaugée, puis s'est calmée.
— Voyons... Tu as à peu près la même taille que Lara, sauf pour les seins.
— Elle s'est vraiment fait refaire la poitrine ?
— Elle a été actrice, a expliqué Emily, comme si c'était logique. Appelle-la et demande-lui de te prêter un tailleur.
— Je la vois tout à l'heure. Elle passe me chercher pour me conduire chez Dino, son coiffeur. Tu te souviens ?
À dix-huit heures, Lara klaxonnait devant la maison. Pendant que nous remontions Santa Monica Boulevard à toute allure, je lui ai posé une question assez audacieuse à mon goût :
— Alors, ton rendez-vous d'hier soir ?
— C'était super! a-t-elle répondu avec bonne humeur. C'est encore trop tôt pour parler d'avenir, mais c'est une fille très drôle et nous avons passé un bon moment. Elle m'a dit qu'elle m'appellerait. Elle a intérêt !
Lara s'est garée dans un espace qui aurait contenu trois voitures et m'a entraînée vers un salon de coiffure tout blanc. Style grec, avec lierre et colonnades.
— Hello Dino !
Dino était immense, avec d'énormes favoris, des vêtements très voyants qui moulaient parfaitement ses muscles. Gay ? Pas forcément.
— Lara ! Ma belle !
— Voici Maggie. N'a-t-elle pas un visage magnifique ?
— Magnifique! a renchéri Dino en m'observant avec intérêt. Beaucoup d'atouts !
Il y avait donc de l'espoir : j'allais changer en mieux.
— H faut que je t'annonce les dernières nouvelles, Lara ! a-t-il lancé en se tortillant d'impatience.
Il avait l'air si excité qu'il devait avoir gagné au loto. Mais non. Il venait de s'acheter un gratte-langue.
— Je ne sais pas comment j'ai pu vivre sans si
longtemps ! Mon haleine est si fraîche, maintenant.
Il a exhalé un « Ahh » sur le visage de Lara pour lui en faire la démonstration.
— Ah oui, en effet ! a-t-elle acquiescé, solennelle.
— Cours t'en acheter un et ta vie sera transformée ! Bon, Maggie, à nous deux. Assieds-toi dans mon fauteuil spécial, la lumière y est meilleure.
Puis, sourcils froncés, il a tripoté mes cheveux, relevé mon menton, changé ma raie de côté et rejeté ma frange en arrière. À mes côtés, Lara étudiait les variations dans le miroir.
— Elle a un menton magnifique, a fait remarquer Dino. Il mentait, j'avais un menton affreux.
— Et quels yeux !
Mes yeux n'avaient rien d'exceptionnel, sauf leur couleur, ainsi que le prétendait Lara. À force d'être bombardée de compliments, j'avais l'impression d'être sublime.
— Je vais te couper les cheveux court, a décidé Dino, ça t'ira bien.
— Pas trop quand même, ai-je précisé. Mes boucles sont affreuses quand elles sont trop courtes : je ressemble à un choufleur. J'avais essayé de nombreuses coiffures au cours des années : à
la garçonne, au carré, à la Purdey, la brune en cuissardes de Chapeau melon et Bottes de cuir, à la Rachel, celle de Friends, mais je vivais dans la terreur de me retrouver avec un halo de boucles courtes, genre caniche.
À chaque mèche de cheveux qui tombait sur le carrelage, ma tête devenait plus légère. C'était une sensation bizarre, parce que, pendant dix ans, je n'étais allée chez le coiffeur que pour des coupes d'entretien. Soudain, j'ai eu une crise de panique. Mon Dieu ! Garv allait me tuer ! Puis je suis revenue à la réalité. Garv n'allait rien faire du tout. JJ n'y avait plus de Garv.
— Lara, comment s'est passé ton rendez-vous avec
ta danseuse ? a demandé Dino.
Alors que l'ancienne Maggie disparaissait pour mieux renaître, Dino et Lara bavardaient. Dino m'a fait pencher la tête en avant pour me sécher les cheveux, puis il a fait pivoter le fauteuil pour que je me contemple dans le miroir. Je me suis retrouvée face à
une version améliorée de mon visage. L'ex-Maggie, triste et timorée, n'était plus qu'un lointain souvenir.
Les mots sont sortis tout seuls.
— Ça me rajeunit !
— Une bonne coupe, c'est comme un lifting ! s'est exclamé
Dino.
Et, vu le prix, il n'était pas loin de la vérité, car la bonne coupe de Dino m'a coûté cent vingt dollars, plus vingt de pourboire. À ce prix-là, j'aurais pu avoir quatre coupes en Mande et assez de monnaie pour m'acheter une petite douceur sur le chemin du retour.
On partait quand Dino m'a rappelée.
— Tu as des sourcils magnifiques, mais ils ont besoin d'être épilés.
Il s'est tourné vers Lara.
— Tu sais à qui je pense ?
— À Anoushka ! ont-ils dit en chœur.
— Qui ?
— Anoushka redessine les sourcils des stars, a expliqué Dino. J'ai alors assisté à une scène désormais familière : Lara fouillant dans son sac à main, sortant son palm pilot et son portable.
— Madame Anoushka ? Mon amie est en pleine crise du sourcil !
Elle m'a bien regardée.
— C'est vraiment une urgence, madame Anoushka !
J'aurais pu être vexée, mais j'étais plutôt amusée.
Lara arpentait maintenant le salon de coiffure avec anxiété.
— Samedi dix-sept heures trente ? Elle s'est
tournée vers moi.
— C'est bon pour toi, Maggie ? Après tout,
pourquoi pas ?
Nous avons foncé chez Lara, à Venice, où je devais me trouver une tenue pour le pitch. Son appartement occupait tout l'étage d'une grande maison à proximité de l'océan, dont on entendait le ressac. Je l'ai suivie dans sa chambre à coucher, et elle s'est mise à sortir des tonnes de vêtements de son armoire.
— Voici un tailleur-pantalon. Il y a aussi cette jupe et cette veste. Attends, je vais te montrer le chemisier qui va avec !
Tiens, essaie ça !
Elle s'est discrètement éclipsée quand j'ai commencé à me changer. J'ai choisi quelques vêtements qui faisaient de moi une vraie pro, puis Lara m'a ramenée à Santa Monica. La nuit tombait et la lumière s'estompait déjà. Alors que nous descendions une avenue bordée de palmiers dont les silhouettes se découpaient sur le ciel sombre, j'ai de nouveau constaté à quel point ils étaient minces et élancés. On dit que les gens ressemblent à leur chien. Les Angelinos, eux, ressemblent à leurs palmiers. En arrivant à la maison, j'ai jeté un coup d'œil par une fenêtre de chez Mike et Charmaine. Incroyable : il y avait tout un tas de gens assis en tailleur, les yeux fermés, parmi une multitude de bougies. J'ai cru un instant qu'ils ne respiraient plus. En frissonnant, je me suis demandé s'ils avaient trop fumé ou, horreur, s'ils ne nous préparaient pas un suicide collectif. Pendant mon absence, Emily avait sorti tous ses vêtements et s'était lancée dans une séance d'essayage frénétique pour trouver la tenue idéale.
— Je n'ai rien à mettre !
— Et les fringues que tu as achetées sur Rodeo Drive et que tu as mises hier ?
— C'est impossible !
Puis elle a remarqué ma nouvelle coupe.
— Je te reconnais à peine ! Tu es superbe ! Ah, au fait, mamie Walsh a téléphoné.
— Et qu'est-ce qu'elle voulait ?
— Elle s'inquiète pour toi... et elle a dit que s'il ne s'arrêtait pas bientôt de pleuvoir, elle serait bonne à enfermer.
— Rien sur mon retour à la maison ?
— Pas un mot. Alors ? Lara t'a trouvé ce qu'il fallait pour demain ?
---•Oui.
J'ai ramassé un vêtement qui tramait sur le plancher.
— Je vais t'aider à tout ranger.
— Avec joie, a-t-elle dit dans un soupir. Comment as-tu trouvé
l'appartement de Lara ?
— Très bien... Cela dit, je ne sais jamais trop comment me comporter avec elle. C'est la première lesbienne que je rencontre. Du moins, la première qui avoue l'être.
— Moi aussi.
J'ai suspendu quelques vêtements, puis j'ai repris, l'air de rien :
— Tu ne crois pas que nous sommes tous un peu bisexuels ?
C'est ce que prétendent les scientifiques, en tout cas. Emily m'a lancé un regard sévère.
— Ah non, Maggie ! Tu ne vas pas t'y mettre.
—
16
Emily m'avait récité son pitch pendant toute la soirée, et encore le lendemain matin, entre ses rendez-vous chez son coiffeur et son maître reiki. Nous étions toutes les deux lessivées. Je m'étais réveillée comme d'habitude avec l'impression que la fin du monde était imminente, et ce fut vraiment la fin du monde quand j'ai vu ce qui me restait de cheveux dans le miroir de la salle de bains. J'ai pensé à mes belles boucles éparpillées sur le carrelage immaculé de chez Dino et j'ai pleuré. Pas parce que ma nouvelle coupe marquait la fin symbolique de mon mariage, mais parce que mon excitation de la veille avait disparu et que le mal était fait.
Je ne ressemblais plus à rien. Il m'a fallu deux shampooings, une bonne dose de gel et un sèche-cheveux surpuissant pour redevenir présentable.
Emily avait quant à elle pris la précaution d'aller chez le coiffeur le matin du pitch. Elle est rentrée très vite et a fait le tour de la maison en monologuant.
— « Panoramique sur seins moulés dans T-shirt... »
Là-dessus, elle est repartie chez son maître reilti. Pendant son absence, l'assistante à la jolie voix de chez Hothouse a téléphoné.
— Emily est absente. Peut-être puis-je vous aider ? ai-je répondu.
La demoiselle avait besoin de la photocopie de nos permis de conduire pour avoir nos photos.
— Désolée de vous ennuyer avec tous ces détails, mais nous sommes très pointilleux sur les questions
de sécurité.
Je comprenais. J'imaginais des scénaristes fous de désespoir, prêts à tout pour pénétrer dans la société de production, prendre les grands manitous en otage et les forcer à les écouter pitcher.
— À tout à l'heure, à quinze heures trente, a-t-elle conclu.
Elle avait été si agréable à chaque fois que nous nous étions entretenues par téléphone que je n'ai pu m'empêcher de lui demander son prénom.
— Babouche, a-t-elle répondu.
J'ai aussitôt pris conscience de mon erreur. J'avais dépassé les limites en voulant me montrer amicale. J'ai raccroché après un au revoir inaudible, vexée qu'elle se soit moquée de moi.
— « Panoramique sur paire de seins. »
Emily était de retour.
— Mes chakras étaient dans un état épouvantable ! a-t-elle annoncé. J'ai bien fait d'y aller.
Puis elle a commencé à hypnotiser le miroir.
— « L'univers est bienveillant. Hothouse va acheter mon scénario. »
Puis elle a changé de disque.
— « Le pitch parfait contient vingt-cinq mots ou moins. Le pitch parfait... »
— Je pensais que tu ne croyais pas aux chakras et que tu détestais cette mode New Age ?
Sa réponse m'a cloué le bec.
— À situation désespérée, solution désespérée !
J'avais réussi à convaincre Emily de remettre les vêtements qu'elle avait achetés sur Rodeo Drive pour pitcher chez Hothouse. Elle a mis la dernière touche à ses cheveux et un peu de gloss sur ses lèvres. Fin prêtes, nous sommes sorties dans le jardin juste au moment où les jets d'arrosage automatiques se mettaient en marche. Emily s'est littéralement fait asperger. Dégoulinante, le brushing saccagé, elle a piqué une crise.
— C'est un désastre, je vais tout annuler !
— Non, va vite te sécher les cheveux !
— Pas le temps ! La seule chose à faire, c'est de les brosser, mais je dois aussi conduire !
— Bon, on va prendre ma voiture.
— Non, on ne peut pas prendre ton immonde voiture de location, qu'est-ce qu'on va penser de nous, chez Hothouse ?
— Et la place de parking est allouée à ta voiture...
— Alors je conduis, tu peignes !
Nous avons traversé Los Angeles à toute allure. Emily, rivée à
son volant, ne cessait de monologuer, pendant que je la peignais sous les regards étonnés des automobilistes.
Comme la plupart des sociétés de production, Hothouse se trouvait dans la Valley. JJ paraît que la plupart des Angelinos auraient préféré vivre dans un carton à Santa Monica plutôt que dans une maison avec cinq salles de bains dans la fameuse Valley -c'est dire si l'endroit était ringard.
— Voilà la Valley ! On y est presque, maintenant...
Sauf que nous nous sommes retrouvées coincées dans un bouchon de trois kilomètres. Emily pianotait sur son volant, puis elle m'a tendu son portable.
— Appelle Babouche pour lui dire que nous aurons cinq minutes de retard !
— Babouche ? Alors c'est son vrai prénom ?
— Oui ! a dit Emily d'un air impatient.
— Comme les chaussures ?
— Mais non, comme, euh, je sais pas moi... C'est sans doute le diminutif de Babouchka !
Ah... l'assistante à la jolie voix ne s'était donc pas moquée de moi.
Nous avons enfin franchi le portail de Hothouse, un vigile a vérifié nos noms sur la liste, et nous nous sommes garées sur la place de parking qui nous avait été réservée. Le moment était si exceptionnel que j'avais l'impression de me dédoubler. Oubliée l'anxiété, j'ai ressenti un frisson d'excitation - le premier depuis des mois.
Mais je me suis vite calmée : cette réunion était décisive pour Emily. Si elle ne réussissait pas son pari, elle devrait revenir dans notre verte Irlande et se trouver un boulot de caissière. À peine les portes vitrées franchies, quand j'ai vu les affiches des films produits par Hothouse, j'ai cru que j'allais m'évanouir. Que d'énormes succès ! Nous nous sommes présentées à une réceptionniste désagréable, d'une beauté et d'une minceur écœurantes, à moitié cachée par les énormes bouquets disposés sur le comptoir.
Dès qu'elle a entendu le nom d'Emily, son visage s'est éclairé.
— Bonjour ! Je suis Tiffany. J'ai adoré votre scénario ! a-t-elle dit avec chaleur.
— Vous l'avez lu ? ai-je demandé, impressionnée. Le beau visage de Tiffany s'est assombri un instant.
— Évidemment. Je vais avertir M. Russell de votre arrivée. Alors que Tiffany s'éloignait, Emily a grondé à mi-voix.
— Elle ne l'a pas lu.
— Mais elle...
— Personne ne l'a lu ! Sauf le stagiaire, qui doit résumer cent quatre-vingt-dix pages en trois lignes !
— Chuuut, elle revient !
— Veuillez me suivre, M. Russell va vous recevoir tout de suite, a-t-elle annoncé.
Nous l'avons suivie à travers le hall couvert d'affiches de films célèbres. Le sang battait à mes tempes, mes jambes étaient en coton. Que pouvait ressentir Emily, elle dont la vie était suspendue à ce rendez-vous...
Tiffany a ouvert une porte qui donnait sur une pièce à
l'élégance discrète et de bon goût. Trois hommes et une jolie petite blonde - Babouche, peut-être ? - étaient assis autour d'une table. Ils se sont levés à notre arrivée. L'un d'entre eux, Mort Russell, nous a tendu la main, un large sourire éclairant son visage bronzé. Il était plus jeune que je ne l'avais imaginé et possédait le charisme des puissants.
— Emily O'Keeffe ! a-t-il clamé comme si son nom était un label de qualité.
— Je reconnais les faits sans hésiter, a-t-elle répondu en s'avançant, un sourire confiant aux lèvres.
Emily semblait avoir la situation si bien en main que je me suis détendue. Les présentations ont été faites. La jolie petite blonde était bien Babouche, et les deux autres des vice-présidents de jene-sais-quoi, un titre ronflant que les Américains mettent à toutes les sauces. Sourires ravis et murmures de sympathie m'ont ensuite été adressés, me donnant le sentiment que ces messieurs et Babouche n'avaient jamais fait rencontre plus agréable de leur vie. J'y suis allée de mon « Enchantée de faire votre connaissance,
» les seules paroles qu'Emily m'avait autorisée à prononcer. Le café a été servi sans petits gâteaux ni autres douceurs, mais l'atmosphère était agréable et détendue. Mort Russell, Babouche et les deux vice-présidents étaient on ne peut plus sympathiques. Us ont avoué avec un enthousiasme débordant avoir adoré
Plastiquement vôtre.
— Pitchez-le-moi ! a ordonné Mort Russell à Emily.
Qui a souri.
— Thelma et Louise rencontre Potins de femmes qui rencontre...
Elle a exposé son pitch en vingt-cinq mots, puis décrit plus en détail les scènes clés. Je les connaissais déjà par cœur, mais Emily a un tel talent que j'ai ri de bon cœur.
— Ce sera un grand film, a conclu Emily.
Mort Russell, Babouche et les deux autres ont applaudi. J'hésitais encore à en faire de même que l'ovation prenait déjà
fin.
— Je vois un grand, grand film, a tout à coup lâché Mort. Un frisson d'excitation m'a parcourue. Du coin de l'œil, j'ai vu qu'Emily affichait un sourire retenu.
Mort a dessiné un écran dans les airs. Nous avons tous regardé
l'écran invisible.
— Gros budget. Stars. Soixante-dix millions de dollars. Julia Roberts et Cameron Diaz. Vous me suivez ?
Hochements de tête enthousiastes.
— Question : qui va tourner votre film ?
Deux noms de grands réalisateurs oscarisés ont été lancés. Puis il a été question de faire démarrer le tournage au plus vite, de distribuer le film dans les trois mille salles de cinéma du pays. Je vivais un très grand moment...
Quand nous avons pris congé, Mort a affirmé qu'il était impatient de travailler avec moi. Je planais en remontant le couloir au côté d'Emily. Autres effusions et au revoir à la réception, puis sortie, direction le parking. Conscientes des regards braqués sur nous, nous ne nous disions rien, mais je frétillais d'excitation. Toujours en silence, nous sommes montées dans la voiture. Emily a allumé une cigarette et en a aspiré une grande bouffée.
— Alors ? ai-je finalement demandé.
Emily semblait pensive et perplexe.
— C'est génial, Emily ! Julia Roberts ! Cameron Diaz ! Trois mille salles !
— N'oublie pas que je suis déjà passée par là, Maggie. Son pessimisme m'a refroidie.
— Et maintenant ?
— Maintenant, on attend. Frustrée, j'ai répété :
— Oui, on attend.
— Mais nous allons quand même faire la fête !
—
17
Sur le chemin du retour, Emily a passé de nombreux coups de fil, portable calé entre le menton et l'épaule, pour inviter tous ses amis à sa fête de ce soir.
Lara devait passer en fin d'après-midi et l'accompagner faire des provisions d'alcool. Si, les jours précédents, j'angoissais dès qu'elle dépensait trop, cette fois j'étais rassurée, les beaux jours allaient revenir.
Une fois à la maison, j'ai demandé à Emily quel serait le ton de la fête de ce soir : petite robe noire et talons aiguilles ?
— Surtout pas ! Short et pieds nus !
Pendant qu'elle attendait Lara, Emily pianotait, distraite, en proie à des pensées dont le sens m'échappait.
— J'aimerais te demander un service mais ne te moque surtout pas de moi, a-t-elle sorti tout à coup. J'aimerais que tu demandes à Mike de venir avec ses petits bâtons.
— Pourquoi veux-tu que je me moque de toi ? Je ne comprends même pas de quoi tu parles.
— Je te parle de Mike, le voisin, le barbu New Ager.
— Celui qui ressemble à Bill Bryson ?
— El m'a souvent proposé de faire disparaître les énergies négatives de ma maison. À mon avis, j'aurais plus de chance avec Hothouse si la maison est bourrée d'énergie positive. Pour envisager cette mesure extrême, elle devait vraiment flipper. J'ai donc accepté, et sans me moquer d'elle. J'ai sonné chez les voisins. Par la porte vitrée, j'ai aperçu Mike, en position du lotus sur un gros coussin, la bouche en culde-poule, immobile. À bout de patience. J'ai décidé de revenir quand notre médita-teur aurait fini de méditer, mais il est venu m'ouvrir, un large sourire aux lèvres.
— Bonjour ! Je terminais ma séance. Entre.
Aucune excuse pour m'avoir laissée attendre. Les
grands initiés seraient-ils au-dessus de ces mesquineries ?
— Bonjour, Bill.
— Non, Mike, a-t-il corrigé gentiment.
— Oui, Mike, désolée. C'est Emily qui m'envoie. Je lui expliquai la demande de mon amie.
— Elle aimerait que je purifie sa maison ? OK, je prends mon encens amérindien.
L'ambiance de la maison - manifestement meublée selon les principes de feng shui -, décorée de statues d'art primitif, et où
flottaient des odeurs suaves, a eu un effet apaisant sur mon humeur. J'en ai fait part à Mike quand nous sommes sortis.
— C'est une maison où rien ne peut arriver...
Sur ce, Mike a claqué la porte si fort que le carillon éolien sous la marquise a virevolté pour revenir pile dans mon œil droit.
— Désolé, c'est ma faute, a dit Mike en riant doucement. Ça va ?
— Super ! me suis-je exclamée poliment, certaine de rester aveugle pour le reste de mes jours.
J'étais au bord des larmes, moins à cause de la douleur que de l'humiliation. Mike m'a tenu le bras jusque chez Emily. Partagée entre l'embarras et la timidité, Emily a exposé sa situation.
— Parfait ! a dit Mike joyeusement Donc, vous voulez que je purifie votre maison maintenant ?
— Combien de temps vous faut-il ?
Claquement de langue dubitatif, hochement de tête grave et navré. Pour ressembler aux vendeurs de souk prêts à rouler le client, il ne lui manquait plus qu'une cigarette sur l'oreille.
— Vous n'avez pas oublié votre équipement au moins ? a grommelé Emily.
Mike nous a montré son jonc aromatique amérindien. Il l'a allumé et a enfumé les moindres recoins de la maison en sautillant comme un Peau-Rouge sur le sentier de la guerre. Après, il a rassuré Emily. Moi aussi.
— Tu as toutes tes chances que Hothouse achète ton scénario.
— J'espère bien !
— Emily, ce que tu souhaites pourrait bien se réaliser !... Mike a promis de revenir plus tard dans la soirée avec Charmaine. Peu après, Lara est passée chercher Emily.
— Je peux venir avec vous ? ai-je demandé, détestant l'idée de me retrouver seule.
— Tu n'y connais rien en alcool, a objecté Emily, et il faut que quelqu'un soit là pour accueillir les premiers invités.
— « Gros plan. Une femme seule dans un salon. Malheureuse. Abandonnée par tous ses amis. »
Lara s'est mise à rire.
— « La caméra zoome arrière alors qu'elle se lève, a riposté
Emily. La femme seule ouvre des paquets de cacahouètes. Les verse dans des bols pour aider sa gentille amie partie faire des courses. »
Ouf ! je n'ai pas été seule longtemps : Troy est arrivé juste après leur départ.
Il s'est laissé tomber dans un fauteuil et m'a félicitée pour ma jolie coupe de cheveux.
— Et comment s'est passé le pitch, miss Irlande ?
Je me suis assise sur le canapé et je lui ai raconté notre rendez-vous avec Mort Russell.
— Ils ont tous menti quand ils ont dit qu'ils avaient lu le scénario ? ai-je conclu.
— Non. S'ils ont lu un résumé de douze lignes, ils pensent honnêtement l'avoir lu.
— Qu'est-ce que tu penses de tout ça ? J'espérais qu'il serait plus optimiste qu'Emily.
— C'est bon signe. Décevant. Un silence est
tombé.
— Et sinon, m vis où ? lui ai-je soudain demandé.
— Hoh-hollywoooood.
Il a ouvert et fermé les mains pour mimer le clignotement des lumières.
— Seul le nom est glamour. Le voisinage n'est pas intéressant, donc les locations sont à bas prix.
— C'est loin d'ici ? Je ne connais pas du tout Los Angeles.
— Je vais te montrer.
Il a quitté le fauteuil pour me rejoindre, puis a désigné un coussin.
— Là, c'est l'océan. Voici Third Street Promenade de Santa Monica. Toi, m habites ici.
Il a montré un point sur le canapé.
— Tu tournes sur Lincoln et tu roules pendant un kilomètre. Son index a heurté mon tibia.
— Ensuite, ah... excuse-moi. Tu roules jusqu'à l'entrée de l'autoroute. Tu prends la 10, direction est.
Son doigt a effectué un virage, quitté mon tibia pour s'aventurer sur mon genou. J'étais un peu surprise, mais, comme il semblait trouver tout ça naturel, je l'ai suivi sur cet intéressant itinéraire.
— Tu files downtown et tu passes sur la Route 101 direction nord.
Son doigt filait maintenant à toute vitesse sur ma cuisse.
— Direction Cahuenga Pass, qui doit se trouver... par là. Son index s'est immobilisé en haut de ma cuisse. Le sangfroid de Troy était troublant.
— Ou plutôt de ce côté là ?
Son doigt est remonté plus haut, dépassant la limite autorisée par la décence. Il a repris son souffle, l'air toujours innocent.
— Et tu tournes à droite.
Son doigt s'est hasardé sur la face interne de ma cuisse. Bref échange de regards.
— Puis tu continues pendant deux blocs...
Son ton toujours neutre me troublait. D'accord, il me donnait un itinéraire, n'empêche, sa main remontait entre mes cuisses !
— J'habite juste là !
Il a achevé sa démonstration par un petit rond.
— Je vis tout près de Hollywood Bowl, mais si je te montrais où c'est, tu me giflerais !
J'étais si troublée que j'ai mis du temps à comprendre.
— Sans doute..., ai-je bafouillé pendant qu'un petit spasme délicieux agitait Hollywood Bowl.
Après un dernier regard sur mes cuisses, il s'est levé.
— Tu veux une bière ?
Les autres invités n'ont pas tardé à arriver.
Nadia, la nouvelle petite amie de Lara, a été la première. Très Lollipop Girl avec son abondante chevelure brune et son corps mince. Sa beauté et son charme ne m'ont pas étonnée, car Lara avait effacé mes idées préconçues selon lesquelles les lesbiennes ressemblaient à Elton John. J'ai toutefois été surprise de l'antipathie spontanée que Nadia a manifesté à mon égard. On venait à peine d'être présentées qu'elle soufflait une énorme bulle de chewing-gum sous mon nez.
— Cet après-midi, je me suis offert une épilation intégrale, m'a-t-elle confié. Plus un poil nulle part.
— Génial, ai-je dit, gênée. Euh, tu veux des cacahouètes ?
Justin et Désirée sont arrivés avec deux malabars et trois chiens, des amis du parc à chiens. Connie, une amie d'Emily, petite Américaine d'origine coréenne, volubile et aux jambes musclées, très sexy comme le sont souvent les gens sûrs d'eux, les suivait. Elle était accompagnée de sa sœur Debbie et de deux amis, ainsi que de son fiancé, Lewis, un garçon terriblement taciturne.
C'était la première fois que je voyais Connie -j'avais toujours refusé car je savais qu'elle était sur le point de se marier. Emily avait été témoin à mon mariage, elle le serait également à celui de Connie -rencontrer cette fille me rappelait mon terrible échec. Connie avait de beaux jours devant elle, et les miens étaient déjà
derrière moi. La jolie Kirsty est venue aussi, mais elle m'a très vite agacée en se jetant sur Troy. Mike et Charmaine sont passés, ainsi que de nombreux inconnus. David Crowe a fait une courte apparition. Le temps de serrer la main à tout le monde et il a filé.
Les invités discutaient dans la maison et dans le jardin. J'ai longtemps parlé avec Troy et Kirsty. Cette dernière venait juste de faire ses deux heures d'Ashtanga Yoga, dont elle chantait les louanges. Quand j'ai avoué que je devais refaire de l'exercice, elle a renchéri avec un regard critique sur ma silhouette :
— En effet, ça te ferait du bien de perdre, disons, deux, trois kilos. Tu devrais te muscler, ça en vaut la peine. C'est mon objectif, et comme tu le vois...
Et Kirsty de remuer ses hanches minces.
— J'ai une forme incroyable !
Je n'en doutais pas. Je ne doutais pas non plus qu'elle voulait épater Troy, mais son aplomb me laissait sans voix. J'ai tout à
coup détesté Kirsty. À tel point que, pour la première fois depuis longtemps, la douleur dans mes molaires s'est réveillée. Malgré
ma répugnance à la laisser seule avec Troy, mon antipathie était telle que j'ai dû m'éloigner. Pour tomber sur Charmaine. Gentille, mais collante. Dès que je m'écartais un peu, elle se rapprochait. À force de reculer, je me suis retrouvée la tête dans un lilas, Charmaine n'était pas vraiment un boute-en-train, mais j'avais le sentiment qu'elle me trouvait sympathique. Mise en confiance, je lui ai tout raconté sur Garv et moi.
— Tu l'aimes encore ?
— Je ne sais pas... Comment le savoir ?
— Si c'était à refaire, tu le referais ? a demandé Charmaine.
— Jamais de la vie !
— Alors tu as la réponse à ta question...
Elle avait raison et ça m'a attristée. Puis, enhardie par l'alcool, j'ai évoqué son don de lire les auras.
— Tu veux que je te parle de la tienne, Maggie ? J'ai acquiescé.
— Elle est un peu polluée.
Je ne croyais pas à toutes ces histoires, mais son verdict m'a mise en colère.
— C'est mal?
— Le bien et le mal ne sont que des notions... Tu ne devrais pas être si catégorique dans tes jugements, a-t-elle achevé d'un ton que j'ai trouvé très... catégorique.
Vexée, j'ai sorti ma tête du lilas et je suis rentrée dans la maison.
Kirsty n'a pas lâché Troy de la soirée ! Même quand je ne les voyais pas, je les sentais ensemble et je ne le supportais pas. Quand Kirsty est partie, vers minuit, je me suis retenue de courir après sa voiture en l'insultant
Troy a pris congé plus tard. Il a fait une bise à Emily.
— À bientôt, ma puce.
J'attendais de lui un au revoir un peu spécial, mais il m'a embrassée amicalement.
— Salut, miss Irlande.
Une fois seules, nous avons rangé la maison.
— J'aime bien Troy, je le trouve séduisant ! ai-je tout à coup lancé, le vin me déliant la langue.
— Prends un numéro et fais la queue, ma belle.
— Ça se passe comme ça avec lui ?
Emily a pointé son index sur moi et a pris une voix à la Elvis Presley.
— « Ne tombe pas amoureuse de moi, baby, sinon je vais briser ton petit cœur de poupée. »
— Il parle de cette façon aux filles ?
— Pas exactement, je te résume son comportement avec le beau sexe. Les filles lui tombent toutes dans les bras.
— Il a pourtant un grand nez...
— Ça ne les ennuie pas.
— Tu crois qu'il y a quelque chose entre lui et Kirsty ?
— J en suis sure.
— Dis, il y a eu quelque chose entre Troy et toi ?
— Troy et moi ?
Elle s'est mise à rire comme une hystérique.
— Désolée... c'est juste que... l'idée de Troy et
moi...
18
Ma conversation avec Emily a déclenché le Rêve. Un rêve récurrent depuis mes dix-huit ans : je courais après Shay Delaney dans une rue envahie par une telle cohue que je ne pouvais le rattraper malgré mes efforts et qu'il disparaissait de ma vue. Chaque fois que je faisais ce rêve, je me réveillais mélancolique et irritable, puis je passais une mauvaise journée. Pourquoi rêvais-je encore de Shay alors que je ne pensais jamais à lui ? Parce que je l'aimais toujours ? Mais si je l'aimais toujours, c'est que je n'aimais pas Garv ?
Puis j'ai compris que j'aimais Garv, mais que Shay avait tellement marqué mon passé qu'il était encore très présent dans ma vie.
La nuit suivant la fête d'Emily, le Rêve a été différent. Je courais après Shay, mais, tout à coup, Shay devenait Garv. J'essayais de le rattraper... Je souffrais parce que je l'aimais. Je revivais les émerveillements qui m'avaient transportée, les premiers temps de notre amour. Mais Garv a disparu dans la foule et je me suis réveillée en pleurant sur toutes ces années perdues. Dans la cuisine ensoleillée, Emily était déjà sur le pied de guerre.
— Je suis réveillée depuis six heures ! J'attends que ce maudit téléphone sonne !
Ah oui, l'après-pitch...
Toujours perturbée par le Rêve et par mon passé, j'avais du mal à revenir à la réalité. Le brouillage était total.
— Il n'est que neuf heures, personne n'est encore au boulot...
— Mais Mort a le numéro personnel de David. Il a très bien pu lui téléphoner hier soir ou tôt ce matin s'il est emballé. Chaque seconde qui passe sans nouvelles est un autre clou que l'on enfonce dans mon cercueil !
— Tu exagères ! Est-ce qu'il y a du café ?
Après deux tasses de café extrafort, j'ai conjuré les effets du Rêve et j'ai retrouvé ma lucidité.
— La maison est impeccable. Difficile de croire qu'on avait trente invités hier !...
— On a pourtant un souvenir de la soirée sur notre canapé. Brûlure de cigarettes ? Tache de vin ? Vomi ?
— C'est l'ami Ethan, notre souvenir d'hier. Je ne sais pas comment on a pu le rater cette nuit. J'ai essayé de le réveiller, mais il a grogné comme un roquet. Quel excité, celui-là !
Ethan dormait, roulé en boule sur le canapé, étrei-gnant son coussin comme un chien un os entre ses pattes. On a essayé de le bouger, mais rien à faire, alors on a décidé de laisser la bête endormie pour retourner à la cuisine nous refaire du café.
— Dis-le que Garv te manque !
— Garv me manque...
Ce qui me manquait aussi, c'était d'être moi-même. Je voulais me retrouver, j'étais lasse de jouer à être une autre et de refouler mon naturel - me contenir quand la télévision d'Emily marchait trop fort.
— «J'ai fait un rêve», ai-je annoncé d'un ton solennel. Sourire d'Emily.
— Raconte !
— Tu le connais déjà.
— C'est le Rêve avec Shay Delaney ?
— Oui. Au début, sauf que Shay est devenu Garv. Remontemoi le moral, Emily..., l'ai-je suppliée, sachant qu'elle n'avait pas son pareil pour me faire voir la vie en rose.
— Avec nos rêves, nous exprimons ce que nous pouvons ou ne voulons dire en état de veille... Se séparer de son mari, c'est épouvantable, et j'imagine à peine ce que tu peux ressentir après neuf ans de mariage, parce que quand un homme rompt avec moi au bout de trois mois, j'ai des envies de suicide. En revanche, quand c'est moi qui romps, je jubile, mais ça, c'est une autre histoire.
Je commençais à me sentir mieux, quand, paf ! Emily m'a tout saboté :
— Vous avez peut-être encore une chance, Garv et toi ? Certes, il a eu une liaison, mais...
— Il l'a toujours.
— Et si elle était terminée ?
— Ça m'est égal, le mal est fait et je ne pourrai plus jamais lui faire confiance.
— De nombreux couples réussissent à surmonter une crise. Pourquoi pas vous ?
— Je n'ai pas envie. Depuis février, je... je ne sais pas comment dire... c'est comme si j'étais enfermée dans le coffre d'une voiture avec Garv.
— Ben dis donc ! a-t-elle lancé, frappée par mon image. Je l'étais aussi. En général, je ne suis pas très douée pour les comparaisons.
— Un coffre de voiture tout petit, ai-je précisé, par pur masochisme.
Cette fois, Emily a poussé un cri et a porté les mains à la gorge.
— Aidez-moi... Je ne peux plus respirer...
— C'est ce que je ressentais... Bon, on dirait que c'est une mauvaise journée de plus qui commence...
— Laisse béton, baby, m'a interrompue la voix ensommeillée d'Ethan.
Appuyé dans l'embrasure de la porte, il semblait captivé par notre conversation.
— Si ce mec ne revient pas, c'est qu'il n'était pas pour toi. S'il revient, il sera à toi pour toujours.
— Dehors ! a ordonné Emily, le doigt pointé vers la porte. Les psy dans ton genre, non merci !
Ethan parti, elle a regardé l'heure.
— David doit être à son bureau maintenant.
David n'avait rien de neuf ni de concret à lui apprendre, mais il s'est montré optimiste et enthousiaste. Emily a raccroché, déprimée.
— Il a peur.
— Pourquoi ?
— Parce que tout le monde a peur à Los Angeles. Si Hothouse refuse le scénario, David aura la réputation de ne parier que sur des scénaristes ratés. Du coup, il sera un agent raté... Sans compter que Mort Russell a peur d'acheter un scénario qui risque de ne pas plaire aux grands manitous de Hothouse. Cela dit, il a encore plus peur d'en laisser passer un qui sera peut-être un succès au boxoffice s'il est produit par une société rivale. Et enfin, moi, j'ai peur que personne ne l'achète. Et toi, Maggie, comment te sens-tu ?
— J'ai peur aussi.
— Bienvenue à Hollywood, ma belle ! Là-dessus, Emily a décroché son téléphone et passé plusieurs heures à spéculer sur les chances de réussite de son pitch, ne cessant de se répéter et de finalement parler pour ne rien dire.
J'aurais pu aller à la plage ou faire du shopping, car j'avais décidé de rendre la jupe brodée en jean -elle me faisait de drôles de genoux -, mais je me suis laissée abrutir par la télévision, où
pérorait un évan-géliste. Je pensais à Garv, à ses qualités et défauts, que j'ai listés sur un bloc qui traînait sur la table basse
:
Les qualités de Garv :
1. Il comprend les taux de change et les intrigues de thrillers. 2. Il a un joli petit cul (surtout en jean).
3.Il pense que je suis la plus belle femme du monde, du moins, il l'a pensé un jour.
4. Il ne voit que les bons côtés chez les gens (sauf chez ma famille).
5. Il sait repasser.
6. Il m'emmène à des concerts de jazz ou au théâtre pour parfaire mon éducation.
Ses défauts :
l.Il m'emmène à des concerts de jazz ou au théâtre pour parfaire mon éducation.
2. Il aime le foot. Il est très fier de moi parce qu'il pense que je comprends les règles du hors-jeu alors que je n'y pige rien. 3. Il n'aime pas les couvertures chauffantes.
4. Il fait une fixation sur mes cheveux longs.
5. Il ne parle pas des choses du couple et de la vie avec moi. Ça me fait mal, même si je sais que les hommes refusent toujours de parler des choses du couple et de la vie et qu'ils haussent les épaules en prétendant que tout va bien, même si leur mariage se casse la figure au bout de neuf ans. 6. Il couche avec la Truffe.
Mais cette liste n'a pas dissipé ma morosité. Je ne cessais de me répéter que je n'étais qu'un échec ambulant, que ma vie, mon passé, mon présent et mon avenir n'avaient pas de sens. Consciente que la journée était mal partie, j'ai pris une serviette de bain et je suis allée dans le jardin me dorer au soleil. Deux secondes après, je me suis endormie.
Les arroseurs automatiques se sont déclenchés et leurs jets d'eau m'ont réveillée. J'ai battu en retraite dans la maison, où
Emily, toujours pendue au téléphone, prenait note d'un itinéraire. Elle a raccroché peu après.
— Nous sortons dîner ce soir.
— Avec qui ? ai-je demandé l'air innocent.
— Lara, Nadia, Justin et Désirée. Et Troy ?
— Troy a du boulot, a-t-elle répondu gentiment à mon interrogation muette. Un rendez-vous avec un producteur. Et tu sais comment il est, question boulot...
Non je ne le savais pas, mais j'étais déçue.
Mort Russell n'avait toujours pas téléphoné, en revanche, Helen avait appelé pendant ma sieste. J'ai été touchée par sa sollicitude jusqu'à ce que je découvre qu'elle voulait seulement discuter des surfers sexy avec Emily.
— Le plus drôle, c'est qu'elle n'a pas voulu me croire quand je lui ai dit que je n'en connaissais aucun !
Lorsque nous sommes arrivées au restaurant, Nadia et Lara nous attendaient déjà à une charmante petite table en terrasse. D'emblée, cet endroit m'a paru bizarre, mais je n'ai su dire pourquoi. Ce n'est qu'après l'arrivée de Justin que j'ai compris.
— Vraiment, merci les filles. Non mais, vous vous rendez compte ? M'inviter dans un endroit pareil ? Je vais me faire lyncher, moi !
Voilà pourquoi j'avais eu une drôle d'impression : la clientèle du restaurant était exclusivement féminine. D'un coup, les deux clins d'œil et le grand sourire qu'on m'avait faits ont pris tout leur sens. Et je me demandais si j'avais bien fait d'y répondre... Amusée, Nadia a avoué que c'était son idée.
— J'adore cet endroit. Pas vous ?
— Si, si, a balbutié Justin, mortifié. Et si on commandait ?
Caché derrière son menu, il essayait de se détendre, mais les coups d'œil qu'il jetait autour de lui trahissaient son inquiétude. J'étais sur le point d'attaquer mon assiette quand j'ai aperçu un truc qui m'a coupé l'appétit. Une femme, le visage entièrement dissimulé sous des bandelettes, sortait du restaurant à tâtons, guidée par une très jolie jeune fille.
— Voilà, maman, on y est presque. Attention à la marche. C'est bon. La voiture est là.
Immobile, la femme a attendu qu'on lui ouvre la portière.
— Mais c'est horrible! me suis-je exclamée. Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver ? On dirait une grande brûlée.
Les filles m'ont gratifiée d'un sourire indulgent.
— Chirurgie esthétique, a dit Lara tout bas. À mon avis, elle s'est fait faire la totale.
— Un lifting ? Tu plaisantes ?
— Aucun doute.
C'est vrai que j'étais à L.A., ville où les chirurgiens esthétiques sont rois. Rois de la publicité, même : Débarrassez-vous de votre culotte de cheval ! Magique, l'épilation au laser ! Injections de collagène : la solution pour de jolies pommettes ! Sauf que, au bout de six mois, le collagène en question vous descend dans le menton et vous fait ressembler à Eléphant Man. Mais, après tout, qu'importe ? J'imagine qu'on peut très bien se faire liposucer le collagène, non ?
Je regardais cette pauvre femme. Non sans mal, elle était enfin montée dans la voiture, parée pour un remake du Retour de la momie.
— Elle a dû drôlement souffrir.
— T'inquiète pas pour elle, m'a répondu Lara. Elle va passer deux jours au lit, après quoi elle organisera une soirée pour fêter son nouveau visage.
— Oui mais... Et sa fille ?
Je ne sais pas trop pourquoi j'ai dit ça. Je me disais juste que ça devait être horrible pour elle de voir sa mère dans cet état
— Oh, t'en fais pas, a dit Emily. Elle ira mieux dans peu de temps. Pour leurs seize ans, les filles de Beverly Hills reçoivent un bon pour une opération du nez !
19
J'avais oublié de mentionner un défaut de Garv dans ma liste : 7. Il veut des enfants alors que moi je n'en veux pas. Avant notre mariage, nous avions évoqué le sujet et nous avions décidé d'attendre quelques années avant d'avoir notre premier enfant. À vingt-quatre ans, je me sentais trop jeune pour devenir mère.
En réalité, j'étais terrifiée - mes amies avec lesquelles je passais des heures à parler de l'accouchement, aussi. Parfois, l'une d'entre nous rapportait une histoire épouvantable dont la victime était toujours une lointaine cousine ou une collègue de travail. Je venais à peine de me marier que mes parents et mes beauxparents avaient monté une minutieuse opération d'incitation à la grossesse. Les fromages au lait cru furent écartés de ma vue au profit des fromages pasteurisés. J'avais une petite indigestion ?
Tout le monde prenait un air entendu. J'avais mangé une huître avariée qui me rendait malade pendant deux jours ? Les futures grands-mères prises d'enthousiasme commençaient à tricoter de la layette. Cette pression m'angoissait et m'irritait. Ce n'est pas parce que j'avais toujours été une petite fille obéissante que j'allais devenir une gentille mère de famille.
Je ne doutais pas que mon instinct maternel se révélerait dans mon futur proche. La majorité des autres femmes devenaient bien mères et étaient heureuses de l'être, alors, pourquoi pas moi ?
Peu après notre mariage, nous avons déménagé à Chicago, où
nous avons beaucoup bossé pour nos carrières respectives. Avoir des enfants dans ces conditions, non merci : nous avions à peine le temps et l'énergie pour faire un bébé, alors de là à s'en occuper...
C'est à cette époque qu'une nouvelle étonnante nous est parvenue de Londres : ma sœur Claire était enceinte. Dans un sens, c'était une bénédiction, parce que ma mère allait relâcher sa pression sur moi. Mais je me suis sentie usurpée de ma réputation de gentille fille : Claire avait toujours fait les quatre cents coups et moi, j'avais toujours fait plaisir à mes parents. En me précédant dans la maternité, Claire me retirait ce privilège.
Pourquoi cette incorrigible fêtarde avait-elle décidé d'avoir un enfant, d'ailleurs ? Le temps est venu pour moi de devenir mère, m'avait-elle dit. La simplicité de sa réponse m'avait plu et rassurée. Si Claire s'était sentie prête, il n'y avait pas de raison pour que je ne le sois pas bientôt.
Quelques jours avant la date prévue de l'accouchement de Claire, j'étais en déplacement professionnel à Londres et j'ai habité chez elle. Comme je ne l'avais pas vue depuis plusieurs mois, je l'ai à peine reconnue quand elle est venue me cueillir à la sortie du métro. Son ventre était énorme. Elle était fière. excitée et folle d'impatience à l'idée de partager avec moi sa future maternité.
Son bonheur me réjouissait, mais la vue de son énorme ventre veiné de bleu a provoqué en moi un léger dégoût. Cela dit, côtoyer une femme enceinte, c'est avoir la certitude de ne pas mourir de faim. Elles ont toujours des fringales et leurs réfrigérateur et placards sont remplis de nourriture. Chez Claire, une vieille boîte en fer-blanc débordait de barres chocolatées et le congélateur était rempli de crèmes glacées.
Nous avons fait un sort aux barres chocolatées - ce qui nous a pris pas mal de temps -, puis nous nous sommes allongées sur son lit pour regarder la télé. Claire a retiré son sweat-shirt. Pourquoi se serait-elle gênée devant moi ? C'était ma sœur et elle était chez elle. Mais j'ai presque regretté l'époque victorienne où modestie et pudeur étaient de mise quand j'ai dû me dévisser la tête pour regarder le film par-dessus son gros ventre. Si ça avait été soustitré je n'aurais rien compris.
— Je n'aurais pas dû manger ce second Bounty, le bébé va avoir le hoquet, a soudain dit Claire tendrement.
Et en effet, devant mes yeux écarquillés, son ventre a été agité
de petits rebonds.
— Tu veux sentir ?
J'en avais autant envie que de mettre la main dans un hachoir à
viande... Mais comment lui refuser ce plaisir sans risquer de l'offenser ?
J'ai tendu la main et Claire l'a placée sur son ventre. J'ai contenu un frisson d'horreur. Puis elle a fait glisser ma paume sur une protubérance.
— Là, c'est sa tête.
Je me suis mordu les lèvres pour ne pas gémir. Le plus beau, c'est quand elle a fait remarquer négligemment qu'elle pouvait accoucher d'une minute à l'autre.
Morte de frousse, j'ai prié pour qu'elle n'accouche pas cette nuit-là. Puis je lui ai demandé si elle avait envisagé une péridurale afin d'atténuer les douleurs.
— Pas du tout ! Je veux être consciente pour accueillir ce bébé. C'est la chose la plus excitante qui me soit jamais arrivée !
Si une fille comme ma sœur envisageait son accouchement avec tant de sérénité, tous les espoirs étaient vraiment permis : mes angoisses allaient se dissiper.
Le lendemain, je me suis réveillée et me suis habillée avec une heure d'avance. Même les douceurs de la boîte de fer-blanc n'ont pas réussi à me persuader de rester plus longtemps. Claire tournait dans l'appartement, bâillant et monologuant à
mi-voix.
— Je vais finir par exploser...
Elle est entrée pesamment dans la voiture et m'a conduite jusqu'à la station de métro. La voiture ne s'était pas arrêtée que j'ouvrais la portière passager et posais le talon sur le macadam.
— Merci pour toutes les friandises, ai-je jeté en bondissant de la voiture, et beaucoup de bonnes choses pour la souffrance de la naissance.
Honteuse, je me suis ravisée.
— Je veux dire, bonne chance pour l'accouchement. .. Claire a accouché deux jours plus tard. Malgré mes efforts - j'aurais voulu lui arracher la vérité -, elle a refusé d'admettre que c'avait été aussi douloureux qu'on le prétendait. : J'attendais que le temps ait raison de mes peurs. J'avais décidé
d'avoir un enfant à trente ans parce que, dans ma naïveté, trente ans, c'était dans mille ans.
20
— Affaire Santa Monica : voilà deux jours que la prise d'otages a commencé et rien ne semble s'arranger...
Dès le réveil, Emily se lamentait de ne toujours pas avoir de nouvelles de Mort Russell.
Je venais de me lever quand Lou, le garçon qu'Emily avait rencontré à une soirée et auquel elle avait donné son numéro de téléphone, a appelé. Il a fait beaucoup rire mon Emily qui enroulait ses cheveux autour de son index comme une midinette.
— Je le vois ce soir ! m'a-t-elle ensuite annoncé. Il a attendu deux semaines avant de me téléphoner, mais tant pis ! Je sors quand même avec lui. Une fois que j'aurai couché avec lui, je n'en entendrai plus jamais parler - au moins, pendant ce temps, je ne penserai plus à Mort Russell.
J'avais projeté de retourner dans le centre commercial de Santa Monica pour rendre la jupe, quand Emily a sorti des produits et enfilé des gants de ménage. Etant gracieusement hébergée, je n'avais d'autre choix que de lui proposer mon aide.
— Merci, Maggie... Maria vient le lundi et j'aime bien que tout soit propre.
— C'est qui, Maria ?
— Ma femme de ménage. Elle vient une fois tous les quinze jours, mais elle ne supporte pas de voir la maison en désordre, alors je range et je nettoie de fond en comble avant. Drôle de méthode. Je n'avais jamais vu personne briquer sa maison avant l'arrivée de la femme de ménage, mais j'ai gardé
mes réflexions pour moi et j'ai lessivé le sol.
Au même instant, Troy est arrivé. Il avait l'air très excité.
— Cameron Myers, les filles !
Cameron Myers, la coqueluche du box-office. Jeune, beau, tout pour plaire.
— Oui, et alors ?
— Emily, tu te souviens que j'avais rendez-vous avec Ricky, le producteur, l'autre soir ? J'étais chez lui quand Cameron Myers est passé. Ricky et Cameron se connaissent depuis longtemps. Figure-toi que, lorsque je me suis présenté, Cameron m'a demandé
si ce n'était pas moi qui avais réalisé Free Falling. Coup d'œil rapide de mon côté.
— C'est mon premier film, miss Irlande. Cameron a dit qu'il avait adoré ! a-t-il repris à l'adresse d'Emily.
Emily est devenue hystérique et je l'ai imitée pour ne pas avoir l'air bête, mais Troy nous a interrompues.
— Attendez, c'est pas fini ! Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de Cameron. Il a loué la suite du dernier étage du Freeman pour faire la fête ! Et là, ça devient dément : il m'a demandé de venir avec une amie !
Une légère - très légère - excitation est montée en moi. Dans l'attente de l'inévitable invitation, j'ai fait un pas en avant, offerte et prête à accepter.
— Qu'en penses-tu, Emily ? Ce serait l'occasion de rencontrer des gens intéressants !
Regard sur moi.
— Désolé, miss Mande, je ne peux amener qu'une seule personne...
J'ai été déçue, mais la chance était avec moi : Emily a décliné.
— J'ai déjà un rendez-vous ce soir.
D'abord incrédule, Troy a ensuite éclaté de rire.
— Il doit être exceptionnel pour que tu le préfères à Cameron Myers !
— Il n'a rien d'exceptionnel, mais je suis grillée dans le milieu du cinéma.
Troy l'observait, perplexe.
— Je n'ai peut-être pas la carrure pour vivre dans cette ville..., a-t-elle expliqué avec une grimace.
— À moins que tu n'aies tout simplement besoin de décrocher un jour ou deux ?
Elle a paru soulagée.
— Merci... Au fait, pourquoi n'emmènerais-tu pas Maggie avec toi, ce soir ?
— Tu veux venir avec moi, miss Mande ? Son ton humble m'a surprise et touchée.
— Oui...
— Tu acceptes de sortir avec moi sans chaperon ?
Si tu me refais l'itinéraire de Santa Monica à Hollywood en continuant jusqu'à Hollywood Bowl, sans problème ! ai-je pensé.
— Emily a déjà dû te mettre en garde contre moi, non ? Je suis un méchant garçon. Un mauvais plan pour une jeune fille convenable !
— Je prends le risque. Comment est Cameron Myers ?
Troy a réfléchi longtemps.
— Petit..., a-t-il enfin lâché. Je passe te prendre à vingt heures. Il était à peine parti que mes appréhensions et espoirs se sont résumés en une phrase :
— JJ faut absolument que j'aille chez le coiffeur !
Mais je ne connaissais pas l'adresse de Dino. Et, de toute façon, Dino était trop cher pour moi.
— Va chez Reza, juste en bas de la rue, a proposé Emily. Elle est folle, mais elle est géniale pour les urgences.
J'ai couru dans le petit salon de coiffure pris en sandwich entre un café Starbucks et une boutique d'équipements de surveillance. Il n'y avait personne, hormis une femme au charme exotique et d'un âge indéterminé. Elle avait des cheveux crêpés d'un noir de jais et des colliers en or sur un décolleté ridé.
Je lui ai expliqué que je voulais du volume et de la brillance. Mais Reza a pincé les lèvres.
— Vous avez des cheveux épouvantables... Ça va être difficile, mais je suis la meilleure.
Elle m'a shampouinée avec tant d'énergie que j'ai eu peur d'avoir le crâne en sang. Après m'avoir essuyé la tête sans ménagement, elle a enclenché le sèche-cheveux avec la détermination d'un bûcheron prêt à tronçonner un arbre. Son brushing a martyrisé mes oreilles et broyé ma nuque. Quand tout a été fini, Reza m'a tendu le miroir.
Ma coiffure était réussie, à l'exception de la frange, qui était plus gonflée que le plus réussi des soufflés. J'ai jugé plus prudent de ne pas faire de commentaire. De toute façon, Reza m'aurait rétorqué que c'était la faute de mes cheveux. Au moment de régler, j'ai découvert que Reza était très chère - peut-être avait-elle décidé de me faire payer un extra à cause de mes cheveux impossibles ?
J'ai payé et je suis rentrée à la maison, la main sur le front, espérant ne rencontrer personne. Et paf ! Ethan m'a aperçue.
— Salut, Maggie ! Dis donc, elle est bizarre ta frange !
Les trois barbichus sont sortis dans la rue pour me dévisager.
— Tu ressembles à Joan Crawford, a conclu Curtis.
Luis est venu à ma rescousse.
— On va t'arranger ça. Viens.
Comme je traversais une période où je ne savais pas dire non, j'ai suivi les barbichus dans leur taudis. J'ai laissé Luis me passer une paire de collants neufs sur la tête et placer l'élastique de la taille pile au milieu de ma frange. Ethan m'a expliqué
qu'ils en avaient en stock au cas où leur petite amie du moment aurait besoin d'une paire neuve après une partie de jambes en l'air. Luis m'a conseillé de le garder sur la tête jusqu'au soir, et je suis rentrée, avec deux tentacules qui se balançaient dans mon dos.
À mon entrée, Emily a fait une drôle de tête.
— Punaise ! Cette fois, ça y est : Reza est devenue complètement folle.
Par une curieuse mutation des lois de la physique, la journée a été interminable. Le temps a passé lentement pendant tout l'aprèsmidi pour ensuite s'accélérer d'un coup en début de soirée. Désespérée d'être toujours sans nouvelles de Mort Russell, Emily a téléphoné à David Crowe, qui l'a de nouveau rassurée et lui a conseillé de patienter. Mais Emily ne se faisait plus aucune illusion.
— David n'a pas assez insisté... Quand la mayonnaise prend, l'agent appelle le directeur exécutif le matin et, à l'heure du déjeuner, le directeur accepte de payer deux millions de dollars un scénario qu'il n'a même pas vu.
— Tu plaisantes ?
— Je te jure que c'est vrai... Je peux te donner quatre exemples authentiques où une société de production a payé sans lire une ligne du scénario en question. À chaque fois, l'agent les a mis sous pression, ne leur donnant qu'une heure pour se décider. Ils ont dit oui, terrifiées à l'idée qu'il leur passe sous le nez...
— Mais si c'est un mauvais scénario ?
— C'est souvent le cas, mais les producteurs découvrent trop tard qu'ils ont versé deux millions de dollars pour une nullité. Le scénariste, lui, est déjà en vacances dans les Caraïbes et travaille à un autre projet.
— C'est insensé !
— C'est le milieu du cinéma qui l'est... Enfin, que ça ne m'empêche pas de profiter de mon week-end !
Ces paroles pleines de sagesse ont été suivies par un cri de rage.
— J'en crève de cette attente !
Et, un dixième de seconde après, elle m'a adressé son plus beau sourire.
— La crise est passée... Bon, où est ma trousse de maquillage, que je m'occupe de toi ?
— Tu ne dois pas te préparer pour ton rendez-vous ?
— Se préparer seule ou à deux, c'est pareil. Et puis, n'oublie pas que tu vas à l'anniversaire d'un des plus grands acteurs de Hollywood !
— Tu ne regrettes pas de ne pas y aller ? lui ai-je demandé, prise de remords.
— Sûre et certaine ! Il y a de grandes chances que je m'envoie en l'air cette nuit ! Je ne veux pas laisser passer une occasion pareille ! Mais toi, tu es sûre de vouloir y aller ? Tu n'as pas l'air si enchantée que ça.
— Je ne suis pas d'humeur à faire la fête, en ce moment, rien ne m'intéresse.
— C'est parce que tu es déprimée. Ta rupture avec Garv t'a fichu un coup, c'est normal.
— Je suis quand même contente de sortir avec Troy.
— Si tu avais refusé, c'est Kirsty qui l'aurait l'accompagné.
— Cette garce ! Tu sais quoi ? Elle m'a conseillé de perdre du poids ?
Je lui ai tout raconté pendant qu'elle me maquillait et me préparait. Elle hochait la tête tout en m'écoutant. J'avais finalement décidé de remettre la robe noire que j'avais portée à la fête de Gonzalez, parce que je n'avais rien d'autre, mais Emily m'a noué un joli foulard autour du cou qui était du plus bel effet. Quant à mes cheveux, le moment de vérité était arrivé. J'ai retiré le collant... Ma frange était aussi plate que la Hollande. Plutôt forts, les barbichus !
À dix-huit heures trente, Emily, éblouissante et parfumée, est partie sur une dernière recommandation.
— Juste au cas où tu te ferais tout un cinéma sur Troy... Laisse-moi te définir le personnage en un mot : Anti-adhésif.
— En deux mots.
— Oui, oui... C'est un bon copain... sur qui tout glisse. Il ne s'attache pas. Amuse-toi bien, mais ne te fais pas d'illusions. Promis ?
J'ai promis, puis j'ai oublié ma promesse. Faut avouer que j'avais décidé de prendre mon plaisir là où je le trouvais.
21
Le Freeman était un hôtel très classe, où la beauté physique était la norme absolue, tant parmi le personnel que les clients. Deux vigiles nous ont fouillés, à la recherche d'éventuels appareils photo ou dictaphones. Puis l'ascenseur nous a propulsés au dernier étage. Quand les portes se sont ouvertes sur la suite, j'ai été littéralement éblouie. Murs, tapis, tables et canapés, tout était blanc. J'ai eu un frisson d'horreur en voyant une tête blonde flotter au-dessus de l'un d'eux. Habillée du même cuir blanc que le canapé, elle se confondait totalement avec.
Nous sommes sortis de l'ascenseur en échangeant un sourire nerveux.
— Où est Cameron ? a murmuré Troy.
Une douzaine d'invités étaient déjà présents. C'était peu, mais je n'avais jamais vu une telle concentration de gens aussi beaux dans un si petit périmètre. J'avais l'impression de déambuler dans un épisode de Beverly Hills. Tout le monde riait, un verre à la main. Je ne me sentais vraiment pas à ma place.
En dépit de mon petit moral et de mon inertie, je dois dire que j'ai été impressionnée en voyant Came-ron Myers à genoux devant une cheminée. Enfin, je dis « cheminée », mais c'était plutôt un trou dans un mur. Quand il s'est relevé en reconnaissant Troy, il m'a semblé plus petit - et plus ivre - qu'à l'écran.
— Salut ! Merci d'être venu.
— Bon anniversaire. Merci de nous avoir invités. Je te présente Maggie.
— Bonjour, Maggie.
H avait un visage parfait, des cheveux blonds, des yeux très bleus et il était tout bronzé. Son visage m'était si familier que j'avais le sentiment de déjà bien le connaître. Je lui ai tendu quatre orchidées orange.
— Bon anniversaire.
H a eu l'air touché.
— Désolée que ces orchidées ne soient pas blan
ches, comme tout le reste..., ai-je ajouté.
Il a eu un rire si doux que j'ai soudain eu envie de le protéger. Il était aussi attendrissant qu'un chiot.
— Il y a des boissons dans le réfrigérateur, servez-vous. Troy s'est éloigné, et je suis restée seule avec Cameron.
— Vous savez comment on fait du feu ? a-t-il demandé avec un geste d'impuissance vers la cheminée.
— Rien de plus facile.
— J'aime les vrais feux de cheminée. On se croirait à la maison. Vous voulez bien m'aider ?
Nous étions au mois de juillet, à Los Angeles, et il faisait plus de trente degrés dehors... mais ce que Cameron Myers veut, Dieu le veut, alors je me suis occupée du feu. Cameron a ensuite fait monter des marshmallows pour les griller en brochettes audessus des flammes. Peu après, Troy m'a tendu un martini et m'a fait visiter la luxueuse suite, qui comprenait même une salle de projection. Enfin, nous sommes sortis dans le jardin sur le toit. La moiteur de la nuit offrait un contraste frappant avec l'intérieur toujours frais grâce à l'air conditionné. L'air était lourd et saturé du parfum des fleurs. Un peu plus loin, il y avait une piscine d'où s'élevaient des volutes de vapeur.
— Le ciel est clair, il n'y a pas de pollution ce soir, a observé
Troy alors que nous admirions la vue.
— C'est magnifique... Troy a souri.
— Je dirais plutôt effrayant.
— Tu as raison... Tu veux t'asseoir ?
Nous n'avions que l'embarras du choix, mais Troy m'a montré
une balancelle.
— Voilà ce qu'il nous faut, miss Irlande !
J'ai hésité, redoutant que la balancelle ne s'effondre sous mon poids, puis je me suis installée à une extrémité, pieds rabattus sur les coussins, Troy à l'autre extrémité, dans la même position. Nous formions une symétrie parfaite.
La situation était des plus exaltantes : j'étais assise dans une balancelle, sur le toit d'un grand hôtel de Los Angeles, buvant un martini avec un homme sexy.
J'étais d'autant plus excitée que je n'avais pas été attirée par un autre homme que mon mari pendant neuf ans. Et Troy m'attirait tellement que j'ai eu envie de passer à l'acte.
— Je me sens bien..., a-t-il soufflé au même instant. À sa voix et à son regard, j'ai compris qu'il éprouvait le même désir que moi... J'avais peut-être vécu dans un cocon pendant neuf ans, mais je n'étais pas naïve.
— Moi aussi, je me sens bien..., ai-je répété doucement.
— Tu en es certaine ? Tu n'as pas dû passer des moments très faciles à cause de ton mari.
— Là, je vais vraiment bien. Et j'étais
sincère.
— Je suis content pour toi.
— Raconte-moi ton rendez-vous d'hier. Sachant que son travail tenait une grande place
dans sa vie, je voulais m'y intéresser. Troy m'a parlé de trois projets en cours et évoqué ses difficultés à obtenir des financements. Je me suis montrée encourageante et compréhensive. Ni l'un ni l'autre n'était dupe de cette conversation sous laquelle couvaient le désir et l'excitation. Je mourais d'envie qu'il caresse ma jambe.
Quelqu'un a soudain surgi.
— Est-ce que Maggie serait là, par hasard ? Cameron a besoin d'elle ! Le feu s'est éteint.
Ces paroles ont jeté un froid.
— On ferait mieux d'y retourner, a dit Troy à regret. Entre-temps, d'autres invités étaient arrivés dans le grand salon blanc. Nous devions maintenant être une trentaine. Cameron m'a fait signe.
— Corne on, baby, light myfire ! a-t-il chantonné. Euh, l'ambiance se serait-elle réchauffée durant notre absence?
J'ai rallumé le feu, et nous nous sommes installés sur l'un des canapés en cuir blanc. Regardant mieux autour de moi, j'ai compris que la gaieté turbulente de Cameron était aussi factice que cette soirée. Cette fête d'anniversaire hollywoodienne était d'une décence navrante.
— Pas de bagarre, pas de télé dans la piscine et pas de drogue non plus...
— Tu es obsédée par la décadence, miss Irlande.
— Je rattrape seulement le temps perdu.
— Tu as raison, ce n'est pas une superfête. Je te ramène ?
— Où ? ai-je demandé sans réfléchir. Honteuse de mon audace, j'ai baissé les yeux.
— Oh, Maggie...
J'ai posé mon regard sur lui. Troy se demandait s'il avait bien compris, puis il a eu un rire bizarre et plein de regret.
— Eh bien, si je m'attendais !
Il m'a semblé soudain très las. Le cœur battant, je l'ai regardé se lever, puis me tendre la main.
— On y va ?
22
Dans la voiture, je m'efforçais de regarder par la vitre : regarder Troy sans le toucher m'était insupportable. On ne parlait pas et il conduisait très vite. Quand il s'est arrêté à un feu, j'ai tourné les yeux vers lui et nous nous sommes aussitôt embrassés. J'étais curieuse de savoir ce que je ressentirais au contact de sa bouche dure et mince, mais j'ai été comblée. Je manquais peutêtre de pratique, ces derniers temps, mais je reconnaissais en lui un expert dans l'art du baiser...
Nous nous sommes laissés aller au point de causer un bouchon, et, rappelés à l'ordre par les klaxons, nous nous sommes remis en route. Troy s'est garé dans une rue jonchée d'ordures et nous avons gagné son appartement à la hâte. Il était petit, en désordre et plein de livres et de manuscrits. On s'est vite retrouvé sur son lit. — Tu es certaine que m en as envie, Maggie ?
J'avais toujours attendu d'être sûre pour agir, mais, cette fois, je ne pouvais attendre. Je n'avais pas envie de le séduire, j'avais envie de lui, et tout de suite.
— Sûre et certaine !
— Tu viens quand même de te séparer de ton mari...
— Ça fait six semaines. Et entre nous, c'est fini depuis bien plus longtemps.
J'avais le souffle court. Je le désirais à mourir, mais je craignais qu'il ne me repousse.
— Je ne suis pas un mec bien, tu sais. Un mauvais plan, m'a-t-il rappelé gentiment.
— Tu me l'as déjà dit. Tu veux que je te signe une décharge ?
Il a ri. D'autorité, j'ai pris sa main et je l'ai posée sur ma jambe.
— Montre-moi l'itinéraire de Santa Monica jusqu'à chez toi !
— Je vais faire mieux que ça.
Il a ôté ses vêtements et j'ai admiré son torse glabre, son corps lisse et bronzé. Dire que c'était l'homme le plus beau que j'aie jamais vu aurait été exagéré, mais ça donne une idée du spectacle... Troy m'a aidée à retirer ma robe et a murmuré qu'il me désirait.
À cet instant, je me suis souvenue de ce que m'avait raconté
Claire. La première fois qu'elle avait fait l'amour avec un autre homme après sa séparation avec James, elle avait eu peur. Les premiers temps de ma rupture avec Garv, je n'imaginais pas coucher avec un autre. Et là, je découvrais que c'était beaucoup plus facile que je ne m'y attendais.
— Tu es belle, a-t-il murmuré en dénouant mon foulard. Il l'a délicatement noué autour de mon poignet et a attaché
l'autre extrémité au montant du lit.
— Je reviens !
Il a disparu et est revenu avec des cordelettes. Il m'a attaché
l'autre poignet.
— Ça va ?
— Je ne sais pas... c'est la première fois.
— Il n'est jamais trop tard pour bien faire !
Une fois attachée, j'ai pris peur. Troy était-il un sériai killer?
S'apprêtait-il à me torturer? À me tuer ? Mais quand il a atteint le saint des saints avec sa bouche, sériai killer ou pas, ça m'était complètement égal. J'avais oublié que faire l'amour, c'était aussi génial. Cela faisait longtemps que le sexe entre Garv et moi était devenu routinier. Troy me donnait du plaisir, je le prenais. Ce plaisir a vrillé et monté en moi jusqu'à atteindre la jouissance totale. Après, je suis revenue à moi.
Il a fait durer le plaisir. J'aurais voulu qu'il me possède tout de suite et mette fin à ma frustration. Horreur ! tout à coup, j'ai pensé
C comme Contraception. Pas question d'être enceinte de Troy. Au même instant, Troy a sorti un préservatif qu'il a déroulé
d'un mouvement vif sur son sexe et il m'a enfin possédée. C'était génial. Mes jambes et mes bras étaient toujours liés, mais j'étais folle de désir. H gémissait, yeux fermés et tête rejetée en arrière. Au moment de l'orgasme, son corps a eu un spasme et s'est figé. Puis il s'est laissé retomber sur moi, le souffle coupé. Il a dénoué mes liens. Nous avons fait l'amour de nouveau, sans nous presser et avec plus de volupté, cette fois. Côte à côte, bougeant à peine, lui en moi, ensemble dans le moindre mouvement. Je l'ai regardé dans les yeux jusqu'à ce que j'oublie qui j'étais... coucher. Après ma phase « réveil égal panique », j'ai croisé le regard de Troy sur moi.
Il s'est rapproché, souriant, l'air encore endormi.
— C'est notre premier matin ensemble...
Sa nonchalance m'a fait rire. J'ai glissé mes mains sous le drap jusqu'à ce que je trouve ce que je cherchais, peau de velours sur fuselage d'acier, et j'ai disparu à mon tour sous le drap. Il a ensuite insisté pour me retourner la politesse, puis nous nous sommes arrêtés là.
— J'aimerais passer la journée au lit avec toi, mais j'ai du boulot. Je te ramène chez toi.
Sur le chemin du retour, nous n'avons pas parlé. Yeux fermés, je savourais un incroyable sentiment de bien-être. Sa voix m'a tirée de ma félicité.
— Réveille-toi, miss Irlande, nous sommes arrivés.
J'ai ouvert les yeux. Nous étions devant chez
Emily et les boums-boums des petits tambours sortaient de la maison de Mike et de Charmaine, retentissant dans tout le quartier.
— Merci de m'avoir ramenée. Merci pour la fête et puis merci pour le reste...
— Ce fut un plaisir.
Il a passé sa main derrière ma nuque et m'a embrassée sur la bouche.
— Appelle-moi ! ai-je dit en sautant de la Jeep.
— Bien sûr ! Je t'écrirai même tous les jours.
23
La maison était silencieuse. Emily était sans doute restée avec Lou, cette nuit. Pour une fois, ça m'était égal d'être seule. Je rayonnais, malgré mes chevilles et poignets douloureux et quelques courbatures. Après une bonne douche, j'ai eu envie d'aller sur la plage me faire bronzer.
J'aimais bien l'image que je donnais de moi aujourd'hui : une femme indépendante et heureuse au volant de sa décapotable. Allongée sur ma serviette, détendue, j'ai ressenti un immense bien-être. J'avais l'impression de prendre un nouveau départ. J'aimais Los Angeles, il y faisait toujours beau et les gens étaient très agréables. J'avais envie de tourner la page sur ma vie en Irlande et de repartir du bon pied aux États-Unis. Grâce à mon expérience professionnelle à Chicago, je pourrais rapidement être embauchée par le service juridique d'une société de production et mon futur employeur m'obtiendrait une green card.
Puis un espoir secret mais très excitant a pris possession de moi
: et si Troy acceptait de faire partie de ma nouvelle vie ?
Je me suis fait des films toute la journée et je n'ai regagné la maison qu'en fin d'après-midi.
Emily n'était toujours pas rentrée, mais elle m'avait laissé un message sur son répondeur. Elle envisageait de passer la journée et la nuit avec Lou. « Appelle-moi sur mon portable si tu as des problèmes... » Puis, après un silence perplexe, elle ajoutait : «
Tu n'es peut-être pas rentrée non plus ? Je vais essayer de t'appeler chez Troy. »
C'était le seul message. Enfin, pour moi. Comme toujours, des tas de gens avaient appelé Emily : connie, Justin, Lamorna, Dirk, et j'en passe...
Je me suis organisé ma soirée. D'abord, j'appellerai Claire, mais comme ce n'était pas possible à cause du décalage horaire, j'ai décidé que je téléphonerai à ma sœur Rachel, qui vivait à New York. Après, en femme indépendante et heureuse, j'irai au cinéma. Tout à coup, une petite pensée s'est insinuée en moi. Et si Troy me téléphonait pour qu'on passe la soirée et la nuit ensemble ?
Au même instant, on a frappé à la porte. Aurais-je fait apparaître Troy par le seul pouvoir de mon désir ? Non. C'était Lara, radieuse, comme toujours.
—Prête pour ton rendez-vous avec Mme Anoushka ?
Aïe ! j'avais rendez-vous avec la fameuse Mme Anoushka, la spécialiste des sourcils mal lunés.
— Zut, j'avais oublié ! Donne-moi dix minutes et j'arrive !
J'ai foncé sous la douche pour me débarrasser du sable. Enveloppée dans une serviette, je me suis précipitée dans ma chambre, où Lara est venue me tenir compagnie. Après avoir trouvé un soutien-gorge, je me suis demandé comment l'enfiler sans que Lara voie mes seins. Et zut, j'étais trop pressée. Qu'elle regarde, tant pis. Elle avait déjà vu des seins avant les miens, non ? Rien ne m'énervait plus que les types homophobes qui redoutaient d'être harcelés par des gays, alors pas question de leur ressembler.
Je savais que Lara resterait à sa place, mais je n'ai pu m'empêcher de me demander si elle trouvait mes seins à son goût.
On a pris son pick-up gris métallisé et emprunté la route de Beverly Hills. Tout en conduisant, Lara me posait des questions sur la fête de Cameron Myers. Je lui ai décrit la suite du Freeman, la vue sur Los Angeles et la cheminée de Cameron, mais elle ne m'a pas interrogée sur Troy -je n'ai rien dit parce que je ne savais pas comment évoquer le sujet.
La séance d'épilation n'a pas vraiment été une partie de plaisir. Certes, Mme Anoushka était une experte, mais une experte pas tendre. Quand je me suis regardée dans le miroir, mes yeux étaient tout rouges et bouffis, comme si j'avais pleuré pendant une semaine. Ça me rappelait quelqu'un, mais qui ? Ah oui : moi. En février dernier. Cela dit, côté sourcils, c'était nickel.
— Encore mieux qu'un lifting, a dit Mme Anoushka.
J'avais déjà entendu ça quelque part. Et ça m'avait coûté cher. Quand nous sommes remontées dans la voiture, quelque chose de bizarre s'est produit. Lara avait l'air mal à l'aise.
— JJ faut que je te dise un truc, m'a-t-elle annoncé en me prenant la main.
Sur le qui-vive, je l'ai regardée droit dans les yeux. Elle a attiré
ma main vers son visage. Oh non ! Pas ça. Est-ce qu'elle allait embrasser ma main ? Ou, pire, me rouler directement une pelle ?
— Je ne sais pas comment te le dire, a-t-elle soupiré, mais... tes ongles sont affreux. Tu aurais bien besoin d'une manucure. Il m'a fallu un petit moment pour comprendre. Quelle idiote !
Lara s'était seulement fixé une nouvelle mission pour me relooker à la californienne. Ouf!
Soudain, son portable a sonné.
— Oui, je te la passe.
Troy ! Ça ne pouvait être que lui. Il devait me chercher, fou de désir pour moi.
Sauf que c'était Justin. Emily l'avait appelé, et il avait pour ordre de s'occuper de moi pour la soirée.
Dimanche matin, j'avais hâte qu'Emily rentre à la maison et que Troy me téléphone.
Quand appellerait-il ? Quelles étaient les règles du comportement amoureux à Los Angeles ? J'aurais bien aimé
l'appeler — quelle crétine, je n'avais pas son numéro de téléphone.
Désœuvrée, je me suis assise et j'ai contemplé le parquet en espérant qu'Emily revienne très vite. Je souffrais du syndrome aigu du dimanche.
Quand le téléphone a sonné, je me suis jetée dessus. Troy !
Enfin ! C'était ma mère.
— Tu vas bien ?
Je me suis contentée d'acquiescer, trop déçue pour parler.
— Tout va bien à L.A. ? a insisté maman.
— Très bien !
J'ai forcé mon enthousiasme, de peur qu'elle ne me demande de rentrer en Irlande.
— Les gens sont agréables, le temps aussi.
— Il fait beau ?
— Si tu savais !
— Si seulement nous avions plus de soleil ici, a-t-elle dit avec mélancolie.
Ouh là. Ça n'avait pas l'air d'aller.
— Oh, tu sais, ici, il y a parfois du brouillard et puis nous ne sommes jamais à l'abri d'un tremblement de terre.
— Je préfère encore un tremblement de terre à cette pluie incessante.
J'ai ri nerveusement, puis j'ai changé de sujet, lui ai dit au revoir et j'ai raccroché pour me remettre à fixer le parquet. Emily est revenue à la maison en début d'après-midi. Lou lui avait prouvé son amour pendant tout le week-end en l'invitant dans de très bons restaurants et en pratiquant son shiatsu sur elle. La nuit dernière, ils étaient allés à Mulholland Drive admirer les lumières de la ville, et Lou lui avait confié que, un jour, ils raconteraient ce souvenir à leurs petits-enfants.
— Un cas classique de la phobie de l'engagement, a conclu Emily tranquillement.
— Qu'est-ce que c'est ?
— C'est le type qui la joue intime au premier rendez-vous. Un vrai morceau de sucre : tu ajoutes de l'eau, tu remues et il se dissout. Tu as beau chercher, tu ne le retrouves jamais.
— Ça n'a pas l'air de te contrarier...
— Je sais où je vais, ça évite les désillusions. D'un autre côté, ce serait terrible si Lou avait été sincère ! a-t-elle jeté avec mépris.
Inutile de lui dire que Mort Russell n'avait pas appelé, Emily avait déjà interrogé son répondeur à plusieurs reprises.
— Et toi, Maggie, ça va ?
Ça n'allait pas très bien parce que Troy n'avait toujours pas appelé, mais je me remontais le moral en me disant que, parfois, l'attente en valait vraiment la peine.
Emily me dévisageait, pensive.
— Tu es différente...
Cela se voyait donc tant que j'avais couché avec lui?
— Tes sourcils !
— Lara m'a emmenée chez Mme Anoushka.
— Laisse tomber, je connais. Raconte-moi plutôt la fête de Cameron Myers.
— C'était génial, ai-je dit, euphorique.
L'expression d'Emily s'est altérée. Elle avait l'air choqué.
— Tu as couché avec Troy, Maggie ?
— Oui, et alors ?
— Rien... En fait, c'est bizarre... Tu as vécu neuf ans avec Garv et, après deux semaines à Los Angeles, tu couches avec un autre ? Tu n'as jamais été une fille facile, alors je m'étonne.
— Pas moi !
— Parfait
Emily se forçait à sourire.
— C'était bien au moins ?
— Bien? Génial.
— Ah, génial...
24
Il y a trois ans, j'ai eu trente ans. Garv a obtenu une promotion dans les bureaux de sa boîte à Dublin et nous sommes rentrés en Irlande après cinq ans passés à Chicago. Garv s'est installé dans ses nouvelles fonctions de directeur, j'ai signé un contrat de six mois chez McDonnell Swindel et les bébés ont été
à l'ordre du jour...
Mais je ne me sentais toujours pas prête. Bien que ravie de rentrer en Irlande, Chicago me manquait. Et mon nouvel emploi me stressait : on ne m'avait proposé qu'un contrat à durée déterminée et je m'accommodais mal de ma précarité
professionnelle. Enfin, nous n'avions nulle part où loger. À cette époque, Dublin était en plein boom, les prix de l'immobilier flambaient. Nous étions revenus au plus fort de la spéculation immobilière : des appartements grands comme des mouchoirs de poche se vendaient et s'achetaient plusieurs millions de livres. Aussi, au lieu d'emménager dans une élégante demeure du centre grâce à nos économies en dollars, nous avons acheté une maison dans la banlieue de Dublin cinq mois après notre retour.
La maison avait appartenu à une vieille dame et elle était si vétusté que tout était à refaire. Nous avons fait appel à une entreprise pour les travaux de rénovation. Une fois que les ouvriers ont en tout cassé, ils ne sont jamais revenus. Les jours passaient, le tas de ciment était toujours dans le jardin et je n'avais toujours pas conçu de bébé.
Mais les mailles du filet se resserraient. Juste avant notre départ de Chicago, la plupart de nos amis avaient eu des enfants. À
peine revenus en Irlande, même topo... Une semaine après notre retour, la sœur de Garv, Shelley, avait accouché d'un petit Ronan.
Garv a toujours aimé les enfants. Ils le lui rendaient bien, d'ailleurs. Il aimait jouer avec eux et savait les consoler. Quand il les berçait, ils cessaient de pleurer et le regardaient avec une sorte d'émerveillement qui faisait dire à tout le monde qu'il ferait un père formidable.
Lorsque Garv a dit qu'il voulait un enfant, j'ai pensé que je n'avais pas de chance. Dans les autres couples, ce sont toujours les femmes qui en veulent, jamais les hommes. Chaque fois que Garv évoquait ce sujet, je répétais que le moment n'était pas encore venu... Il a compris que mes réticences étaient définitives lors d'un week-end où nous avons gardé Ronan.
C'était la première fois que ses parents nous le confiaient pour une nuit. J'étais contente - je n'ai rien contre les bébés dans l'absolu, c'est seulement l'idée d'être enceinte qui me fait peur. Quand Ronan a pleuré durant la nuit, Garv s'est levé le premier. Le matin, il l'a amené dans notre lit et l'a installé sur ses genoux, face à nous. Ronan gloussait. Garv le tenait par ses petits poignets et lui faisait des grimaces : Ronan riait aux éclats. Garv riait aussi. Le spectacle était si émouvant que j'en ai été
profondément remuée. Nous avons passé une journée très agréable. Le soir, Peter et Shelley sont venus chercher leur fils.
— Pas de problèmes ? Il a été sage ?
— Sage ? a dit Garv. Il a été génial ! On refuse de vous le rendre !
— Il ne vous reste plus qu'à lui faire un petit cousin, a glissé
Shelley.
— Comment voulez-vous que l'on fasse un bébé dans une maison en chantier ! ai-je répliqué avec vivacité.
Es ont ri. J'ai ri. Garv aussi - seulement par politesse. C'avait été la mauvaise excuse de trop.
Le temps passait. Je ne me sentais toujours pas prête, mais je n'avais plus peur de souffrir pendant l'accouchement, rassurée par le témoignage de nombreuses mères. C'était de bon augure, mais quand j'ai appris qu'une femme avait eu son premier à trente-neuf ans, j'ai été ravie. Un article sur une femme de soixante ans qui avait eu un bébé grâce à la fécondation artificielle m'avait transportée.
Mon trente et unième anniversaire est arrivé plus vite que je ne le pensais. N'avais-je pas dit que je ferais un bébé à trente ans ?
Quand me viendrait la fibre maternelle ? À ce train-là, la ménopause se rapprochait !
Las de mes tergiversations, Garv m'a finalement forcée à
regarder le problème en face.
— Je ne suis pas prête..., ai-je avoué. Mais ce n'est pas par crainte de l'accouchement.
— Je te jure que tu auras la péridurale la plus efficace de la planète ! Qu'est-ce qui te tracasse ?
— Mon travail.
C'était un vrai problème. Pendant cinq ans, à Chicago comme à
Dublin, j'avais travaillé dur et bataillé pour obtenir un poste stable. Le jour où j'aurais un contrat à durée indéterminée, je pourrais prendre un congé maternité avec la certitude de retrouver mon travail sans craindre les jalousies des collègues qui le brigueraient en mon absence. Or j'en étais à mon troisième contrat à durée déterminée...
— Tu auras un congé maternité et...
— Et je réintégrerai le cabinet d'avocats? Que fais-tu de mes ambitions ? Si je prends quatre mois de congé, je peux dire adieu à mon boulot !
— Tu n'as rien à craindre. La loi est de ton côté !
Oui, bon... Ce n'est pas Garv qui avait entendu un associé du cabinet comparer un congé maternité à une croisière de quatre mois en Méditerranée tous frais payés.
Certes, comparée à la carrière de Garv, la mienne n'en était pas une, mais elle comptait à mes yeux. Je me plaignais peut-être que mon boulot m'épuisait et me stressait, c'était important pour moi.
— Autre chose ?
— L'hérédité familiale ! Rachel et ses histoires de drogue. Anna et sa folie. Claire et sa rébellion. Ces filles m'ont rendue folle... Tu entends, je parle comme ma mère ! Non, je suis trop irresponsable pour avoir un enfant.
— Non tu ne l'es pas !
— Si. Toi aussi tu l'es. Nous sommes bien à deux, nous n'avons pas besoin d'être trois, si ? C'est génial de partir en week-end quand ça nous chante. Être parent, c'est pour toujours, et pas seulement jusqu'à ce que le bébé atteigne sa majorité.
— Je résume : un enfant te brisera le cœur et anéantira tes ambitions professionnelles. Il détruira ta vie sociale pendant les vingt prochaines années. D'autres objections ?
— Tu vas me trouver bête...
— Dis toujours.
— Et si quelque chose arrive à notre enfant ? S'il est mis à la porte de son école ? S'il meurt ? Et s'il attrape une méningite ?
Ou s'il est renversé par une voiture ? Nous ne pourrons jamais le supporter... Je suis désolée, je suis complètement parano, ai-je ajouté très vite.
Je n'avais jamais rencontré d'autres femmes aux prises avec autant d'angoisses. Mes amies - maintenant mamans - regrettaient bien un peu le temps où elles n'avaient pas d'enfants, mais pas plus que ça.
— Je comprends... mais si l'on pensait toujours au
pire, on n'aimerait jamais.
J'ai alors craint qu'il ne me propose de consulter un psy. Mais Garv était Irlandais, pas Américain, il n'a rien proposé.
— Il y aurait bien un avantage...
— Oui, c'est sûr. Lequel ?
L'espoir dans sa voix m'a couverte de honte.
— Le chocolat... et la nourriture en général. Je pourrais manger tout ce que je veux sans culpabiliser.
— C'est déjà ça...
Une autre année s'est écoulée. J'ai eu trente-deux ans. J'étais plus prête que je ne l'avais jamais été -enfin, pas encore assez. Puis un jour, j'ai lâché prise. Il était temps... Cette lutte silencieuse était fatigante.
Quand j'ai fait part de ma décision à Garv, il a explosé de joie.
— Pourquoi tu as changé d'avis ?
— Je ne veux pas devenir une de ces femmes qui volent les bébés dans les supermarchés...
— Tu ne le regretteras pas ! a-t-il lancé avec enthousiasme. Je savais que si, mais je ne pouvais pas en vouloir à Garv de son optimisme. Il n'avait pas conscience que mes doutes étaient très profondément ancrés en moi. Il pensait en toute sincérité que mes dernières craintes seraient balayées par une grande marée d'œstrogènes, une fois que je serais enceinte.
— Il faut que j'achète un truc qui indique ma période d'ovulation.
Garv a été étonné.
— Contentons-nous plutôt de...
... faire l'amour sans contraception. Ce qu'on a fait. La première fois, j'ai eu l'impression de sauter sans parachute. On m'avait dit qu'il fallait entre six mois et un an pour tomber enceinte, moi, dès le premier jour, j'ai guetté les signes. En dépit des risques que nous avions pris, j'ai eu mes règles. Ni les douleurs ni les crampes menstruelles n'ont étouffé mon soulagement d'avoir gagné un mois. Peut-être me faudrait-il un an avant de concevoir ?
Que non, j'ai été enceinte le deuxième mois et je l'ai su tout de suite. À vingt heures pétantes, mon estomac refusait tout, même un simple verre d'eau. J'avais des envies de meurtre dès qu'on passait à proximité de mes seins. J'étais pâle. Sauf quand j'étais verte.
J'avais sans cesse des nausées alors que je ne suis jamais malade. J'étais si mal que je n'arrivais plus à penser droit. Par acquit de conscience, j'ai fait un test de grossesse. Quand nous avons constaté qu'il était positif, Garv a pleuré avec une pudeur toute masculine. Moi aussi j'ai pleuré - de joie ?
Je continuais à travailler, mais ma capacité de concentration mon rendement avaient chuté au-dessous de zéro. Je ne pensais qu'à m'allonger. Quand je rentrais à la maison, gémissant de soulagement, je me dirigeais droit vers la chambre à coucher. Si Garv était déjà rentré, il avait défait le lit et je n'avais qu'à me glisser entre les draps frais.
Il se couchait à côté de moi. Je serrais sa main et je lui disais combien je le détestais.
Puis, après le premier mois de grossesse, il s'est passé
quelque chose en moi.
— Crampes d'estomac? a demandé Garv fort prosaïquement. Gaz ?
— Non ! ai-je dit, ahurie par l'étrangeté du phénomène. C'est de l'excitation !
Garv en a pleuré.
À ma plus vive surprise, je désirais enfin ce bébé ! À cause des modifications hormonales ? À sept semaines de grossesse, je suis allée à ma première échographie et j'ai eu le coup de foudre. Le cliché gris et flou ne montrait qu'une virgule sombre entourée de points et d'accents plus clairs, mais c'était notre bébé. Un petit être unique. C'est nous qui l'avions fait. C'est moi qui le portais.