Chapitre Un
Un Survivant
Les déferlantes se brisaient sur les rochers et explosaient dans des gerbes d’écume, le grondement tonitruant du ressac se répercutant depuis les falaises. Animée par une houle formidable, la mer émeraude et glacée se précipitait avec force dans les canaux qui séparaient les archipels de l’est, s’élevant et redescendant au gré des vagues qui finissaient par mourir sur les plages lointaines de l’île prise dans son linceul de brume.
Parmi les redoutables rouleaux d’un vert lumineux apparurent les restes d’une épave, celle d’un navire qui avait certainement fait naufrage dans les bancs de brouillard épais voilant les îlots mouvants qui protégeaient le flanc oriental de l’île. Accrochée aux débris se dessinait une silhouette aux vêtements déchirés et ensanglantés, dont la chevelure dorée épousait la forme de son crâne et de ses oreilles en pointe.
L’homme se cramponnait désespérément à l’épave, sans doute aveuglé par le sel qui lui collait les yeux, les coups de massue des vagues menaçant à chaque instant de l’arracher à son radeau de fortune et de le condamner en l’emmenant par le fond. Il serrait si fermement les ultimes vestiges de son navire que ses mains étaient couvertes de multiples plaies.
S’accrochant à l’espoir que la mer allait le rejeter sur les plages de l’île avant que ses forces l’abandonnent et que les flots réclament leur dû, il battait mollement des pieds, tanguant tel un cavalier tentant de dresser un poulain sauvage. Chacun de ses muscles le brûlait et du sang s’écoulait d’une large entaille qui lui ornait le front, les vertiges et la nausée menaçant de l’arracher à l’épave aussi sûrement que les vagues. La mer le poussait vers l’île, mais les brumes scintillantes qui en enveloppaient les falaises semblaient altérer la distance le séparant de son salut. Une minute il se rapprochait, celle d’après il semblait s’éloigner de la terre ferme.
Non seulement le brouillard trompait sa vue, mais il affectait aussi son ouïe. Au milieu du tumulte des flots, il était sûr d’entendre les vagues frapper la coque d’un navire derrière lui, alors qu’il se laissait dériver dans les canaux perfides. Il tournait parfois la tête pour localiser la source du bruit, mais il ne distinguait rien de plus que les brumes fantomatiques qui s’accrochaient à la mer, comme un aimant, et le spectacle fascinant qu’offraient les falaises blanches.
Il avala une gorgée d’eau de mer et se mit à tousser, le corps parcouru de frissons dus à l’épuisement et au froid. Une épouvantable léthargie s’emparait de ses membres et il sentait ses forces le quitter comme si un sortilège les puisait. Ses paupières pesaient de plus en plus lourd, recouvrant ses yeux saphir, l’invitant à renoncer, à tout abandonner. Il se libéra du sommeil qui risquait de provoquer sa perte et serra un peu plus les débris de bois, la douleur lui redonnant un coup de fouet qui lui raidit l’échine et le fit hurler.
Il hurla de douleur, hurla pour tout ce qu’il avait perdu, animé par une angoisse qu’il ne comprenait toujours pas.
Il n’avait aucune idée du temps qu’il avait passé dans l’eau. Il ne se souvenait même plus du nom de son navire ni de son rôle au sein de l’équipage. Ses souvenirs semblaient avoir aussi peu de substance que les brumes, prenant la forme d’images fragmentaires se succédant à la surface de ses pensées, sans véritable signification ; tout ce qu’il gardait à l’esprit était cette mer cruelle qui le battait de toute sa puissance.
L’océan le souleva jusques à ce qu’il se retrouve finalement sur la crête d’une lame rugissante avant de le renvoyer dans le creux des vagues vertes ; il eut cependant le temps d’apercevoir l’île malgré la croûte de sel qui lui recouvrait les yeux.
Les imposantes falaises nacrées, couronnées d’une verdure luxuriante étaient plus proches que jamais, si bien que l’écho du ressac se brisant contre leur base était maintenant assourdissant. L’espoir lui revenait au cœur et lui donna un coup de fouet, alors que la brume s’écartait pour dévoiler la courbe dorée d’une plage tout près d’un éperon de marbre.
Pris d’une crise d’hystérie, il se mit à rire tel un dément et s’efforça de battre des pieds pour lutter contre la marée et parvenir sur la terre ferme. Il serra les dents et puisa dans ses dernières forces pour atteindre la plage. Courroucée à l’idée de laisser échapper sa proie, la mer redoubla de violence pour le garder en son sein, mais il rassembla tout son courage pour briser son étreinte.
Lentement mais sûrement, la plage se rapprocha ; elle couvrait tout le périmètre d’une baie rocailleuse, hérissée de tours de guet et de phares. Il sentit ses forces l’abandonner alors qu’il pénétrait enfin dans les eaux abritées de la baie ; il se cramponna un peu aux madriers de son navire, laissant les courants le pousser vers le rivage.
Sa vue se brouilla. Il savait pertinemment qu’il en avait trop demandé à son corps torturé et qu’il n’en pouvait plus. Il reposa la tête sur la surface lisse et humide du bois, sentit ses membres se relâcher et son esprit s’endormir. Un sourire se dessina sur son visage alors que la côte se rapprochait, les grands peupliers et l’herbe grasse dévalant le littoral depuis les falaises qui le surplombaient.
Des formes ailées tournoyaient dans le ciel et son sourire s’élargit un peu plus lorsqu’il entendit les cris des oiseaux marins, comme s’ils lui souhaitaient la bienvenue - alors qu’il ne se rappelait même plus pourquoi ni combien de temps il s’était absenté. Il commença à se laisser gagner par le sommeil tandis que le courant n’en finissait pas de le rapprocher de la plage, si bien qu’il lui fallut plusieurs minutes pour interpréter le léger choc de son radeau de fortune contre le rivage.
Il releva la tête pour cracher de l’eau de mer et ses yeux se remplirent de larmes de joie à la pensée d’être enfin rentré chez lui. Il pleura à chaudes larmes en s’extrayant des planches et des cordages qui l’avaient sauvé des eaux émeraude et roula dans l’écume.
Le simple fait de sentir le sable fin lui procura un plaisir intense, si bien qu’il en serra de pleines poignées dans ses mains ensanglantées pendant qu’il rampait pour se mettre au sec. Centimètre après centimètre, malgré la torture qu’il endurait et le souffle court, il tira sa carcasse endolorie sur la plage, ponctuant chacun de ses efforts herculéens par des sanglots de douleur.
Enfin, il parvint à laisser l’océan derrière lui et s’effondra sur le flanc, haletant, ses larmes creusant des sillons dans la couche de sel qui lui recouvrait le visage. Il roula finalement sur le dos, les yeux braqués vers le magnifique ciel bleu avant de les refermer.
— Je suis rentré chez moi, murmura-t-il tout en sombrant dans l’inconscience. En Ulthuan…
Ellyr-charoi, la grande villa de la famille Éadaoin, étincelait tel un brasier, la lumière de ce début d’après-midi se reflétant avec éclat dans les pierres précieuses dont ses murs étaient sertis et dans le verre coloré des hautes fenêtres de ses nombreuses tours coiffées d’azur. Bâtie autour d’une cour centrale, la villa affichait une architecture conçue pour l’intégrer parfaitement au paysage. Ceux qui l’avaient bâtie s’étaient appuyés sur la topographie pour que la demeure semble être tout naturellement sortie de son environnement plutôt que d’y avoir été dressée par les mains d’artisans.
Sise au beau milieu d’un vaste bosquet, elle était flanquée de deux cascades ivoirines et écumantes qui naissaient sur les pentes des monts Annulii. Les deux cours d’eau glacés se rejoignaient en contrebas de la villa, leur débit s’accélérant jusques à une large rivière qui scintillait à l’horizon. Un sentier envahi par la végétation menait des portes de la maison à un grand pont de bois qui enjambait le torrent et suivait le cours de la rivière dans l’été éternel d’Ellyrion, vers la formidable cité de Tor Elyr.
Une épaisse couche de feuilles mortes s’était amassée contre les pierres lisses de la villa et les plantes sauvages grimpaient, tels des serpents, sur les murs fissurés. Une brise légère s’engouffrait par les portes laissées ouvertes, comme un soupir de regret, et sifflait en s’introduisant par les fenêtres brisées des tours les plus hautes. Là où des guerriers montaient jadis la garde, près de la porte ouvrant sur l’intérieur de la demeure du seigneur Éadaoin et dans les tours de guet, tout ce qu’il restait désormais était le souvenir de ces loyaux serviteurs.
À l’intérieur de la villa, des feuilles dorées dansaient au rythme du souffle fantomatique du vent qui murmurait dans les pièces vides. L’eau ne gargouillait plus dans la fontaine depuis bien longtemps et aucun rire, aucune chaleur n’animaient les couloirs déserts. Le seul son qui brisait le silence était celui de pas hésitants dans le cloître dallé de marbre, qui empruntèrent ensuite l’élégant escalier cintré qui menait de la cour aux appartements du maître de maison.
Rhianna leva les yeux de son livre, alors que Valeina sortait des ombres du cloître encombré de feuilles mortes et s’avançait dans la cour d’été, bien que le nom fût désormais en complète contradiction avec l’ambiance automnale qui régnait en cet espace ouvert. La jeune elfe portait un plateau argenté sur lequel figuraient un verre à pied en cristal, rempli de vin, et une assiette de fruits frais, de pain, de fromage et de tranches de viande froide. Vêtue de la livrée de la maison, Valeina servait les seigneurs Éadaoin depuis près d’une décennie et Rhianna lui adressa un sourire de bienvenue lorsque la jeune fille passa devant la fontaine silencieuse qui occupait le milieu de la cour.
Rhianna vivait à la villa Éadaoin depuis quelque dix-huit mois. Elle s’était prise d’affection pour la jeune servante et accordait beaucoup de valeur aux moments que toutes deux passaient ensemble. En son for intérieur, elle savait qu’une telle amitié ne lui serait jamais venue à l’esprit sur les terres de son père, mais il s’était passé beaucoup de choses depuis qu’elle avait quitté Saphery.
— Ma dame, commença Valeina en posant le plateau près de sa maîtresse. Le repas du seigneur Éadaoin ; vous m’avez dit vouloir le lui porter vous-même.
— En effet, répondit Rhianna. Merci.
La jeune femme hocha la tête en signe de respect, ne franchissant pas la frontière qui séparait nobles et roturiers, malgré leur amitié grandissante. Rhianna n’avait nullement besoin de ses pouvoirs magiques pour comprendre que Valeina se sentait mal à l’aise à l’idée de lui laisser apporter ce repas au maître de maison. L’étiquette voulait qu’un noble elfe d’Ulthuan ne se charge pas de tâches aussi banales que de servir à manger, mais Rhianna lui avait poliment demandé de lui confier le plateau.
— Avez-vous besoin d’autre chose, ma dame ? poursuivit Valeina.
Rhianna secoua la tête.
— Non, c’est parfait. Veux-tu t’asseoir à mes côtés un instant ?
Valeina parut hésiter et le sourire qu’affichait sa maîtresse disparut, sachant qu’elle se servait simplement de la jeune femme comme d’une excuse pour retarder la livraison du repas à celui à qui il était destiné.
— Je sais que cela paraît quelque peu excentrique, Valeina, fit Rhianna, mais c’est là une tâche dont je dois me charger.
— Mais ce n’est pas bien, ma dame, répondit la jeune servante. Je veux dire, une dame de votre rang qui se charge des tâches domestiques…
Retrouvant le sourire, Rhianna tendit la main pour prendre celle de Valeina.
— Je porte juste à manger à mon mari, là-haut, c’est tout.
La domestique lança un regard en direction de l’escalier en colimaçon qui permettait de gravir la tour Hippocrène. Jadis, une partie de la cascade qui tombait derrière la maison avait été détournée de son cours pour suivre des sillons taillés à même la tour et alimenter la fontaine de la cour d’été, mais les feuilles mortes avaient remplacé les eaux cristallines qui donnaient vie autrefois au bassin de marbre et aux cuvettes d’argent.
— Comment va le seigneur Éadaoin ? demanda Valeina, incapable de dissimuler la nervosité suscitée par une question aussi indiscrète.
Rhianna poussa un soupir et se mâchonna la lèvre inférieure avant de répondre :
— Fidèle à lui-même, ma chère Valeina. La mort de Cæ… de son frère lui a brisé le cœur et il semble avoir perdu toute affection pour ses proches.
— Cælir nous manque à tous, ma dame, fit la jeune elfe en serrant la main de sa maîtresse, nommant ainsi la source de la tristesse qui s’était abattue sur la maison Éadaoin, tel un suaire. Il offrait tant de vie et d’énergie à la maison, reprit-elle.
— En effet, convint Rhianna, luttant pour repousser une vague soudaine de chagrin qui menaçait de la submerger. Elle laissa échapper un sanglot étouffé, mais la colère prit le dessus, endiguant la peine, et elle se ressaisit.
— Je suis désolée, je ne voulais pas…
— Ce n’est rien, ma chère, dit Rhianna, tout va bien.
Elle savait pertinemment qu’elle n’avait pas convaincu la servante et se demanda si elle-même était convaincue.
Deux années s’étaient écoulées depuis la mort de Cælir à Naggaroth, et bien que la douleur fût toujours aussi vive dans leur cœur, le devoir était plus fort que la mort.
Elle se souvenait du jour où elle avait vu les vaisseaux aigles revenir de Lothern après l’attaque menée contre les terres des elfes noirs, les méprisables druchii, l’argent étincelant de la Porte de Saphir brillant telles les flammes dans le soleil couchant. À peine avait-elle plongé son regard dans les yeux hagards d’Eldain fraîchement descendu à quai qu’elle avait compris que Cælir était mort. Les visions de Morai-Heg qui hantaient ses rêves de noires prémonitions prenaient soudain vie, d’atroce manière.
Cælir était tombé sous les coups des druchii, avait expliqué Eldain, et le chagrin dévorant que la perte de son frère lui causait était aussi douloureux que le sien. Ensemble, ils avaient pleuré et ne s’étaient pas séparés, dans l’espoir que leur tristesse mutuelle les aide à panser leurs plaies.
Elle écarta le souvenir de ce jour funeste et tourna son regard sur l’alliance qu’elle portait au doigt, un anneau en argent serti d’une pierre aux nuances bleu cobalt, montée sur une minuscule paire de mains enlacées. Peu après, Eldain avait parlé de la promesse qu’il avait faite à son jeune frère en quittant la Terre du Froid, une promesse selon laquelle il prendrait soin de Rhianna s’il devait lui arriver quelque chose.
Ils s’étaient mariés l’année suivante et toute l’aristocratie elfique d’Ulthuan avait convenu qu’il s’agissait d’une belle union.
Sans doute, pensa Rhianna, car elle était déjà fiancée à Eldain lorsque Cælir avait gagné son cœur, après l’avoir sauvée d’une mort certaine en la sortant des griffes de pillards druchii, un an plus tôt.
Mais ses rêves d’amour s’étaient envolés depuis bien longtemps et elle était maintenant l’épouse d’Eldain, seigneur de la maison Éadaoin et maître de cette villa.
Rhianna lâcha la main de Valeina et s’empara du plateau d’argent. Elle se leva avec grâce avant de reprendre la parole :
— Je vais porter ceci à Eldain.
— C’est un homme bien, ma dame. Laissez-lui un peu de temps, fit Valeina en se levant à son tour.
Rhianna opina du chef et fit volte-face, se dirigeant vers l’escalier pour rejoindre son époux qui ruminait son chagrin dans la plus haute tour d’Ellyr-charoi.
Eldain étreignait le rebord de la grande fenêtre en ogive qui s’ouvrait sur le tapis de verdure vallonné d’Ellyrion ; il écoutait les voix montant de la cour d’été. Chaque mot était pareil à un poignard lui plongeant dans le cœur et il ferma les yeux en sentant la douleur l’envahir. Il poussa un souffle et tenta de maîtriser le rythme de son cœur qui battait maintenant la chamade en récitant le serment des maîtres des épées de Hœth.
Bien qu’il ne fût jamais allé à la Tour Blanche, où les légendaires guerriers mystiques s’entraînaient, il savait que leurs mantras l’apaisaient dans l’épreuve, le rythme des paroles sonnant telle une musique à ses oreilles.
Eldain ouvrit les yeux et, prenant une profonde inspiration dans le but de se calmer, se tourna vers les montagnes élancées qui se dressaient à l’ouest. Les monts Annulii dominaient les plaines d’Ellyrion, austères et blafards sur fond de ciel bleu pâle, leurs sommets perdus dans les brumes tourbillonnantes de magie brute qui circulaient entre les royaumes intérieurs et extérieurs d’Ulthuan. La stabilité rassurante des montagnes était une panacée pour son âme ; son regard s’attarda sur les pics escarpés et les pentes recouvertes d’arbres, distinguant les sentiers et les bosquets sacrés parmi les grandes cimes rocailleuses.
Dans leur jeunesse, Cælir et lui avaient parcouru les terres d’Ellyrion à dos de chevaux élevés depuis leur plus tendre enfance, des animaux qui étaient devenus leurs compagnons dès leur première balade. Mais Cælir était mort et Eldain quittait rarement Ellyr-charoi.
« C’est un homme bien », avait-il entendu de la bouche de Valeina. Il ne savait s’il devait rire ou pleurer devant de tels propos. Il se détourna de la fenêtre et parcourut la tour Hippocrène de long en large, traînant derrière lui sa longue cape bleu ciel, alors qu’une brise glacée éparpillait les feuilles et papiers posés sur son magnifique bureau de noyer.
La face intérieure de la tour était bordée d’étagères et percée de grandes fenêtres en huit points équidistants, ce qui permettait au seigneur d’Ellyr-charoi de voir l’ensemble de son domaine et de surveiller les formidables troupeaux de destriers d’Ellyrion qui traversaient les plaines.
Eldain s’affala derrière son bureau et réunit les papiers éparpillés par le vent. Parmi les rapports de guerriers fantômes de la côte ouest et les missives de la garnison de la Porte de l’Aigle, nichée dans les montagnes, figuraient de nombreuses invitations à dîner chez divers nobles de Tor Elyr et aussi à assister au tout dernier spectacle de Saphery, ainsi qu’un billet émanant de ses agents du port de Lothern concernant ses investissements commerciaux.
Il ne parvint pas à s’y intéresser plus de quelques secondes et leva les yeux vers le portrait pendu au mur qui faisait face au bureau. Les différences entre le sujet du tableau et Eldain étaient si minimes que seul un examen très minutieux aurait permis de les remarquer.
Tous deux avaient de longs cheveux platine attachés par un anneau doré et le beau visage altier propre à l’aristocratie d’Ellyrion, une expression sévère témoin d’une vie passée au-dehors, sur les plus majestueux destriers d’Ulthuan. Leurs yeux étaient du bleu le plus pur, mouchetés de gris, mais là où le visage du portrait n’arborait qu’insouciance et désinvolture, les traits d’Eldain n’offraient qu’austérité et gravité. L’artiste avait fidèlement rendu la malice enfantine qui luisait toujours dans les yeux de son jeune frère ainsi que l’aura d’audace qui l’enveloppait sans cesse tel un nimbe mystique. Eldain savait parfaitement qu’il ne possédait aucun de ces traits.
Son regard se fixa sur les yeux de Cælir et il ressentit un sentiment de culpabilité familier qu’il accueillit comme un vieil ami. Il trouvait pervers le fait de conserver le portrait de feu son frère, qui était aussi l’ancien fiancé de sa femme, car cela l’obligeait à le contempler chaque jour, mais depuis son retour « triomphant » des terres druchii, il se forçait à affronter la réalité des événements de Naggaroth.
Chaque jour, cela le rongeait un peu plus, mais il ne pouvait se défaire de ce sentiment de culpabilité, pas plus qu’il ne pouvait forcer son cœur à cesser de battre.
Eldain releva les yeux en entendant les bruits de pas de Rhianna qui gravissait l’escalier menant à ses appartements. Il l’aurait reconnue même s’il n’avait pas entendu la conversation plus bas. Il se força à sourire lorsqu’elle apparut, chargée d’un plateau en argent recouvert de plats appétissants.
Il inspira profondément face à sa beauté, lui trouvant un petit quelque chose en plus chaque fois qu’il la contemplait. Ses cheveux, qui lui tombaient à la taille, dévalaient sur ses épaules tel un flot de miel, alors que ses traits fins et ovales étaient sculptés à la perfection, dépassant de loin les plus belles œuvres des artistes travaillant les meilleurs marbres de Tiranoc. Sa longue robe bleue était tressée de boucles et de spirales argentées ; son doux regard était animé par une lueur dorée et magique.
Elle était magnifique et sa beauté constituait à elle seule une double peine.
— Vous devriez laisser Valeina se charger de ceci, dit-il alors qu’elle posait le plateau devant lui.
— J’aime vous rendre visite, répondit-elle en souriant, mensonge évident aux oreilles d’Eldain.
— Vraiment ?
— Vraiment, rétorqua-t-elle en se dirigeant vers la fenêtre avant de porter son regard au loin. J’aime la vue ; on voit quasiment jusqu’à la forêt d’Avelorn.
Eldain détacha son regard de Rhianna et examina le plateau qu’elle lui avait apporté avant de s’emparer d’un petit morceau de pain à contrecœur. Il n’avait pas faim et le reposa au moment où Rhianna se retourna et s’adressa à lui :
— Que diriez-vous d’aller chevaucher aujourd’hui, Eldain ? Nous avons encore un peu de temps avant la tombée de la nuit et cela fait bien longtemps que vous n’avez pas monté Lotharin.
La simple évocation de son fidèle destrier le fit sourire. Bien que l’étalon noir comme la nuit parcourût les plaines en compagnie des troupes de chevaux sauvages du royaume d’Ellyrion, une simple pensée aurait suffi à le faire rappliquer à Ellyr-charoi au galop en raison du lien qui les unissait.
Il secoua la tête et fit un geste las en direction des papiers qui jonchaient son bureau.
— Je ne puis, j’ai encore du travail.
Le visage de Rhianna s’empourpra et il put distinguer la colère qui naissait en elle sous la forme d’une douce lueur derrière ses yeux dorés. Il s’agissait d’une fille de Saphery ; la magie courait dans ses veines et Eldain ressentit une onde actinique.
— Eldain, s’il vous plaît, fit-elle. Ce n’est pas très sain. Vous passez vos journées cloîtré dans cette tour avec pour seule compagnie vos ouvrages, votre paperasse et… Cælir. Tout ceci est morbide.
— Morbide ? Est-il morbide de commémorer les morts ?
— Non, il n’est pas morbide de pleurer les morts, mais il est inconvenant de vivre dans leur ombre.
— Je ne vis dans l’ombre de personne, répondit-il en baissant la tête.
— Ne me mentez pas, Eldain, fit-elle en haussant le ton. Je suis votre femme !
— Et je suis votre mari ! répondit-il en se levant avant de balayer d’un geste le plateau d’argent qui alla s’écraser au sol. Les assiettes firent un bruit de tous les diables et le verre en cristal se brisa en mille morceaux. Je suis le maître de cette maison, reprit-il, et mes affaires ne me permettent pas de m’adonner à ce genre de frivolités !
— Frivolités ? Est-ce tout ce que je suis désormais à vos yeux.
Il lui vit naître des larmes et baissa d’un ton.
— Non, évidemment non, ce n’est pas ce que je voulais dire ; c’est juste que…
— Juste quoi ? demanda Rhianna. Ne vous rappelez-vous pas m’avoir déjà perdue jadis ? Lorsque les druchii ont manqué me tuer, c’est Cælir qui m’a sauvée parce que vous passiez tout votre temps enfermé dans cette tour à vous occuper de vos « affaires ».
— Il fallait bien que quelqu’un s’en charge… fit Eldain. Mon père était mourant, empoisonné par les druchii. Qui s’est occupé de lui ? Qui a protégé Ellyr-charoi ? Cælir ? Sûrement pas.
Rhianna s’approcha de lui et il sentit sa détermination s’effriter face aux paroles de sa femme.
— Cælir est mort, Eldain, contrairement à nous qui avons une vie à mener. Elle prit l’une des liasses de papier du bureau et poursuivit. Ellyr-charoi n’est qu’une petite partie du monde, Eldain ; un monde vivant dont nous faisons partie. Mais nous ne rendons jamais visite à nos pairs, nous ne dînons pas chez les grands, pas plus que nous participons aux bals de Tor Elyr…
— Les bals, fit Eldain. Mais de quels bals parlez-vous, Rhianna ? Notre peuple se meurt et aucune réception, aucun bal ne sauraient occulter ce fait. Voulez-vous que j’arbore un sourire feint et que je danse alors même que nous assistons à nos propres obsèques ? Cette simple pensée me rend malade.
Il fut lui-même surpris par la véhémence de ses propos, mais Rhianna secoua la tête en se rapprochant de lui jusques à prendre ses mains dans les siennes.
— Vous rappelez-vous avoir promis à votre frère de prendre soin de moi ?
— Oui, fit-il en s’imaginant le beau Cælir en train de confesser la peur qui le tiraillait lorsque le navire passa au large de la Tour Scintillante, à l’embouchure du détroit de Lothern.
— Alors, tenez votre parole, dit-elle. D’autres peuvent s’occuper d’Ellyr-charoi. Regardez par la fenêtre, Eldain, le monde tourne toujours et sa beauté ne s’est pas estompée. Oui, nos noirs cousins situés de l’autre côté de l’océan nous guettent ; eh oui, d’odieux démons cherchent à anéantir tout ce qui est beau et merveilleux, mais si nous vivons dans la terreur permanente de telles choses, autant nous trancher la gorge nous-mêmes.
— Mais j’ai des choses à faire, des choses qui…
— Qui peuvent attendre, l’interrompit Rhianna en l’attirant à elle avant de poser les mains de son époux sur sa taille. Ses cheveux dégageaient un parfum de verger en fleurs et il inspira profondément, sentant ses soucis s’envoler alors qu’il profitait des senteurs.
Eldain sourit et se détendit en cette étreinte, sentant les mains de sa femme glisser le long de son dos.
Il ouvrit les yeux et se raidit en plongeant son regard dans celui de son frère.
Tu m’as tué…