Chapitre Quinze
Confluence
Le soleil commençait à monter dans le ciel, les ombres allongées de l’aurore battant en retraite devant la journée qui avançait, et il illuminait la vallée s’étendant devant la Porte de l’Aigle. Depuis que les aigles avaient déposé le patrouilleur blessé et rapporté les nouvelles de la progression de l’ennemi, Glorien Juste Couronne avait fait tout ce que ses livres lui conseillaient avant une bataille.
Trois cavaliers montant les destriers les plus rapides de la forteresse étaient partis à Tor Elyr pour porter la nouvelle et demander des renforts, puis il avait chargé des éclaireurs de surveiller l’arrivée de l’ennemi. On avait fait bonne provision de flèches sur les remparts et toutes les armes avaient été vérifiées à deux fois. Les quelques mages affectés à la Porte de l’Aigle avaient passé la nuit à méditer, accumulant force et pouvoirs pour la bataille à venir.
Il avait personnellement inspecté chaque centimètre de l’enceinte et de la porte, avant d’être finalement soulagé que tout paraisse normal. Bien qu’il estimât Cérion Aile d’Or négligent, Glorien ne trouva rien à redire à ses défenses.
En milieu de matinée, Alanrias le guerrier fantôme revint et retrouva Glorien à la porte.
Les nouvelles étaient mauvaises.
— Ils seront là dans une heure, peut-être moins, dit l’éclaireur encapuchonné d’une voix entrecoupée, une tache de sang apparaissant sur sa cape grise, là où il avait reçu un carreau en fer. Nous les avons harcelés depuis Cairn Anroc, mais les druchii des montagnes de l’Épine Noire sont de bons chasseurs et plusieurs d’entre nous ont été tués. Des cavaliers noirs devancent l’armée, livrant des escarmouches contre des groupes de patrouilleurs d’Ellyrion.
— Où sont ces groupes de patrouilleurs, maintenant ? demanda Glorien en ne voyant aucun cavalier derrière son éclaireur.
— La plupart sont morts, mais certains ont réussi à prendre la fuite dans les montagnes.
Glorien remercia Alanrias et l’envoya auprès des guérisseurs, avant de retourner sur les remparts en compagnie de Ménéthis. Il tentait de ne pas laisser transparaître la peur à laquelle il était à deux doigts de succomber en allongeant le pas et en gardant la tête bien haute. Ensemble, ils parcoururent le chemin de ronde et Glorien reprit confiance en lui en lisant la détermination qu’affichait le visage de ses guerriers. Il aurait tant voulu ressentir la même assurance que ses hommes, car il n’avait encore jamais participé à une bataille…
Il tenta de discuter avec les guerriers, comme il avait souvent vu Cérion le faire, mais ses mots étaient maladroits et il abandonna rapidement. Il songea alors à la robustesse de sa forteresse inexpugnable dont les tours n’étaient jamais tombées. Des centaines de guerriers elfes la défendaient et il n’était pas moins intelligent que les commandants qui s’y étaient succédé.
Caledor avait conçu ses forteresses à la perfection et aucune n’était jamais tombée entre les mains de l’ennemi. Cette simple pensée redonna de l’espoir à Glorien.
Toutefois, cet espoir s’estompa bien vite lorsque le soleil monta dans le ciel et que l’armée ennemie apparut.
Elle progressait au centre de la vallée. Des milliers de guerriers elfes noirs manœuvrant en régiments bien disciplinés, armés de longues lances et arborant des bannières serpentines aux hampes surmontées de runes argentées. Des guerriers en armure, équipés de lames d’exécuteurs passées à l’épaule, avançaient à leurs côtés dans un silence menaçant, brandissant fièrement des oriflammes recouvertes de la rune maudite de Khaine.
Une vague d’horreur balaya les remparts, lorsque trois énormes créatures multicéphales aux écailles noires furent exposées à la vue de tous par un groupe de dresseurs en sueur, armés de longs pique-bœufs. Une fumée âcre s’échappait des gueules hérissées de crocs des monstres et leurs rugissements résonnaient dans toute la vallée, tandis qu’ils grondaient et tiraient sur leurs chaînes.
Glorien écarquilla les yeux en voyant un groupe de prisonniers apparaître devant les monstres, leur uniforme les identifiant comme des guerriers d’Ellyrion.
— Oh ! non… murmura-t-il, quand l’un des captifs trébucha et se fit happer par les mâchoires de l’une des hydres. L’air glacé propagea ses hurlements et Glorien vit avec effroi les nombreuses têtes du monstre se battre pour le corps, le mettant en lambeaux dans une véritable frénésie sanguinaire.
Le sang coulait déjà et la cavalerie reptilienne des druchii renâcla et griffa le sol en sentant son odeur. Les sombres aristocrates qui montaient les créatures avaient endossé de belles armures ouvragées de plaques ébène et portaient de longues lances, les terrifiants symboles de leur maison figurant sur leurs boucliers en forme de losange.
Des hardes de créatures ailées tournoyaient au-dessus de l’armée en marche, des monstres à la peau parcheminée, aux traits féminins repoussants, jetant des cris aigus écœurants.
Aux côtés des druchii avançait également une horde d’hommes corrompus, poussant des hurlements éraillés et frappant leurs boucliers de leurs haches et de leurs épées. Cette masse nauséabonde était précédée de flagellants, des esclaves aliénés sur lesquels on avait cousu de la peau d’elfes écorchés vifs.
Les barbares humains mugissaient et hurlaient, le corps recouvert d’huiles et de plaques de métal fixées dans leurs chairs par des procédés assurément magiques. Aussi brutaux que fussent ces hommes, Glorien sentit ses os se glacer en apercevant les champions qui étaient à leur tête, des guerriers qui avaient confié leur âme aux dieux sombres et dont la peau était gravée de runes.
Chaque champion était entouré par une clique de disciples assoiffés de sang : des bipèdes aux muscles saillants, des mutants aux formes improbables, des parias touchés par le pouvoir du Chaos et des chamans bredouillant des airs de mirliton interdits.
Des milliers de guerriers occupaient maintenant la vallée et Glorien vit cette terrifiante armée s’arrêter, juste hors de portée de ses balistes.
— Ils sont si nombreux… parvint-il à articuler, malgré une gorge sèche et un estomac noué de terreur.
Ménéthis ne répondit pas, mais désigna le centre de la horde ennemie d’un doigt tremblotant.
Deux silhouettes se dirigeaient maintenant vers la Porte de l’Aigle. Il s’agissait d’une femme séduisante, chevauchant un destrier sombre aux ailes noires comme la nuit, et d’un homme à la musculature hypertrophiée, montant un énorme cheval dépecé dont la selle et la bride étaient clouées à la chair.
— Quels sont vos ordres, mon seigneur ? demanda Ménéthis.
Glorien se passa la langue sur les lèvres.
— Attendez ; laissez-moi réfléchir.
Les deux cavaliers s’arrêtèrent et Glorien vit qu’ils étaient à portée de ses archers. Il pouvait leur ordonner de les abattre, mais un tel déshonneur n’eût pas été digne de lui. En temps de guerre, les hommes et les druchii ne s’encombraient sans doute pas de questions d’honneur, mais Glorien Juste Couronne était issu de la noblesse d’Ulthuan.
Il prit une profonde inspiration et pria pour que sa voix ne trahît pas la peur qui le tenaillait.
— Ces terres sont placées sous l’autorité suprême de Finubar, Roi Phénix d’Ulthuan et seigneur des asur. Partez sur-le-champ ou vous mourrez !
La vallée était plongée dans le silence le plus total, comme si les montagnes elles-mêmes attendaient la réponse des chefs ennemis.
La femme druchii rejeta la tête en arrière et poussa un rire cruel et lugubre à la fois. De son côté, le géant secoua la tête, comme s’il avait senti la peur dans la voix de Glorien.
Le nouveau commandant de la Porte de l’Aigle se sentit défaillir, lorsque le destrier de la femme déploya ses ailes et qu’il s’envola d’un bond, ses yeux rouges brillant telles des gemmes embrasées, alors que ses naseaux crachaient un nuage de vapeur délétère.
— Archers ! cria Glorien. Tenez-vous prêts !
Six cents arcs grincèrent, chaque archer de l’enceinte tendant la corde de son arme, prêt à lâcher son trait. Glorien n’aurait jamais tué un ennemi venu parlementer, mais cette audace n’avait rien de diplomatique.
Maintenant qu’elle approchait, Glorien pouvait voir qu’il ne s’agissait pas d’une druchii ordinaire, mais d’une femme à la beauté ensorcelante, mince et pâle, aux épais cheveux noirs comme les ténèbres. Elle serra les flancs de sa monture et Glorien fut certain de n’avoir jamais vu de cuisses aussi érotiques.
— Mon seigneur ? demanda Ménéthis. Dois-je donner l’ordre aux archers de tirer ?
Glorien tenta bien de répondre, mais il n’arrivait pas à former le moindre mot, car son âme même semblait envoûtée par le charme surnaturel de la femme. Il remua les lèvres, sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche, tout en trouvant parfaitement absurde de vouloir abattre cette femme.
Il sentit une main se refermer sur son bras et le secouer avec vigueur, mais il préférait s’abandonner à la vision de cette noire beauté. Il n’était pas le seul dans son cas, nombre de ses guerriers semblaient eux aussi ébranlés par la grâce ensorcelante de cette druchii, si bien que beaucoup détendirent la corde de leur arc et se mirent, eux aussi, à la regarder d’un air de jouissance béate.
Les druchii…
Le mot explosa dans son esprit et Glorien sursauta d’effroi, alors que la magie liée à la beauté de la femme semblait vaguement s’estomper.
Il ne s’agissait certainement pas d’une druchii ordinaire…
Il souffla profondément comme pour refouler les illusions de la sorcière et, craignant que ses jambes flageolantes ne se dérobent sous son propre poids, s’appuya sur le merlon de pierre blanche.
Il se tourna alors vers ses archers et cria :
— Tirez ! Abattez-la !
La moitié de ses hommes à peine lâchèrent leur trait, les autres restant sous le joug du charme malicieux. À une telle distance, chacune des flèches aurait dû faire mouche.
Mais alors que la volée de traits était sur le point de l’atteindre, une brume pétillante de magie apparut autour de l’ensorceleuse et les flèches retombèrent à la verticale, telle une pluie de cendres. En retour, elle visa la forteresse de son bâton barbelé et entonna un chant atroce dans la langue des druchii.
Tel le souffle glacial de Morai-Heg, des vents hurlants se mirent à souffler sur les créneaux et Glorien hurla lorsqu’un froid engourdissant s’abattit sur lui. Le frisson noir le transperça et une brume glacée recouvrit le chemin de ronde.
Il entendit les cris des guerriers qui tombaient à genoux de douleur et vit de véritables toiles de givre scintillant apparaître sur la maçonnerie. Des couches de glace sombre se formèrent sous ses pieds et à chaque souffle, Glorien avait l’impression qu’un poignard lui perforait les poumons.
— Je sens la peur et cela me plaît ! siffla la sorcière druchii manifestement amusée. Une éternité d’agonie dans les enfers du Chaos attend tous ceux qui se dressent devant mes guerriers. Je t’en fais le serment, car je suis Morathi et vous allez tous mourir !
C’est sous la lueur chaude des torches et les applaudissements du public, qui lui mirent du baume au cœur, que Cælir se fraya un chemin jusques au tapis. Des visages souriants lui souhaitèrent bonne chance et il espéra ne pas décevoir l’auditoire.
Narentir lui avait confié une harpe en argent. Il en gratta machinalement les cordes, dans l’espoir de déployer talent qu’il s’était découvert avec Kyrielle. Le souvenir de la fille d’Anurion le fit hésiter quelques instants, mais il ne ressentait aucune souffrance. Au contraire, les pensées qui lui traversèrent l’esprit furent des plus agréables ; il aurait tellement aimé qu’elle soit là pour le voir jouer.
— Allez ! lança Narentir. Nous n’allons pas attendre toute la nuit !
L’homme se mit à rire de bon cœur et Cælir sourit en voyant Lilani flâner au fond du public et l’observer avec un intérêt non dissimulé.
Il ferma les yeux et bien qu’il connût de nombreuses chansons, il se rendit soudain compte qu’il ne savait pas les jouer et le trac s’empara de lui.
Ses talents insoupçonnés avaient-ils fini par le trahir ?
La simple idée de faire faux bond au public le terrifiait. Mais même sous l’emprise du vin onirique, il savait qu’il allait connaître l’un des échecs les plus cuisants de sa vie s’il restait là à ne rien faire.
Il parcourut une fois encore l’instrument de la main et là, miracle, sans réel effort de sa part, ses doigts se mirent à danser au gré des cordes de la harpe. Une ambiance magique s’abattit sur le campement et Cælir, libéré de ses craintes, s’abandonna pleinement à une muse inconnue.
L’assistance poussa des rires enchantés et se mit à battre des mains au son de la mélodie. Encouragé par le public, Cælir laissa la musique s’installer en lui, et sentant qu’ils l’avaient accepté parmi eux, il s’esclaffa lui aussi.
Avant même de
savoir ce qu’il faisait, il commença à chanter, les paroles coulant
tout naturellement, comme s’il les avait apprises dès son plus
jeune âge :
Qu’Isha soit avec toi dans chaque forêt,
Et qu’Asuryan t’apparaisse chaque jour,
Que la grâce t’accompagne dans chaque ruisseau,
Sur chaque cap, sur chaque crête et dans chaque
champ.
Gloire à toi pour l’éternité,
Notre heureuse lune, Ladrielle ;
À jamais notre glorieuse
lueur.
Chaque mer et contrée,
Chaque brande et prairie,
Chaque endormissement, chaque réveil,
Au creux des vagues,
Sur la crête des flots,
Chaque étape de ton voyage tu parcours.
Il cessa alors de chanter et de jouer, et ce fut la fin de sa prestation. Il posa la harpe et un ange passa. Il avait le souffle chaud et le désir quasi insoutenable de plaire tambourinait encore dans sa poitrine.
Son chant lui valut de sincères acclamations et Narentir, jusqu’alors confortablement installé dans son siège, se leva, le visage illuminé par un grand sourire.
— Bien joué, Cælir, bien joué, fit-il en lui donnant l’accolade.
— Ce n’était qu’un air de voyageur, répondit Cælir, quelque peu embarrassé par tant d’éloges.
— C’est vrai, mais vous l’avez chanté avec sincérité et la musique était parfaite.
Cælir sourit et sentit la muse en lui en demander plus, mais il tendit la harpe à Narentir, car un nouvel artiste s’approchait du tapis.
En rejoignant les rangs du public, il reçut de nombreuses tapes dans le dos et plusieurs baisers sur les joues. Il se sentait submergé par tant de reconnaissance et sourit encore, alors qu’on lui tendait un autre verre de vin onirique.
Cælir traversa confusément l’assistance, un tourbillon de visages peints, de sourires et de baisers s’abattant sur lui.
Il avala le contenu de son verre d’un trait et on lui en mit aussitôt un autre dans la main.
Il rit de bon cœur et se joignit aux applaudissements alors que les artistes se succédaient. Une main se glissa dans la sienne et il se retrouva face à Lilani, qui se pressa contre lui avant de glisser son regard dans le sien.
— Ta chanson était triste, dit-elle d’une voix soyeuse.
— Elle n’était pourtant pas censée l’être.
— Je veux dire au-delà des paroles, dit-elle en l’entraînant à l’écart de la zone illuminée par les torches, vers les pentes herbues d’une colline basse. Votre cœur souffre, ajouta-t-elle, mais je connais le moyen de le soulager.
— Comment ? demanda Cælir, alors que la main de la jeune femme glissait le long de sa poitrine pour remonter vers son cou. Lilani se serra contre lui qui, sans y réfléchir à deux fois, se pencha pour l’embrasser. Son geste fut purement instinctif et l’audace de sa compagne, qui ne le surprit pas, lui parut somme toute très naturelle. Sa bouche avait un goût de vin onirique et de baies sauvages, ses lèvres étaient douces et sa peau était fraîche sous ses doigts.
D’un simple mouvement, ils se défirent de leurs vêtements et s’allongèrent dans l’herbe argentée, entourés par les chants et les rires lointains qui venaient jusques à eux.
Mais Cælir ne les entendait pas, car il n’y eut soudain plus que Lilani et ce moment passé au clair de lune.
Cælir ouvrit les yeux et cligna plusieurs fois des paupières, ébloui par la lumière du soleil levant. Pendant un instant, il se demanda où il était, puis il tourna les yeux vers Lilani, endormie et blottie contre lui. La rosée brillait sur sa peau et il sourit en se rappelant vaguement ses efforts de la veille.
— Ah ! Enfin réveillé, cher enfant, fit Narentir qui se tenait maintenant devant lui, une assiette de pain et de fruits à la main.
Cælir se défit doucement de l’étreinte de Lilani et ramassa ses vêtements, se sentant un peu ridicule en se rhabillant devant cet étranger. Il se souvint de l’avoir étreint durant la nuit, comme s’il s’agissait d’un frère, mais il s’aperçut, maintenant que le vin onirique ne faisait plus effet, qu’il ne savait finalement pas grand-chose de ces gens, hormis leur nom.
Son estomac grondait et lui rappela qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Il accepta donc l’assiette avec plaisir et se mit à engloutir goulûment son contenu.
— Merci, finit-il par dire.
— Il n’y a pas de quoi, lui répondit Narentir. J’espère que vous vous êtes bien amusé cette nuit…
— Oui, fit Cælir entre deux morceaux de fruit. Jamais je n’avais joué devant un public jusqu’alors.
— Oh ! Je sais, mais je parlais de Lilani.
Cælir rougit et se tourna vers la danseuse endormie, sans trop savoir que répondre.
Sa gêne fit rire Narentir, mais il n’y avait là aucune malice de sa part.
— Ne vous en faites pas, mon garçon. Ici, nous ne nous encombrons pas de codes moraux surannés, car nous sommes tous des voyageurs qui empruntons la route des sens.
— La quoi ? Je ne vous suis pas bien.
— Vous êtes sérieux ? demanda Narentir en souriant, avant de lui poser le bras sur les épaules et de l’entraîner vers les chariots, qui étaient bel et bien recouverts de couleurs et motifs multiples. Au vu de vos deux performances de la nuit passée, je pensais que vous meniez vous aussi une vie d’épicurien.
— Attendez voir… rétorqua Cælir en comprenant soudain le sens des paroles de son interlocuteur. Vous avez bien parlé de mes deux performances ?
— Mais oui, ajouta Narentir en désignant Lilani d’un geste de la main. Pensiez-vous n’avoir un public que pour vos chansons ?
Cælir rougit de plus belle à la simple pensée d’avoir été observé, mais les propos de Narentir étaient dénués de jugement et d’impudeur, si bien que son embarras disparut aussi vite qu’il était venu. Il sourit alors avant de reprendre la parole :
— Eh bien, oui ! Je me suis fort amusé. Comme vous l’avez dit, c’est une perle rare.
— C’est mieux ainsi ! C’est le genre d’attitude qui vous ferait remarquer en Avelorn. Maintenant, suivez-moi. Rassasiez-vous, puis nous nous mettrons en route.
— Attendez une minute. Vous vous rendez en Avelorn ?
— Bien sûr. Où pensiez-vous que nous allions ?
— Euh… Pour être franc, je n’y avais pas réfléchi. Tout est arrivé si vite que je n’y ai pas vraiment songé.
— C’est vrai, mais n’est-ce pas là justement, ce qui donne du piquant à la vie ?
Narentir grimpa sur la banquette rembourrée du chariot de tête et Cælir lui posa une nouvelle question.
— Qu’est-ce qui vous conduit en Avelorn ?
— Qu’est-ce qui peut bien conduire quelqu’un en Avelorn, mon cher Cælir ? La musique, la danse, la magie et l’amour.
Cælir sourit, troublé par l’insouciance de Narentir, mais en observant les bambocheurs de la veille sortir de leur sommeil et s’apprêter à reprendre la route, il ne vit en eux que de l’enthousiasme. Le groupe était constitué de près de vingt-cinq elfes, et où que portât le regard de Cælir, il ne voyait que sourires et affection autour de lui.
Des rires et de la musique se firent rapidement entendre, et pour Cælir, le monde parut beaucoup plus essentiel, plus vivant qu’il ne l’avait jamais été, comme si la contrée en personne souhaitait la bienvenue aux voyageurs et leur rendait leur joie au décuple.
Il sourit lorsque les elfes dont il avait fait la connaissance la nuit passée lui souhaitèrent le bonjour en l’embrassant, comme s’il s’agissait de vieux amis. Un bras glissa autour de sa taille. En se tournant, il vit que Lilani se tenait à côté de lui.
— Bonjour, dit-il.
Elle lui lança un sourire et Cælir sentit une vague de bien-être le parcourir. Peut-être avait-elle fini par soulager son cœur comme elle prétendait en être capable.
— Voyages-tu avec nous ? lui demanda-t-elle en passant derrière lui, avant de lui déposer un baiser sur les lèvres.
Cælir songea à l’amour et à l’amitié que lui inspiraient tous ces elfes et se sentit chez lui comme jamais.
— Je crois, oui. Du moins, jusqu’à ce que nous arrivions en Avelorn.
— Bien, dit-elle en se mettant à danser autour de lui avec grâce. Car je compte sur toi pour me jouer un nouveau numéro très bientôt…
L’île du val de Gæan apparut telle une belle étendue verte, or et saphir. Des falaises bleues et étincelantes, hérissées d’une végétation luxuriante jaillissaient de la mer et dégageaient des senteurs de fleurs et de plantes sauvages. Le gibier la parcourait en toute liberté, si bien qu’Eldain aperçut même des daims et des chevaux courir dans les vagues qui venaient mourir sur la côte ouest de l’île.
Le Dragonnier avait quitté Cairn Auriel avec la première marée et Eldain avait passé le gros du voyage à la barre, en compagnie du capitaine Bellæir, des plus volubile dès lors que la conversation avait trait à la navigation. Plus le navire se rapprochait du val de Gæan, plus Rhianna et Yvraine s’étaient montrées excitées, se communiquant l’une et l’autre leur impatience de mettre les pieds sur la terre sainte de la Déesse Mère.
Ni l’une ni l’autre ne voulait aborder le sujet de l’île, comme si le fait d’en parler avec un homme risquait d’en souiller la beauté.
Rhianna et Eldain dormaient toujours ensemble à la lueur des étoiles, mais avec chaque mille qui les rapprochait du val de Gæan, il sentait le fossé s’élargir entre eux et pria pour que la simple proximité de l’île soit à l’origine de ce gouffre.
Au matin du troisième jour, le capitaine était assis au gouvernail lorsqu’il désigna un îlot dominé par de grands conifères. Alors que le navire contournait la péninsule, Eldain aperçut une baie naturelle. Le paysage qui lui succédait lui coupa le souffle.
— Dame Rhianna, nous voici en vue de la baie de Cython ! cria Bellæir.
Rhianna et Yvraine rejoignirent Eldain près du plat-bord et la beauté de l’île les fit se donner la main.
Des plages dorées et des forêts verdoyantes s’étendaient devant eux. Des chutes d’eau cristalline dévalaient des rochers arrondis pour passer dans des mares d’écume, avant de se jeter dans la mer. Des volées d’oiseaux blancs tournaient en cercle au-dessus de leur tête et le tintement de cloches en argent parvint jusques à leurs oreilles. Les eaux de l’océan étaient incroyablement limpides, le fond sablonneux se ridant sous la quille du navire, tel un ruisseau d’eau douce en Ellyrion.
Eldain trouvait la scène d’une beauté stupéfiante. Jetant un coup d’œil à sa femme, il vit que Rhianna et Yvraine pleuraient à chaudes larmes.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
Rhianna secoua la tête.
— Vous ne pouvez pas comprendre.
Il échangea un regard avec Bellæir, mais le capitaine se contenta de hausser les épaules et tourna le gouvernail afin de se diriger vers le littoral.
Dès que la proue du vaisseau fit face à l’île, une flèche à hampe argentée partit de la forêt et vint se ficher dans le mât. Eldain se baissa instinctivement alors que le trait tremblait encore sous la force de l’impact, et Bellæir poussa un juron avant de modifier sa course.
— On nous tire dessus ? s’exclama Eldain, entrevoyant brièvement un archer nu à la lisière de la forêt. Mais pourquoi font-ils une chose pareille ?
— C’est à cause de nous, répondit Bellæir, parce qu’il y a des hommes à bord. J’aurais dû y penser avant.
— Dans ce cas, comment allons-nous débarquer ?
— Inutile, fit Yvraine. Dame Rhianna et moi allons nager jusqu’à la rive.
Eldain réagit du tac au tac aux paroles du maître des épées.
— Mais la plage est à près de huit cents mètres.
— Tout ira bien, Eldain, fit Rhianna en souriant, tout en regardant en direction de l’île. Nous ne courons aucun danger.
Le capitaine Bellæir jeta l’ancre et les deux jeunes femmes entreprirent de se déshabiller, ne gardant que leurs sous-vêtements pour nager. À contrecœur, Yvraine confia son épée à Eldain, qui vit bien qu’elle avait de la peine à l’idée de s’aventurer en territoire inconnu sans son arme de prédilection.
— Faites attention, dit-il alors que Rhianna s’approchait du bastingage en prenant une profonde inspiration.
— Ne vous en faites pas, promit-elle. Il s’agit là d’un lieu dédié à la guérison et à la renaissance. Il ne peut rien m’arriver.
— J’espère que vous avez raison.
Elle se pencha et lui donna un baiser, puis se retourna et plongea dans l’eau avec toute la grâce d’un esprit marin. Yvraine en fit de même quelques secondes plus tard. Ensemble, elles nagèrent dans les eaux cristallines de la mer du Crépuscule pour rejoindre la plage.
Eldain vit alors d’autres femmes armées d’arcs se déplacer dans la forêt afin d’intercepter les nouvelles venues.
Il espérait que tout irait bien pour Rhianna.
Il espérait que rien de grave ne puisse lui arriver en cet endroit.
Rhianna nageait à une cadence élevée dans l’eau fraîche et limpide. Les vagues étaient petites et elles se rapprochèrent rapidement de l’île, comme si la mer elle-même les poussait de l’avant. Yvraine prit de l’avance, son physique de guerrière lui permettant de se déplacer plus rapidement.
Rhianna poursuivit son effort, sentant les soucis du monde s’estomper à chaque mouvement des bras et des pieds. Devant elle, Yvraine barbotait maintenant dans l’écume des vagues se jetant sur la plage, si bien qu’elle ressentit une certaine jalousie en voyant sa camarade poser les pieds sur l’île avant elle.
À peine y eut-elle songé qu’elle chassa cette idée ridicule de son esprit. Yvraine était là en raison de son sexe, mais également parce qu’elle comptait parmi les adeptes de la Déesse Mère. Elles n’étaient pas en compétition, ce type de considération futile étant la chasse gardée des hommes.
Enfin, Rhianna finit par avoir pied et barbota vers la plage. Elle se sentait la bienvenue jusqu’au bout des ongles, comme si l’île l’attendait depuis des années. Elle se maudit même d’avoir attendu si longtemps avant de s’y rendre.
Yvraine l’attendait, ses sous-vêtements trempés épousant parfaitement les formes de son corps, puis elles se serrèrent dans les bras l’une de l’autre, la félicité inhérente à l’île les gorgeant d’amour.
Sous ses pieds, Rhianna sentit que le sol était chargé de magie de création et elles remontèrent la plage main dans la main, la chaleur du sable blond leur procurant une sensation délicieuse. Une douce brise leur apporta des parfums enivrants et un véritable souffle de vie qui semblait venir des arbres pour les y attirer.
— Où allons-nous ? demanda Yvraine.
— Droit devant, répondit Rhianna. L’île nous montrera le chemin.
Yvraine acquiesça d’un signe de tête et suivit Rhianna jusques à la lisière de la forêt.
En s’approchant des arbres, Rhianna vit un étroit sentier qui partait de la plage et dont les bords étaient délimités par des galets blancs. Aussitôt, elle comprit qu’il pouvait bien les conduire là où elles devaient se rendre.
Elles l’empruntèrent. La chaleur du soleil pénétrait la voûte de feuillage et des rais de lumière transperçaient la canopée. Bien que le chemin fût long et la pente abrupte, Rhianna trouvait la progression facile, car le sol semblait l’aider à chacun de ses pas. Il lui fallut même déployer de gros efforts pour ne pas se mettre à courir. Elle lut la même excitation sur le visage d’Yvraine, alors qu’elles évoluaient entre les arbres vénérables de l’île.
L’air de la forêt était particulièrement tonique et les soucis du monde lui paraissaient maintenant insignifiants, comparés au pouvoir qu’abritait la terre en cette région. Les mages de Hœth disposaient sans doute de pouvoirs capables d’anéantir des armées entières, mais aucun ne pouvait créer la vie sur le modèle de ce lieu sacré. Qui parmi les guerriers du monde pouvait rivaliser avec le pouvoir étonnant, le pouvoir redoutable de la Déesse Mère ?
— Rhianna… murmura Yvraine.
Elle s’arrêta, mais ses pieds lui enjoignaient de poursuivre son chemin.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en se retournant, voyant alors Yvraine agenouillée, en train d’examiner le bord du sentier.
— Regardez ça, fit le maître des épées en lui faisant signe de s’approcher.
Rhianna décrocha ses yeux de la forêt et s’agenouilla près d’Yvraine qui grattait dans l’humus noirâtre, de manière à dégager l’une des pierres blanches. Elle la sortit du sol et Rhianna eut un mouvement de recul, lorsqu’elle vit qu’Yvraine avait dans les mains un crâne.
— Qu’Isha nous garde, dit-elle en comprenant que tous les marqueurs blanchâtres étaient du même acabit. Des crânes ? Mais pourquoi ?
Yvraine reposa la boîte osseuse avant de répondre :
— J’imagine qu’ils appartiennent aux hommes qui n’ont pas su refréner leur curiosité.
Rhianna sentit un frisson la traverser de part en part. La forêt, qui jusques à présent offrait lumière et promesses, parut plus sombre et dangereuse. Pour la première fois, elle comprit que l’énergie qu’elle ressentait était de nature élémentaire et brute à la fois, qu’elle était le reflet d’un pouvoir de création dénué d’intelligence.
Peut-être Eldain avait-il eu raison de l’inviter à la prudence.
— Nous devrions continuer, dit Yvraine.
— Oui, convint Rhianna, qui s’éloigna des crânes enterrés et reprit l’ascension au milieu du chemin.
Le sentier fit une courbe, puis devint sinueux au travers de charmilles ombragées et de clairières illuminées, avant d’aboutir à l’orée de la forêt et un rideau de lumière.
Rhianna ferma les yeux et traversa la lumière, sentant sa chaude caresse sur la peau l’accueillir.
Elle rouvrit les yeux et pleura devant la beauté du spectacle qui lui était offert.