IN UTERO OU
BOUNDED IN A NUTSHELL

(Hamlet – William Shakespeare)

Comme si elle obéissait à un signal, une force invincible assiégea les jumeaux. D’où venait-elle ? Que voulait-elle ? Ils avaient l’impression d’être brutalement tirés vers le bas, obligés de quitter l’habitacle tiède et paisible dans lequel ils avaient vécu pendant des semaines. Une odeur épouvantable les prenait aux narines au fur et à mesure qu’ils effectuaient cette descente forcée, odeur qui était semblable à un ramassis putride. Celui qui possédait un bouton entre les jambes précéda l’autre plus petit, moins formé et dont le sexe était creusé d’une large balafre. Il se fraya un passage à coups de tête dans ce couloir resserré dont les parois s’écartaient lentement.

Jusque-là, un seul évènement avait émaillé le temps. Être l’un contre l’autre constituait leur habitude dominante. Ils n’avaient goût qu’à être tout proches et à respirer l’odeur acide mais agréable qui les enveloppait de toute part. L’habitacle où ils avaient passé de longues semaines était sombre. Aucune lumière. Par contre il était poreux à tous les bruits. Au milieu des sons qu’ils recevaient, ils avaient fini par en reconnaître un et avaient compris qu’il provenait de celle qui les portait. Doux, chantant, toujours égal à lui-même, il versait en eux son plein d’harmonie. Par moments, il alternait avec d’autres, plus aigus, moins intimes et plaisants. Soudain il s’agissait parfois d’un véritable « ouélélé », d’un concert de sonorités confuses et métalliques.

Les fœtus continuant leur descente forcée se trouvèrent soudain dans un passage aux murs roides qui leur sembla interminable. Ensuite ils atterrirent dans un espace circulaire, étrangement mouvant et mobile. Après l’avoir traversé ils tombèrent brutalement sur une surface plane, pleine d’une lumière qui leur fit mal aux yeux. Là ils furent saisis à hauteur des épaules, contact qui les dérangea autant que cette clarté qui les blessait. D’instinct, pour se défendre, ils portèrent leurs poings à leurs yeux. En même temps un vent inconnu emplissait leurs poumons, les faisait suffoquer et malgré eux ils ouvrirent leur bouche d’où des cris emmêlés, qu’ils ne contrôlaient pas, sortirent. Sans ménagement, ils furent trempés dans un liquide tiède qui n’avait ni l’odeur ni le goût de celui auquel ils étaient accoutumés. On enveloppa leurs corps dont ils avaient soudain conscience. On les déposa sur un coussin de chair rebondie dont l’odeur pénétrante envahit leurs narines comme un parfum. Quel bien-être qui les guérissait de l’horrible traversée qu’ils venaient d’effectuer. Ils devinèrent qu’ils reposaient contre le sein de celle qui les avait portés et dont ils ne connaissaient que la voix. Avec volupté ils découvraient son odeur, ils découvraient son contact. Ils se mirent à sucer goulûment les outres pleines de liquide parfumé qu’on leur mettait dans la bouche. Leur vie commença à ce moment-là.

Paroles de Simone susurrées à l’oreille de ses jumeaux nouveau-nés :

— Bonne arrivée ! Mes deux petits, garçon et fille, tellement pareils l’un à l’autre que l’œil non averti peut aisément les confondre. Bonne arrivée, je vous dis ! La vie dans laquelle vous débarquez et dont vous ne sortirez pas vivants n’est pas un bol de toloman. Certains l’appellent même scélérate, d’autres mégère non apprivoisée, d’autres encore cheval boiteux à trois pattes. Mais tant pis ! Moi je vous couperai un oreiller de nuage que je placerai sous vos têtes et qui les remplira de rêves. Le soleil qui éclaire toute la désolation dans laquelle nous vivons ne sera pas plus brûlant que l’amour que je vous porterai. Bonne arrivée mes petits !