Le Prince Marcassin

 

Il était une fois un roi et une reine qui vivaient dans une grande tristesse, parce qu’ils n’avaient point d’enfants : la reine n’était plus jeune, bien qu’elle fût encore belle, de sorte qu’elle n’osait s’en promettre : cela l’affligeait beaucoup ; elle dormait peu, et soupirait sans cesse, priant les dieux et toutes les fées de lui être favorables. Un jour qu’elle se promenait dans un petit bois, après avoir cueilli quelques violettes et des roses, elle cueillit aussi des fraises ; mais aussitôt qu’elle en eut mangé, elle fut saisie d’un si profond sommeil, qu’elle se coucha au pied d’un arbre et s’endormit.

Elle rêva, pendant son sommeil, qu’elle voyait passer en l’air trois fées qui s’arrêtaient au-dessus de sa tête. La première la regardant en pitié, dit :

« Voilà une aimable reine, à qui nous rendrions un service bien essentiel, si nous la voulions douer d’un enfant.

– Volontiers, dit la seconde, douez-la, puisque vous êtes notre aînée.

– Je la doue, continua-t-elle, d’avoir un fils, le plus beau, le plus aimable, et le mieux aimé qui soit au monde.

– Et moi, dit l’autre, je la doue de voir ce fils heureux dans ses entreprises, toujours puissant, plein d’esprit et de justice. »

Le tour de la troisième étant venu pour douer, elle éclata de rire, et marmotta plusieurs choses entre ses dents, que la reine n’entendit point.

Voilà le songe qu’elle fit. Elle se réveilla au bout de quelques moments ; elle n’aperçut rien en l’air ni dans le jardin. « Hélas ! dit-elle, je n’ai point assez de bonne fortune pour espérer que mon rêve se trouve véritable : quels remerciements ne ferais-je pas aux dieux et aux bonnes fées si j’avais un fils ! » Elle cueillit encore des fleurs, et revint au palais plus gaie qu’à l’ordinaire. Le roi s’en aperçut, il la pria de lui en dire la raison ; elle s’en défendit, il la pressa davantage.

« Ce n’est point, lui dit-elle, une chose qui mérite votre curiosité ; il n’est question que d’un rêve, mais vous me trouverez bien faible d’y ajouter quelque sorte de foi. »

Elle lui raconta qu’elle avait vu en dormant trois fées en l’air, et ce que deux avaient dit ; que la troisième avait éclaté de rire, sans qu’elle eût pu entendre ce qu’elle marmottait.

« Ce rêve, dit le roi, me donne comme à vous de la satisfaction ; mais j’ai de l’inquiétude de cette fée de belle humeur, car la plupart sont malicieuses, et ce n’est pas toujours bon signe quand elles rient.

– Pour moi, répliqua la reine, je crois que cela ne signifie ni bien ni mal ; mon esprit est occupé du désir que j’ai d’avoir un fils, et il se forme là-dessus cent chimères : que pourrait-il même lui arriver, en cas qu’il y eût quelque chose de véritable dans ce que j’ai songé ? Il est doué de tout ce qui se peut de plus avantageux ? plût au ciel que j’eusse cette consolation ! »

Elle se prit à pleurer là-dessus ; il l’assura qu’elle lui était si chère, qu’elle lui tenait lieu de tout.

Au bout de quelques mois, la reine s’aperçut qu’elle était grosse : tout le royaume fut averti de faire des vœux pour elle ; les autels ne fumaient plus que des sacrifices qu’on offrait aux dieux pour la conservation d’un trésor si précieux. Les États assemblés députèrent pour aller complimenter leurs majestés ; tous les princes du sang, les princesses et les ambassadeurs se trouvèrent aux couches de la reine ; la layette pour ce cher enfant était d’une beauté admirable ; la nourrice excellente. Mais que la joie publique se changea bien en tristesse, quand au lieu d’un beau prince, l’on vit naître un petit Marcassin ! Tout le monde jeta de grands cris qui effrayèrent fort la reine. Elle demanda ce que c’était ; on ne voulut pas le lui dire, crainte qu’elle ne mourût de douleur : au contraire, on l’assura qu’elle était mère d’un beau garçon, et qu’elle avait sujet de s’en réjouir.

Cependant le roi s’affligeait avec excès ; il commanda que l’on mît le Marcassin dans un sac, et qu’on le jetât au fond de la mer, pour perdre entièrement l’idée d’une chose si fâcheuse : mais ensuite il en eut pitié ; et pensant qu’il était juste de consulter la reine là-dessus, il ordonna qu’on le nourrît, et ne parla de rien à sa femme, jusqu’à ce qu’elle fût assez bien, pour ne pas craindre de la faire mourir par un grand déplaisir. Elle demandait tous les jours à voir son fils : on lui disait qu’il était trop délicat pour être transporté de sa chambre à la sienne, et là-dessus elle se tranquillisait.

Pour le prince Marcassin, il se faisait nourrir en Marcassin qui a grande envie de vivre : il fallut lui donner six nourrices, dont il y en avait trois sèches, à la mode d’Angleterre. Celles-ci lui faisaient boire à tous moments du vin d’Espagne et des liqueurs, qui lui apprirent de bonne heure à se connaître aux meilleurs vins. La reine impatiente de caresser son marmot, dit au roi qu’elle se portait assez bien pour aller jusqu’à son appartement, et qu’elle ne pouvait plus vivre sans voir son fils. Le roi poussa un profond soupir ; il commanda qu’on apportât l’héritier de la couronne. Il était emmailloté comme un enfant, dans des langes de brocart d’or. La reine le prit entre ses bras, et levant une dentelle frisée qui couvrait sa hure, hélas ! que devint-elle à cette fatale vue ? Ce moment pensa être le dernier de sa vie ; elle jetait de tristes regards sur le roi, n’osant lui parler.

« Ne vous affligez point, ma chère reine, lui dit-il, je ne vous impute rien de notre malheur ; c’est ici, sans doute, un tour de quelque fée malfaisante, si vous voulez y consentir, je suivrai le premier dessein que j’ai eu de faire noyer ce petit monstre.

– Ah ! sire, lui dit-elle, ne me consultez point pour une action si cruelle, je suis la mère de cet infortuné Marcassin, je sens ma tendresse qui sollicite en sa faveur ; de grâce, ne lui faisons point de mal, il en a déjà trop, ayant dû naître homme, d’être né sanglier. »

Elle toucha si fortement le roi par ses larmes et par ses raisons, qu’il lui promit ce qu’elle souhaitait ; de sorte que les dames qui élevaient Marcassinet, commencèrent d’en prendre encore plus de soin ; car on l’avait regardé jusqu’alors comme une bête proscrite, qui servirait bientôt de nourriture aux poissons. Il est vrai que malgré sa laideur, on lui remarquait des yeux tout pleins d’esprit ; on l’avait accoutumé à donner son petit pied à ceux qui venaient le saluer, comme les autres donnent leur main ; on lui mettait des bracelets de diamants, et il faisait toutes ces choses avec assez de grâce.

La reine ne pouvait s’empêcher de l’aimer ; elle l’avait souvent entre ses bras, le trouvant joli dans le fond de son cœur, car elle n’osait le dire, de crainte de passer pour folle ; mais elle avouait à ses amies que son fils lui paraissait aimable ; elle le couvrait de mille nœuds de nonpareilles couleur de roses ; ses oreilles étaient percées ; il avait une lisière avec laquelle on le soutenait, pour lui apprendre à marcher sur les pieds de derrière ; on lui mettait des souliers et des bas de soie attachés sur le genou, pour lui faire paraître la jambe plus longue ; on le fouettait quand il voulait gronder : enfin on lui ôtait, autant qu’il était possible, les manières marcassines.

Un soir que la reine se promenait et qu’elle le portait à son cou, elle vint sous le même arbre où elle s’était endormie, et où elle avait rêvé tout ce que j’ai déjà dit ; le souvenir de cette aventure lui revint fortement dans l’esprit : « Voilà donc, disait-elle, ce prince si beau, si parfait et si heureux que je devais avoir ? Ô songe trompeur, vision fatale ! ô fées, que vous avais-je fait pour vous moquer de moi ? » Elle marmottait ces paroles entre ses dents, lorsqu’elle vit croître tout d’un coup un chêne, dont il sortit une dame fort parée, qui, la regardant d’un air affable, lui dit :

« Ne t’afflige point, grande reine, d’avoir donné le jour à Marcassinet ; je t’assure qu’il viendra un temps où tu le trouveras aimable. »

La reine la reconnut pour une des trois fées, qui passant en l’air lorsqu’elle dormait, s’étaient arrêtées et lui avaient souhaité un fils.

« J’ai de la peine à vous croire, madame, répliqua-t-elle ; quelque esprit que mon fils puisse avoir, qui pourra l’aimer sous une telle figure ? »

La fée lui répliqua encore une fois :

« Ne t’afflige point, grande reine, d’avoir donné le jour à Marcassinet, je t’assure qu’il viendra un temps où tu le trouveras aimable. »

Elle se remit aussitôt dans l’arbre, et l’arbre rentra en terre, sans qu’il parût même qu’il y en eût eu en cet endroit.

La reine, fort surprise de cette nouvelle aventure, ne laissa pas de se flatter que les fées prendraient quelque soin de l’altesse Bestiole : elle retourna promptement au palais pour en entretenir le roi ; mais il pensa qu’elle avait imaginé ce moyen pour lui rendre son fils moins odieux.

« Je vois fort bien, lui dit-elle, à l’air dont vous m’écoutez, que vous ne me croyez pas ; cependant rien n’est plus vrai que tout ce que je viens de vous raconter.

– Il est fort triste, dit le roi, d’essuyer les railleries des fées : par où s’y prendront-elles pour rendre notre enfant autre chose qu’un sanglier ? Je n’y songe jamais sans tomber dans l’accablement. »

La reine se retira plus affligée qu’elle l’eût encore été ; elle avait espéré que les promesses de la fée adouciraient le chagrin du roi ; cependant il voulait à peine les écouter. Elle se retira, bien résolue de ne lui plus rien dire de leur fils, et de laisser aux dieux le soin de consoler son mari.

Marcassin commença de parler, comme font tous les enfants, il bégayait un peu ; mais cela n’empêchait pas que la reine n’eût beaucoup de plaisir à l’entendre, car elle craignait qu’il ne parlât de sa vie. Il devenait fort grand, et marchait souvent sur les pieds de derrière. Il portait de longues vestes qui lui couvraient les jambes ; un bonnet à l’anglaise de velours noir, pour cacher sa tête, ses oreilles, et une partie de son groin. À la vérité il lui venait des défenses terribles ; ses soies étaient furieusement hérissées ; son regard fier, et le commandement absolu. Il mangeait dans une auge d’or, où on lui préparait des truffes, des glands, des morilles, de l’herbe, et l’on n’oubliait rien pour le rendre propre et poli. Il était né avec un esprit supérieur, et un courage intrépide. Le roi connaissant son caractère, commença à l’aimer plus qu’il n’avait fait jusque-là. Il choisit de bons maîtres pour lui apprendre tout ce qu’on pourrait. Il réussissait mal aux danses figurées, mais pour le passe-pied et le menuet, où il fallait aller vite et légèrement, il y faisait des merveilles. À l’égard des instruments, il connut bien que le luth et le théorbe ne lui convenaient pas ; il aimait la guitare, et jouait joliment de la flûte. Il montait à cheval avec une disposition et une grâce surprenantes ; il ne se passait guère de jours qu’il n’allât à la chasse, et qu’il ne donnât de terribles coups de dents aux bêtes les plus féroces et les plus dangereuses. Ses maîtres lui trouvaient un esprit vif, et toute la facilité possible à se perfectionner dans les sciences. Il ressentait bien amèrement le ridicule de sa figure marcassine ; de sorte qu’il évitait de paraître aux grandes assemblées.

Il passait sa vie dans une heureuse indifférence, lorsqu’étant chez la reine, il vit entrer une dame de bonne mine, suivie de trois jeunes filles très aimables. Elle se jeta aux pieds de la reine ; elle lui dit qu’elle venait la supplier de les recevoir auprès d’elle ; que la mort de son mari et de grands malheurs l’avaient réduite à une extrême pauvreté ; que sa naissance et son infortune étaient assez connues de sa majesté, pour espérer qu’elle aurait pitié d’elle. La reine fut attendrie de les voir ainsi à ses genoux, elle les embrassa, et leur dit qu’elle recevait avec plaisir ses trois filles. L’aînée s’appelait Ismène, la seconde Zélonide, et la cadette Marthesie ; qu’elle en prendrait soin ; qu’elle ne se décourageât point ; qu’elle pouvait rester dans le palais, où l’on aurait beaucoup d’égards pour elle et qu’elle comptât sur son amitié. La mère, charmée des bontés de la reine, baisa mille fois ses mains, et se trouva tout d’un coup dans une tranquillité qu’elle ne connaissait pas depuis longtemps.

La beauté d’Ismène fit du bruit à la cour, et toucha sensiblement un jeune chevalier, nommé Coridon, qui ne brillait pas moins de son côté qu’elle brillait du sien. Ils furent frappés presque en même temps d’une secrète sympathie qui les attacha l’un à l’autre. Le chevalier était infiniment aimable ; il plut, on l’aima. Et comme c’était un parti très avantageux pour Ismène, la reine s’aperçut avec plaisir des soins qu’il lui rendait, et du compte qu’elle lui en tenait. Enfin on parla de leur mariage ; tout semblait y concourir. Ils étaient nés l’un pour l’autre, et Coridon n’oubliait rien de toutes ces fêtes galantes, et de tous ces soins empressés qui engagent fortement un cœur déjà prévenu.

Cependant le prince avait ressenti le pouvoir d’Ismène dès qu’il l’avait vue, sans oser lui déclarer sa passion. « Ah ! Marcassin, Marcassin, s’écriait-il en se regardant dans un miroir, serait-il bien possible qu’avec une figure si disgraciée, tu osasses te promettre quelque sentiment favorable de la belle Ismène ? Il faut se guérir, car de tous les malheurs, le plus grand, c’est d’aimer sans être aimé. » Il évitait très soigneusement de la voir ; et comme il n’en pensait pas moins à elle, il tomba dans une affreuse mélancolie : il devint si maigre que les os lui perçaient la peau. Mais il eut une grande augmentation d’inquiétude, quand il apprit que Coridon recherchait ouvertement Ismène ; qu’elle avait pour lui beaucoup d’estime, et qu’avant qu’il fût peu, le roi et la reine feraient la fête de leurs noces.

À ces nouvelles, il sentit que son amour augmentait, et que son espérance diminuait, car il lui semblait moins difficile de plaire à Ismène indifférente, qu’à Ismène prévenue pour Coridon. Il comprit encore que son silence achevait de le perdre ; de sorte qu’ayant cherché un moment favorable pour l’entretenir, il le trouva. Un jour qu’elle était assise sous un agréable feuillage, où elle chantait quelques paroles que son amant avait faites pour elle, Marcassin l’aborda tout ému, et s’étant placé auprès d’elle, il lui demanda s’il était vrai, comme on lui avait dit, qu’elle allait épouser Coridon ? Elle répliqua que la reine lui avait ordonné de recevoir ses assiduités, et qu’apparemment cela devait avoir quelque suite.

« Ismène, lui dit-il, en se radoucissant, vous êtes si jeune, que je ne croyais pas que l’on pensât à vous marier ; si je l’avais su, je vous aurais proposé le fils unique d’un grand roi, qui vous aime, et qui serait ravi de vous rendre heureuse. »

À ces mots, Ismène pâlit : elle avait déjà remarqué que Marcassin, qui était naturellement assez farouche, lui parlait avec plaisir ; qu’il lui donnait toutes les truffes que son instinct marcassinique lui faisait trouver dans la forêt, et qu’il la régalait des fleurs dont son bonnet était ordinairement orné. Elle eut une grande peur qu’il ne fût le prince dont il parlait, et elle lui répondit :

« Je suis bien aise, seigneur, d’avoir ignoré les sentiments du fils de ce grand roi ; peut-être que ma famille, plus ambitieuse que je ne le suis, aurait voulu me contraindre à l’épouser ; et je vous avoue confidemment que mon cœur est si prévenu pour Coridon, qu’il ne changera jamais.

– Quoi ! répliqua-t-il, vous refuseriez une tête couronnée qui mettrait sa fortune à vous plaire ?

– Il n’y a rien que je ne refuse, lui dit-elle ; j’ai plus de tendresse que d’ambition ; et je vous conjure, seigneur, puisque vous avez commerce avec ce prince, de l’engager à me laisser en repos.

– Ah ! scélérate, s’écria l’impatient Marcassin, vous ne connaissez que trop le prince dont je vous parle ! Sa figure vous déplaît ; vous ne voudriez pas avoir le nom de reine Marcassine ; vous avez juré une fidélité éternelle à votre chevalier ; songez cependant, songez à la différence qui est entre nous ; je ne suis pas un Adonis, j’en conviens, mais je suis un sanglier redoutable ; la puissance suprême vaut bien quelques petits agréments naturels : Ismène, pensez-y, ne me désespérez pas. »

En disant ces mots, ses yeux paraissaient tout de feu, et ses longues défenses faisaient l’une contre l’autre un bruit dont cette pauvre fille tremblait.

Marcassin se retira. Ismène, affligée, répandit un torrent de larmes, lorsque Coridon se rendit auprès d’elle. Ils n’avaient connu, jusqu’à ce jour, que les douceurs d’une tendresse mutuelle ; rien ne s’était opposé à ses progrès, et ils avaient lieu de se promettre qu’elle serait bientôt couronnée. Que devint ce jeune amant, quand il vit la douleur de sa belle maîtresse ! Il la pressa de lui en apprendre le sujet. Elle le voulut bien, et l’on ne saurait représenter le trouble que lui causa cette nouvelle.

« Je ne suis point capable, lui dit-il, d’établir mon bonheur aux dépens du vôtre ; l’on vous offre une couronne, il faut que vous l’acceptiez.

– Que je l’accepte, grands dieux ! s’écria-t-elle. Que je vous oublie, et que j’épouse un monstre ? Que vous ai-je fait, hélas ! pour vous obliger de me donner des conseils si contraires à notre amitié et à notre repos ? »

Coridon était saisi à un tel point, qu’il ne pouvait lui répondre ; mais les larmes qui coulaient de ses yeux, marquaient assez l’état de son âme. Ismène, pénétrée de leur commune infortune, lui dit cent et cent fois qu’elle ne changerait pas, quand il s’agirait de tous les rois de la terre ; et lui, touché de cette générosité, lui dit cent et cent fois qu’il fallait le laisser mourir de chagrin, et monter sur le trône qu’on lui offrait.

Pendant que cette contestation se passait entre eux, Marcassin était chez la reine, à laquelle il dit que l’espérance de guérir de la passion qu’il avait prise pour Ismène l’avait obligé à se taire, mais qu’il avait combattu inutilement ; qu’elle était sur le point d’être mariée ; qu’il ne se sentait pas la force de soutenir une telle disgrâce, et qu’enfin il voulait l’épouser ou mourir. La reine fut bien surprise d’entendre que le sanglier était amoureux.

« Songes-tu à ce que tu dis ? lui répliqua-t-elle. Qui voudra de toi, mon fils, et quels enfants peux-tu espérer ?

– Ismène est si belle, dit-il, qu’elle ne saurait avoir de vilains enfants ; et quand ils me ressembleraient, je suis résolu à tout, plutôt que de la voir entre les bras d’un autre.

– As-tu si peu de délicatesse, continua la reine, que de vouloir une fille dont la naissance est inférieure à la tienne ?

– Et qui sera la souveraine, répliqua-t-il, assez peu délicate pour vouloir un malheureux cochon comme moi ?

– Tu te trompes, mon fils, ajouta la reine ; les princesses moins que les autres ont la liberté de choisir ; nous te ferons peindre plus beau que l’amour même. Quand le mariage sera fait, et que nous la tiendrons, il faudra bien qu’elle nous reste.

– Je ne suis pas capable, dit-il, de faire une telle supercherie : je serais au désespoir de rendre ma femme malheureuse.

– Peux-tu croire, s’écria la reine, que celle que tu veux ne le soit pas avec toi ? Celui qui l’aime est aimable ; et si le rang est différent entre le souverain et le sujet, la différence n’est pas moins entre un sanglier et l’homme du monde le plus charmant.

– Tant pis pour moi, madame, répliqua Marcassin, ennuyé des raisons qu’elle lui alléguait ; j’ose dire que vous devriez moins qu’un autre me représenter mon malheur : pourquoi m’avez-vous fait cochon ? N’y a-t-il pas de l’injustice à me reprocher une chose dont je ne suis pas la cause ?

– Je ne te fais point de reproches, ajouta la reine tout attendrie, je veux seulement te représenter que si tu épouses une femme qui ne t’aime pas, tu seras malheureux, et tu feras son supplice : si tu pouvais comprendre ce qu’on souffre dans ces unions forcées, tu ne voudrais point en courir le risque : ne vaut-il pas mieux demeurer seul en paix ?

– Il faudrait avoir plus d’indifférence que je n’en ai, madame, lui dit-il ; je suis touché pour Ismène ; elle est douce, et je me flatte qu’un bon procédé avec elle, et la couronne qu’elle doit espérer, la fléchiront : quoi qu’il en soit, s’il est de ma destinée de n’être point aimé, j’aurai le plaisir de posséder une femme que j’aime. »

La reine le trouva si fortement attaché à ce dessein, qu’elle perdit celui de l’en détourner ; elle lui promit de travailler à ce qu’il souhaitait, et sur-le-champ, elle envoya quérir la mère d’Ismène : elle connaissait son humeur ; c’était une femme ambitieuse, qui aurait sacrifié ses filles à des avantages au-dessous de celui de régner. Dès que la reine lui eut dit qu’elle souhaitait que Marcassin épousât Ismène, elle se jeta à ses pieds, et l’assura que ce serait le jour qu’elle voudrait choisir.

« Mais, lui dit la reine, son cœur est engagé, nous lui avons ordonné de regarder Coridon comme un homme qui lui était destiné.

– Eh bien, madame, répondit la vieille mère, nous lui ordonnerons de le regarder à l’avenir comme un homme qu’elle n’épousera pas.

– Le cœur ne consulte pas toujours la raison, ajouta la reine ; quand il s’est une fois déterminé, il est difficile de le soumettre.

– Si son cœur avait d’autres volontés que les miennes, dit-elle, je le lui arracherais sans miséricorde. »

La reine la voyant si résolue, crut bien qu’elle pouvait se reposer sur elle du soin de faire obéir sa fille.

En effet, elle courut dans la chambre d’Ismène. Cette pauvre fille ayant su que la reine avait envoyé quérir sa mère, attendait son retour avec inquiétude ; et il est aisé d’imaginer combien elle augmenta, quand elle lui dit d’un air sec et résolu, que la reine l’avait choisie pour en faire sa belle-fille, qu’elle lui défendait de parler jamais à Coridon, et que si elle n’obéissait pas, elle l’étranglerait. Ismène n’osa rien répondre à cette menace, mais elle pleurait amèrement, et le bruit se répandit aussitôt qu’elle allait épouser le marcassin royal, car la reine, qui l’avait fait agréer au roi, lui envoya des pierreries pour s’en parer quand elle viendrait au palais.

Coridon, accablé de désespoir, vint la trouver et lui parla, malgré toutes les défenses qu’on avait faites de le laisser entrer. Il parvint jusqu’à son cabinet ; il la trouva couchée sur un lit de repos, le visage tout couvert de ses larmes. Il se jeta à genoux auprès d’elle, et lui prit la main.

« Hélas, dit-il, charmante Ismène ! vous pleurez mes malheurs !

– Ils sont communs entre nous, répondit-elle ; vous savez, cher Coridon, à quoi je suis condamnée ; je ne puis éviter la violence qu’on veut me faire que par ma mort. Oui, je saurai mourir, je vous en assure, plutôt que de n’être pas à vous.

– Non, vivez, lui dit-il, vous serez reine, peut-être vous accoutumerez-vous avec cet affreux prince.

– Cela n’est pas en mon pouvoir, lui dit-elle, je n’envisage rien au monde de plus terrible qu’un tel époux ; sa couronne n’adoucit point mes douleurs.

– Les dieux, continua-t-il, vous préservent d’une résolution si funeste, aimable Ismène ! elle ne convient qu’à moi. Je vais vous perdre ; vous n’êtes pas capable de résister à ma juste douleur.

– Si vous mourez, reprit-elle, je ne vous survivrai pas, et je sens quelque consolation à penser qu’au moins la mort nous unira. »

Ils parlaient ainsi, lorsque Marcassin les vint surprendre. La reine lui ayant raconté ce qu’elle avait fait en sa faveur, il courut chez Ismène pour lui découvrir sa joie ; mais la présence de Coridon la troubla au dernier point. Il était d’humeur jalouse et peu patiente. Il lui ordonna d’un air où il entrait beaucoup du sanglier de sortir, et de ne jamais paraître à la cour.

« Que prétendez-vous donc, cruel prince ? s’écria Ismène, en arrêtant celui qu’elle aimait. Croyez-vous le bannir de mon cœur comme de ma présence ? Non ! il y est trop bien gravé. N’ignorez donc plus votre malheur, vous qui faites le mien : voilà celui seul qui peut m’être cher ; je n’ai que de l’horreur pour vous.

– Et moi, barbare, dit Marcassin, je n’ai que de l’amour pour toi ; il est inutile que tu me découvres toute ta haine, tu n’en seras pas moins ma femme, et tu en souffriras davantage. »

Coridon, au désespoir d’avoir attiré à sa maîtresse ce nouveau déplaisir, sortit dans le moment que la mère d’Ismène venait la quereller ; elle assura le prince que sa fille allait oublier Coridon pour jamais, et qu’il ne fallait point retarder des noces si agréables. Marcassin, qui n’en avait pas moins d’envie qu’elle, dit qu’il allait régler le jour avec la reine, parce que le roi lui laissait le soin de cette grande fête. Il est vrai qu’il n’avait pas voulu s’en mêler, parce que ce mariage lui paraissait désagréable et ridicule, étant persuadé que la race marcassinique allait se perpétuer dans la maison royale. Il était affligé de la complaisance aveugle que la reine avait pour son fils.

Marcassin craignait que le roi ne se repentît du consentement qu’il avait donné à ce qu’il souhaitait ; ainsi l’on se hâta de préparer tout pour cette cérémonie. Il se fit faire des rhingraves, des canons, un pourpoint parfumé ; car il avait toujours une petite odeur que l’on soutenait avec peine. Son manteau était brodé de pierreries, sa perruque d’un blond d’enfant, et son chapeau couvert de plumes. Il ne s’est peut-être jamais vu une figure plus extraordinaire que la sienne ; et à moins que d’être destinée au malheur de l’épouser, personne ne pouvait le regarder sans rire. Mais, hélas, que la jeune Ismène en avait peu d’envie ; on lui promettait inutilement des grandeurs, elle les méprisait, et ne ressentait que la fatalité de son étoile.

Coridon la vit passer pour aller au temple : on l’eût prise pour une belle victime que l’on va égorger. Marcassin, ravi, la pria de bannir cette profonde tristesse dont elle paraissait accablée, parce qu’il voulait la rendre si heureuse, que toutes les reines de la terre lui porteraient envie.

« J’avoue, continua-t-il, que je ne suis pas beau ; mais l’on dit que tous les hommes ont quelque ressemblance avec des animaux : je ressemble plus qu’un autre à un sanglier, c’est ma bête : il ne faut pas pour cela m’en trouver moins aimable, car j’ai le cœur plein de sentiments, et touché d’une forte passion pour vous. »

Ismène, sans lui répondre, le regardait d’un air si dédaigneux ; elle levait les épaules, et lui laissait deviner tout ce qu’elle ressentait d’horreur pour lui. Sa mère était derrière elle, qui lui faisait mille menaces :

« Malheureuse ! lui disait-elle, tu veux donc nous perdre en te perdant ; ne crains-tu point que l’amour du prince ne se tourne en fureur ? »

Ismène occupée de son déplaisir, ne faisait pas même attention à ces paroles. Marcassin, qui la menait par la main, ne pouvait s’empêcher de sauter et de danser, lui disant à l’oreille mille douceurs. Enfin, la cérémonie étant achevée, après que l’on eut crié trois fois : « Vive le prince Marcassin, vive la princesse Marcassine », l’époux ramena son épouse au palais, où tout était préparé pour faire un repas magnifique. Le roi et la reine s’étant placés, la mariée s’assit vis-à-vis du Sanglier, qui la dévorait des yeux, tant il la trouvait belle ; mais elle était ensevelie dans une si profonde tristesse, qu’elle ne voyait rien de ce qui se passait, et elle n’entendait point la musique qui faisait grand bruit.

La reine la tira par la robe, et lui dit à l’oreille :

« Ma fille, quittez cette sombre mélancolie, si vous voulez nous plaire ; il semble que c’est moins ici le jour de vos noces que celui de votre enterrement.

– Plaise aux dieux, madame, lui dit-elle, que ce soit le dernier de ma vie ! vous m’aviez ordonné d’aimer Coridon, il avait plutôt reçu mon cœur de votre main que de mon choix : mais, hélas ! si vous avez changé pour lui, je n’ai point changé comme vous.

– Ne parlez pas ainsi, répliqua la reine, j’en rougis honte et de dépit ; souvenez-vous de l’honneur que vous fait mon fils, et de la reconnaissance que vous lui devez. »

Ismène ne répondit rien, elle laissa doucement tomber sa tête sur son sein, et s’ensevelit dans sa première rêverie.

Marcassin était très affligé de connaître l’aversion que sa femme avait pour lui ; il y avait bien des moments où il aurait souhaité que son mariage n’eût pas été fait : il voulait même le rompre sur-le-champ, mais son cœur s’y opposait. Le bal commença ; les sœurs d’Ismène y brillèrent fort ; elles s’inquiétaient peu de ses chagrins, et elles concevaient avec plaisir l’éclat que leur donnait cette alliance. La mariée dansa avec Marcassin ; et c’était effectivement une chose épouvantable de voir sa figure, et encore plus épouvantable d’être sa femme. Toute la cour était si triste, que l’on ne pouvait témoigner de joie. Le bal dura peu ; l’on conduisit la princesse dans son appartement ; après qu’on l’eut déshabillée en cérémonie, la reine se retira. L’amoureux Marcassin se mit promptement au lit. Ismène dit qu’elle voulait écrire une lettre, et elle entra dans son cabinet, dont elle ferma la porte, quoique Marcassin lui criât qu’elle écrivît promptement, et qu’il n’était guère l’heure de commencer des dépêches.

Hélas ! en entrant dans ce cabinet, quel spectacle se présenta tout d’un coup aux yeux d’Ismène ! C’était l’infortuné Coridon, qui avait gagné une de ses femmes pour lui ouvrir la porte du degré dérobé, par où il entra. Il tenait un poignard dans sa main.

« Non, dit-il, charmante princesse, je ne viens point ici pour vous faire des reproches de m’avoir abandonné : vous juriez dans le commencement de nos tendres amours, que votre cœur ne changerait jamais : vous avez, malgré cela, consenti à me quitter, et j’en accuse les dieux plutôt que vous ; mais ni vous, ni les dieux ne pouvez me faire supporter un si grand malheur : en vous perdant, princesse, je dois cesser de vivre. »

À peine ces derniers mots étaient proférés, qu’il s’enfonça son poignard dans le cœur.

Ismène n’avait pas eu le temps de lui répondre.

« Tu meurs, cher Coridon, s’écria-t-elle douloureusement, je n’ai plus rien à ménager dans le monde ; les grandeurs me seraient odieuses ; la lumière du jour me deviendrait insupportable. »

Elle ne dit que ce peu de paroles ; puis du même poignard qui fumait encore du sang de Coridon, elle se donna un coup dans le sein, et tomba sans vie.

Marcassin attendait trop impatiemment la belle Ismène, pour ne se pas apercevoir qu’elle tardait longtemps à revenir ; il l’appelait de toute sa force, sans qu’elle lui répondît. Il se fâcha beaucoup, et se levant avec sa robe de chambre, il courut à la porte du cabinet, qu’il fit enfoncer. Il y entra le premier : hélas ! quelle fut sa surprise, de trouver Ismène et Coridon dans un état si déplorable ; il pensa mourir de tristesse et de rage ; ses sentiments, confondus entre l’amour et la haine, le tourmentaient tour à tour. Il adorait Ismène, mais il connaissait qu’elle ne s’était tuée que pour rompre tout d’un coup l’union qu’ils venaient de contracter. L’on courut dire au roi et à la reine ce qui se passait dans l’appartement du prince ; tout le palais retentît de cris ; Ismène était aimée, et Coridon estimé. Le roi ne se releva point ; il ne pouvait entrer aussi tendrement que la reine dans les aventures de Marcassin : il lui laissa le soin de le consoler.

Elle fit mettre au lit ; elle mêla ses larmes aux siennes ; et quand il lui laissa le temps de parler, et qu’il cessa pour un moment ses plaintes, elle tâcha de lui faire concevoir qu’il était heureux d’être délivré d’une personne qui ne l’aurait jamais aimé, et qui avait le cœur rempli d’une forte tendresse ; qu’il est presque impossible de bien effacer une grande passion, et qu’elle était persuadée qu’il devait se trouver heureux l’avoir perdue.

« N’importe, s’écria-t-il, je voudrais la posséder, dût-elle m’être infidèle ; je ne peux dire qu’elle ait cherché à me tromper par des caresses feintes ; elle m’a toujours montré son horreur pour moi, je suis cause de sa mort ; et que n’ai-je pas à me reprocher là-dessus ? »

La reine le vit si affligé, qu’elle laissa auprès de lui les personnes qui lui étaient les plus agréables, et elle se retira dans sa chambre.

Lorsqu’elle fut couchée, elle rappela dans son esprit tout ce qui lui était arrivé depuis le rêve où elle avait vu les trois fées. « Que leur ai-je fait, disait-elle, pour les obliger à m’envoyer des afflictions si amères ? J’espérais un fils aimable et charmant, elles l’ont doué de marcassinerie, c’est un monstre dans la nature : la malheureuse Ismène a mieux aimé se tuer que de vivre avec lui. Le roi n’a pas eu un moment de joie depuis la naissance de ce prince infortuné ; et pour moi, je suis accablée de tristesse toutes les fois que je le vois. »

Comme elle parlait ainsi en elle-même, elle aperçut une grande lueur dans sa chambre, et reconnut près de son lit la fée qui était sortie du tronc d’un arbre dans le bois, qui lui dit :

« Ô reine ! pourquoi ne veux-tu pas me croire ? Ne t’ai-je pas assurée que tu recevras beaucoup de satisfaction de ton Marcassin ? Doutes-tu de ma sincérité ?

– Hé ! qui n’en douterait, dit-elle ; je n’ai encore rien vu qui réponde à la moindre de vos paroles ! Que ne me laissiez-vous le reste de ma vie sans héritier, plutôt que de m’en faire avoir un comme celui-là ?

– Nous sommes trois sœurs, répliqua la fée ; il y en a deux bonnes, l’autre gâte presque toujours le bien que nous faisons : c’est elle que tu vis rire lorsque tu dormais ; sans nous, tes peines seraient encore plus longues, mais elles auront un terme.

– Hélas ! ce sera par la fin de ma vie, ou par celle de mon Marcassin ! dit la reine.

– Je ne puis t’en instruire, reprit la fée ; il m’est seulement permis de te soulager par quelque espérance. »

Aussitôt elle disparut. La chambre demeura parfumée d’une odeur agréable, et la reine se flatta de quelque changement favorable.

Marcassin prit le grand deuil : il passa bien des jours enfermé dans son cabinet, et griffonna plusieurs cahiers, qui contenaient de sensibles regrets pour la perte qu’il avait faite ; il voulut même que l’on gravât ces vers sur le tombeau de sa femme :

Destin rigoureux, loi cruelle !

Ismène, tu descends dans la nuit éternelle :

Tes yeux, dont tous les cœurs devaient être charmés,

Tes yeux sont pour jamais fermés.

Destin rigoureux, loi cruelle !

Ismène, tu descends dans la nuit éternelle.

Tout le monde fut surpris qu’il conservât un souvenir si tendre pour une personne qui lui avait témoigné tant d’aversion. Il entra peu à peu dans la société des dames, et fut frappé des charmes de Zélonide : c’était la sœur d’Ismène, qui n’était pas moins agréable qu’elle, et qui lui ressemblait beaucoup ; cette ressemblance le flatta. Lorsqu’il l’entretint, il lui trouva de l’esprit et de la vivacité ; il crut que si quelque chose pouvait le consoler de la perte d’Ismène, c’était la jeune Zélonide. Elle lui faisait mille honnêtetés, car il ne lui entrait pas dans l’esprit qu’il voulût l’épouser ; mais cependant il en prit la résolution. Et un jour que la reine était seule dans son cabinet, il s’y rendit avec un air plus gai qu’à son ordinaire :

« Madame, lui dit-il, je viens vous demander une grâce, et vous supplier en même temps de ne me point détourner de mon dessein ; car rien au monde ne saurait m’ôter l’envie de me remarier ; donnez-y les mains, je vous en conjure : je veux épouser Zélonide ; parlez-en au roi, afin que cette affaire ne tarde pas.

– Ah ! mon fils, dit la reine, quel est donc ton dessein ? as-tu déjà oublié le désespoir d’Ismène, et sa mort tragique ? comment te promets-tu que sa sœur t’aimera davantage ? es-tu plus aimable que tu n’étais, moins sanglier, moins affreux ? Rends-toi justice, mon fils, ne donne point tous les jours des spectacles nouveaux : quand on est fait comme toi, l’on doit se cacher.

J’y consens, madame, répondit Marcassin, c’est pour me cacher que je veux une compagne ; les hiboux trouvent des chouettes, les crapauds des grenouilles, les serpents des couleuvres ; suis-je donc au-dessous de ces vilaines bêtes ? mais vous cherchez à m’affliger ; il me semble cependant qu’un Marcassin a plus de mérite que tout ce que je viens de nommer.

– Hélas ! mon cher enfant, dit la reine, les dieux me sont témoins de l’amour que j’ai pour toi, et du déplaisir dont je suis accablée en voyant ta figure ! Lorsque je t’allègue tant de raisons, ce n’est point que je cherche à t’affliger ; je voudrais, quand tu auras une femme, qu’elle fût capable de t’aimer autant que je t’aime ; mais il y a de la différence entre les sentiments d’une épouse et ceux d’une mère.

– Ma résolution est fixe, dit Marcassin ; je vous supplie, madame, de parler dès aujourd’hui au roi et à la mère de Zélonide, afin que mon mariage se fasse au plus tôt. »

La reine lui en donna sa parole ; mais quand elle en entretint le roi, il lui dit qu’elle avait des faiblesses pitoyables pour son fils ; qu’il était bien certain de voir arriver encore quelques catastrophes d’un mariage si mal réglé. Bien que la reine en fût aussi persuadée que lui, elle ne se rendit pas pour cela, voulant tenir à son fils la parole qu’elle lui avait donnée ; de sorte qu’elle pressa si fort le roi, qu’en étant fatigué, il lui dit qu’elle fît donc ce qu’elle voulait faire ; que s’il lui en arrivait du chagrin, elle n’en accuserait que sa complaisance.

La reine étant revenue dans son appartement, y trouva Marcassin qui l’attendait avec la dernière impatience ; elle lui dit qu’il pouvait déclarer ses sentiments à Zélonide ; que le roi consentait à ce qu’elle désirait, pourvu qu’elle y consentît elle-même, parce qu’il ne voulait pas que l’autorité dont il était revêtu servît à faire des malheureux.

« Je vous assure, madame, lui dit Marcassin avec un air fanfaron, que vous êtes la seule qui pensiez si désavantageusement de moi ; je ne vois personne qui ne me loue, et ne me fasse apercevoir que j’ai mille bonnes qualités.

– Tels sont les courtisans, dit la reine, et telle est la condition des princes, les uns louent toujours, les autres sont toujours loués ; comment connaître ses défauts dans un tel labyrinthe ? Ah ! que les grands seraient heureux, s’ils avaient des amis plus attachés à leur personne qu’à leur fortune !

– Je ne sais, madame, repartit Marcassin, s’ils seraient heureux de s’entendre dire des vérités désagréables ; de quelque condition qu’on soit, l’on ne les aime point ; par exemple, à quoi sert que vous me mettiez toujours devant les yeux qu’il n’y a point de différence entre un sanglier et moi, que je fais peur, que je dois me cacher ? n’ai-je pas de l’obligation à ceux qui adoucissent là-dessus ma peine, qui me font des mensonges favorables, et qui me cachent les défauts que vous êtes si soigneuse de me découvrir ?

– Ô source d’amour-propre ! s’écria la reine, de quelque côté qu’on jette les yeux, on en trouve toujours. Oui, mon fils, vous êtes beau, vous êtes joli, je vous conseille encore de donner pension à ceux qui vous en assurent.

– Madame, dit Marcassin, je n’ignore point mes disgrâces ; j’y suis peut-être plus sensible qu’un autre ; mais je ne suis point le maître de me faire ni plus grand ni plus droit ; de quitter ma hure de sanglier pour prendre une tête d’homme, ornée de longs cheveux : je consens qu’on me reprenne sur la mauvaise humeur, l’inégalité, l’avarice, enfin sur toutes les choses qui peuvent se corriger : mais à l’égard de ma personne, vous conviendrez, s’il vous plaît, que je suis à plaindre, et non pas à blâmer. »

La reine voyant qu’il se chagrinait, lui dit que puisqu’il était si entêté de se marier, il pouvait voir Zélonide, et prendre des mesures avec elle.

Il avait trop envie de finir la conversation, pour demeurer davantage avec sa mère. Il courut chez Zélonide : il entra sans façon dans sa chambre ; et l’ayant trouvée dans son cabinet, il l’embrassa, et lui dit :

« Ma petite sœur, je viens t’apprendre une nouvelle, qui sans doute ne te déplaira pas ; je veux te marier.

– Seigneur, lui dit-elle, quand je serai mariée de votre main, je n’aurai rien à souhaiter.

– Il s’agit, continua-t-il, d’un des plus grands seigneurs du royaume ; mais il n’est pas beau.

– N’importe, dit-elle, ma mère a tant de dureté pour moi, que je serai trop heureuse de changer de condition.

– Celui dont je te parle, ajouta le prince, me ressemble beaucoup.

Zélonide le regarda avec attention, et parut étonnée.

– Tu gardes le silence, ma petite sœur, lui dit-il, est-ce de joie ou de chagrin ?

– Je ne me souviens point, seigneur, répliqua-t-elle, d’avoir vu personne à la cour qui vous ressemble.

– Quoi ! dit-il, tu ne peux deviner que je veux te parler de moi ? Oui, ma chère enfant, je t’aime, et je viens t’offrir de partager mon cœur et la couronne avec toi.

– Ô dieux ! qu’entends-je ? s’écria douloureusement Zélonide.

– Ce que tu entends, ingrate, dit Marcassin, tu entends la chose du monde qui devrait te donner le plus de satisfaction ; peux-tu jamais espérer d’être reine ? J’ai la bonté de jeter les yeux sur toi ; songe à mériter mon amour, et n’imite pas les extravagances d’Ismène.

– Non, lui dit-elle, ne craignez pas que j’attente sur mes jours comme elle : mais, seigneur, il y a tant de personnes plus aimables et plus ambitieuses que moi ; que n’en choisissez-vous une qui comprenne mieux que je ne fais l’honneur que vous me destinez ? Je vous avoue que je ne souhaite qu’une vie tranquille et retirée, laissez-moi la maîtresse de mon sort.

– Tu ne mérites guère les violences que je te fais, s’écria-t-il, pour t’élever sur le trône ; mais une fatalité qui m’est inconnue, me force à t’épouser. »

Zélonide ne lui répondit que par ses larmes.

Il la quitta rempli de douleur, et alla trouver sa belle-mère pour lui découvrir ses intentions, afin qu’elle disposât Zélonide à faire de bonne grâce ce qu’il désirait. Il lui raconta ce qui venait de se passer entre eux, et la répugnance qu’elle avait témoignée pour un mariage qui faisait sa fortune et celle de toute sa maison. L’ambitieuse mère comprit assez les avantages qu’elle en pouvait recevoir ; et lorsqu’Ismène se tua, elle en fut bien plus affligée par rapport à ses intérêts, que par rapport à la tendresse qu’elle avait pour elle. Elle ressentit une extrême joie, que le crasseux Marcassin voulût prendre une nouvelle alliance dans sa famille. Elle se jeta à ses pieds ; elle l’embrassa, et lui rendit mille grâces pour un honneur qui la touchait si sensiblement. Elle l’assura que Zélonide lui obéirait, ou qu’elle la poignarderait à ses yeux.

« Je vous avoue, dit Marcassin, que j’ai de la peine à lui faire violence ; mais si j’attends qu’on me jette des cœurs à la tête, j’attendrai le reste de ma vie ; toutes les belles me trouvent laid : je suis cependant résolu de n’épouser qu’une fille aimable.

– Vous avez raison, seigneur, répliqua la maligne vieille, il faut vous satisfaire ; si elles sont mécontentes, c’est qu’elles ne connaissent point leurs véritables avantages. »

Elle fortifia si fort Marcassin, qu’il lui dit que c’était donc une chose résolue, et qu’il serait sourd aux larmes et aux prières de Zélonide. Il retourna chez lui choisir tout ce qu’il avait de plus magnifique, et l’envoya à sa maîtresse. Comme sa mère était présente lorsqu’on lui offrit des corbeilles d’or remplies de bijoux, elle n’osa les refuser ; mais elle marqua une grande indifférence pour ce qu’on lui présentait, excepté pour un poignard, dont la garde était garnie de diamants. Elle le prit plusieurs fois, et le mit à sa ceinture, parce que les dames en ce pays-là en portaient ordinairement.

Puis elle dit :

« Je suis trompée si ce n’est ce même poignard qui a percé le sein de ma pauvre sœur ?

– Nous ne le savons point, madame, lui dirent ceux à qui elle parlait ; mais si vous avez cette opinion, il ne faut jamais le voir.

– Au contraire, dit-elle, je loue son courage ; heureuse qui en a assez pour l’imiter !

– Ah ! ma sœur, s’écria Marthesie, quelles funestes pensées roulent dans votre esprit ! voulez-vous mourir ?

– Non ! répondit Zélonide d’un air ferme, l’autel n’est pas digne d’une telle victime ; mais j’atteste les dieux que… »

Elle n’en put dire davantage, ses larmes étouffèrent ses plaintes et sa voix.

L’amoureux Marcassin ayant été informé de la manière dont Zélonide avait reçu son présent, s’indigna si fort contre elle, qu’il fut sur le point de rompre, et de ne la revoir de sa vie. Mais soit par tendresse, soit par gloire, il ne voulut pas le faire, et résolut de suivre son premier dessein avec la dernière chaleur. Le roi et la reine lui remirent le soin de cette grande fête. Il l’ordonna magnifique ; cependant il y avait toujours dans ce qu’il faisait un certain goût de Marcassin très extraordinaire : la cérémonie se fit dans une vaste forêt, où l’on dressa des tables chargées de venaison pour toutes les bêtes féroces et sauvages qui voudraient y manger, afin qu’elles se ressentissent du festin.

C’est en ce lieu que Zélonide, ayant été conduite par sa mère et par sa sœur, trouva le roi, la reine, leur fils Sanglier, et toute la cour, sous des ramées épaisses et sombres, où les nouveaux époux se jurèrent un amour éternel. Marcassin n’aurait point eu de peine à tenir sa parole. Pour Zélonide, il était aisé de connaître qu’elle obéissait avec beaucoup de répugnance : ce n’est point qu’elle ne sût se contraindre, et cacher une partie de ses déplaisirs. Le prince, aimant à se flatter, se figura qu’elle céderait à la nécessité, et qu’elle ne penserait plus qu’à lui plaire. Cette idée lui rendit toute la belle humeur qu’il avait perdue. Et dans le temps que l’on commençait le bal, il se hâta de se déguiser en astrologue, avec une longue robe. Deux dames de la cour étaient seulement de la mascarade. Il avait voulu que tout fût si pareil qu’on ne pût les reconnaître : et l’on n’eut pas médiocrement de peine à faire ressembler des femmes bien faites à un vilain cochon comme lui.

Il y avait une de ces dames qui était la confidente de Zélonide ; Marcassin ne l’ignorait point ; ce n’était que par curiosité qu’il ménagea ce déguisement. Après qu’ils eurent dansé une petite entrée de ballet fort courte, car rien ne fatiguait davantage le prince, il s’approcha de sa nouvelle épouse, et lui fit : certains signes, en montrant un des astrologues masqués, qui persuadèrent à Zélonide, que c’était son amie qui était auprès d’elle, et qu’elle lui montrait Marcassin :

« Hélas ! lui dit-elle, je n’entends que trop, voilà ce monstre que les dieux irrités m’ont donné pour mari ; mais si tu m’aimes, nous en purgerons la terre cette nuit. »

Marcassin comprit, par ce qu’elle lui disait, qu’il s’agissait d’un complot où il avait grande part. Il dit fort bas à Zélonide :

« Je suis résolue à tout pour votre service.

– Tiens donc, reprit-elle, voilà un poignard qu’il m’a envoyé, il faut que tu te caches dans ma chambre, et que tu m’aides à l’égorger. »

Marcassin lui répliqua peu de chose, de crainte qu’elle ne reconnût son jargon, qui était assez extraordinaire : il prit doucement le poignard, et s’éloigna d’elle pour un moment.

Il revint ensuite sans masque lui faire des amitiés, qu’elle reçut d’un air assez embarrassé, car elle roulait dans son esprit le dessein de le perdre ; et dans ce moment il n’avait guère moins d’inquiétude qu’elle. « Est-il possible, disait-il en lui-même, qu’une personne si jeune et si belle soit si méchante ? Que lui ai-je fait pour l’obliger à me vouloir tuer ? Il est vrai que je ne suis pas beau, que je mange malproprement, que j’ai quelques défauts, mais qui n’en a pas ? Je suis homme sous la figure d’une bête. Combien y a-t-il de bêtes sous la figure d’hommes ! Cette Zélonide que je trouvais si charmante, n’est-elle pas elle-même une tigresse et une lionne ? Ah ! que l’on doit peu se fier aux apparences ! » Il marmottait tout cela entre ses dents, quand elle lui demanda ce qu’il avait.

« Vous êtes triste, Marcassin. Ne vous repentez-vous pas de l’honneur que vous m’avez fait ?

– Non, lui dit-il, je ne change pas aisément, je pensais au moyen de faire finir bientôt le bal : j’ai sommeil. »

La princesse fut ravie de le voir assoupi, pensant qu’elle en aurait moins de peine à exécuter son projet. La fête finit. L’on ramena Marcassin et sa femme dans un chariot pompeux. Tout le palais était illuminé de lampes, qui formaient de petits cochons. L’on fit de grandes cérémonies pour coucher le Sanglier et la mariée. Elle ne doutait point que sa confidente ne fût derrière la tapisserie ; de sorte qu’elle se mit au lit avec un cordon de soie sous son chevet, dont elle voulait venger la mort d’Ismène, et la violence qu’on lui avait faite en la contraignant à faire un mariage qui lui déplaisait si fort. Marcassin profita du profond silence qui régnait ; il fit semblant de dormir, et ronflait à faire trembler tous les meubles de sa chambre.

« Enfin tu dors, vilain porc, dit Zélonide, voici le terme arrivé de punir ton cœur de sa fatale tendresse, tu périras dans cette obscure nuit. » Elle se leva doucement, et courut à tous les coins appeler sa confidente ; mais elle n’avait garde d’y être, puisqu’elle ne savait point le dessein de Zélonide.

« Ingrate amie ! s’écriait-elle d’une voix basse, tu m’abandonnes ; après m’avoir donné une parole si positive, tu ne me la tiens pas ; mais mon courage me servira au besoin. » En achevant ces mots, elle passa doucement le cordon de soie autour du cou de Marcassin, qui n’attendait que cela pour se jeter sur elle. Il lui donna deux coups de ses grandes défenses dans la gorge, dont elle expira peu après.

Une telle catastrophe ne pouvait se passer sans beaucoup de bruit. L’on accourut, et l’on vit avec la dernière surprise Zélonide mourante ; on voulait la secourir, mais il se mit au devant d’un air furieux. Et lorsque la reine, qu’on était allé quérir, fut arrivée, il lui raconta ce qui s’était passé, et ce qui l’avait porté à la dernière violence contre cette malheureuse princesse.

La reine ne put s’empêcher de la regretter.

« Je n’avais que trop prévu, dit-elle, les disgrâces attachées à votre alliance : qu’elles servent au moins à vous guérir de la frénésie qui vous possède de vous marier ; il n’y aurait pas moyen de voir toujours finir un jour de noce par une pompe funèbre. »

Marcassin ne répondit rien ; il était occupé d’une profonde rêverie ; il se coucha sans pouvoir dormir ; il faisait des réflexions continuelles sur ses malheurs ; il se reprochait en secret la mort des deux plus aimables personnes du monde ; et la passion qu’il avait eue pour elles se réveillait à tous moments pour le tourmenter.

« Infortuné que je suis ! disait-il à un jeune seigneur qu’il aimait ; je n’ai jamais goûté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si l’on parle du trône que je dois remplir, chacun répond que c’est un grand dommage de voir posséder un si beau royaume par un monstre. Si je partage ma couronne avec une pauvre fille, au lieu de s’estimer heureuse, elle cherche les moyens de mourir ou de me tuer. Si je cherche quelques douceurs auprès de mon père et de ma mère, ils m’abhorrent, et ne me regardent qu’avec des yeux irrités. Que faut-il donc faire dans le désespoir qui me possède ? Je veux abandonner la cour. J’irai au fond des forêts, mener la vie qui convient à un sanglier de bien et d’honneur. Je ne ferai plus l’homme galant. Je ne trouverai point d’animaux qui me reprochent d’être plus laid qu’eux. Il me sera aisé d’être leur roi, car j’ai la raison en partage, qui me fera trouver le moyen de les maîtriser. Je vivrai plus tranquillement avec eux que je ne vis dans une cour destinée à m’obéir, et je n’aurai point le malheur d’épouser une laie qui se poignarde, ou qui me veuille étrangler. Ha ! fuyons, fuyons dans les bois, méprisons une couronne dont on me croit indigne. »

Son confident voulut d’abord le détourner d’une résolution si extraordinaire ; cependant il le voyait si accablé des continuels coups de la fortune, que dans la suite il ne le pressa plus de demeurer ; et une nuit que l’on négligeait de faire la garde autour de son palais, il se sauva sans que personne le vît, jusqu’au fond de la forêt, où il commença à faire tout ce que ses confrères les marcassins faisaient.

Le roi et la reine ne laissèrent pas d’être touchés d’un départ dont le seul désespoir était la cause ; ils envoyèrent des chasseurs le chercher : mais comment le reconnaître ? L’on prit deux ou trois furieux sangliers que l’on amena avec mille périls, et qui firent tant de ravages à la cour, qu’on résolut de ne se plus exposer à de telles méprises. Il y eut un ordre général de ne plus tuer de sangliers, de crainte de rencontrer le prince.

Marcassin, en partant, avait promis à son favori de lui écrire quelquefois ; il avait emporté une écritoire ; et en effet, de temps en temps, l’on trouvait une lettre fort griffonnée à la porte de la ville, qui s’adressait à ce jeune seigneur ; cela consolait la reine ; elle apprenait par ce moyen que son fils était vivant.

La mère d’Ismène et de Zélonide ressentait vivement la perte de ses deux filles : tous les projets de grandeurs qu’elle avait faits s’étaient évanouis par leur mort : on lui reprochait que sans son ambition elles seraient encore au monde ; qu’elle les avait menacées pour les obliger à consentir d’épouser Marcassin. La reine n’avait plus pour elle les mêmes bontés. Elle prit la résolution d’aller en campagne avec Marthesie, sa fille unique. Celle-ci était beaucoup plus belle que ses sœurs ne l’avaient été, et sa douceur avait quelque chose de si charmant, qu’on ne la voyait point avec indifférence. Un jour qu’elle se promenait dans la forêt, suivie de deux femmes qui la servaient (car la maison de sa mère n’en était pas éloignée), elle vit tout d’un coup à vingt pas d’elle un sanglier, d’une grandeur épouvantable ; celles qui l’accompagnaient l’abandonnèrent et s’enfuirent. Pour Marthesie, elle eut tant de frayeur, qu’elle demeura immobile comme une statue, sans avoir la force de se sauver.

Marcassin, c’était lui-même, la reconnut aussitôt, et jugea par son tremblement qu’elle mourait de peur. Il ne voulut pas l’épouvanter davantage ; mais s’étant arrêté, il lui dit :

« Marthesie, ne craignez rien, je vous aime trop pour vous faire du mal, il ne tiendra qu’à vous que je vous fasse du bien ; vous savez les sujets de déplaisirs que vos sœurs m’ont donnés, c’est une triple récompense de ma tendresse : je ne laisse pas d’avouer que j’avais mérité leur haine par mon opiniâtreté à vouloir les posséder malgré elles. J’ai appris, depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit être plus libre que le cœur ; je vois que tous les animaux sont heureux, parce qu’ils ne se contraignent point. Je ne savais pas alors leurs maximes, je les sais à présent, et je sens bien que je préférerais. La mort à un hymen forcé. Si les dieux irrités contre moi voulaient enfin s’apaiser ; s’ils voulaient vous toucher en ma faveur, je vous avoue, Marthesie, que je serais ravi d’unir ma fortune à la vôtre ; mais hélas ! qu’est-ce que je vous propose ? Voudriez-vous venir avec un monstre comme moi dans le fond de ma caverne ? »

Pendant que Marcassin parlait, Marthesie reprenait assez de force pour lui répondre.

« Quoi ! seigneur, s’écria-t-elle, est-il possible que je vous voie dans un état si peu convenable à votre naissance ? La reine, votre mère, ne passe aucun jour sans donner des larmes à vos malheurs.

– À mes malheurs ! dit Marcassin, en l’interrompant ; n’appelez point ainsi l’état où je suis ; j’ai pris mon parti, il m’en a coûté, mais cela est fait. Ne croyez pas, jeune Marthesie, que ce soit toujours une brillante cour qui fasse notre félicité la plus solide, il est des douceurs plus charmantes, et je vous le répète. Vous pourriez me les faire trouver, si vous étiez d’humeur à devenir sauvage avec moi.

– Et pourquoi, dit-elle, ne voulez-vous plus revenir dans un lieu où vous êtes toujours aimé ?

– Je suis toujours aimé ? s’écria-t-il. Non, non, l’on n’aime pas les princes accablés de disgrâces ; comme l’on se promet deux mille biens, lorsqu’ils ne sont pas en état d’en faire, on les rend responsables de leur mauvaise fortune : on les hait enfin plus que tous les autres.

« Mais à quoi m’amusé-je ? s’écria-t-il. Si quelques ours ou quelques lions de mon voisinage passent par ici, et qu’ils m’entendent parler, je suis un Marcassin perdu. Résolvez-vous donc à venir sans autre vue que celle de passer vos beaux jours dans une étroite solitude avec un monstre infortuné, qui ne le sera plus, s’il vous possède.

– Marcassin, lui dit-elle, je n’ai eu jusqu’à présent aucun sujet de vous aimer, j’aurais encore sans vous deux sœurs qui m’étaient chères, laissez-moi du temps pour prendre une résolution si extraordinaire.

– Vous me demandez peut-être du temps, lui dit-il, pour me trahir ?

– Je n’en suis pas capable, répliqua-t-elle, et je vous assure dès à présent que personne ne saura que je vous ai vu.

– Reviendrez-vous ici ? lui dit-il.

– N’en doutez pas, continua-t-elle.

– Ah ! votre mère s’y opposera, on lui contera que vous avez rencontré un sanglier terrible ; elle ne voudra plus vous y exposer. Venez donc, Marthesie, venez avec moi.

– En quel lieu me mènerez-vous ? dit-elle.

– Dans une profonde grotte, répliqua-t-il ; un ruisseau plus clair que du cristal y coule lentement : ses bords sont couverts de mousse et d’herbes fraîches ; cent échos y répondent à l’envi à la voix plaintive de bergers amoureux et maltraités.

– C’est là que nous vivrons ensemble ; ou pour mieux dire, reprit-elle, c’est là que je serai dévorée par quelqu’un de vos meilleurs amis. Ils viendront pour vous voir, ils me trouveront, ce sera fait de ma vie. Ajoutez que ma mère, au désespoir de m’avoir perdue, me fera chercher partout ; ces bois sont trop voisins de sa maison, l’on m’y trouverait.

– Allons où vous voudrez, lui dit-il, l’équipage d’un pauvre sanglier est bientôt fait.

– J’en conviens, dit-elle, mais le mien est plus embarrassant ; il me faut des habits pour toutes les saisons, des rubans, des pierreries.

– Il vous faut, dit Marcassin, une toilette pleine de mille bagatelles, et de mille choses inutiles. Quand on a de l’esprit et de la raison, ne peut-on pas se mettre au-dessus de ces petits ajustements ? Croyez-moi, Marthesie, ils n’ajouteront rien à votre beauté, et je suis certain qu’ils en terniront l’éclat. Ne cherchez point d’autre chose pour votre teint que l’eau fraîche et claire des fontaines ; vous avez les cheveux tout frisés, d’une couleur charmante, et plus fins que les rets où l’araignée prend l’innocent moucheron ; servez-vous-en pour votre parure ; vos dents sont mieux rangées et aussi blanches que des perles ; contentez-vous de leur éclat et laissez les babioles aux personnes moins aimables que vous.

– Je suis très satisfaite de tout ce que vous me dites, répliqua-t-elle, mais vous ne pourrez me persuader de m’ensevelir au fond d’une caverne, n’ayant pour compagnie que des lézards et des limaçons. Ne vaut-il pas mieux que vous veniez avec moi chez le roi votre père ? Je vous promets que s’ils consentent à notre mariage, j’en serai ravie. Et si vous m’aimez, ne devez-vous pas souhaiter de me rendre heureuse, et de me mettre dans un rang glorieux ?

– Je vous aime, belle maîtresse, reprit-il, mais vous ne m’aimez pas ; l’ambition vous engagerait à me recevoir pour époux, j’ai trop de délicatesse pour m’accommoder de ces sentiments-là.

– Vous avez une disposition naturelle, repartit Marthesie, à juger mal de notre sexe ; mais, seigneur Marcassin, c’est pourtant quelque chose que de vous promettre une sincère amitié. Faites-y réflexion, vous me verrez dans peu de jours en ces mêmes lieux. »

Le prince prit congé d’elle, et se retira dans sa grotte ténébreuse, fort occupé de tout ce qu’elle lui avait dit. Sa bizarre étoile l’avait rendu si haïssable aux personnes qu’il aimait, que jusqu’à ce jour, il n’avait pas été flatté d’une parole gracieuse, cela le rendait bien plus sensible à celles de Marthesie ; et son amour ingénieux lui ayant inspiré le dessein de la régaler, plusieurs agneaux, des cerfs et des chevreuils ressentirent la force de sa dent carnassière. Ensuite il les arrangea dans sa caverne, attendant le moment où Marthesie lui tiendrait parole.

Elle ne savait de son côté quelle résolution prendre ; quand Marcassin aurait été aussi beau qu’il était laid, quand ils se seraient aimés autant qu’Astrée et Céladon s’aimaient, c’est tout ce qu’elle aurait pu faire que de passer ainsi ses beaux jours dans une affreuse solitude ; mais qu’il s’en fallait que Marcassin fût Céladon ! Cependant elle n’était point engagée ; personne n’avait eu jusqu’alors l’avantage de lui plaire, et elle était dans la résolution de vivre parfaitement bien avec le prince, s’il voulait quitter sa forêt.

Elle se déroba pour lui venir parler ; elle le trouva au lieu du rendez-vous : il ne manquait jamais d’y aller plusieurs fois par jour, dans la crainte de perdre le moment où elle y viendrait. Dès qu’il l’aperçut, il courut au-devant d’elle, et s’humiliant à ses pieds, il lui fit connaître que les sangliers ont, quand ils veulent, des manières de saluer fort galantes.

Ils se retirèrent ensuite dans un lieu écarté, et Marcassin la regardant avec des petits yeux pleins de feu et de passion :

« Que dois-je espérer, lui dit-il, de votre tendresse ?

– Vous pouvez en espérer beaucoup, répliqua-t-elle, si vous êtes dans le dessein de revenir à la cour ; mais je vous avoue que je ne me sens pas la force de passer le reste de ma vie éloignée de tout commerce.

– Ah ! lui dit-il, c’est que vous ne m’aimez point ; il est vrai que je ne suis point aimable, mais je suis malheureux, et vous devriez faire pour moi, par pitié et par générosité, ce que vous feriez pour un autre par inclination.

– Eh ! qui vous dit, répondit-elle, que ces sentiments n’ont point de part à l’amitié que je vous témoigne ; croyez-moi, Marcassin, je fais encore beaucoup de vouloir vous suivre chez le roi votre père.

– Venez dans ma grotte, lui dit-il, venez juger vous-même de ce que vous voulez que j’abandonne pour vous. »

À cette proposition elle hésita un peu, elle craignait qu’il ne la retînt malgré elle ; il devina ce qu’elle pensait.

« Ah ! ne craignez point, lui dit-il, je ne serai jamais heureux par des moyens violents ! »

Marthesie se fia à la parole qu’il lui donnait ; il la fit descendre au fond de sa caverne ; elle y trouva tous les animaux qu’il avait égorgés pour la régaler. Cette espèce de boucherie lui fit mal au cœur ; elle en détourna d’abord les yeux, et voulut sortir au bout d’un moment ; mais Marcassin prenant l’air et le ton d’un maître, lui dit :

« Aimable Marthesie, je ne suis pas assez indifférent pour vous laisser la liberté de me quitter ; j’atteste les dieux que vous serez toujours souveraine de mon cœur ; des raisons invincibles m’empêchent de retourner chez le roi mon père ; acceptez ici mon amour et ma foi, que ce ruisseau fugitif, que les pampres toujours verts, que le roc, que les bois, que les hôtes qui les habitent soient témoins de nos serments mutuels. »

Elle n’avait pas la même envie que lui de s’engager ; mais elle était enfermée dans la grotte sans en pouvoir sortir. Pourquoi y était-elle allée ? ne devait-elle pas prévoir ce qui lui arriva ? Elle pleura et fit des reproches à Marcassin.

« Comment pourrai-je me fier à vos paroles, lui dit-elle, puisque vous manquez à la première que vous m’avez donnée ?

– Il faut bien, lui dit-il en souriant à la Marcassine, qu’il y ait un peu de l’homme mêlé avec le sanglier ; ce défaut de parole que vous me reprochez, cette petite finesse où je ménage mes intérêts, c’est justement l’homme qui agit ; car pour parler sans façon, les animaux ont plus d’honneur entre eux que les hommes.

– Hélas ! répondit-elle, vous avez le mauvais de l’un et de l’autre, le cœur d’un homme, et la figure d’une bête ; soyez donc ou tout un, ou tout autre, après cela je me résoudrai à ce que vous souhaitez.

– Mais, belle Marthesie, lui dit-il, voulez-vous demeurer avec moi sans être ma femme, car vous pouvez compter que je ne vous permettrai point de sortir d’ici ? »

Elle redoubla ses pleurs et ses prières, il n’en fut point touché ; et après avoir contesté longtemps, elle consentit à le recevoir pour époux, et l’assura qu’elle l’aimerait aussi chèrement que s’il était le plus aimable prince du monde.

Ces manières obligeantes le charmèrent, il baisa mille fois ses mains, et l’assura à son tour qu’elle ne serait peut-être pas si malheureuse qu’elle avait lieu de le croire. Il lui demanda ensuite si elle mangerait des animaux qu’il avait tués.

« Non, dit-elle, cela n’est pas de mon goût ; si vous pouvez m’apporter des fruits, vous me ferez plaisir. »

Il sortit, et ferma si bien l’entrée de la caverne, qu’il était impossible à Marthesie de se sauver ; mais elle avait pris là-dessus son parti, et elle ne l’aurait pas fait, quand elle aurait pu le faire.

Marcassin chargea trois hérissons d’oranges, de limes douces, de citrons et d’autres fruits ; il les piqua dans les pointes dont ils sont couverts, et la provision vint très commodément jusqu’à la grotte, il y entra, et pria Marthesie d’en manger.

« Voilà un festin de noces, lui dit-il, qui ne ressemble point à celui que l’on fit pour vos deux sœurs ; mais j’espère que, encore qu’il y ait moins de magnificence, nous y trouverons plus de douceurs.

– Plaise aux dieux de le permettre ainsi ! » répliqua-t-elle.

Ensuite elle puisa de l’eau dans sa main, elle but à la santé du sanglier, dont il fut ravi.

Le repas ayant été aussi court que frugal, Marthesie rassembla toute la mousse, l’herbe et les fleurs que Marcassin lui avait apportées, elle en composa un lit assez dur, sur lequel le prince et elle se couchèrent. Elle eut grand soin de lui demander s’il voulait avoir tête haute ou basse, s’il avait assez de place, de quel côté il dormait le mieux ? Le bon Marcassin la remercia tendrement, et il s’écriait de temps en temps : « Je ne changerais pas mon sort avec celui des plus grands hommes ; j’ai enfin trouvé ce que je cherchais ; je suis aimé de celle que j’aime » ; il lui dit cent jolies choses, dont elle ne fut point surprise, car il avait de l’esprit ; mais elle ne laissa pas de se réjouir que la solitude où il vivait n’en eût rien diminué.

Ils s’endormirent l’un et l’autre, et Marthesie s’étant réveillée, il lui sembla que son lit était meilleur que lorsqu’elle s’y était mise ; touchant ensuite doucement Marcassin, elle trouvait que sa hure était faite comme la tête d’un homme, qu’il avait de longs cheveux, des bras et des mains ; elle ne put s’empêcher de s’étonner ; elle se rendormit, et lorsqu’il fut jour, elle trouva que son mari était aussi Marcassin que jamais.

Ils passèrent cette journée comme la précédente. Marthesie ne dit point à son mari ce qu’elle avait soupçonné pendant la nuit. L’heure de se coucher vint : elle toucha sa hure pendant qu’il dormait, et elle y trouva la même différence qu’elle y avait trouvée. La voilà bien en peine, elle ne dormait presque plus, elle était dans une inquiétude continuelle, et soupirait sans cesse. Marcassin s’en aperçut avec un véritable désespoir.

« Vous ne m’aimez point, lui dit-il, ma chère Marthesie, je suis un malheureux dont la figure vous déplaît ; vous allez me causer la mort.

– Dites plutôt, barbare, que vous serez cause de la mienne, répliqua-t-elle ; l’injure que vous me faites me touche si sensiblement que je n’y pourrai résister.

– Je vous fais une injure, s’écria-t-il, et je suis un barbare ? Expliquez-vous, car assurément vous n’avez aucun sujet de vous plaindre.

– Croyez-vous, lui dit-elle, que je ne sache pas que vous cédez toutes les nuits votre place à un homme ?

– Les sangliers, lui dit-il, et particulièrement ceux qui me ressemblent, ne sont pas de si bonne composition ; n’ayez point une pensée si offensante pour vous et pour moi, ma chère Marthesie, et comptez que je serais jaloux des dieux mêmes ; mais peut-être qu’en dormant vous vous forgez cette chimère. »

Marthesie, honteuse de lui avoir parlé d’une chose qui avait si peu de vraisemblance, répondit qu’elle ajoutait tant de foi à ses paroles, qu’encore qu’elle eût tout sujet de croire qu’elle ne dormait pas quand elle touchait des bras, des mains et des cheveux, elle soumettait son jugement, et qu’à l’avenir elle ne lui en parlerait plus.

En effet, elle éloignait de son esprit tous les sujets de soupçon qui venaient. Six mois s’écoulèrent avec peu de plaisirs de la part de Marthesie ; car elle ne sortait pas de la caverne, de peur d’être rencontrée par sa mère ou par ses domestiques. Depuis que cette pauvre mère avait perdu sa fille, elle ne cessait point de gémir, elle faisait retentir les bois de ses plaintes et du nom de Marthesie. À ces accents, qui frappaient presque tous les jours ses oreilles, elle soupirait en secret de causer tant de douleur à sa mère, et de n’être pas maîtresse de la soulager ; mais Marcassin l’avait fortement menacée, et elle le craignait autant qu’elle l’aimait.

Comme sa douceur était extrême, elle continuait de témoigner beaucoup de tendresse au sanglier, qui l’aimait aussi avec la dernière passion ; elle était grosse, et quand elle se figurait que la race marcassine allait se perpétuer, elle ressentait une affliction sans pareille.

Il arriva qu’une nuit qu’elle ne dormait point et qu’elle pleurait doucement, elle entendit parler si proche d’elle, qu’encore que l’on parlât tout bas, elle, ne perdait pas un mot de ce qu’on disait. C’était le bon Marcassin qui priait une personne de lui être moins rigoureuse, et de lui accorder la permission qu’il lui demandait depuis longtemps. On lui répondit toujours : « Non, non, je ne le veux pas. » Marthesie demeura plus inquiète que jamais. « Qui peut entrer dans cette grotte ? disait-elle, mon mari ne m’a point révélé ce secret. » Elle n’eut garde de se rendormir, elle était trop curieuse. La conversation finie, elle entendit que la personne qui avait parlé au prince sortait de la caverne, et peu après il ronfla comme un cochon. Aussitôt elle se leva, voulant voir s’il était aisé d’ôter la pierre qui fermait l’entrée de la grotte, mais elle ne put la remuer. Comme elle revenait doucement et sans aucune lumière, elle sentit quelque chose sous ses pieds, elle s’aperçut que c’était la peau d’un sanglier ; elle la prit et la cacha, puis elle attendit l’événement de cette affaire sans rien dire.

L’aurore paraissait à peine lorsque Marcassin se leva, elle entendit qu’il cherchait de tous côtés ; pendant qu’il s’inquiétait, le jour vint ; elle le vit si extraordinairement beau et bien fait, que jamais surprise n’a été plus grande ni plus agréable que la sienne.

« Ah ! s’écria-t-elle, ne me faites plus un mystère de mon bonheur, je le connais et j’en suis pénétrée, mon cher prince ! par quelle bonne fortune êtes-vous devenu le plus aimable de tous les hommes ? »

Il fut d’abord surpris d’être découvert ; mais se remettant ensuite :

« Je vais, lui dit-il, vous en rendre compte, ma chère Marthesie, et vous apprendre en même temps que c’est à vous que je dois cette charmante métamorphose.

« Sachez que la reine ma mère dormait un jour à l’ombre de quelques arbres, lorsque trois fées passèrent en l’air ; elles la reconnurent, elles s’arrêtèrent. L’aînée la doua d’être mère d’un fils spirituel et bien fait. La seconde renchérit sur ce don, elle ajouta en ma faveur mille qualités avantageuses. La cadette lui dit en éclatant de rire : « Il faut un peu diversifier la matière, le printemps serait moins agréable s’il n’était précédé par l’hiver : afin que le prince que vous souhaitez charmant, le paraisse davantage, je le doue d’être Marcassin, jusqu’à ce qu’il ait épousé trois femmes, et que la troisième trouve sa peau de sanglier. » À ces mots les trois fées disparurent. La reine avait entendu les deux premières très distinctement ; à l’égard de celle qui me faisait du mal, elle riait si fort qu’elle n’y put rien comprendre.

« Je ne sais moi-même tout ce que je viens de vous raconter que du jour de notre mariage ; comme j’allais vous chercher, tout occupé de ma passion, je m’arrêtai pour boire à un ruisseau qui coule proche de ma grotte : soit qu’il fût plus clair qu’à l’ordinaire, ou que je m’y regardasse avec plus d’attention, par rapport au désir que j’avais de vous plaire, je me trouvai si épouvantable, que les larmes m’en vinrent aux yeux. Sans hyperbole, j’en versai assez pour grossir le cours du ruisseau, et me parlant à moi-même, je me disais qu’il n’était pas possible que je pusse vous plaire !

« Tout découragé de cette pensée, je pris la résolution de ne pas aller plus loin. « Je ne puis être heureux, disais-je, si je ne suis aimé, et je ne puis être aimé d’aucune personne raisonnable. » Je marmottais ces paroles, quand j’aperçus une dame qui s’approcha de moi avec une hardiesse qui me surprit, car j’ai l’air terrible pour ceux qui ne me connaissent point. « Marcassin, me dit-elle, le temps de ton bonheur s’approche si tu épouses Marthesie, et qu’elle puisse t’aimer fait comme tu es ; assure-toi qu’avant qu’il soit peu tu seras démarcassinné. Dès la nuit même de tes noces, tu quitteras cette peau qui te déplaît si fort, mais reprends-la avant le jour, et n’en parle point à ta femme ; sois soigneux d’empêcher qu’elle ne s’en aperçoive, jusqu’au temps où cette grande affaire se découvrira. »

« Elle m’apprit, continua-t-il, tout ce que je vous ai déjà raconté de la reine ma mère : je lui fis de très humbles remerciements pour les bonnes nouvelles qu’elle me donnait ; j’allai vous trouver avec une joie mêlée d’espérance que je n’avais point encore ressentie. Et lorsque je fus assez heureux pour recevoir des marques de votre amitié, ma satisfaction augmenta de toute manière, et mon impatience était violente de pouvoir partager mon secret avec vous. La fée, qui ne l’ignorait pas, me venait menacer la nuit des plus grandes disgrâces si je ne savais me taire. « Ah ! lui disais-je, madame, vous n’avez sans doute jamais aimé, puisque vous m’obligez à cacher une chose si agréable à la personne du monde que j’aime le plus ? » Elle riait de ma peine, et me défendait de m’affliger, parce que tout me devenait favorable. Cependant, ajouta-t-il, rendez-moi ma peau de sanglier, il faut bien que je la remette, de peur d’irriter les fées.

– Quel que vous puissiez devenir, mon cher prince, lui dit Marthesie, je ne changerai jamais pour vous ; il me demeurera toujours une idée charmante de votre métamorphose.

– Je me flatte, dit-il, que les fées ne voudront pas nous faire souffrir longtemps ; elles prennent soin de nous ; ce lit qui vous paraît de mousse, est d’excellent duvet et de laine fine : ce sont elles qui mettaient à l’entrée de la grotte tous les beaux fruits que vous avez mangés. »

Marthesie ne se lassait point de remercier les fées de tant de grâces.

Pendant qu’elle leur adressait ses compliments, Marcassin faisait les derniers efforts pour remettre la peau de sanglier ; mais elle était devenue si petite, qu’il n’y avait pas de quoi couvrir une de ses jambes. Il la tirait en long, en large, avec les dents et les mains, rien n’y faisait. Il était bien triste et déplorait son malheur ; car il craignait, avec raison, que la fée qui l’avait si bien marcassiné ne vînt la lui remettre pour longtemps.

« Hélas ! ma chère Marthesie, disait-il, pourquoi avez-vous caché cette fatale peau ? C’est peut-être pour nous en punir que je ne puis m’en servir comme je faisais. Si les fées sont en colère, comment les apaiserons-nous ? »

Marthesie pleurait de son côté ; c’était là un sujet d’affliction bien singulier de pleurer, parce qu’il ne pouvait plus devenir Marcassin.

Dans ce moment la grotte trembla, puis la voûte s’ouvrit ; ils virent tomber six quenouilles chargées de soie, trois blanches et trois noires, qui dansaient ensemble. Une voix sortit d’entre elles, qui dit :

« Si Marcassin et Marthesie devinent ce que signifient ces quenouilles blanches et noires, ils seront heureux. »

Le prince rêva un peu, et dit ensuite :

« Je devine que les trois quenouilles blanches, signifient les trois fées qui m’ont doué à ma naissance.

– Et pour moi, s’écria Marthesie, je devine que ces trois noires signifient mes deux sœurs et Coridon. »

En même temps les fées parurent à la place des quenouilles blanches. Ismène, Zélonide et Coridon parurent aussi. Rien n’a jamais été si effrayant que ce retour de l’autre monde.

« Nous ne venons pas de si loin que vous le pensez, dirent-ils à Marthesie ; les prudentes fées ont eu la bonté de nous secourir. Et dans le temps que vous pleuriez notre mort, elles nous conduisaient dans un bateau où rien n’a manqué à nos plaisirs, que celui de vous voir avec nous.

– Quoi ! dit Marcassin, je n’ai pas vu Ismène et son amant sans vie, et ce n’est pas de ma main que Zélonide a perdu la sienne ?

– Non, dirent les fées, vos yeux fascinés ont été la dupe de nos soins : tous les jours ces sortes d’aventures arrivent. Tel croit avoir sa femme au bal, quand elle est endormie dans son lit : tel croit avoir une belle maîtresse, qui n’a qu’une guenuche ; et tel autre croit avoir tué son ennemi, qui se porte bien dans un autre pays.

– Vous m’allez jeter dans d’étranges doutes, dit le prince Marcassin ; il semble, à vous entendre, qu’il ne faut pas même croire ce qu’on voit.

– La règle n’est pas toujours générale, répliquèrent les fées : mais il est indubitable que l’on doit suspendre son jugement sur bien des choses, et penser qu’il peut entrer quelque dose de féerie dans ce qui nous paraît de plus certain. »

Le prince et sa femme remercièrent les fées de l’instruction qu’elles venaient de leur donner, et de la vie qu’elles avaient conservée à des personnes qui leur étaient si chères :

« Mais, ajouta Marthesie, en se jetant à leurs pieds, ne puis-je espérer que vous ne ferez plus reprendre cette vilaine peau de sanglier à mon fidèle Marcassin ?

– Nous venons vous en assurer, dirent-elles, car il est temps de retourner à la cour. »

Aussitôt la grotte prit la figure d’une superbe tente, où le prince trouva plusieurs valets de chambre qui l’habillèrent magnifiquement. Marthesie trouva de son côté des dames d’atour, et une toilette d’un travail exquis, où rien ne manquait pour la coiffer et pour la parer ; ensuite le dîner fut servi comme un repas ordonné par les fées. C’est en dire assez.

Jamais joie n’a été plus parfaite ; tout ce que Marcassin avait souffert de peine, n’égalait point le plaisir de se voir non seulement homme, mais un homme infiniment aimable. Après que l’on fut sorti de table, plusieurs carrosses magnifiques, attelés des plus beaux chevaux du monde, vinrent à toute bride. Ils y montèrent avec le reste de la petite troupe. Des gardes à cheval marchaient devant et derrière les carrosses. C’est ainsi que Marcassin se rendit au palais.

On ne savait à la cour d’où venait ce pompeux équipage, et l’on savait encore moins qui était dedans, lorsqu’un héraut le publia à haute voix, au son des trompettes et des timbales : tout le peuple ravi accourut pour voir son prince. Tout le monde en demeura charmé, et personne ne voulut douter de la vérité d’une aventure qui paraissait pourtant bien douteuse.

Ces nouvelles étant parvenues au roi et à la reine, ils descendirent promptement jusque dans la cour. Le prince Marcassin ressemblait si fort à son père, qu’il aurait été difficile de s’y méprendre. On ne s’y méprit pas : aussi jamais allégresse n’a été plus universelle. Au bout de quelques mois elle augmenta encore par la naissance d’un fils, qui n’avait rien du tout de la figure ni de l’humeur marcassine.

Le plus grand effort de courage,

Lorsque l’on est bien amoureux,

Est de pouvoir cacher à l’objet de ses vœux

Ce qu’à dissimuler le devoir nous engage :

Marcassin sut par là mériter l’avantage

De rentrer triomphant dans une auguste cour.

Qu’on blâme, j’y consens, sa trop faible tendresse,

Il vaut mieux manquer à l’amour,

Que de manquer à la sagesse.