Le Pigeon et la Colombe

 

Il était une fois un roi et une reine qui s’aimaient si chèrement, que cette union servait d’exemple dans toutes les familles ; et l’on aurait été bien surpris de voir un ménage en discorde dans leur royaume. Il se nommait le royaume des Déserts.

La reine avait eu plusieurs enfants ; il ne lui restait qu’une fille, dont la beauté était si grande, que si quelque chose pouvait la consoler de la perte des autres, c’était les charmes que l’on remarquait dans celle-ci. Le roi et la reine l’élevaient comme leur unique espérance ; mais le bonheur de la famille royale dura peu. Le roi étant à la chasse sur un cheval ombrageux, il entendit tirer quelques coups ; le bruit et le feu l’effrayèrent, il prit le mors aux dents, il partit comme un éclair ; il voulut l’arrêter au bord d’un précipice ; il se cabra, et s’étant renversé sur lui, la chute fut si rude qu’il le tua avant qu’on fût en état de le secourir.

Des nouvelles si funestes réduisirent la reine à l’extrémité : elle ne put modérer sa douleur ; elle sentit bien qu’elle était trop violente pour y résister, et elle ne songea plus qu’à mettre ordre aux affaires de sa fille, afin de mourir avec quelque sorte de repos. Elle avait une amie qui s’appelait la fée Souveraine, parce qu’elle avait une grande autorité dans tous les empires, et qu’elle était fort habile. Elle lui écrivit, d’une main mourante, qu’elle souhaitait de rendre les derniers soupirs entre ses bras ; qu’elle se hâtât de venir, si elle voulait la trouver en vie, et qu’elle avait des choses de conséquence à lui dire.

Quoique la fée ne manquât pas d’affaires, elle les quitta toutes, et montant sur son chameau de feu, qui allait plus vite que le soleil, elle arriva chez la reine, qui l’attendait impatiemment ; elle lui parla de plusieurs choses qui regardaient la régence du royaume, la priant de l’accepter et de prendre soin de la petite princesse Constancia.

« Si quelque chose, ajouta-t-elle, peut soulager l’inquiétude que j’ai de la laisser orpheline dans un âge si tendre, c’est l’espérance que vous me donnerez en sa personne des marques de l’amitié que vous avez toujours eue pour moi ; qu’elle trouvera en vous une mère qui peut la rendre bien plus heureuse et plus parfaite que je n’aurais fait, et que vous lui choisirez un époux assez aimable pour qu’elle n’aime jamais que lui.

– Tu souhaites tout ce qu’il faut souhaiter, grande reine, lui dit la fée, je n’oublierai rien pour ta fille ; mais j’ai tiré son horoscope, il semble que le destin est irrité contre la nature, d’avoir épuisé tous ses trésors en la formant ; il a résolu de la faire souffrir, et ta royale majesté doit savoir qu’il prononce quelquefois des arrêts sur un ton si absolu, qu’il est impossible de s’y soustraire.

– Tout au moins, reprit la reine, adoucissez ses disgrâces, et n’oubliez rien pour les prévenir : il arrive souvent que l’on évite de grands malheurs, lorsqu’on y fait une sérieuse attention. »

La fée Souveraine lui promit tout ce qu’elle souhaitait, et la reine ayant embrassé cent et cent fois sa chère Constancia, mourut avec assez de tranquillité.

La fée lisait dans les astres avec la même facilité qu’on lit à présent les contes nouveaux qui s’impriment tous les jours. Elle vit que la princesse était menacée de la fatale passion d’un géant, dont les États n’étaient pas fort éloignés du royaume des Déserts ; elle connaissait bien qu’il fallait sur toutes choses l’éviter, et elle n’en trouva pas de meilleur moyen que d’aller cacher sa chère élève à un des bouts de la terre, si éloigné de celui où le géant régnait, qu’il n’y avait aucune apparence qu’il vînt y troubler leur repos.

Dès que la fée Souveraine eut choisi des ministres capables de gouverner l’État qu’elle voulait leur confier, et qu’elle eut établi des lois si judicieuses, que tous les sages de la Grèce n’auraient pu rien faire d’approchant, elle entra une nuit dans la chambre de Constancia ; et sans la réveiller, elle l’emporta sur son chameau de feu, puis partit pour aller dans un pays fertile, où l’on vivait sans ambition et sans peine ; c’était une vraie vallée de Tempé : l’on n’y trouvait que des bergers et des bergères, qui demeuraient dans des cabanes dont chacun était l’architecte.

Elle n’ignorait pas que si la princesse passait seize ans sans voir le géant, elle n’aurait plus qu’à retourner en triomphe dans son royaume ; mais que s’il la voyait plus tôt, elle serait exposée à de grandes peines. Elle était très soigneuse de la cacher aux yeux de tout le monde, et pour qu’elle parût moins belle, elle l’avait habillée en bergère, avec de grosses cornettes toujours abattues sur son visage ; mais telle que le soleil, qui, enveloppé d’une nuée, la perce par de longs traits de lumière, cette charmante princesse ne pouvait être si bien couverte, que l’on n’aperçût quelques-unes de ses beautés ; et malgré tous les foins de la fée, on ne parlait plus de Constancia que comme d’un chef-d’œuvre des cieux qui ravissait tous les cœurs.

Sa beauté n’était pas la seule chose qui la rendait merveilleuse : Souveraine l’avait douée d’une voix si admirable, et de toucher si bien tous les instruments dont elle voulait jouer, que sans jamais avoir appris la musique, elle aurait pu donner des leçons aux muses, et même au céleste Apollon.

Ainsi elle ne s’ennuyait point, la fée lui avait expliqué les raisons qu’elle avait de l’élever dans une condition si obscure. Comme elle était toute pleine d’esprit, elle y entrait avec tant de jugement, que Souveraine s’étonnait qu’à un âge si peu avancé, l’on pût trouver tant de docilité et d’esprit. Il y avait plusieurs mois qu’elle n’était allée au royaume des Déserts, parce qu’elle ne la quittait qu’avec peine ; mais sa présence y était nécessaire, l’on n’agissait que par ses ordres, et les ministres ne faisaient pas également bien leur devoir. Elle partit, lui recommandant fort de s’enfermer jusqu’à son retour.

Cette belle princesse avait un petit mouton qu’elle aimait chèrement, elle se plaisait à lui faire des guirlandes de fleurs ; d’autres fois, elle le couvrait de nœuds de rubans. Elle l’avait nommé Ruson. Il était plus habile que tous ses camarades, il entendait la voix et les ordres de sa maîtresse, il y obéissait ponctuellement : « Ruson, lui disait-elle, allez quérir ma quenouille » ; il courait dans sa chambre, et la lui apportait en faisant mille bonds. Il sautait autour d’elle, il ne mangeait plus que les herbes qu’elle avait cueillies, et il serait plutôt mort de soif que de boire ailleurs que dans le creux de sa main. Il savait fermer la porte, battre la mesure quand elle chantait, et bêler en cadence. Ruson était aimable, Ruson était aimé ; Constancia lui parlait sans cesse et lui faisait mille caresses.

Cependant une jolie brebis du voisinage plaisait pour le moins autant à Ruson que sa princesse. Tout mouton est mouton, et la plus chétive brebis était plus belle aux yeux de Ruson que la mère des amours. Constancia lui reprochait souvent ses coquetteries : « Petit libertin, disait-elle, ne saurais-tu rester auprès de moi ? Tu m’es si cher, je néglige tout mon troupeau pour toi, et tu ne veux pas laisser cette galeuse pour me plaire. » Elle l’attachait avec une chaîne de fleurs ; alors il semblait se dépiter, et tirait tant et tant qu’il la rompait : « Ah ! lui disait Constancia en colère, la fée m’a dit bien des fois que les hommes sont volontaires comme toi, qu’ils fuient le plus léger assujettissement, et que ce sont les animaux du monde les plus mutins. Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, va chercher ta belle bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bien mangé ; je ne pourrai peut-être pas te secourir. »

Le mouton amoureux ne profita point des avis de Constancia. Étant tout le jour avec sa chère brebis, proche de la maisonnette où la princesse travaillait toute seule, elle l’entendit bêler si haut et si pitoyablement, qu’elle ne douta point de sa funeste aventure. Elle se lève bien émue, sort, et voit un loup qui emportait le pauvre Ruson : elle ne songea plus à tout ce que la fée lui avait dit en partant ; elle courut après le ravisseur de son mouton, criant : « Au loup ! Au loup ! » Elle le suivait, lui jetant des pierres avec sa houlette sans qu’il quittât sa proie ; mais, hélas ! en passant proche d’un bois, il en sortit bien un autre loup : c’était un horrible géant. À la vue de cet épouvantable colosse, la princesse transie de peur leva les vers le ciel pour lui demander du secours, et pria la terre de l’engloutir. Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre ; elle méritait d’être punie de n’avoir pas cru la fée Souveraine.

Le géant ouvrit les bras pour l’empêcher de passer outre ; mais quelque terrible et furieux qu’il fût, il ressentit les effets de sa beauté.

« Quel rang tiens-tu parmi les déesses ? lui dit-il d’une voix qui faisait plus de bruit que le tonnerre, car ne pense pas que je m’y méprenne, tu n’es point une mortelle ; apprends-moi seulement ton nom, et si tu es fille ou femme de Jupiter ? qui sont tes frères ? quelles sont tes sœurs ? Il y a longtemps que je cherche une déesse pour l’épouser, te voilà heureusement trouvée. »

La princesse sentait que la peur avait lié sa langue, et que les paroles mouraient dans sa bouche.

Comme il vit qu’elle ne répondait pas à ses galantes questions :

Pour une divinité, lui dit-il, tu n’as guère d’esprit. »

Sans autre discours, il ouvrit un grand sac et la jeta dedans.

La première chose qu’elle aperçut au fond, ce fut le méchant loup et le pauvre mouton. Le géant s’était diverti à les prendre à la course :

« Tu mourras avec moi, mon cher Ruson, lui dit-elle en le baisant, c’est une petite consolation, il vaudrait bien mieux nous sauver ensemble. »

Cette triste pensée la fit pleurer amèrement, elle soupirait et sanglotait fort haut ; Ruson bêlait, le loup hurlait ; cela réveilla un chien, un chat, un coq et un perroquet qui dormaient. Ils commencèrent de leur côté à faire un bruit désespéré : voilà un étrange charivari dans la besace du géant. Enfin, fatigué de les entendre, il pensa tout tuer ; mais il se contenta de lier le sac, et de le jeter sur le haut d’un arbre, après l’avoir marqué pour le venir reprendre ; il allait se battre en duel contre un autre géant, et toute cette crierie lui déplaisait.

La princesse se douta bien que pour peu qu’il marchât il s’éloignerait beaucoup, car un cheval courant à toute bride n’aurait pu l’attraper quand il allait au petit pas : elle tira ses ciseaux et coupa la toile de la besace, puis elle en fit sortir son cher Ruson, le chien, le chat, le coq, le perroquet, elle se sauva ensuite, et laissa le loup dedans, pour lui apprendre à manger les petits moutons. La nuit était fort obscure, c’était une étrange chose de se trouver seule au milieu d’une forêt, sans savoir de quel côté tourner ses pas, ne voyant ni le ciel ni la terre, et craignant toujours de rencontrer le géant.

Elle marchait le plus vite qu’elle pouvait ; elle serait tombée cent et cent fois, mais tous les animaux qu’elle avait délivrés, reconnaissants de la grâce qu’ils en avaient reçue, ne voulurent point l’abandonner, et la servirent utilement dans son voyage. Le chat avait les yeux si étincelants qu’il éclairait comme un flambeau ; le chien qui jappait faisait sentinelle ; le coq chantait pour épouvanter les lions ; le perroquet jargonnait si haut, qu’on aurait jugé, à l’entendre, que vingt personnes causaient ensemble, de sorte que les voleurs s’éloignaient pour laisser le passage libre à notre belle voyageuse, et le mouton qui marchait quelques pas devant elle, la garantissait de tomber dans de grands trous, dont il avait lui-même bien de la peine à se retirer.

Constancia allait à l’aventure, se recommandant à sa bonne amie la fée, dont elle espérait quelque secours, quoiqu’elle se reprochât beaucoup de n’avoir pas suivi ses ordres ; mais quelquefois elle craignait d’en être abandonnée. Elle aurait bien souhaité que sa bonne fortune l’eût conduite dans la maison où elle avait été secrètement élevée : comme elle n’en savait point le chemin, elle n’osait point se flatter de la rencontrer sans un bonheur particulier.

Elle se trouva, à la pointe du jour, au bord d’une rivière qui arrosait la plus agréable prairie du monde ; elle regarda autour d’elle, et ne vit ni chien, ni chat, ni coq, ni perroquet ; le seul Ruson lui tenait compagnie. « Hélas ! où suis-je ? dit-elle. Je ne connais point ces beaux lieux, que vais-je devenir ? qui aura soin de moi ? Ah ! petit mouton, que tu me coûtes cher ! si je n’avais pas couru après toi, je serais encore chez la fée Souveraine, je ne craindrais ni le géant, ni aucune aventure fâcheuse. » Il semblait, à l’air de Ruson, qu’il l’écoutait en tremblant, et qu’il reconnaissait sa faute : enfin la princesse abattue et fatiguée cessa de le gronder, elle s’assit au bord de l’eau ; et comme elle était lasse, et que l’ombre de plusieurs arbres la garantissait des ardeurs du soleil, ses yeux fermèrent doucement, elle se laissa tomber sur l’herbe, et s’endormit d’un profond sommeil.

Elle n’avait point d’autres gardes que le fidèle Ruson, il marcha sur elle, il la tirailla ; mais quel fut son étonnement de remarquer à vingt pas d’elle un jeune homme qui se tenait derrière quelques buissons ? Il s’en couvrait pour la voir sans être vu : la beauté de sa taille, celle de sa tête, la noblesse de son air et la magnificence de ses habits surprirent si fort la princesse, qu’elle se leva brusquement, dans la résolution de s’éloigner. Je ne sais quel charme secret l’arrêta ; elle jetait les yeux d’un air craintif sur cet inconnu, le géant ne lui avait presque pas fait plus de peur, mais la peur part de différentes causes : leurs regards et leurs actions marquaient assez les sentiments qu’ils avaient déjà l’un pour l’autre.

Ils seraient peut-être demeurés longtemps sans se parler que des yeux, si le prince n’avait pas entendu le bruit des cors et celui des chiens qui s’approchaient ; il s’aperçut qu’elle en était étonnée :

« Ne craignez rien, belle bergère, lui dit-il, vous êtes en sûreté dans ces lieux : plût au ciel que ceux qui vous y voient y pussent être de même !

– Seigneur, dit-elle, j’implore votre protection, je suis une pauvre orpheline qui n’ai point d’autre parti à prendre que d’être bergère ; procurez-moi un troupeau, j’en aurai grand soin.

– Heureux les moutons, dit-il en souriant, que vous voudrez conduire au pâturage ! mais enfin, aimable bergère, si vous le souhaitez, j’en parlerai à la reine ma mère, et je me ferai un plaisir de commencer dès aujourd’hui à vous rendre mes services.

– Ah ! seigneur, dit Constancia, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise, je n’aurais osé le faire si j’avais su votre rang. »

Le prince l’écoutait avec le dernier étonnement, il lui trouvait de l’esprit et de la politesse, rien ne répondait mieux à son excellente beauté ; mais rien ne s’accordait plus mal avec la simplicité de ses habits et l’état de bergère. Il voulut même essayer de lui faire prendre un autre parti :

« Songez-vous, lui dit-il, que vous serez exposée, toute seule dans un bois ou dans une campagne, n’ayant pour compagnie que vos innocentes brebis ? Les manières délicates que je vous remarque s’accommoderont-elles de la solitude ? Qui sait d’ailleurs si vos charmes, dont le bruit se répandra dans cette contrée, ne vous attireront point mille importuns ? Moi-même, adorable bergère, moi-même je quitterai la cour pour m’attacher à vos pas ; et ce que je ferai, d’autres le feront aussi.

– Cessez, lui dit-elle, seigneur, de me flatter par des louanges que je ne mérite point ; je suis née dans un hameau ; je n’ai jamais connu que la vie champêtre, et j’espère que vous me laisserez garder tranquillement les troupeaux de la reine, si elle daigne me les confier ; je la supplierai même de me mettre sous quelque bergère plus expérimentée que moi ; et comme je ne la quitterai point, il est bien certain que je ne m’ennuierai pas. »

Le prince ne put lui répondre ; ceux qui l’avaient suivi à la chasse parurent sur un coteau.

« Je vous quitte, charmante personne, lui dit-il d’un air empressé ; il ne faut pas que tant de gens partagent le bonheur que j’ai de vous voir ; allez au bout de cette prairie, il y a une maison où vous pourrez demeurer en sûreté, après que vous aurez dit que vous y venez ma part. »

Constancia, qui aurait eu de la peine à se trouver en si grande compagnie, se hâta de marcher vers le lieu que Constancio (c’est ainsi que s’appelait le prince) lui avait enseigné.

Il la suivit des yeux, il soupira tendrement, et remontant à cheval, il se mit à la tête de sa troupe sans continuer la chasse. En entrant chez la reine, il la trouva fort irritée contre une vieille bergère qui lui rendait un assez mauvais compte de ses agneaux. Après que la reine eut bien grondé, elle lui dit de ne paraître jamais devant elle.

Cette occasion favorisa le dessein de Constancio ; il lui conta qu’il avait rencontré une jeune fille qui désirait passionnément d’être à elle, qu’elle avait l’air soigneux, et qu’elle ne paraissait pas intéressée. La reine goûta fort ce que lui disait son fils, elle accepta la bergère avant de l’avoir vue, et dit au prince de donner ordre qu’on la menât avec les autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi qu’elle la dispensât de venir au palais : certains sentiments empressés et jaloux lui faisaient craindre des rivaux, bien qu’il n’y en eût aucuns qui pussent lui rien disputer ni sur le rang, ni sur le mérite ; il est vrai qu’il craignait moins les grands seigneurs que les petits, il pensait qu’elle aurait plus de penchant pour un simple berger que pour un prince qui était si proche du trône.

Il serait difficile de raconter toutes les réflexions dont celle-ci était suivie : que ne reprochait-il pas à son cœur, lui qui jusqu’alors n’avait rien aimé, et qui n’avait trouvé personne digne de lui ! Il se donnait à une fille d’une naissance si obscure, qu’il ne pourrait jamais avouer sa passion sans rougir : il voulut la combattre ; et se persuadant que l’absence était un remède immanquable, particulièrement sur une tendresse naissante, il évita de revoir la bergère ; il suivit son penchant pour la chasse et pour le jeu : en quelque lieu qu’il aperçût des moutons, il s’en détournait comme s’il eût rencontré des serpents ; de sorte qu’avec un peu de temps, le trait qui l’avait blessé lui parut moins sensible. Mais un jour des plus ardents de la canicule, Constancio, fatigué d’une longue chasse, se trouvant au bord de la rivière, il en suivit le cours à l’ombre des alisiers qui joignaient leurs branches à celles des saules, et rendaient cet endroit aussi frais qu’agréable. Une profonde rêverie le surprit, il était seul, il ne songeait plus à tous ceux qui l’attendaient, quand il fut frappé tout d’un coup par les charmants accents d’une voix qui lui parut céleste ; il s’arrêta pour l’écouter, et ne demeura pas médiocrement surpris d’entendre ces paroles :

Hélas ! j’avais promis de vivre sans ardeur ;

Mais l’amour prend plaisir à me rendre parjure ;

Je me sens déchirer d’une vive blessure,

Constancio devient le maître de mon cœur.

L’autre jour je le vis dans cette solitude,

Fatigué du travail qu’il trouve en ces forêts ;

Il chantait son inquiétude,

Assis sous ces ombrages frais.

Jamais rien de si beau ne s’offrit à ma vue ;

Je demeurai longtemps immobile, éperdue ;

De la main de l’Amour je vis partir les traits

Que je porte au fond de mon âme.

Le mal que je ressens a pour moi trop d’attraits ;

Je vois par l’ardeur qui m’enflamme,

Que je n’en guérirai jamais.

Sa curiosité l’emporta sur le plaisir qu’il avait d’entendre chanter si bien : il s’avança diligemment ; le nom de Constancio l’avait frappé, car c’était le sien ; mais cependant un berger pouvait le porter aussi bien qu’un prince, et ainsi il ne savait si c’était pour lui ou pour quelque autre que ces paroles avaient été faites. Il eut à peine monté sur une petite éminence couverte d’arbres, qu’il aperçut au pied la belle Constancia : elle était assise sur le bord d’un ruisseau, dont la chute précipitée faisait un bruit si agréable, qu’elle semblait y vouloir accorder sa voix. Son fidèle mouton, couché sur l’herbe, se tenait comme un mouton favori bien plus près d’elle que les autres ; Constancia lui donnait de temps en temps de petits coups de sa houlette, elle le caressait d’un air enfantin, et toutes les fois qu’elle le touchait, il baisait sa main, et la regardait avec des yeux tout plein d’esprit. « Ah ! que tu serais heureux, disait le prince tout bas, si tu connaissais le prix des caresses qui te sont faites ! Hé quoi ! cette bergère est encore plus belle que lorsque je la rencontrai ! Amour ! Amour ! que veux-tu de moi ? dois-je l’aimer, ou plutôt suis-je encore en état de m’en défendre ? Je l’avais évitée soigneusement, parce que je sentais bien tout le danger qu’il y a de la voir ; quelles impressions, grands dieux, ces premiers mouvements ne firent-ils pas sur moi ! Ma raison essayait de me secourir, je fuyais un objet si aimable : hélas ! je le trouve, mais celui dont elle parle est l’heureux berger qu’elle a choisi ! »

Pendant qu’il raisonnait ainsi, la bergère se leva pour rassembler son troupeau, et le faire passer dans un autre endroit de la prairie où elle avait laissé ses compagnes. Le prince craignit de perdre cette occasion de lui parler ; il s’avança vers elle d’un air empressé : « Aimable bergère, lui dit-il, ne voulez-vous pas bien que je vous demande si le petit service que je vous ai rendu vous a fait quelque plaisir ? » À sa vue, Constancia rougit, son teint parut animé des plus vives couleurs :

« Seigneur, lui dit-elle, j’aurais pris soin de vous faire mes très humbles remerciements, s’il convenait à une pauvre fille comme moi d’en faire à un prince comme vous ; mais encore que j’aie manqué, le ciel m’est témoin que je n’en suis point ingrate, et que je prie les dieux de combler vos jours de bonheur.

– Constancia, répliqua-t-il, s’il est vrai que mes bonnes intentions vous aient touchée au point que vous le dites, il vous est aisé de me le marquer.

– Hé ! que puis-je faire pour vous, seigneur ? répliqua-t-elle d’un air empressé.

– Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pour qui sont les paroles que vous venez de chanter.

– Comme je ne les ai pas faites, repartit-elle, il me serait difficile de vous apprendre rien là-dessus. »

Dans le temps qu’elle parlait, il l’examinait, il la voyait rougir, elle était embarrassée et tenait les yeux baissés.

« Pourquoi me cacher vos sentiments, Constancia ? lui dit-il ; votre visage trahit le secret de votre cœur, vous aimez ? » Il se tut et la regarda encore avec plus d’application.

– Seigneur, lui dit-elle, les choses où j’ai quelque intérêt méritent si peu qu’un grand prince s’en informe, et je suis si accoutumée à garder le silence avec mes chères brebis, que je vous supplie de me pardonner si je ne réponds point à vos questions. » Elle s’éloigna si vite qu’il n’eut pas le temps de l’arrêter.

La jalousie sert quelquefois de flambeau pour rallumer l’amour : celui du prince prit dans ce moment tant de forces qu’il ne s’éteignit jamais ; il trouva mille grâces nouvelles dans cette jeune personne, qu’il n’avait point remarquées la première fois qu’il la vit ; la manière dont elle le quitta lui fit croire, autant que les paroles, qu’elle était prévenue pour quelque berger. Une profonde tristesse s’empara de son âme, il n’osa la suivre, bien qu’il eût une extrême envie de l’entretenir ; il se coucha dans le même lieu qu’elle venait de quitter, et après avoir essayé de se souvenir des paroles qu’elle venait de chanter, il les écrivit sur ses tablettes, et les examina avec attention. « Ce n’est que depuis quelques jours, disait-il, qu’elle a vu ce Constancio qui l’occupe : faut-il que je me nomme comme lui, et que je sois si éloigné de sa bonne fortune ? qu’elle m’a regardé froidement ! Elle me paraît plus indifférente aujourd’hui que lorsque je la rencontrai la première fois ; son plus grand soin a été de chercher un prétexte pour s’éloigner de moi. » Ces pensées l’affligèrent sensiblement, car il ne pouvait comprendre qu’une simple bergère pût être si indifférente pour un grand prince.

Dès qu’il fut de retour, il fit appeler un jeune garçon qui était de tous ses plaisirs ; il avait de la naissance, il était aimable ; il lui ordonna de s’habiller en berger, d’avoir un troupeau, et de le conduire tous les jours aux pacages de la reine, afin de voir ce que faisait Constancia, sans lui être suspect. Mirtain (c’est ainsi qu’il se nommait) avait trop envie de plaire à son maître pour en négliger une occasion qui paraissait l’intéresser ; il lui promit de s’acquitter fort bien de ses ordres, et dès le lendemain, il fut en état d’aller dans la plaine : celui qui en prenait soin ne l’y aurait pas reçu s’il n’eût montré un ordre du prince, disant qu’il était son berger, et qu’il l’avait chargé de ses moutons.

Aussitôt on le laissa venir parmi la troupe champêtre ; il était galant, il plut sans peine aux bergères ; mais à l’égard de Constancia, il lui trouvait un air de fierté si fort au-dessus de ce qu’elle paraissait être, qu’il ne pouvait accorder tant de beauté, d’esprit et de mérite avec la vie rustique et champêtre qu’elle menait ; il la suivait inutilement, il la trouvait toujours seule au fond des bois, qui chantait d’un air occupé ; il ne voyait aucuns bergers qui osassent entreprendre de lui plaire, la chose semblait trop difficile. Mirtain tenta cette grande aventure, il se rendit assidu auprès d’elle, et connut par sa propre expérience qu’elle ne voulait point d’engagement.

Il rendait compte tous les soirs au prince de la situation des choses ; tout ce qu’il lui apprenait ne servait qu’à le désespérer.

« Ne vous y trompez pas, seigneur, lui dit-il un jour, cette belle fille aime ; il faut que ce soit en son pays.

– Si cela était, reprit le prince, ne voudrait-elle pas y retourner ?

– Que savons-nous, ajouta Mirtain, si elle n’a point quelques raisons qui l’empêchent de revoir sa patrie, elle est peut-être en colère contre son amant ?

– Ah ! s’écria le prince, elle chante trop tendrement les paroles que j’ai entendues.

– Il est vrai, continua Mirtain, que tous les arbres sont couverts de chiffres de leurs noms ; et puisque rien ne lui plaît ici, sans doute quelque chose lui a plu ailleurs.

– Éprouve, dit le prince, ses sentiments pour moi, dis-en du bien, dis-en du mal, tu pourras connaître ce qu’elle pense. »

Mirtain ne manqua pas de chercher une occasion de parler à Constancia.

« Qu’avez-vous, belle bergère ? lui dit-il. Vous paraissez mélancolique malgré toutes les raisons que vous avez d’être plus gaie qu’une autre ?

– Et quels sujets de joie me trouvez-vous, lui dit-elle ; je suis réduite à garder des moutons ; éloignée de mon pays, je n’ai aucunes nouvelles de mes parents, tout cela est-il fort agréable ?

– Non, répliqua-t-il, mais vous êtes la plus aimable personne du monde, vous avez beaucoup d’esprit, vous chantez d’une manière ravissante, et rien ne peut égaler votre beauté.

– Quand je posséderais tous ces avantages, ils me toucheraient peu, dit-elle, en poussant un profond soupir.

– Quoi donc, ajouta Mirtain, vous avez de l’ambition, vous croyez qu’il faut être née sur le trône et du sang des dieux, pour vivre contente ? Ah ! détrompez-vous de cette erreur, je suis au prince Constancio, et malgré l’inégalité de nos conditions, je ne laisse pas de l’approcher quelquefois, je l’étudie, je pénètre ce qui se passe dans son âme, et je sais qu’il n’est point heureux.

– Hé ! qui trouble son repos ? dit la princesse.

– Une passion fatale, continua Mirtain.

– Il aime, reprit-elle d’un air inquiet, hélas ! que je le plains ! mais que dis-je ? continua-t-elle en rougissant. Il est trop aimable pour n’être pas aimé.

– Il n’ose s’en flatter, belle bergère, dit-il ; et si vous vouliez bien le mettre en repos là-dessus, il ajouterait plus de foi à vos paroles qu’à aucune autre.

– Il ne me convient pas, dit-elle, de me mêler des affaires d’un si grand prince ; celles dont vous me parlez sont trop particulières pour que je m’avise d’y entrer. Adieu, Mirtain, ajouta-t-elle, en le quittant brusquement, si vous voulez m’obliger, ne me parlez plus de votre prince ni de ses amours. »

Elle s’éloigna tout émue, elle n’avait pas été indifférente au mérite du prince ; le premier moment qu’elle le vit ne s’effaça plus de sa pensée, et sans le charme secret qui l’arrêtait malgré elle, il est certain qu’elle aurait tout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au reste, l’on s’étonnera que cette habile personne qui savait tout ne vînt pas la chercher, mais cela ne dépendait plus d’elle. Aussitôt que le géant eut rencontré la princesse, elle fut soumise à la fortune pour un certain temps, il fallait que sa destinée s’accomplît, de sorte que la fée se contentait de la venir voir dans un rayon du soleil ; les yeux de Constancia ne le pouvaient regarder assez fixement pour l’y remarquer.

Cette aimable personne s’était aperçue avec dépit que le prince l’avait si fort négligée, qu’il ne l’aurait pas revue si le hasard ne l’eût conduit dans le lieu où elle chantait ; elle se voulait un mal mortel des sentiments qu’elle avait pour lui ; et s’il est possible d’aimer et de haïr en même temps, je puis dire qu’elle le haïssait parce qu’elle l’aimait trop. Combien de larmes répandait-elle en secret ! Le seul Ruson en était témoin ; souvent elle lui confiait ses ennuis comme s’il avait été capable de l’entendre ; et lorsqu’il bondissait dans la plaine avec les brebis : « Prends garde, Ruson, prends garde, s’écriait-elle, que l’amour ne t’enflamme ; de tous les maux c’est le plus grand, et si tu aimes sans être aimé, pauvre petit mouton, que feras-tu ? »

Ces réflexions étaient suivies de mille reproches qu’elle se faisait sur ses sentiments pour un prince indifférent ; elle avait bien envie de l’oublier, lorsqu’elle le trouva qui s’était arrêté dans un lieu agréable pour y rêver avec plus de liberté à la bergère qu’il fuyait. Enfin, accablé de sommeil, il se coucha sur l’herbe ; elle le vit, et son inclination pour lui prit de nouvelles forces ; elle ne put s’empêcher de faire les paroles qui donnèrent lieu à l’inquiétude du prince. Mais de quel ennui ne fut-elle pas frappée à son tour, lorsque Mirtain lui dit que Constancio aimait ! Quelque attention qu’elle eût faite sur elle-même, elle n’avait pas été maîtresse de s’empêcher de changer plusieurs fois de couleur. Mirtain, qui avait ses raisons pour l’étudier, le remarqua, il en fut ravi, et courut rendre compte à son maître de ce qui s’était passé.

Le prince avait bien moins de disposition à se flatter que son confident ; il ne crut voir que de l’indifférence dans le procédé de la bergère, il en accusa l’heureux Constancio qu’elle aimait, et dès le lendemain il fut la chercher. Aussitôt qu’elle l’aperçut, elle s’enfuit comme si elle eût vu un tigre ou un lion ; la fuite était le seul remède qu’elle imaginait à ses peines. Depuis sa conversation avec Mirtain, elle comprit qu’elle ne devait rien oublier pour l’arracher de son cœur, et que le moyen d’y réussir, c’était de l’éviter.

Que devint Constancio, quand sa bergère s’éloigna si brusquement ? Mirtain était auprès de lui.

« Tu vois, lui dit-il, tu vois l’heureux effet de tes soins, Constancia me hait, je n’ose la suivre pour m’éclaircir moi-même de ses sentiments.

– Vous avez trop d’égards pour une personne si rustique, répliqua Mirtain ; et, si vous le voulez, seigneur, je vais lui ordonner de votre part de venir vous trouver.

– Ah ! Mirtain, s’écria le prince, qu’il y a de différence entre l’amant et le confident ! Je ne pense qu’à plaire à cette aimable fille, je lui ai trouvé une sorte de politesse qui s’accommoderait mal des airs brusques que tu veux prendre ; je consens à souffrir plutôt qu’à la chagriner. »

En achevant ces mots, il fut d’un autre côté, avec une si profonde mélancolie, qu’il pouvait faire pitié à une personne moins touchée que Constancia.

Dès qu’elle l’eut perdu de vue, elle revint sur ses pas, pour avoir le plaisir de se trouver dans l’endroit qu’il venait de quitter. « C’est ici, disait-elle, où il s’est arrêté, c’est là qu’il m’a regardée ; mais, hélas ! dans tous ces lieux il n’a que de l’indifférence pour moi, il y vient pour rêver en liberté à ce qu’il aime : cependant, continuait-elle, ai-je raison de me plaindre ? Par quel hasard voudrait-il s’attacher à une fille qu’il croit si fort au-dessous de lui ? » Elle voulait quelquefois lui apprendre ses aventures ; mais la fée Souveraine lui avait défendu si absolument de n’en point parler, que pour lors son obéissance prévalut sur ses propres intérêts, et elle prit la résolution de garder le silence.

Au bout de quelques jours le prince revint encore ; elle l’évita soigneusement, il en fut affligé, et chargea Mirtain de lui en faire des reproches ; elle feignit de n’y avoir pas fait réflexion, mais puisqu’il daignait s’en apercevoir, elle y prendrait garde. Mirtain, bien content d’avoir tiré cette parole d’elle, en avertit son maître ; dès le lendemain il vint la chercher. À son abord elle parut interdite ; quand il lui parla de ses sentiments, elle le fut bien davantage : quelque envie qu’elle eût de le croire, elle appréhendait de se tromper, et que jugeant d’elle par ce qu’il en voyait, il ne voulût peut-être se faire un plaisir de l’éblouir par une déclaration qui ne convenait point à une pauvre bergère. Cette pensée l’irrita, elle en parut plus fière, et reçut si froidement les assurances qu’il lui donnait de sa passion, qu’il se confirma tous ses soupçons. « Vous êtes touchée, lui dit-il ; un autre a su vous charmer ; mais j’atteste les dieux que si je peux le connaître, il éprouvera tout mon courroux.

– Je ne vous demande grâce pour personne, seigneur, répliqua-t-elle ; si vous êtes jamais informé de mes sentiments, vous les trouverez bien éloignés de ceux que vous m’attribuez. »

Le prince, à ces mots, reprit quelque espérance, mais elle fut bientôt détruite par la suite de leur conversation ; car elle lui protesta qu’elle avait un fond d’indifférence invincible, et qu’elle sentait bien qu’elle n’aimerait de sa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans une douleur inconcevable, il se contraignit pour ne lui pas montrer toute sa douleur.

Soit la violence qu’il s’était faite, soit l’excès de sa passion, qui avait pris de nouvelles forces par les difficultés qu’il envisageait, il tomba si dangereusement malade, que les médecins ne connaissant rien à la cause de son mal, désespérèrent bientôt de sa vie. Mirtain, qui était toujours demeuré par son ordre auprès de Constancia, lui en apprit les fâcheuses nouvelles ; elle les entendit avec un trouble et une émotion difficiles à exprimer.

« Ne savez-vous point quelque remède, lui dit-il, pour la fièvre et pour les grands maux de tête et de cœur ?

– J’en sais un, répliqua-t-elle, ce sont des simples avec des fleurs ; tout consiste dans la manière de les appliquer.

– Ne viendrez-vous pas au palais pour cela ? ajouta-t-il.

– Non, dit-elle, en rougissant, je craindrais trop de ne pas réussir.

– Quoi ! vous pourriez négliger quelque chose pour nous le rendre ? continua-t-il. Je vous croyais bien dure, mais vous l’êtes encore cent fois plus que je ne l’avais imaginé. »

Les reproches de Mirtain faisaient plaisir à Constancia, elle était ravie qu’il la pressât de voir le prince : ce n’était que pour se procurer cette satisfaction, qu’elle s’était vantée de savoir un remède propre à le soulager, car il est vrai qu’elle n’en avait aucun.

Mirtain se rendit auprès de lui ; il lui conta ce que la bergère avait dit, et avec quelle ardeur elle souhaitait le retour de sa santé. « Tu cherches à me flatter, lui dit Constancio, mais je te le pardonne, et je voudrais (dussé-je être trompé) pouvoir penser que cette belle fille a quelque amitié pour moi. Va chez la reine, dis-lui qu’une de ses bergères a un secret merveilleux, qu’elle pourra me guérir, obtiens permission de l’amener : cours, vole, Mirtain, les moments vont me paraître des siècles. »

La reine n’avait pas encore vu la bergère quand Mirtain lui en parla ; elle dit qu’elle n’ajoutait point foi à ce que de petites ignorantes se piquaient de savoir, et que c’était là une folie.

« Certainement, madame, lui dit-il, l’on peut quelquefois trouver plus de soulagement dans l’usage des simples que dans tous les livres d’Esculape. Le prince souffre tant, qu’il souhaite d’éprouver tout ce que cette jeune fille propose.

– Volontiers, dit la reine ; mais si elle ne le guérit pas, je la traiterai si rudement qu’elle n’aura plus l’audace de se vanter mal à propos. »

Mirtain retourna vers son maître, il lui rendit compte de la mauvaise humeur de la reine, et qu’il en craignait les effets pour Constancia.

« J’aimerais mieux mourir, s’écria le prince ; retourne sur tes pas, dis à ma mère que je la prie de laisser cette belle fille auprès de ses innocentes brebis : quel paiement, continua-t-il, pour la peine qu’elle prendrait ! je sens que cette idée redouble mon mal. »

Mirtain courut chez la reine, lui dire de la part du prince de ne point faire venir Constancia ; mais comme elle était naturellement fort prompte, elle se mit en colère de ses irrésolutions :

« Je l’ai envoyé quérir, dit-elle : si elle guérit mon fils, je lui donnerai quelque chose ; si elle ne le guérit pas, je sais ce que j’ai à faire. Retournez auprès de lui, et tâchez de le divertir, il est dans une mélancolie qui me désole. »

Mirtain lui obéit, et se garda bien de dire à son maître la mauvaise humeur où il l’avait trouvée, car il serait mort d’inquiétude pour sa bergère.

Le pacage royal était si proche de la ville, qu’elle ne tarda pas longtemps à s’y rendre, sans compter qu’elle était guidée par une passion qui fait aller ordinairement bien vite. Lorsqu’elle fut au palais, on vint le dire à la reine, mais elle ne daigna pas la voir, elle se contenta de lui mander qu’elle prît bien garde à ce qu’elle allait entreprendre ; que si elle manquait de guérir le prince, elle la ferait coudre dans un sac, et jeter dans la rivière. À cette menace la belle princesse pâlit, son sang se glaça.

« Hélas ! dit-elle en elle-même, ce châtiment m’est bien dû, j’ai fait un mensonge lorsque je me suis vantée d’avoir quelque science, et mon envie de voir Constancio n’est pas assez raisonnable pour que les dieux me protègent. »

Elle baissa doucement la tête, laissant couler des larmes sans rien répondre.

Ceux qui étaient autour d’elle l’admiraient ; elle leur paraissait plutôt une fille du ciel qu’une personne mortelle.

De quoi vous défiez-vous, aimable bergère ? lui dirent-ils. Vous portez dans vos yeux la mort et la vie, un seul de vos regards peut conserver notre jeune prince ; venez dans sa chambre, essuyez vos pleurs, et employez vos remèdes sans crainte. »

La manière dont on lui parlait, et l’extrême désir qu’elle avait de le voir, lui redonnèrent de la confiance : elle pria qu’on la laissât entrer dans le jardin pour cueillir elle-même tout ce qui lui était nécessaire, elle prit du myrte, du trèfle, des herbes et des fleurs, les unes dédiées à Cupidon, les autres à sa mère ; les plumes d’une colombe, et quelques gouttes de sang d’un pigeon : elle appela à son secours toutes les déités et toutes les fées. Ensuite, plus tremblante que la tourterelle quand elle voit un milan, elle dit qu’on pouvait la mener dans la chambre du prince. Il était couché, son visage était pâle et ses yeux languissants ; mais aussitôt qu’il l’aperçut, il prit une meilleure couleur, elle le remarqua avec une extrême joie.

« Seigneur, lui dit-elle, il y a déjà plusieurs jours que je fais des vœux pour le retour de votre santé ; mon zèle m’a même engagée à dire à l’un de vos bergers que je savais quelques petits remèdes, et que volontiers j’essayerais de vous soulager ; mais la reine m’a mandé que si le ciel m’abandonne dans cette prise, elle veut qu’on me noie si vous ne guérissez pas ; jugez, seigneur, des alarmes où je suis, et soyez persuadé que je m’intéresse plus à votre conservation par rapport à vous que par rapport à moi.

– Ne craignez rien, charmante bergère, lui dit-il ; les souhaits favorables que vous faites pour ma vie vont me la rendre si chère que j’en serai occupé très sérieusement. Je négligeais mes jours : hélas ! en puis-je avoir d’heureux, quand je me souviens de ce que je vous ai entendu chanter pour Constancio ! Ces fatales paroles et vos froideurs m’ont réduit au triste état où vous me voyez ; mais, belle bergère, vous m’ordonnez de vivre, vivons et ne vivons que pour vous. »

Constancia ne cachait qu’avec peine le plaisir que lui causait une déclaration si obligeante ; cependant, comme elle appréhendait que quelqu’un n’écoutât ce que lui disait le prince, elle demanda s’il ne trouverait pas bon qu’elle lui mît un bandeau et des bracelets, des herbes qu’elle avait cueillies. Il lui tendit les bras d’une manière si tendre qu’elle lui attacha promptement un des bracelets, de peur qu’on ne pénétrât ce qui se passait entre eux ; et après avoir bien fait de petites cérémonies pour en imposer à toute la cour de ce prince, il s’écria au bout de quelques moments que son mal diminuait. Cela était vrai, comme il le disait : on appela ses médecins, ils demeurèrent surpris de l’excellence d’un remède dont les effets étaient si prompts ; mais quand ils virent la bergère qui l’avait appliqué, ils ne s’étonnèrent plus de rien, et dirent en leur jargon qu’un de ses regards était plus puissant que toute la pharmacie ensemble.

La bergère était si peu touchée de toutes les louanges qu’on lui donnait, que ceux qui ne la connaissaient pas, prenaient pour stupidité ce qui avait une source bien différente : elle se mit dans un coin de la chambre, se cachant à tout le monde, hors à son malade, dont elle s’approchait de temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls, et dans ces petits moments ils se disaient mille jolies choses où le cœur avait encore plus de part que l’esprit.

« J’espère, lui dit-elle, seigneur, que le sac qu’a fait faire la reine pour me noyer, ne servira point à un usage si funeste ; votre santé, qui m’est précieuse, va se rétablir.

– Il ne tiendra qu’à vous, aimable Constancia, répondit-il ; un peu de part dans votre cœur peut tout faire pour mon repos et pour la conservation de ma vie. »

Le prince se leva, et fut dans l’appartement de la reine. Lorsqu’on lui dit qu’il entrait, elle ne voulut pas le croire ; elle s’avança brusquement, et demeura bien surprise de le trouver à la porte de sa chambre.

« Quoi ! c’est vous, mon fils, mon cher fils ! s’écria-t-elle. À qui dois-je une résurrection si merveilleuse ? À vos bontés, madame, lui dit le prince, vous m’avez envoyé chercher la plus habile personne qui soit dans l’univers ; je vous supplie de la récompenser d’une manière proportionnée au service que j’en ai reçu.

– Cela ne presse pas, répondit la reine d’un air rude ; c’est une pauvre bergère, qui s’estimera heureuse de garder toujours mes moutons. »

Dans ce moment le roi arriva, on lui était allé annoncer la bonne nouvelle de la guérison du prince ; il entrait chez la reine, la première chose qui frappa ses yeux, ce fut Constancia : sa beauté, semblable au soleil qui brille de mille feux, l’éblouit à tel point, qu’il demeura quelques instants sans pouvoir demander à ceux qui étaient près de lui, ce qu’il voyait de si merveilleux, et depuis quand les déesses habitaient dans son palais ; enfin il rappela ses esprits, il s’approcha d’elle, et sachant qu’elle était l’enchanteresse qui venait de guérir son fils, il l’embrassa, et dit galamment qu’il se trouvait fort mal, et qu’il la conjurait de le guérir aussi.

Il entra, et elle le suivit. La reine ne l’avait point encore vue ; son étonnement ne se peut représenter ; elle poussa un grand cri, et tomba en faiblesse, jetant sur la bergère des regards furieux. Constancio et Constancia en demeurèrent effrayés. Le roi ne savait à quoi attribuer un mal si subit, toute la cour était consternée ; enfin la reine revint à elle. Le roi lui demanda plusieurs fois ce qu’elle avait vu pour se trouver si abattue : elle dissimula son inquiétude, dit que c’étaient des vapeurs ; mais le prince, qui la connaissait bien, en demeura fort inquiet ; elle parla à la bergère avec quelque sorte de bonté, disant qu’elle voulait la garder auprès d’elle, pour avoir soin des fleurs de son parterre. La princesse ressentit de la joie, de penser qu’elle restait dans un lieu où elle pourrait voir tous les jours Constancio.

Cependant le roi obligea la reine d’entrer dans son cabinet ; il lui demanda tendrement ce qui pouvait la chagriner.

« Ah ! sire, s’écria-t-elle, j’ai fait un rêve affreux, je n’avais jamais vu cette jeune bergère, quand mon imagination me l’a si bien représentée, qu’en jetant les yeux sur son visage, je l’ai reconnue : elle épousait mon fils ; je suis trompée si cette malheureuse paysanne ne me donne bien de la douleur.

– Vous ajoutez trop de foi à la chose du monde la plus incertaine, lui dit le roi ; je vous conseille de ne point agir sur de tels principes ; renvoyez la bergère garder vos troupeaux, et ne vous affligez point mal à propos. »

Le conseil du roi fâcha la reine ; bien éloignée de le suivre, elle ne s’appliqua plus qu’à pénétrer les sentiments de son fils pour Constancia.

Ce prince profitait de toutes les occasions de la voir. Comme elle avait soin des fleurs, elle était souvent dans le jardin à les arroser ; et il semblait que lorsqu’elle les avait touchées, elles en étaient plus brillantes et plus belles. Ruson lui tenait compagnie, elle lui parlait quelquefois du prince, quoiqu’il ne pût lui répondre ; et lorsqu’il l’abordait, elle demeurait si interdite, que ses yeux lui découvraient assez le secret de son cœur. Il en était ravi, et lui disait tout ce que la passion la plus tendre peut inspirer.

La reine, sur la foi de son rêve, et bien davantage sur l’incomparable beauté de Constancia, ne pouvait plus dormir en repos. Elle se levait avant le jour ; elle se cachait tantôt derrière des palissades, tantôt au fond d’une grotte, pour entendre ce que son fils disait à cette belle fille ; mais ils avaient l’un et l’autre la précaution de parler si bas, qu’elle ne pouvait agir que sur des soupçons. Elle en était encore plus inquiète ; elle ne regardait le prince qu’avec mépris, pensant jour et nuit que cette bergère monterait sur le trône.

Constancio s’observait autant qu’il lui était possible, quoique, malgré lui, chacun s’aperçût qu’il aimait Constancia, et que soit qu’il la louât par l’habitude qu’il avait à l’admirer, ou qu’il la blâmât exprès, il s’acquittait de l’un et de l’autre en homme intéressé. Constancia, de son côté, ne pouvait s’empêcher de du prince à ses compagnes : comme elle chantait souvent les paroles qu’elle avait faites pour lui, la reine qui les entendit, ne demeura pas moins surprise de sa merveilleuse voix, que du sujet de sa poésie :

« Que vous ai-je donc fait, justes dieux ! disait-elle, pour me vouloir punir par la chose du monde qui m’est la plus sensible ? Hélas ! je destinais mon fils à ma nièce, et je vois, avec un mortel déplaisir, qu’il s’attache à une malheureuse bergère, qui le rendra peut-être rebelle à mes volontés. »

Pendant qu’elle s’affligeait, et qu’elle prenait mille desseins furieux pour punir Constancia d’être si belle et si charmante, l’amour faisait sans cesse de nouveaux progrès sur nos jeunes amants. Constancia, convaincue de la sincérité du prince, ne put lui cacher la grandeur de sa naissance et ses sentiments pour lui. Un aveu si tendre et une confidence si particulière le ravirent à tel point, qu’en tout autre lieu que dans le jardin de la reine, il se serait jeté à ses pieds pour l’en remercier. Ce ne fut pas même sans peine qu’il s’en empêcha ; il ne voulut plus combattre sa passion, il avait aimé Constancia bergère, il est aisé de croire qu’il l’adora lorsqu’il sut son rang ; et s’il n’eut pas de peine à se laisser persuader sur une chose aussi extraordinaire que de voir une grande princesse errante par le monde, tantôt bergère et tantôt jardinière, c’est qu’en ce temps-là ces sortes d’aventures étaient très communes, et qu’il lui trouvait un air et des manières qui lui étaient caution de la sincérité de ses paroles.

Constancio, touché d’amour et d’estime, jura une fidélité éternelle à la princesse : elle ne la lui jura pas moins de son côté ; ils se promirent de s’épouser dès qu’ils auraient fait agréer leur mariage aux personnes de qui ils dépendaient. La reine s’aperçut de toute la force de cette passion naissante : sa confidente, qui ne cherchait pas moins qu’elle à découvrir quelque chose pour faire sa cour, vint lui dire un jour que Constancia envoyait Ruson tous les matins dans l’appartement du prince ; que ce petit mouton portait deux corbeilles ; qu’elle les emplissait de fleurs, et que Mirtain le conduisait. La reine, à ces nouvelles, perdit patience : le pauvre Ruson passait, elle fut l’attendre elle-même ; et malgré les prières de Mirtain, elle l’emmena dans sa chambre, elle mit les corbeilles et les fleurs en pièces, et chercha tant, qu’elle trouva dans un gros œillet, qui n’était pas encore fleuri, un petit morceau de papier, que Constancia y avait glissé avec beaucoup d’adresse ; elle faisait de tendres reproches au prince, sur les périls où il s’exposait presque tous les jours à la chasse. Son billet contenait ces vers :

Parmi tous mes plaisirs j’éprouve des alarmes ;

Mon prince, chaque jour, vous chassez dans ces lieux.

Ciel ! pouvez-vous trouver des charmes

À suivre des forêts les hôtes furieux ?

Tournez plutôt, tournez vos armes

Contre les tendres cœurs qui cèdent à vos coups :

Des ours et des lions évitez le courroux.

Pendant que la reine s’emportait contre la bergère, Mirtain était allé rendre compte à son maître de la mauvaise aventure du mouton. Le prince, inquiet, accourut dans l’appartement de sa mère ; mais elle était déjà passée chez le roi.

« Voyez, seigneur, lui dit-elle, voyez les nobles inclinations de votre fils ; il aime cette malheureuse bergère, qui nous a persuadés qu’elle savait des remèdes sûrs pour le guérir : hélas ! elle n’en sait que trop ; en effet, continua-t-elle, c’est l’amour qui l’a instruite, elle ne lui a rendu la santé que pour lui faire de plus grands maux ; et si nous ne prévenons les malheurs qui nous menacent, mon songe ne se trouvera que véritable.

Vous êtes naturellement rigoureuse, lui dit le roi ; vous voudriez que votre fils ne songeât qu’à la princesse que vous lui destinez ; la chose n’est pas aisée, il faut que vous ayez un peu d’indulgence pour son âge.

Je ne puis souffrir votre prévention en sa faveur, s’écria la reine ; vous ne pouvez jamais le blâmer ; tout ce que je vous demande, seigneur, c’est de consentir que je l’éloigne pour quelque temps ; l’absence aura plus de pouvoir que toutes mes raisons. »

Le roi aimait la paix, il donna les mains à ce que sa femme désirait, et sur-le-champ elle revint dans son appartement.

Elle y trouva le prince, il l’attendait avec la dernière inquiétude :

« Mon fils, lui dit-elle, avant qu’il pût lui parler, le roi vient de me montrer des lettres du roi son frère ; il le conjure de vous envoyer dans sa cour, afin que vous connaissiez la princesse qui vous est destinée depuis votre enfance, et qu’elle vous connaisse aussi ; n’est-il pas juste que vous jugiez vous-même de son mérite, et que vous l’aimiez avant de vous unir ensemble pour jamais ?

– Je ne dois pas souhaiter des règles particulières pour moi, lui dit le prince : ce n’est point la coutume, madame, que les souverains passent les uns chez les autres, et qu’ils consultent leur cœur plutôt que les raisons d’État qui les engagent à faire une alliance ; la personne que vous me destinez sera belle ou laide, spirituelle ou bête, je ne vous obéirai pas moins.

– Je t’entends, scélérat, s’écria la reine, en éclatant tout d’un coup ; je t’entends ; tu adores une indigne bergère, tu crains de la quitter : tu la quitteras, ou je la ferai mourir à tes yeux ; mais si tu pars sans balancer, et que tu travailles à l’oublier, je la garderai auprès de moi, et l’aimerai autant que je la hais. »

Le prince, aussi pâle que s’il eût été sur le point de perdre la vie, consultait dans son esprit quel parti il devait prendre ; il ne voyait de tous côtés que des peines affreuses, il savait que sa mère était la plus cruelle et la plus vindicative princesse du monde, il craignit que la résistance ne l’irritât, et que sa chère maîtresse n’en ressentît le contre-coup ; enfin pressé de dire s’il voulait partir, il y consentit, comme un homme consent à boire un verre de poison qui va le tuer.

Il eut à peine donné sa parole, que sortant de la chambre de sa mère, il entra dans la sienne le cœur si serré, qu’il pensa expirer. Il raconta son affliction au fidèle Mirtain, et dans l’impatience d’en faire part à Constancia, il fut la chercher ; elle était au fond d’une grotte, où elle se mettait lorsque les ardeurs du soleil la brûlaient dans le parterre ; il y avait un petit lit de gazon au bord d’un ruisseau, qui tombait du haut d’un rocher de rocaille. En ce lieu paisible, elle défit les nattes de ses cheveux, ils étaient d’un blond argenté, plus fins que la soie et tout ondés ; elle mit ses pieds nus dans l’eau, dont le murmure agréable, joint à la fatigue du travail, la livrèrent insensiblement aux douceurs du sommeil. Bien que ses yeux fussent fermés, ils conservaient mille attraits ; de longues paupières noires faisaient éclater toute la blancheur de son teint ; les grâces et les amours semblaient s’être rassemblés autour d’elle, la modestie et la douceur augmentaient sa beauté.

C’est en ce lieu que l’amoureux prince la trouva : il se souvint que la première fois qu’il l’avait vue elle dormait aussi ; mais les sentiments qu’elle lui avait inspirés depuis étaient devenus si tendres qu’il aurait volontiers donné la moitié de sa vie pour passer l’autre auprès d’elle ; il la regarda quelque temps avec un plaisir qui suspendit ses ennuis ; ensuite parcourant ses beautés, il aperçut son pied plus blanc que la neige : il ne se lassait pas de l’admirer, et s’approchant, il se mit à genoux et lui prit la main ; aussitôt elle s’éveilla, elle parut fâchée de ce qu’il avait vu son pied, elle le cacha, en rougissant comme une rose vermeille qui s’épanouit au lever de l’aurore.

Hélas ! que cette belle couleur lui dura peu ; elle remarqua une nouvelle tristesse sur le visage de son prince :

« Qu’avez-vous, seigneur ? lui dit-elle, tout effrayée, je connais dans vos yeux que vous êtes affligé.

– Ah ! qui ne le serait, ma chère princesse, lui dit-il en versant des larmes qu’il n’eut pas la force de retenir, l’on va nous séparer, il faut que je parte, ou que j’expose vos jours à toutes les violences de la reine : elle sait l’attachement que j’ai pour vous, elle a même vu le billet que vous m’avez écrit, une de ses femmes me l’a dit ; et sans vouloir entrer dans ma juste douleur, elle m’envoie inhumainement chez le roi son frère.

– Que me dites-vous, prince, s’écria-t-elle, vous êtes sur le point de m’abandonner, et vous croyez que cela est nécessaire pour conserver ma vie ? pouvez-vous en imaginer un tel moyen ? laissez-moi mourir à vos yeux, je serai moins à plaindre que de vivre éloignée de vous. »

Une conversation si tendre ne pouvait manquer d’être souvent interrompue par des sanglots et par des larmes ; ces jeunes amants ne connaissaient point encore les rigueurs de l’absence, ils ne les avaient pas prévues ; et c’est ce qui ajoutait de nouveaux ennuis à ceux dont ils avaient été traversés. Ils se firent mille serments de ne changer jamais : le prince promit à Constancia de revenir avec la dernière diligence :

« Je ne pars, lui dit-il, que pour choquer mon oncle et sa fille, afin qu’il ne pense plus à me la donner pour femme, je ne travaillerai qu’à déplaire à cette princesse et j’y réussirai.

Ne vous montrez donc pas, lui dit Constancia ; car vous serez à son gré, quelques soins que vous preniez pour le contraire. »

Ils pleuraient tous deux si amèrement ; ils se regardaient avec une douleur si touchante ; ils se faisaient des promesses réciproques si passionnées, que ce leur était un sujet de consolation, de pouvoir se persuader toute l’amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre, et que rien n’altérait des sentiments si tendres et si vifs.

Le temps s’était passé dans cette douce conversation avec tant de rapidité, que la nuit était déjà fort obscure avant qu’ils eussent pensé à se séparer ; mais la reine voulant consulter le prince sur l’équipage qu’il mènerait, Mirtain se hâta de le venir chercher ; il le trouva encore aux pieds de sa maîtresse, retenant sa main dans les siennes. Lorsqu’ils l’aperçurent, ils se saisirent à tel point, qu’ils ne pouvaient presque plus parler : il dit à son maître que la reine le demandait, il fallut obéir à ses ordres ; la princesse s’éloigna de son côté.

La reine trouva le prince si mélancolique et si changé, qu’elle devina aisément ce qui en était la cause ; elle ne voulut plus lui en parler, il suffisait qu’il partît. En effet, tout fut préparé avec une telle diligence, qu’il semblait que les fées s’en mêlaient. À son égard il n’était occupé que de ce qui avait quelque rapport à sa passion. Il voulut que Mirtain restât à la cour, pour lui mander tous les jours des nouvelles de sa princesse ; il lui laissa ses plus belles pierreries, en cas qu’elle en eût besoin, et sa prévoyance n’oublia rien dans une occasion qui l’intéressait tant.

Enfin il fallut partir. Le désespoir de nos jeunes amants ne saurait être exprimé ; si quelque chose pouvait le rendre moins violent, c’était l’espoir de se revoir bientôt. Constancia comprit alors toute la grandeur de son infortune : être fille de roi, avoir des États considérables, et se trouver entre les mains d’une cruelle reine, qui éloignait son fils dans la crainte qu’il ne l’aimât, elle qui ne lui était inférieure en rien, et qui devait être ardemment désirée des premiers souverains de l’univers ; mais l’étoile en avait décidé ainsi.

La reine, ravie de voir son fils absent, ne songea plus qu’à surprendre les lettres qu’on lui écrivait : elle y réussit, et connut que Mirtain était son confident ; elle donna ordre qu’on l’arrêtât sur un faux prétexte, et l’envoya dans un château où il souffrait une rude prison. Le prince, à ces nouvelles, s’irrita beaucoup ; il écrivit au roi et à la reine, pour leur demander la liberté de son favori : ses prières n’eurent aucun effet ; mais ce n’était pas en cela seul qu’on voulait lui faire de la peine.

Un jour que la princesse se leva dès l’aurore, elle entra pour cueillir des fleurs, dont on couvrait ordinairement la toilette de la reine ; elle aperçut le fidèle Ruson qui marchait assez loin devant elle, et qui retourna sur ses pas tout effrayé ; comme elle s’avançait pour voir ce qui lui causait tant de peur, qu’il la tirait par sa robe, afin de l’en empêcher (car il était tout plein d’esprit) elle entendit les sifflements aigus de plusieurs serpents ; aussitôt elle fut environnée de crapauds, de vipères, de scorpions, d’aspics et de serpents qui l’entourèrent sans la piquer ; ils s’élançaient en l’air pour se jeter sur elle, et retombaient toujours dans la même place, ne pouvant avancer.

Malgré la frayeur dont elle était saisie, elle ne laissa pas de remarquer ce prodige, et elle ne put l’attribuer qu’à une bague constellée qui venait de son amant. De quelque côté qu’elle se tournât, elle voyait accourir ces venimeuses bêtes, les allées en étaient pleines, il y en avait sur les fleurs et sous les arbres. La belle Constancia ne savait que devenir, elle aperçut la reine à sa fenêtre qui riait de sa frayeur ; elle connut alors qu’elle ne devait pas se promettre d’être secourue par ses ordres.

Il faut mourir, dit-elle généreusement, ces affreux monstres qui m’environnent ne sont point venus tout seuls ici ; c’est la reine qui les y a fait apporter, la voilà qui veut être spectatrice de la déplorable fin de ma vie ; certainement elle a été jusqu’à cette heure si malheureuse, que je n’ai pas lieu de l’aimer, et si j’en regrette la perte, les dieux, les justes dieux me sont témoins de ce qui me touche en cette occasion. »

Après avoir parlé ainsi, elle s’avança, tous les serpents et leurs camarades s’éloignaient d’elle, à mesure qu’elle marchait vers eux ; elle sortit de cette manière avec autant d’étonnement qu’elle en causait à la reine ; il y avait longtemps qu’on apprêtait ces dangereuses bêtes pour faire périr la bergère par leurs piqûres ; elle pensait que son fils n’en serait point surpris, qu’il attribuerait sa mort à une cause naturelle, et qu’elle serait à couvert de ses reproches ; mais son projet ayant manqué, elle eut recours à un autre expédient.

Il y avait au bout de la forêt une fée d’un abord inaccessible, car elle avait des éléphants qui couraient sans cesse autour de la forêt, et qui dévoraient les pauvres voyageurs, leurs chevaux, et jusqu’aux fers dont ils étaient ferrés, tant ils avaient bon appétit. La reine était convenue avec elle, que si par un hasard presque inouï, quelqu’un de sa part arrivait jusqu’à son palais, elle le chargerait de quelque chose de mortel pour lui rapporter.

Elle appela Constancia, elle lui donna ses ordres et lui dit de partir : elle avait entendu parler à toutes ses compagnes du péril qu’il y avait d’aller dans cette forêt ; et même une vieille bergère lui avait raconté qu’elle s’en était tirée heureusement par le secours d’un petit mouton qu’elle avait mené avec elle ; car quelque furieux que soient les éléphants, lorsqu’ils voient un agneau, ils deviennent aussi doux que lui : cette même bergère lui avait encore dit, qu’ayant été chargée de rapporter une ceinture brûlante à la reine, dans la crainte qu’elle ne la lui fît mettre, elle en avait entouré des arbres qui en avaient été consumés, et qu’ensuite la ceinture ne lui fit plus le mal que la reine avait espéré.

Lorsque la princesse écoutait ce conte, elle ne croyait pas qu’il lui serait un jour utile ; mais quand la reine lui eut prononcé ses ordres (d’un air si absolu, que l’arrêt en était irrévocable) elle pria les dieux de la favoriser : elle prit Ruson avec elle, et partit pour la forêt périlleuse. La reine fut ravie :

« Nous ne verrons plus, dit-elle au roi, l’objet odieux des amours de notre fils, je l’ai envoyée dans un lieu où mille comme elle ne feraient pas le quart du déjeuner des éléphants. »

Le roi lui dit qu’elle était trop vindicative, et qu’il ne pouvait s’empêcher d’avoir regret à la plus belle fille qu’il eût jamais vue :

« Vraiment, répliqua-t-elle, je vous conseille de l’aimer, et de répandre des larmes pour sa mort, comme l’indigne Constancio en répand pour son absence. »

Cependant Constancia fut à peine dans la forêt, qu’elle se vit entourée d’éléphants : ces horribles colosses, ravis de voir le beau mouton qui marchait plus hardiment que sa maîtresse, le caressaient aussi doucement avec leurs formidables trompes, qu’une dame aurait pu le faire avec sa main ; la princesse avait tant de peur que les éléphants ne séparassent ses intérêts d’avec ceux de Ruson, qu’elle le prit entre ses bras quoiqu’il fût déjà lourd : de quelque côté qu’elle se tournât, elle le leur montrait toujours ; ainsi elle s’avançait diligemment vers le palais de cette inaccessible vieille.

Elle y parvint avec beaucoup de crainte et de peine : ce lui parut fort négligé ; la fée qui l’habitait ne l’était pas moins : elle cachait une partie de son étonnement de la voir chez elle, car il y avait bien longtemps qu’aucunes créatures n’avaient pu y parvenir.

« Que demandez-vous, la belle fille ? » lui dit-elle.

La princesse lui fit humblement les recommandations de la reine, et la pria de sa part de lui envoyer la ceinture d’amitié :

« Elle ne sera pas refusée, dit-elle ; sans doute c’est pour vous.

– Je ne sais point, madame, répliqua-t-elle.

– Oh ! pour moi, je le sais bien. »

Et prenant dans sa cassette une ceinture de velours bleu, d’où pendaient de longs cordons pour mettre une bourse, des ciseaux et un couteau, elle lui fit ce beau présent :

« Tenez, lui dit-elle, cette ceinture vous rendra tout aimable, pourvu que vous la mettiez aussitôt que vous serez dans la forêt. »

Après que Constancia l’eut remerciée, elle se chargea de Ruson qui lui était plus nécessaire que jamais ; les éléphants lui firent fête, et la laissèrent passer malgré leur inclination dévorante : elle n’oublia pas de mettre la ceinture d’amitié autour d’un arbre ; en même temps il se prit à brûler, comme s’il eût été dans le plus grand feu du monde ; elle en ôta la ceinture, et fut la porter ainsi d’arbre en arbre, jusqu’à ce qu’elle ne les brûlât plus ; ensuite elle arriva au palais, fort lasse.

Quand la reine la vit, elle demeura si surprise, qu’elle ne put s’en taire.

« Vous êtes une friponne, lui dit-elle ; vous n’avez point été chez mon amie la fée ?

– Vous me pardonnerez, madame, répondit la belle Constancia, je vous rapporte la ceinture d’amitié que je lui ai demandée de votre part.

– Ne l’avez-vous pas mise ? ajouta la reine.

– Elle est trop riche pour une pauvre bergère comme moi, répliqua-t-elle.

– Non, non, dit la reine, je vous la donne pour votre peine, ne manquez pas de vous en parer. Mais, dites-moi, qu’avez-vous rencontré sur le chemin ?

– J’ai vu, dit-elle, des éléphants si spirituels, et qui ont tant d’adresse, qu’il n’y a point de pays où l’on ne prît plaisir à les voir ; il semble que cette forêt est leur royaume, et qu’il y en a entre eux de plus absolus les uns que les autres. »

La reine était bien chagrine, et ne disait pas tout ce qu’elle pensait ; mais elle espérait que la ceinture brûlerait la bergère, sans que rien au monde pût l’en garantir. « Si les éléphants t’ont fait grâce, disait-elle tout bas, la ceinture me vengera : tu verras, malheureuse, quelle amitié j’ai pour toi, et le profit que tu recevras d’avoir su plaire à mon fils ! »

Constancia s’était retirée dans sa petite chambre, où elle pleurait l’absence de son cher prince ; elle n’osait lui écrire, parce que la reine avait des espions en campagne qui arrêtaient les courriers, et elle avait pris de cette manière les lettres de son fils. « Hélas ! Constancio, disait-elle, vous recevrez bientôt de tristes nouvelles de moi ; vous ne deviez point partir, m’abandonner aux fureurs de votre mère ; vous m’auriez défendue, ou vous auriez reçu mes derniers soupirs ; au lieu que je suis livrée à son pouvoir tyrannique, et que je me trouve sans aucune consolation. »

Elle alla au point du jour dans le jardin travailler à son ordinaire ; elle y trouva encore mille bêtes venimeuses, dont sa bague la garantit : elle avait mis la ceinture de velours bleu ; et quand la reine l’aperçut, qui cueillait des fleurs aussi tranquillement que si elle n’avait eu qu’un fil autour d’elle, il n’a jamais été un dépit égal au sien. « Quelle puissance s’intéresse pour cette bergère ? s’écria-t-elle. Par ses attraits elle enchante mon fils, et par des simples innocents elle lui rend la santé ; les serpents, les aspics rampent à ses pieds sans la piquer : les éléphants à sa vue deviennent obligeants et gracieux ; la ceinture qui devrait l’avoir brûlée par le pouvoir de féerie, ne sert qu’à la parer : il faut donc que j’aie recours à des remèdes plus certains. »

Elle envoya aussitôt au port le capitaine de ses gardes, en qui elle avait beaucoup de confiance, pour voir s’il n’y avait point de navires prêts à partir pour les régions les plus éloignées ; il en trouva un qui devait mettre à la voile au commencement de la nuit : la reine en eut grande joie, elle fit parler au patron, on lui proposa d’acheter la plus belle esclave qui fût au monde. Le marchand ravi le voulut bien : il vint au palais ; et sans que la pauvre Constancia en sût rien, il la vit dans le jardin ; il demeura surpris des charmes de cette incomparable fille, et la reine qui savait tout mettre à profit, parce qu’elle était très avare, la vendit fort cher.

Constancia ignorait les nouveaux déplaisirs qu’on lui préparait, elle se retira de bonne heure dans sa petite chambre, pour avoir le plaisir de rêver sans témoins à Constancio, et de faire réponse à une de ses lettres qu’elle avait enfin reçue : elle la lisait, sans pouvoir quitter une lecture si agréable, lorsqu’elle vit entrer la reine. Cette princesse avait une clef qui ouvrait toutes les serrures du palais : elle était suivie de deux muets et de son capitaine des gardes ; les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche, lièrent ses mains et l’enlevèrent. Ruson voulut suivre sa chère maîtresse, la reine se jeta sur lui et l’en empêcha, car elle craignait que ses bêlements ne fussent entendus ; elle voulait que tout se passât avec beaucoup de secret et de silence. Ainsi Constancia n’ayant aucun secours, fut transportée dans le vaisseau : comme l’on n’attendait qu’elle pour partir, il cingla aussitôt en haute mer.

Il faut lui laisser faire son voyage. Telle était sa triste fortune, car la fée Souveraine n’avait pu fléchir le Destin en sa faveur ; et tout ce qu’elle pouvait, c’était de la suivre partout dans une nuée obscure où personne ne la voyait. Cependant le prince Constancio occupé de sa passion, ne gardait point de mesure avec la princesse qu’on lui avait destinée : bien qu’il fût naturellement le plus poli de tous les hommes, il ne laissait pas de lui faire mille brusqueries ; elle s’en plaignait souvent à son père, qui ne pouvait s’empêcher d’en quereller son neveu ; ainsi le mariage se reculait fort. Quand la reine trouva à propos d’écrire au prince que Constancia était à l’extrémité, il en ressentit une douleur inexprimable ; il ne voulut plus garder de mesures dans une rencontre où sa vie courait pour le moins autant de risque celle de sa maîtresse, et il partit comme un éclair.

Quelque diligence qu’il pût faire, il arriva trop tard. La reine, qui avait prévu son retour, fit dire pendant quelques jours que Constancia était malade ; elle mit après d’elle des femmes qui savaient parler et se taire, comme il leur était ordonné. Le bruit de sa mort se répandit ensuite, et l’on enterra une figure de cire, disant que c’était elle. La reine, qui cherchait tous les moyens possibles de convaincre le prince de cette mort, fit sortir Mirtain de prison, pour qu’il assistât à ses funérailles ; de sorte que le jour de son enterrement ayant été su de tout le monde, chacun y vint pour regretter cette charmante fille ; et la reine qui composait son visage comme elle voulait, feignit de sentir cette perte par rapport au prince.

Il arriva avec toute l’inquiétude qu’on peut se figurer ; quand il entra dans la ville, il ne put s’empêcher de demander au premier qu’il trouva, des nouvelles de sa chère Constancia : ceux qui lui répondirent ne la connaissaient point ; et n’étant préparés sur rien, ils lui dirent qu’elle était morte. À ces funestes paroles il ne fut plus le maître de sa douleur ; il tomba de cheval sans pouls, sans voix. On s’assembla ; l’on vit que c’était le prince, chacun s’empressa de le secourir, et on le porta presque mort au palais.

Le roi ressentit vivement le pitoyable état de son fils ; la reine s’y était préparée, elle crut que le temps et la perte de ses tendres espérances le guériraient ; mais il était trop touché pour se consoler : son déplaisir bien loin de diminuer augmentait à tous moments : il passa deux jours sans voir ni parler à personne ; il alla ensuite dans la chambre de la reine, les yeux pleins de larmes, la vue égarée, le visage pâle. Il lui que c’était elle qui avait fait mourir sa chère Constancia, mais qu’elle en serait bientôt punie puisqu’il allait mourir, et qu’il voulait aller au lieu où elle était enterrée.

La reine ne pouvant l’en détourner, prit le parti de le conduire elle-même dans un bois planté de cyprès, où elle avait fait élever le tombeau. Quand le prince se trouva au lieu où sa maîtresse reposait pour toujours, il dit des choses si tendres et si passionnées, que jamais personne n’a parlé comme lui. Malgré la dureté de la reine, elle fondait en larmes : Mirtain s’affligeait autant que son maître, et tous ceux qui l’entendaient partageaient son désespoir. Enfin tout d’un coup poussé par sa fureur il tira son épée, et s’approchant du marbre qui couvrait ce beau corps, il allait se tuer, si la reine et Mirtain ne lui eussent arrêté le bras.

« Non, dit-il, rien au monde ne m’empêchera de mourir et de rejoindre ma chère princesse. »

Le nom de princesse qu’il donnait à la bergère surprit la reine : elle ne savait si son fils rêvait, et elle lui aurait cru l’esprit perdu, s’il n’avait parlé juste dans tout ce qu’il disait.

Elle lui demanda pourquoi il nommait Constancia princesse ; il répliqua qu’elle l’était, que son royaume s’appelait le royaume des Déserts, qu’il n’y avait point d’autre héritière, et qu’il n’en aurait jamais parlé s’il eût eu encore des mesures à garder.

« Hélas ! mon fils, dit la reine, puisque Constancia est d’une naissance convenable à la vôtre, consolez-vous, car elle n’est point morte. Il faut vous avouer, pour adoucir vos douleurs, que je l’ai vendue à des marchands, ils l’emmènent esclave.

– Ah ! s’écria le prince, vous me parlez ainsi, pour suspendre le dessein que j’ai formé de mourir ; mais ma résolution est fixe, rien ne peut m’en détourner.

– Il faut, ajouta la reine, vous en convaincre par vos yeux. »

Aussitôt elle commanda que l’on déterrât la figure de cire. Comme il crut en la voyant d’abord que c’était le corps de son aimable princesse, il tomba dans une grande défaillance, dont on eut bien de la peine à le retirer. La reine l’assurait inutilement que Constancia n’était point morte ; après le mauvais tour qu’elle lui avait fait, il ne pouvait la croire : mais Mirtain sut le persuader de cette vérité ; il connaissait l’attachement qu’il avait pour lui, et qu’il ne serait pas capable de lui dire un mensonge.

Il sentit quelque soulagement, parce que de tous les malheurs le plus terrible c’est la mort, et il pouvait encore se flatter du plaisir de revoir sa maîtresse. Cependant où la chercher ? On ne connaissait point les marchands qui l’avaient achetée ; ils n’avaient pas dit où ils allaient : c’étaient là de grandes difficultés ; mais il n’en est guère qu’un véritable amour ne surmonte, il aimait mieux périr en courant après les ravisseurs de sa maîtresse, que de vivre sans elle.

Il fit mille reproches à la reine sur son implacable dureté ; il ajouta qu’elle aurait le temps de se repentir du mauvais tour qu’elle lui avait joué, qu’il allait partir, résolu de ne revenir jamais ; qu’ainsi, voulant en perdre une, elle en perdrait deux. Cette mère affligée se jeta au cou de son fils, lui mouilla le visage de ses larmes, et le conjura par la vieillesse de son père et par l’amitié qu’elle avait pour lui, de ne pas les abandonner ; que s’il les privait de la consolation de le voir, il serait cause de leur mort ; qu’il était leur unique espérance, s’ils venaient à manquer ; que leurs voisins et leurs ennemis s’empareraient du royaume. Le prince l’écouta froidement et respectueusement ; mais il avait toujours devant les yeux la dureté qu’elle avait eue pour Constancia : sans elle, tous les royaumes de la terre ne l’auraient point touché ; de sorte qu’il persista avec une fermeté surprenante dans la résolution de partir le lendemain.

Le roi essaya inutilement de le faire rester, il passa la nuit à donner des ordres à Mirtain, il lui confia le fidèle mouton pour en avoir soin. Il prit une grande quantité de pierreries, et dit à Mirtain de garder les autres, et qu’il serait le seul qui recevrait de ses nouvelles, à condition de les tenir secrètes, parce qu’il voulait faire ressentir à sa mère toutes les peines de l’inquiétude.

Le jour ne paraissait pas encore, lorsque l’impatient Constancio monta à cheval, se dévouant à la fortune, et la priant de lui être assez favorable pour lui faire retrouver sa maîtresse. Il ne savait de quel côté tourner ses pas ; mais comme elle était partie dans un vaisseau, il crut qu’il devait s’embarquer pour la suivre. Il se rendit au plus fameux port ; et sans être accompagné d’aucun de ses domestiques, ni connu de personne, il s’informa du lieu le plus éloigné où l’on pouvait aller, et ensuite de toutes les côtes, plages et ports où ils surgiraient ; puis il s’embarqua dans l’espérance qu’une passion aussi pure et aussi forte que la sienne ne serait pas toujours malheureuse.

Dès que l’on approchait de terre, il montait dans la chaloupe, et venait parcourir le rivage, criant de tous côtés : « Constancia, belle Constancia, où êtes-vous ? Je vous cherche et je vous appelle en vain : serez-vous encore longtemps éloignée de moi ? » Ses regrets et ses plaintes étaient perdus dans le vague de l’air, il revenait dans le vaisseau, le cœur pénétré de douleur, et les yeux pleins de larmes.

Un soir que l’on avait jeté l’ancre derrière un grand rocher, il vint à son ordinaire prendre terre sur le rivage ; et comme le pays était inconnu, et la nuit fort obscure, ceux qui l’accompagnaient ne voulurent point s’avancer, dans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince, qui faisait peu de cas de sa vie, il se mit à marcher, tombant et se relevant cent fois ; à la fin il découvrit une grande lueur qui lui parut provenir de quelque feu ; à mesure qu’il s’en approchait, il entendait beaucoup de bruit et des marteaux qui donnaient des coups terribles. Bien loin d’avoir peur, il se hâta d’arriver à une grande forge ouverte de tous les côtés, où la fournaise était si allumée, qu’il semblait que le soleil brillait au fond : trente géants, qui n’avaient chacun qu’un œil au milieu du front, travaillaient en ce lieu à faire des armes.

Constancio s’approcha d’eux, et leur dit :

« Si vous êtes capables de pitié parmi le fer et le feu qui vous environnent, si par hasard vous avez vu aborder dans ces lieux la belle Constancia, que des marchands emmènent captive, que je sache où je pourrai la trouver, demandez-moi tout ce que j’ai au monde, je vous le donnerai de tout mon cœur. »

Il eut à peine cessé sa petite harangue, que le bruit avait cessé à son arrivée, recommença avec plus de force.

« Hélas ! dit-il, vous n’êtes point touchés de ma douleur, barbares, je ne dois rien attendre de vous ! »

Il voulut aussitôt tourner ses pas ailleurs, quand il entendit une douce symphonie qui le ravit ; et regardant vers la fournaise, il vit le plus bel enfant que l’imagination puisse jamais se représenter : il était plus brillant que le feu dont il sortit. Lorsqu’il eut considéré ses charmes, le bandeau qui couvrait ses yeux, l’arc et les flèches qu’il portait, il ne douta point que ce ne fût Cupidon. C’était lui en effet qui lui cria :

« Arrête, Constancio, tu brûles d’une flamme trop pure pour que je te refuse mon secours ; je m’appelle l’amour vertueux ; c’est moi qui t’ai blessé pour la jeune Constancia ; et c’est moi qui la défends contre le géant qui la persécute. La fée Souveraine est mon intime amie ; nous sommes unis ensemble pour te la garder, mais il faut que j’éprouve ta passion avant que de te découvrir où elle est.

– Ordonne, Amour, ordonne tout ce qu’il te plaira s’écria le prince, je n’omettrai rien pour t’obéir.

– Jette-toi dans ce feu, répliqua l’enfant, et souviens-toi que si tu n’aimes pas uniquement et fidèlement, tu es perdu.

– Je n’ai aucun sujet d’avoir peur », dit Constancio.

Aussitôt il se jeta dans la fournaise, il perdit toute connaissance, ne sachant où il était, ni ce qu’il était lui-même.

Il dormit trente heures, et se trouva à son réveil le plus beau pigeon qui fût au monde ; au lieu d’être dans cette horrible fournaise, il était couché dans un petit nid de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles. Il fut aussi surpris qu’on peut jamais l’être ; ses pieds pattus, les différentes couleurs de ses plumes, et ses yeux tout de feu l’étonnaient beaucoup ; il se mirait dans un ruisseau, et voulant se plaindre, il trouva qu’il avait perdu l’usage de la parole, quoiqu’il eût conservé celui de son esprit.

Il envisagea cette métamorphose comme le comble de tous les malheurs : « Ah ! perfide Amour, pensait-il en lui-même, quelle récompense donnes-tu au plus parfait de tous les amants ? Faut-il être léger, traître et parjure pour trouver grâce devant toi ? J’en ai bien vu de ce caractère que tu as couronnés, pendant que tu affliges ceux qui sont véritablement fidèles : que puis-je me promettre, continua-t-il, d’une figure aussi extraordinaire que la mienne ? Me voilà pigeon : encore si je pouvais parler, comme parla autrefois l’oiseau Bleu (dont j’ai toute ma vie aimé le conte), je volerais si loin et si haut, je chercherais sous tant de climats différents ma chère maîtresse, et je m’en informerais à tant de personnes, que je la trouverais ; mais je n’ai pas la liberté de prononcer son nom ; et l’unique remède qu’il m’est permis de tenter, c’est de me précipiter dans quelque abîme pour y mourir. »

Occupé de cette funeste résolution, il vola sur une haute montagne d’où il voulut se jeter en bas ; mais ses ailes le soutinrent malgré lui ; il en fut étonné ; car n’ayant pas encore été pigeon, il ignorait de quel secours peuvent être des plumes ; il prit la résolution de se les arracher toutes, et sans quartier il commença de se plumer.

Ainsi dépouillé, il allait tenter une nouvelle cabriole du sommet d’un rocher, quand deux filles survinrent. Dès qu’elles virent cet infortuné oiseau, l’une se dit à l’autre :

« D’où vient cet infortuné pigeon ? Sort-il des serres aiguës de quelque oiseau de proie, ou de la gueule d’une belette ?

– J’ignore d’où il vient, répondit la plus jeune, mais je sais bien où il ira ; et se jetant sur la pacifique bestiole, il ira, continua-t-elle, tenir compagnie à cinq de son espèce, dont je veux faire une tourte pour la fée Souveraine. »

Le prince Pigeon l’entendant parler ainsi, bien loin de fuir, s’approcha pour qu’elle lui fît la grâce de le tuer promptement : mais ce qui devait causer sa perte le garantit ; car ces filles le trouvèrent si poli et si familier, qu’elles résolurent de le nourrir. La plus belle l’enferma dans une corbeille couverte où elle mettait ordinairement son ouvrage, et elles continuèrent leur promenade.

« Depuis quelques jours, disait l’une d’elles, il semble que notre maîtresse a bien des affaires, elle monte à tout moment sur son chameau de feu, et va jour et nuit d’un pôle à l’autre sans s’arrêter.

– Si tu étais discrète, repartit sa compagne, je t’en apprendrais la raison, car elle a bien voulu me l’apprendre.

– Va, je saurai me taire, s’écria celle qui avait déjà parlé, assure-toi de mon secret.

– Sache donc, reprit-elle, que sa princesse Constancia, qu’elle aime si fort, est persécutée d’un géant qui veut l’épouser : il l’a mise dans une tour ; et pour l’empêcher d’achever ce mariage, il faut qu’elle fasse des choses surprenantes. »

Le prince écoutait leur conversation du fond de son panier : il avait cru jusqu’alors que rien ne pouvait augmenter ses disgrâces ; mais il connut avec une extrême douleur qu’il s’était bien trompé ; et l’on peur assez juger par tout ce que j’ai raconté de sa passion, et par les circonstances où il se trouvait, d’être devenu pigeonneau dans le temps où son secours était si nécessaire à sa princesse, qu’il ressentit un véritable désespoir ; son imagination ingénieuse à le tourmenter lui représentait Constancia dans la fatale tour, assiégée par les importunités, les violences et les emportements d’un redoutable géant : il appréhendait qu’elle craignît, et qu’elle ne donnât les mains à son mariage. Un moment après, il appréhendait qu’elle ne craignît pas, et qu’elle n’exposât sa vie aux fureurs d’un tel amant. Il serait difficile de représenter l’état où il était.

La jeune personne qui le portait dans sa manette, étant de retour avec sa compagne au palais de la fée qu’elles servaient, la trouvèrent qui se promenait dans une allée sombre de son jardin. Elles se prosternèrent d’abord à ses pieds, et lui dirent ensuite :

« Grande reine, voici un pigeon que nous avons trouvé ; il est doux, il est familier et s’il avait des plumes, il serait fort beau ; nous avons résolu de le nourrir dans notre chambre ; mais si vous l’agréez, il pourra quelquefois vous divertir dans la vôtre. »

La fée prit la corbeille où il était enfermé, elle l’en tira, et fit des réflexions sérieuses sur les grandeurs du monde ; car il était extraordinaire de voir un prince tel que Constancio sous la figure d’un pigeon prêt à être rôti ou bouilli ; et quoique ce fût elle qui eût jusqu’alors conduit cette métamorphose, et que rien n’arrivât que par ses ordres ; cependant, comme elle moralisait volontiers sur tous les événements, celui-là la frappa fort. Elle caressa le pigeonneau, et de sa part il n’oublia rien pour s’attirer son attention, afin qu’elle voulût le soulager dans sa triste aventure : il lui faisait la révérence à la pigeonne, en tirant un peu le pied ; il la becquetait d’un air caressant : bien qu’il fût pigeon novice, il en savait déjà plus que les vieux pères et les vieux ramiers.

La fée Souveraine le porta dans son cabinet, en ferma la porte, et lui dit :

« Prince, le triste état où je te trouve aujourd’hui ne m’empêche pas de te connaître et de t’aimer, à cause de ma fille Constancia, qui est aussi peu indifférente pour toi que tu l’es pour elle : n’accuse personne que moi de ta métamorphose ; je t’ai fait entrer dans la fournaise pour éprouver la candeur de ton amour : il est pur, il est ardent, il faut que tu aies tout l’honneur de l’aventure. »

Le pigeon baissa trois fois la tête en signe de reconnaissance, et il écouta ce que la fée voulait lui dire.

« La reine ta mère, reprit-elle, eut à peine reçu l’argent et les pierreries en échange de la princesse, qu’elle l’envoya avec la dernière violence aux marchands qui l’avaient achetée ; et sitôt qu’elle fut dans le vaisseau, ils firent voile aux grandes Indes, où ils étaient bien sûrs de se défaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu’ils emmenaient. Ses pleurs et ses prières ne changèrent point leur résolution : elle disait inutilement que le prince Constancio la rachèterait de tout ce qu’il possédait au monde. Plus elle leur faisait valoir ce qu’ils en pouvaient attendre, plus ils se hâtaient de le fuir, dans la crainte qu’il ne fût averti de son enlèvement, et qu’il ne vînt leur arracher cette proie.

« Enfin après avoir couru la moitié du monde, ils se trouvèrent battus d’une furieuse tempête. La princesse, accablée de sa douleur et des fatigues de la mer, était mourante ; ils appréhendaient de la perdre, et se sauvèrent dans le premier port ; mais comme ils débarquaient, ils virent venir un géant d’une grandeur épouvantable ; il était suivi de plusieurs autres, qui tous ensemble dirent qu’ils voulaient voir ce qu’il y avait de plus rare dans leur vaisseau. Le géant étant entré, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut la jeune princesse ; ils se reconnurent aussitôt l’un et l’autre. « Ah ! petite scélérate, s’écria-t-il, les dieux justes et pitoyables te ramènent donc sous mon pouvoir : te souvient-il du jour que je te trouvai, et que tu coupas mon sac ? Je me trompe si tu me joues le même tour à présent. » En effet, il la prit comme un aigle prend un poulet, et malgré sa résistance et les prières des marchands, il l’emporta dans ses bras, courant de toute sa force jusqu’à sa grande tour.

« Cette tour est sur une haute montagne : les enchanteurs qui l’ont bâtie n’ont rien oublié pour la rendre belle et curieuse. Il n’y a point de porte, l’on y monte par les fenêtres qui sont très hautes ; les murs de diamants brillent comme le soleil, et sont d’une dureté à toute épreuve. En effet, ce que l’art et la nature peuvent rassembler de plus riche est au-dessous de ce qu’on y voit. Quand le furieux géant tint la charmante Constancia, il lui dit qu’il voulait l’épouser, et la rendre la plus heureuse personne de l’univers ; qu’elle serait maîtresse de tous ses trésors, qu’il aurait la bonté de l’aimer, et qu’il ne doutait point qu’elle ne fût ravie que sa bonne fortune l’eût conduite vers lui. Elle lui fit connaître par ses larmes et par ses lamentations l’excès de son désespoir ; et comme je conduisais tout secrètement, malgré le destin, qui avait juré la perte de Constancia, j’inspirai au géant des sentiments de douceur qu’il n’avait connus de sa vie ; de sorte qu’au lieu de se fâcher, il dit à la princesse qu’il lui donnait un an, pendant lequel il ne lui ferait aucunes violences ; mais que si elle ne prenait pas dans ce temps la résolution de le satisfaire, il l’épouserait malgré elle, et qu’ensuite il la ferait mourir ; qu’ainsi elle pouvait voir ce qui l’accommoderait le mieux.

« Après cette funeste déclaration, il fit enfermer avec elle les plus belles filles du monde pour lui tenir compagnie, et la retirer de cette profonde tristesse où elle s’abîmait. Il mit des géants aux environs de la tour pour empêcher que qui que ce fût en approchât : et en effet, si l’on avait cette témérité, l’on en recevrait bientôt la punition, car ce sont des gardes bien redoutables et bien cruels.

« Enfin la pauvre princesse ne voyant aucune apparence d’être secourue, et qu’il ne reste plus qu’un jour pour achever l’année, se prépare à se précipiter du haut de la tour dans la mer. Voilà, seigneur Pigeon, l’état où elle est réduite ; le seul remède que j’y trouve, c’est que vous voliez vers elle, tenant dans votre bec une petite bague que voilà ; sitôt qu’elle l’aura mise à son doigt, elle deviendra colombe, et vous vous sauverez heureusement. »

Le pigeonneau était dans la dernière impatience de partir, il ne savait comment le faire comprendre ; il tirailla la manchette et le tablier en falbala de la fée, il s’approcha ensuite des fenêtres, où il donna quelques coups de bec contre les vitres. Tout cela voulait dire en langage pigeonnique : « Je vous supplie, madame, de m’envoyer avec votre bague enchantée pour soulager notre belle princesse. » Elle entendit son jargon, et répondant à ses désirs :

« Allez, volez, charmant pigeon, lui dit-elle, voici la bague qui vous guidera ; prenez grand soin de ne pas la perdre, car il n’y a que vous au monde qui puissiez retirer Constancia du lieu où elle est. »

Le prince Pigeon, comme je l’ai déjà dit, n’avait point de plumes, il se les était arrachées dans son extrême désespoir. La fée le frotta d’une essence merveilleuse, qui lui en fit revenir de si belles et si extraordinaires, que les pigeons de Vénus n’étaient pas dignes d’entrer en aucune comparaison avec lui. Il fut ravi de se voir remplumé ; et prenant l’essor, il arriva au lever de l’aurore sur le haut de la tour, dont les murs de diamants brillaient à un tel point, que le soleil a moins de feu dans son plus grand éclat. Il y avait un spacieux jardin sur le donjon, au milieu duquel s’élevait un oranger chargé de fleurs et de fruits ; le reste du jardin était fort curieux, et le prince Pigeon n’aurait pas été indifférent au plaisir de l’admirer, s’il n’avait été occupé de choses bien plus importantes.

Il se percha sur l’oranger, il tenait dans son bec la bague, et ressentait une terrible inquiétude, lorsque la princesse entra : elle avait une longue robe blanche, sa tête était couverte d’un grand voile noir brodé d’or, il était abattu sur son visage, et traînait de tous côtés. L’amoureux pigeon aurait pu douter que c’était elle, si la noblesse de sa taille et son air majestueux eussent pu être dans une autre à un point si parfait. Elle vint s’asseoir sous l’oranger, et levant son voile tout d’un coup, il en demeura pour quelque temps ébloui.

« Tristes regrets, tristes pensées ! s’écria-t-elle. Vous êtes à présent inutiles, mon cœur affligé a passé un an entier entre la crainte et l’espérance ; mais le terme fatal est arrivé ! c’est aujourd’hui ; c’est dans quelques heures qu’il faut que je meure, ou que j’épouse le géant : hélas, est-il possible que la fée Souveraine et le prince Constancio m’aient si fort abandonnée ! que leur ai-je fait ? Mais à quoi me servent ces réflexions ? Ne vaut-il pas mieux exécuter le noble dessein que j’ai conçu ? »

Elle se leva d’un air plein de hardiesse pour se précipiter : cependant, comme le moindre bruit lui faisait peur, et qu’elle entendit le pigeonneau qui s’agitait sur l’arbre, elle leva les yeux pour voir ce que c’était ; en même temps il vola sur elle, et posa dans son sein l’importante petite bague. La princesse surprise des caresses de ce bel oiseau et de son charmant plumage, ne le fut pas moins du présent qu’il venait de lui faire. Elle considéra la bague, elle y remarqua quelques caractères mystérieux, et elle la tenait encore, lorsque le géant entra dans le jardin, sans qu’elle l’eût même entendu venir.

Quelques-unes des femmes qui la servaient étaient allées rendre compte à ce terrible amant du désespoir de la princesse, et qu’elle voulait se tuer, plutôt que de l’épouser. Lorsqu’il sut qu’elle était montée si matin au haut de la tour, il craignit une funeste catastrophe : son cœur qui jusqu’alors n’avait été capable que de barbarie, était tellement enchanté des beaux yeux de cette aimable personne, qu’il l’aimait avec délicatesse. Ô dieux, que devint-elle quand elle le vit ! elle appréhenda qu’il ne lui ôtât les moyens qu’elle cherchait de mourir. Le pauvre pigeon n’était pas médiocrement effrayé de ce formidable colosse. Dans le trouble où elle était, elle mit la bague à son doigt, et sur-le-champ, ô merveille ! elle fut métamorphosée en colombe, et s’envola à tire d’ailes avec le fidèle pigeon.

Jamais surprise n’a égalé celle du géant. Après avoir regardé sa maîtresse devenue colombe, qui traversait le vaste espace de l’air, il demeura quelque temps immobile, puis il poussa des cris et fit des hurlements qui ébranlèrent les montagnes, et ne finirent qu’avec sa vie : il la termina au fond de la mer, où il était bien plus juste qu’il se noyât que la charmante princesse. Elle s’éloignait donc très diligemment avec son guide ; mais lorsqu’ils eurent fait un assez long chemin pour ne plus rien craindre, ils s’abattirent doucement dans un bois fort sombre par la quantité d’arbres, et fort agréable à cause de l’herbe verte et des fleurs qui couvraient la terre. Constancia ignorait encore que le pigeon fût son véritable amant. Il était très affligé de ne pouvoir parler pour lui en rendre compte, quand il sentit une main invisible qui lui déliait la langue ; il en eut une sensible joie, et dit aussitôt à la princesse :

« Votre cœur ne vous a-t-il pas appris, charmante colombe, que vous êtes avec un pigeon qui brûle toujours des mêmes feux que vous allumez ?

– Mon cœur souhaitait le bonheur qui m’arrive, répliqua-t-elle, mais il n’osait s’en flatter : hélas, qui l’aurait pu imaginer ! j’étais sur le point de périr sous les coups de ma bizarre fortune ; vous êtes venu m’arracher d’entre les bras de la mort, ou d’un monstre que je redoutais plus qu’elle. »

Le prince, ravi d’entendre parler sa colombe, et de la retrouver aussi tendre qu’il la désirait, lui dit tout ce que la passion la plus délicate et la plus vive peut inspirer ; il lui raconta ce qui s’était passé depuis le triste moment de son absence, particulièrement la rencontre surprenante de l’amour Forgeron et de la fée dans son palais : elle eut une grande joie de savoir que sa meilleure amie était toujours dans ses intérêts.

« Allons la trouver, mon cher prince, dit-elle à Constancio, et la remercier de tout le bien qu’elle nous fait : elle nous rendra notre première figure ; nous retournerons dans votre royaume ou dans le mien.

– Si vous m’aimez autant que je vous aime, répliqua-t-il, je vous ferai une proposition où l’amour seul a part. Mais, aimable princesse, vous m’allez dire que je suis un extravagant.

– Ne ménagez point la réputation de votre esprit aux dépens de votre cœur, reprit-elle ; parlez sans crainte ; je vous entendrai toujours avec plaisir.

– Je serais d’avis, continua-t-il, que nous ne changeassions point de figure ; vous colombe, et moi pigeon, pouvons brûler des mêmes feux qui ont brûlé Constancio et Constancia. Je suis persuadé qu’étant débarrassés du soin de nos royaumes, n’ayant ni conseil à tenir, ni guerre à faire, ni audiences à donner, exempts de jouer sans cesse un rôle importun sur le grand théâtre du monde, il nous sera plus aisé de vivre l’un pour l’autre dans cette aimable solitude.

– Ah ! s’écria la colombe, que votre dessein renferme de grandeur et de délicatesse ! Quelque jeune que je sois, hélas ! j’ai tant éprouvé de disgrâces ; la fortune, jalouse de mon innocente beauté, m’a persécutée si opiniâtrement, que je serai ravie de renoncer à tous les biens qu’elle donne, afin de ne vivre que pour vous. Oui, mon cher prince, j’y consens : choisissons un pays agréable, et passons sous cette métamorphose nos plus beaux jours ; menons une vie innocente, sans ambition et sans désirs, que ceux qu’un amour vertueux inspire.

– C’est moi qui veux vous guider, s’écria l’Amour en descendant du plus haut de l’Olympe. Un dessein si tendre mérite ma protection.

– Et la mienne aussi, dit la fée Souveraine qui parut tout d’un coup. Je viens vous chercher pour m’avancer de quelques moments le plaisir de vous voir. »

Le pigeon et la colombe eurent autant de joie que de surprise de ce nouvel événement.

« Nous nous mettons sous votre conduite, dit Constancia à la fée.

– Ne nous abandonnez pas, dit Constancio à l’Amour.

– Venez, dit-il, à Paphos, l’on y respecte encore ma mère, et l’on y aime toujours les oiseaux qui lui étaient consacrés.

– Non, répondit la princesse, nous ne cherchons point le commerce des hommes : heureux qui peut y renoncer ! il nous faut seulement une belle solitude. »

La fée aussitôt frappa la terre de sa baguette. L’Amour la frappa d’une flèche dorée. Ils virent en même temps le plus beau désert de la nature et le mieux orné de bois, de fleurs, de prairies et de fontaines.

« Restez-y des millions d’années, s’écria l’Amour. Jurez-vous une fidélité éternelle en présence de cette merveilleuse fée.

– Je le jure à ma colombe, s’écria le pigeon.

– Je le jure à mon pigeon, s’écria la colombe.

– Votre mariage, dit la fée, ne pouvait être fait par un dieu plus capable de le rendre heureux. Au reste, je vous promets que si vous vous lassez de cette métamorphose, je ne vous abandonnerai point, et je vous rendrai votre première figure. »

Pigeon et colombe en remercièrent la fée ; mais ils l’assurèrent qu’ils ne l’appelleraient point pour cela ; qu’ils avaient trop éprouvé les malheurs de la vie : ils la prièrent seulement de leur faire venir Ruson, en cas qu’il ne fût pas mort.

« Il a changé d’état, dit l’Amour, c’est moi qui l’avait condamné à être mouton. Il m’a fait pitié, je l’ai rétabli sur le trône d’où je l’avais arraché. »

À ces nouvelles, Constancia ne fut plus surprise des jolies choses qu’elle lui avait vu faire. Elle conjura l’Amour de lui apprendre les aventures d’un mouton qui lui avait été si cher.

« Je viendrai vous les dire, répliqua-t-il obligeamment. Pour aujourd’hui, je suis attendu et souhaité en tant d’endroits, que je ne sais où j’irai en premier. Adieu, continua-t-il, heureux et tendres époux, vous pouvez vous vanter d’être les plus sages de mon empire. »

La fée Souveraine resta quelque temps avec les nouveaux mariés. Elle ne pouvait assez louer le mépris qu’ils faisaient des grandeurs de la terre ; mais il est bien certain qu’ils prenaient le meilleur parti pour la tranquillité de la vie. Enfin elle les quitta ; l’on a su par elle et par l’Amour, que le prince Pigeon et la princesse Colombe se sont toujours aimés fidèlement.

D’un amour pur nous voyons le destin :

Des troubles renaissants, un espoir incertain,

De tristes accidents, de fatales traverses

Affligent quelquefois les plus parfaits amants.

L’amour, qui nous unit par des nœuds si charmants,

Pour conduire au bonheur, a des routes diverses :

Le ciel, en les troublant, assure nos désirs.

Jeunes cœurs, il est vrai, des épreuves si rudes

Vous arrachent des pleurs, vous coûtent des soupirs ;

Mais quand l’amour est pur ! peines, inquiétudes,

Sont autant de garants des plus charmants plaisirs.