Vétérans

 

Un personnage ordinaire

 

Madame Durand est aussi peu extraordinaire que son nom. Ni décoration ni citation ne la distingueront d’aucune façon. Pendant une grande partie de l’occupation nazie, le grenier de son pavillon a seulement servi de refuge à trois enfants dont tous les parents avaient été déportés comme Juifs. De toute la journée, on ne les entendait pas, aucun visiteur ne s’est jamais douté de leur présence. On ne pouvait les promener dehors que la nuit, pour qu’ils marchent un peu dans Paris-Jardins, avec Madame Durand ou avec moi qui habitais tout près. Du fait de la défense passive, la nuit était tout à fait noire à cette époque, alors qu’aujourd’hui l’aéroport baigne le ciel d’une lumière diffuse. À la libération, un seul de ces enfants a retrouvé quelqu’un de sa famille. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.

Alexandre

 

Alexandre n’est pas grand par la taille. Un vieil Italien veuf et malade, rongé par le ciment ou le plâtre qu’il a taloché tout au long de sa vie. Des chantiers, des patrons, en quantité. Et pas toujours besoin d’une grève pour devoir en changer. Simplement se mettre en avant pour faire payer les heures supplémentaires, les meneurs étaient vite repérés et les collègues pas toujours très motivés pour les défendre. Il fallait aller voir ailleurs si ce serait mieux.

Mais le travail ne manquait pas en ce temps d’après-guerre. Le problème fut de reconstituer la carrière, pour la retraite. Alors l’Italie était loin, juste quelques liens familiaux maintenus par les vœux de bonne année.

Sonia

 

Sonia est en Pologne une jeune fille de petite bourgeoisie juive lorsqu’elle prend cause pour le mouvement révolutionnaire. Quand elle vient à Paris, sa résolution est claire. Elle veut militer pour la révolution mondiale. Elle travaille dans des usines. Elle fait du secrétariat pour le Parti ou la CGT-U, malgré les difficultés de la langue française.

L’occupation est une dure épreuve où elle perd son mari où elle est séparée de son jeune enfant qu’elle ne pourra jamais retrouver, où elle doit brûler sa collection de cartes du Parti.

Après la Libération, reconnue pour ses actions dans la Résistance, elle se consacre aux associations pour les enfants de déportés. Vivant à Montreuil, elle se remarie, donne la vie à un autre fils.

Nous faisons sa connaissance quand elle vient vivre auprès de ce deuxième fils. Elle est âgée, malade du cœur. Son enterrement est pour beaucoup de monde, parfois venu de loin, l’occasion de rendre hommage à son dévouement, à son courage et de lui dire merci.

Kléber

 

Kléber, c’est son prénom. Une poignée de main énergique, une franchise brutale, il offre sa sympathie immédiate et sans arrière-pensée.

Sa jeunesse à travailler dans les carrières. Pour un travail éreintant, on puisait sa force dans le vin, plusieurs litres par jour. Jusqu’à l’alcoolisme et plusieurs années pour en sortir. Sortir et du vin et de l’ignorance par la porte du marxisme. Comprendre et agir, indissociables. Se heurter au réel. Parfois durement : les ligues fascistes, la guerre nazie. Mais comprendre le monde et le remettre en cause ainsi que soi-même, sans a priori et sans tabou.

Et à 70 ans passés, il s’est remarié à une journaliste en retraite de la presse bourgeoise. Il nous étonne, Kléber, et son enthousiasme nous pousse comme il s’est poussé lui-même de l’obscur terrassement à la clarté du savoir, à la liberté de choisir l’avenir.

Le décès d’un camarade

 

Bonjour, je suis bien contente de vous rencontrer ; je voulais vous dire : « inutile de préparer un discours pour les funérailles, la famille n’en veut pas. Vous pourrez dire qu’il est resté fidèle à votre Parti et à ses idées jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde. Mais il était le seul dans la famille où tout le monde est socialiste maintenant. Ah oui, vous pourrez le dire, qu’il y est resté fidèle, mais pas maintenant et pas à nous ».

Tintin

 

Devant moi le vieux docteur en médecine esquisse une moue condescendante. Il évoque des souvenirs glorieux : la Résistance, la clandestinité, la Libération qui le porte en triomphe, des voyages où il rencontre Tito, Mao.

Il cherche comme une justification. Mais je ne demande rien et, tout bien pesé, je n’ai rien à dire, rien à contredire. Nous ne parlons pas du même point de vue. Inutile de faire un tel cinéma pour refuser la carte du Parti. Je le connais depuis peu. L’année précédente, il avait accepté avec réticence une carte qui prolongeait sa jeunesse.

Il est peut-être un peu vexé que je sois son seul spectateur. Il lui semble mériter mieux que mon silence. Cela le déconcerte. Mais ce que je pourrais dire ne l’atteindrait pas. Il ne trouve pas en moi un interlocuteur à sa mesure.

Je me lève et le salue. Il m’accompagne vers la porte, désemparé ou soulagé ?

Ensuite, quand nous nous croisions dans la rue, il se montrait exagérément aimable mais sans dépasser les questions de santé.

Il vient de mourir. Il s’est mêlé dernièrement aux écologistes, aux reconstructeurs, à tous les arrivistes qui tentent de se hausser, de se faire une échelle de sa modeste et ancienne notoriété. Mais cela ne l’a grandi d’aucune sorte, ni diminué ce qu’on lui doit.

Lucienne

 

Lucienne nous vient du Roussillon, un pays de fruits, de carrières, de fabriques d’espadrilles de corde. Le pays de Marty, le mutin de la Mer Noire. Chacun y prenait un malin plaisir à égarer la police qui voulait empêcher les meetings interdits.

Un pays que les gens pauvres devaient quitter avant que les jeunes hommes soient victimes d’un accident dans les carrières ou prennent leur rang sur le monument aux morts de 14-18, avant que les jeunes filles deviennent filles-mères ou veuves sans ressource.

Lucienne arrive à Vigneux bien avant ses 20 ans. Elle fait la connaissance de son mari, Fernand, aux Jeunesses (mariage en 1934).

Il s’en suit une vie de militants avec ses grèves, ses licenciements, ses périodes de chômage, les premiers congés payés passés en travaux bénévoles dans la colonie de vacance de la plus proche mairie communiste.

Pour trouver un emploi, Fernand (son nom noté à l’encre rouge sur toutes les listes patronales) n’a bientôt d’autre choix que de devenir employé communal puis professeur technique de l’enseignement. Lucienne fait des ménages puis vient aussi à l’Éducation Nationale.

Un ménage uni avec Fernand et sa mère et deux enfants, garçon et fille, dans le petit pavillon construit par les parents de Fernand. La faucille et le marteau ornaient, en médaillon gravé dans le ciment, la porte d’entrée mais on s’est résigné à les effacer vite fait au début de l’occupation allemande.

La mère de Fernand occupe une pièce au premier étage où elle entasse, année sur année, la collection complète de l’Humanité. Impossible d’y entrer avant son décès.

L’occupation les voit tenir leur place dans la Résistance et son travail clandestin. Elle n’insiste pas. Elle ne fait pas réclame de ce qui lui semble tout naturel. D’ailleurs elle n’a jamais su en détail les actions de son mari. Ils ont fait l’un et l’autre ce qu’il fallait. Rien de plus.

Les enfants comprendront vite l’intérêt d’étudier pour devenir ingénieur et institutrice. Ils éviteront soigneusement de poursuivre l’engagement politique de leurs parents.

Aujourd’hui, à 70 ans, Lucienne est seule. Fernand a été longtemps malade avant de décéder, il y a 10 ans. Elle soigne son jardin, qui déborde de fleurs. Elle cuisine pour ses enfants et petits-enfants, fait des gâteaux pour toutes les fêtes du Parti. Elle n’a rien perdu de sa verve méridionale.

« Le militantisme d’aujourd’hui ne ressemble pas à celui que j’ai connu », elle n’est pas seule, parmi les vétérans, à s’exprimer ainsi. Est-ce un regret, un reproche ou la fierté d’avoir malgré tout imposé un mieux-être ? Mais sans le moindre soupçon d’envie et avec la conscience et l’étonnement que tout, malgré la vie plus facile, est maintenant devenu si compliqué.

Mario

 

Si tu t’appelles Mario, tu es né en 1924 mais l’histoire a déjà pris une longueur d’avance sur toi : elle commence en Italie quand ton père Pietro, responsable syndical, organise la résistance contre les fascistes. Quand une chemise noire est tuée dans une manifestation, Pietro doit s’enfuir en France, bientôt suivi par sa femme enceinte et son fils aîné, Giuseppe.

Mario naît alors à Châtillon en Haute-Marne avec un retard historique qui vient de loin. Un troisième fils, Rolando, naît en 1926, mais la mère meurt en 1928 à La Turbie où le père travaille dans des carrières. Le père seul avec trois enfants fait appel à sa famille restée en Italie et les deux frères de Mario y partent avec leur grand-mère.

Le père et le fils ne peuvent pourtant rester longtemps ensemble car les autorités françaises menacent le père d’expulsion vers l’Italie fasciste. Il doit donc plonger dans la clandestinité (dans les Vosges) et en 1930 il confie Mario à l’« Avenir Social » qui accueille et prend en charge les enfants de militants en difficulté. Sans nouvelles, Mario se convainc peu à peu que son père est mort. Il grandit ainsi à Mitry-Mory en plein internationalisme prolétarien avec, entre autres, des enfants allemands, espagnols, yougoslaves ou polonais.

En 1939 le gouvernement français prend prétexte du Pacte germano-soviétique pour dissoudre le Parti et toutes les organisations qui lui semblent rattachées et donc l’« Avenir Social ». Mario, comme tous les enfants de plus de 14 ans doit prendre sa vie en main. Un responsable lui apprend avant qu’il parte que son père est vivant mais arrêté en prison.

Mario part en novembre 1939 pour une école d’horticulture à Hyères. Commis de ferme à Grand-Bourg en 1942-43, on le retrouve à la Libération dans les maquis de la Creuse puis dans les opérations de réduction de la poche de Royan. C’est alors que la tuberculose se déclare et les deux poumons sont atteints. La streptomicyne arrive in extremis. Il en reste invalide de guerre pensionné à 100%.

Quand Mario peut à nouveau s’inquiéter de son père, après six ans de sanatorium, les traces s’arrêtent à la prison de Nancy dont les archives ont été détruites par les nazis. Mario reste quelques temps en Creuse puis monte en région parisienne. Il s’occupe de diverses entreprises, librairies, coopératives d’achat, SOCOPAD, GIFCO, etc.

Les contacts avec la famille italienne ne se renouent qu’en 1958, quand Mario, pour son mariage, a besoin des extraits de naissance de ses parents et s’adresse à la mairie de leur lieu de naissance. Il y retrouve ses deux frères, sa grand-mère (85 ans) et, sur des photos, un visage qu’il a revu dans ses songes sans pouvoir y mettre un nom, celui d’une jeune femme allongée sur un lit en fer dans une petite pièce sombre. Il comprend que ce visage est celui de sa mère dont il a gardé des images de la mort à La Turbie.

Il serait paradoxal que d’une vie si mouvementée sorte un homme ordonné. L’épouse a renoncé à ranger les affaires de son mari. Chacun règne sur son étage attitré. Rez-de-chaussée propre et net. Premier étage où s’amoncellent les besoins du présent au-dessus de ceux d’hier par strates indiscernables. Officiellement en retraite depuis longtemps, il ne sait pas rester au calme et à 70 ans passés, il fait marcher son imprimerie avec une tenace insoumission au rangement parmi les ordinateurs et les machines offset.

Un couple

 

Vieux et malades, ils forment un couple attentif et prévenant. Elle boitille en s’appuyant à une canne et à son mari. Lui marche très lentement dans un équilibre précaire, ses vertiges s’aggravent et sa mémoire se vide inexorablement.

J’aimerais les aider mais ils refusent avec un début de panique. Car cela ne regarde qu’eux-mêmes, ils cachent leurs détresses et leurs douleurs. Ils savent leurs états et portent déjà le deuil l’un de l’autre.

Des livres soviétiques longtemps conservés, les vestiges d’un monde fraternel et travailleur : ils me donnent, me confient trois livres comme pour sauver ce qui peut l’être encore de leurs espoirs de jeunesse.

Ce sont des ouvrages que je possède déjà par héritage de mes parents. Des livres que je n’ai pas lu et ne lirai peut-être pas, mais que je garde en souvenir, par respect de leurs rêves inépuisables.

Ils sont morts peu après ma visite. L’épouse d’abord, puis son mari qui avait ainsi perdu son dernier appui. Ils ne pouvaient vivre qu’en se soutenant l’un à l’autre.

Jean-Jacques

 

Quand il m’accueille au seuil de son pavillon, il me semble incarner le médecin aux pieds nus tels qu’on en parlait dans les débuts mythiques de la Chine populaire. Il est grand, sans graisse, son long visage a des traits bien marqués. Médecin, il l’est par sa famille, par son père Robert et par son frère Robert-Henri, son aîné de 20 ans. Robert-Henri, médecin hygiéniste, s’implique dans la politique de santé des communes de la banlieue rouge autour de Paris. Il est nommé chef de cabinet technique sous le Front Populaire, il collabore au programme de santé pour le Conseil National de la Résistance, il est de nouveau chef de cabinet après la Libération.

La carrière de Jean-Jacques, si vous voulez la connaître, ne comptez pas sur lui, cela ne l’intéresse pas. « Je n’ai jamais vécu avec une mentalité d’ancien combattant » nous dit-il. Quand il devient adulte, c’est en plein dans la 2e guerre mondiale. Un début de tuberculose lui fait échapper au STO et il part pour un sanatorium dans l’Ain, mi-médecin et mi-malade. En juin 1944, il n’a qu’un saut à faire pour participer, comme médecin, au maquis et aux combats de la Libération.

Médecin militaire dans l’aéronautique au sortir de la guerre, directeur de sanatorium dans l’Eure et Loir pendant 8 ans, il s’oriente ensuite vers la pédiatrie et la prévention. Il prend la direction des Centres médico-sociaux de la Région parisienne. Il y développe le secteur de Protection Maternelle et Infantile. Il participe à l’élaboration de méthodes de dépistage précoce de plusieurs maladies de l’enfant, met au point des bilans de santé. Dans le domaine de la prévention chez l’enfant et de la pédiatrie sociale, sa bibliographie couvre quatre pages d’articles ou d’interventions dans les congrès médicaux.

En 1981, quand le gouvernement de la gauche se met en place, Jean-Jacques fait partie de l’équipe de conseillers rassemblée autour du Ministre de la Santé Jack Ralite. Mais son programme ambitieux comprenant entre autres une politique volontariste de prévention et la suppression du secteur privé au sein des hôpitaux publics est sacrifié au profit du réalisme.

Nul doute qu’il se sentait mal à l’aise au milieu de ses collègues mandarins pour qui la médecine est avant tout source d’enrichissement personnel. Il se scandalise des conversations qu’il surprend entre eux sur comment échapper aux impôts, comment placer ses capitaux, comment ouvrir un compte dans une banque suisse.

Jean-Jacques était un médecin qui se préoccupait de la santé de ses malades, qui pensait que la médecine avait un rôle à jouer pour améliorer la vie des hommes et des femmes. Médecin jusqu’au bout des ongles, il ne pouvait pas croiser une connaissance dans la rue sans lui demander « comment ça va ? » et ce n’était jamais une façon de parler. Ses immenses connaissances ne l’ont jamais empêché d’écouter ses camarades avec respect et attention.

Dac et Anne-Chantal

 

Nous rencontrons Dac au début des années 70, il tient un restaurant vietnamien sur la montagne Sainte Geneviève (5e arrondissement de Paris). Un âge déjà avancé et une longue histoire : classé Amanite, il est venu en France avant la 2e guerre mondiale. La guerre du Viêt-Nam n’est pas terminée et le restaurant participe au financement pour le compte de la République Démocratique. Après la guerre, le restaurant s’arrête et Dac ouvre un lieu de rencontre, restaurant dans la rue des Boulangers. C’est un endroit pour se retrouver entre amis, entre progressistes ; on y discute, la reconstruction du Viêt-Nam est une grande interrogation ; on y mange, Dac est un très bon cuisinier. Il habite avec Anne-Chantal dans la même rue. Anne-Chantal, diabétique, a peut-être la cinquantaine. Et nous habitons alors rue Linné. Dac reste membre du Parti Vietnamien mais nous retrouvons Anne-Chantal dans la cellule du quartier. Anne-Chantal par son diabète devient peu à peu aveugle.

Après la défaite des États-Unis, ils sont partis en voyage dans ce pays pour lequel ils s’étaient tant dépensés. Ils en sont revenus heureux de l’accueil mais sans cacher qu’ils ont vu d’énormes destructions et que l’avenir se heurte à de nombreux défis.

Nous les perdons de vue quand nous changeons de quartier.

Raoul et Raymonde

 

Raoul et Raymonde, nés en 29 et 28, font connaissance à Évreux où se tiennent deux Écoles Normales (l’une pour garçons, l’autre pour jeunes filles) et entre elles la ville en ruines suite aux combats de la Libération en 1944. Une forte proportion des instituteurs qui en sortent alors adhèrent au Parti.

Leur militantisme n’est guère apprécié par les autorités dans les petits villages où ils sont nommés et restent rarement plus d’une seule année. Ils essaient d’animer un peu de vie culturelle : dans une petite salle des fêtes, on regarde les films du ciné-club, assis sur des bancs d’école, le projecteur au milieu de la salle fait un bruit épouvantable ; quand le film casse (assez souvent), on s’arrête pour le recoller. Pourtant ce n’était pas même des films d’engagement.

On se les renvoie comme des patates chaudes d’un bout du département de l’Eure à l’autre et ce n’était pas souvent le confort dans les logements de fonction des villages, jusqu’à aboutir à Gisors en 1958. Dans cette petite ville, les opinions contestataires sont mieux tolérées ; ils y restent deux ans. La ville, c’est le premier WC avec chasse d’eau dans l’appartement, mais le logement est minuscule, un grand studio. En 1958, de Gaulle arrive au pouvoir. Les colleurs d’affiches sont tabassés par les milices de droite.

En 1960, ils partent vers la région parisienne. Clichy-sous-Bois n’est alors qu’un vaste chantier entre les champs et les bois. Une banlieue rouge couleur de boue.

Raymonde devient directrice d’une école maternelle toute neuve.

Raoul travaille à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard, pour y faire de l’animation culturelle. Les sorties familiales sont élargies à quelques malades pour aller au théâtre (surtout au TNP), à des expositions de peinture.

La guerre d’Algérie se termine dans la douleur. Raoul et Raymonde participent à la manifestation qui se termine par 9 morts au métro Charonne. Contre l’OAS, Raoul va pendant quelques nuits monter la garde à la mairie. Neufs ou vieux, on ressort des fusils.

Mais la politique perd de sa naïveté et de sa spontanéité ; à Clichy, ce n’est plus seulement l’affirmation d’un espoir lointain et la solidarité avec les exploités ; il s’agit aussi de contrôler la municipalité.

Alors ils sont éliminés du Parti : en début d’une année (1966 ou 67), on « oublie » de leur remettre leur carte d’adhérent ; l’équipe du maire y a mis bon ordre ; bien plus tard en 1989-90, les propos racistes de ce maire feront les gros titres aux infos. Mais voilà, la politique, pour eux, c’est terminé.

À partir de 1960, ils voyagent pendant l’été en Tchécoslovaquie, où ils se font des amis (un réfugié français, ancien déporté à Mathausen ; un réfugié marocain qui parle dans les émissions de radio en langue française ; un réfugié yougoslave opposant à Tito ; une Tchèque professeure de français, etc.) ; Raoul parle un peu la langue tchèque ; ce milieu plutôt intellectuel est assez critique et même sarcastique sur la démocratie populaire.

Dans son tourbillon, 1968 sonne la fin d’un couple qui ne fonctionne plus. Raoul abandonne le domicile pour une infirmière de l’hôpital où il travaille toujours. Beaucoup d’autres compagnes lui succéderont.

Quand Raoul prend sa retraite, il part en province et nous perdons le contact.

Chère Andrée,

 

Voici que tu as atteint ton siècle.

Quand nous avons fait ta connaissance, tu étais déjà la mémoire d’une époque mythique. Et c’était voici plus de 15 ans.

Nous t’avons entendue plusieurs fois, au détour d’une phrase, évoquer Lénine ou Marcel Cachin. Ils furent tes contemporains, tes parents les ont connus ou croisés.

Tes souvenirs montent très loin dans l’histoire du mouvement ouvrier, jusqu’avant le Congrès de Tours.

Tes souvenirs montent très loin dans l’histoire de Paris-Jardins.

Née en 1896, tu étais d’une génération féconde. Considérons seulement la littérature :

Vladimir Maïakovski 1895-1930

Paul Éluard 1895-1952

André Breton 1896-1966

Elsa Triolet 1896-1970

Tristan Tzara 1896-1963

Louis Aragon 1897-1982

Philippe Soupault 1897-1990

Bertold Brecht 1898-1956

Ernest Hemingway 1898-1961

Une génération qui a eu 20 ans pendant la guerre de 1914, qui en fut durement éprouvée.

Une génération qui a puissamment ressenti la nécessité de changer l’ordre du monde.

Une génération dont les expériences manquent à qui la suit de trop loin pour les comprendre.

Et tu es parmi nous, tu lis toujours l’Humanité. Tu es restée communiste, attentive au monde, convaincue qu’il faut le changer.

À l’occasion de ton centenaire, tes camarades t’expriment leur sincère amitié et te présentent leurs meilleurs souhaits de bonne santé.

Ensemble

 

Je vous ai vus assis autour d’une table, attentifs à la discussion, à se faire comprendre, à peser le pour et le contre, puis plaisanter et rire. Je vous ai vus debout, unanimes contre l’inacceptable.

Tous vous êtes aujourd’hui souvenirs. Je vous ai rassemblés dans un livre comme vous l’étiez dans la vie : divers dans vos origines et vos expériences, unis dans les combats contre l’injustice et la guerre, généreux dans l’invention d’un avenir que nous voulions seulement vivable.

 

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