ÉPILOGUE

Le grand V des outardes traverse le ciel en répondant au cri strident des goélands ; la mer jalouse refuse de rendre au firmament sa part d’indigo ; le sol gelé ne peut plus retenir les pissenlits qui lui fendent la croûte sans pudeur. Le jacassement des voisines m’arrache à mon long hiver, et me ramène du plus hasardeux voyage de ma vie. Je bâille, m’étire, saute à pieds joints dans le matin, dans le siècle, le dernier du millénaire, qui n’en finit pas de finir.

Je me penche sur Radi, ma mémoire, l’enfant que je n’ai jamais cessé de traîner avec moi, et qui fait semblant de ne pas voir venir la fin. Je me détourne pour lui annoncer qu’elle devra rester dans son versant du millénaire, que le prochain cache trop d’inconnu pour elle.

Nous avons fait le tour, Radi. Avec les mots, nous sommes rentrées au pays par le clayon de la cour-arrière. Tu m’as aidée à passer à travers l’épée de feu qui...

... garde la porte des paradis perdus !... Tu radotes. Viens, c’est pas fini.

Si fait, Radi, l’histoire est finie. J’étais partie à la quête de mes personnages... quand tu m’as fait buter sur un autre : Carlagne.

... C’est pas vrai.

Comment c’est pas vrai ?

...Tu cherchais la femme du docteur.

... Quoi ???

...Viens-t’en.

Trop tard, Radi. L’histoire est finie.

... Grouille-toi, flanc-mouse !

Radi !... Radi !

Et un grand coup de noroît nous emporte.

... Jusqu’à la maison du docteur.

« Mais entrez donc ! Quel plaisir ! Dommage que ma femme n’y soit pas. Elle parle souvent de vous... Comme vous parlez souvent d’elle. »

Oh, oh ! mieux vaut qu’elle n’y soit pas.

«Je suis venue saluer le docteur qui m’a mise au monde.

—    Mais ce n’est pas moi.

—    Si.

— C’est la sage-femme, je suis arrivé trop tard. Je l’ai longtemps regretté d’ailleurs. Je voudrais pouvoir m’en vanter. »

Un galant homme, ce docteur, mais en retard sur la sage-femme, la vieille Lamant qui a garroché des deux mains des vœux hétéroclites dans mon berceau.

« Maisje vous ai vue grandir. »

Et nous causons, nous causons.

Son père, le docteur ambulant, avait connu Marijoli, bien sûr, la pauvre femme si belle, mais un peu frivole. Que voulez-vous ! A l’époque...

Il se souvient de cette époque où lui-même débarquait dans un village à peine défriché, et si candide, si limpide...

Je songe au sorcier de Sainte-Marie.

Si respectueux de ses curés et de l’Église qu’on pouvait se passer des représentants de la loi.

Je songe à Yophie.

Si sauvage et inculte qu’il ne s’exprimait encore que dans les dessins humoristiques de la Saint-Valentin.

Je songe au petit Léon.

Une époque qui n’a laissé aucune figure marquante, aucune trace...

Je songe à la Sorcière de vent.

C’est pourquoi, en atterrisssant dans un coin de pays qui respirait l’innocence même, un jeune docteur n’avait qu’à tendre la main.

« Et toutes les beautés du village venaient y manger. »

Dans un grand effort de modestie, le vieux docteur s’accorde un rire sonore au souvenir des vanités de sa jeunesse.

« Mais j’avais déjà choisi la perle que j’ai ramenée au pays de son enfance.

— Votre femme est d’ici ?

— Comme vous.

— Vous l’aviez connue à l’étranger ?

— A Montréal durant mes études. Mais elle et moi sommes des enfants du pays des côtes. Et qui a respiré l’odeur du sel marin durant ses plus tendres années gardera dans le nez... »

J’entends la porte.

« Mais voilà qu’elle arrive. Approche, mon ange. Viens voir qui nous rend visite aujourd’hui. »

La femme du docteur se dirige vers moi d’un pas décidé, me tend les bras, nous échangeons un sourire sans équivoque, dense de nos passés mutuels, les yeux qui calouettent sous des images informes mais si lointaines que... que j’en ai soudain le vertige...

« Fais passer ta visite au salon, Annie ! »

Annie !... la Tit-Annie... la femme du docteur... la fille de Carlagne...

Cette fois c’est fini, Radi, bien fini. Tu peux t’en

aller.

Elle ne se retourne même pas, fait un grand pas en avant, comme si elle s’en allait m’attendre dans l’autre versant du temps. Je lève à peine la main, trop lourde, plus lourde que la terre qui me porte et que je porte...

Adieu, Radi !

Vaudreuil, le 21 février 1999