_... ?

— Tu ne sais pas, ta mémoire ne le sait pas. Mais quelque part une grand-mère a dû la rapporter à ta mère qui te nourrissait encore par le cordon ombilical. Tu aurais pu l’entendre à un âge et dans un lieu qui défient toute logique rationnelle. Mais tu sais ce que je pense de la logique rationnelle. J’aime citer Hamlet qui dit àje ne sais plus qui... Je ne sais même plus tout à fait ce qu’il disait ! hé-hé...

— There are more things in Heaven and Earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy.

— C’est bien ça : on apprend plus de vérités au fond des entrailles de sa mère que sur les bancs d’école. Tu possèdes donc déjà tous les éléments du drame. Un ours et un orignal, tous deux rois de nos forêts, chacun voulant affirmer sa suprématie, se font face au milieu d’un terrain neutre. La monture de Yophie s’y était engouffrée pour franchir la rivière ; celle de Carlagne pour reprendre son souffle à l’abri des vents de noroît qui faisaient rage ce jour-là. Or tu sais que les ponts couverts sont les plus étroits des ponts. Pour la raison toute simple qu’ils datent tous de l’époque qui a précédé l’automobile. Le cheval en général regimbe devant le pont couvert qui s’apparente trop à une grange, mais une grange étrangère. Pas le cheval de Yophie, brisé à tous les interdits, comme son maître.

—    Et celui de Carlagne ?

— Forcé d’y entrer prendre abri. Apparence que les vents de nord-noroît en cet endroit sont particulièrement vicieux. A cause de la croisée de deux creux de vallées, des tourbillons s’en prennent à la crinière des chevaux et les affolent. Ou est-ce que ce jour-là, la tourmente jaillissait de plus creux encore, comme le veut la rumeur populaire ?... Quoi qu’il en soit, Carlagne mena son cheval dans le tunnel, et c’est là que la bête soudain se cabra. J’imagine la scène comme tu l’as toi-même décrite dans ton Oursiade. De loin les regards se croisent, les museaux se reniflent... bêtes et hommes se mesurent et se sentent. Même si les maîtres l’avaient voulu, c’eût été impossible de faire reculer ou virer de bord dans un emplacement si étroit une monture cabrée ou prise de panique. De toute façon, ce n’était pas le genre de Yophie, et sûrement pas le style de Carlagne, de céder un pouce de terrain une fois qu’on s’y était engagé. Donc on se toise et on attend.

J’ai mentionné plus tôt le rôle que joua le petit Léon dans cette rencontre. J’imagine que tu dois te demander... »

...Je me le demande...

« ... ce que cet homme vient faire à ce moment précis sur l’échiquier. Peu de choses et pourtant... Depuis la veillée où il avait entrouvert à son public émerveillé les splendeurs qui se cachaient sous les apparences de la pierre ou du bois, le petit Léon s’était démarqué de ses rivaux dans le cœur de Carlagne. Cette créature altière se prêtait tout à coup à une cour discrète et pourtant assidue de la part d’un homme dénué de beauté personnelle, mais détenteur de la clef qui ouvre sur la beauté cachée de la nature et de l’art. Carlagne avait assez d’esprit et l’âme assez haute pour être sensible au mystère enfoui sous les apparences. C’est ainsi que ce jour-là, elle devait rejoindre l’artiste parti à la recherche d’un bois très rare pour achever le monument à la Vierge de l’Assomption, devenue patronne du peuple acadien quelques années plus tôt. On avait fait mander à Rogersville, paroisse fondée par le célèbre monseigneur Richard, un jeune artiste ambulant, originaire de Cocagne. Tout cela est de la petite histoire qui ne prend son importance ici que par le rôle que doit jouer le petit Léon dans la vie de Carlagne et, par le fait même, de Yophie. Mais entre Carlagne et le petit Léon, ce jour-là, s’est dressé le pont couvert.

Ma tante Marie, n’oublie pas, fut durant une douzaine d’années femme de maison chez Yophie. Et va savoir pourquoi le démon le plus sombre et secret à avoir visité ce monde a senti le besoin de révéler tant de choses à une femme étrangère ! sans doute précisément parce qu’elle était étrangère, étrangère à sa vie, à ses passions, à sa folie. Cette veuve qui même dans lajeune trentaine était ce que l’on peut qualifier de sans âge...

— Ah bon ! c’est un trait de famille...

—    ... cette femme d’une neutralité absolue...

—    Ça, j’en doute...

— ... avait fini par attirer les confidences d’un homme qui eût caché ses origines à sa mère. Donc je n’ai aucune raison de douter des dires de ma tante Marie qui, soit dit en passant, ne m’a rien révélé du vivant du principal intéressé. »

... Le pont couvert, quoi c’est qui se passe dans le pont couvert ?

« Et dans le pont couvert...

— ... les chevaux se rebiffent. Aucun ne consent à reculer. Ils s’avancent, les museaux s’approchent, hennissent. Ce bruit inaccoutumé réveille les chauves-souris nichées entre les poutres des combles, et leur envol subit effraie les bêtes qui se cabrent, caracolent, prennent le mors aux dents et viennent se cogner aux parois du pont dont un des murs cède. La jument saute et entraîne Carlagne dans la rivière gonflée de rapides. Le cheval de Yophie avait le chemin libre et pouvait sortir du tunnel. Ici Yophie prétend qu’il s’est donné tout le temps de rentrer dans la rivière par la rive. Mais la tante Marie n’en ajamais rien cru. D’autant plus que son cheval eut la patte d’en avant blessée. Donc Yophie a forcé sa monture à sauter.

— Et pourquoi, à votre avis, aurait-il menti sur un geste pourtant héroïque ?

— Yophie soignait sa réputation de démon, même au mépris de celle de héros. Il avait le pouvoir d’arracher une femme aux rapides, sans se presser. Quoi qu’il en soit, il a rattrapé Carlagne, l’a dégagée de sa jument, l’a ramenée sur le rivage. »

... Et la bête ?

« Quant à la jument, Yophie n’en ajamais parlé. Mais la petite histoire raconte qu’elle a dérivé jusqu’à la rivière de Rexton, pour se perdre dans la baie de Richibouctou et finalement dans le détroit. La légende va encore plus loin et prétend que certaines nuits d’automne, on entend hennir à la lune dans la région des ponts couverts. »

Telle fut la rencontre des deux protagonistes d’une histoire qui s’est déroulée au cœur du comté de Kent au tournant du siècle, revue par une religieuse qui a rarement quitté son couvent.

Jusque-là, la conteuse pouvait conter. Radi et moi, écouter. Mais la suite, le double charme que vont se jeter mutuellement les deux plus extraordinaires personnages que fit naître le pays, ça, ça passait mal dans le gosier d’une nonne. Elle avait beau tourner, retourner ses phrases... Je décidai de venir à son secours.

« M’est avis, mère Domrémy, que le charme qu’a su exercer Carlagne sur Yophie était d’une tout autre nature que l’enchantement du démon sur la femme. Un sorcier jette un sort ; une créature de la splendeur de Carlagne peut se passer de sorcellerie.

— Ça, si Yophie avait été un homme comme les autres. Mais il ne faut pas oublier que ce monstre venait d’ailleurs, mettez cet ailleurs où vous voulez. Une splendide femme pour ce Yophie-là était une proie, un morceau de roi, un sot-l’y-laisse. Mais... Il s’approcha d’elle, lui arracha sa chemise, et tranquillement, avec cette retaille, se mit à panser la patte de sa bête. C’est tout.

Le petit Léon, inquiet de ne pas voir apparaître Carlagne, l’a trouvée une heure plus tard, transie jusqu’aux os.

—    L’aventure aurait pu se terminer là.

—    Mais non.

— Mais non, parce qu’alors, nous n’aurions point notre histoire. »

Et elle s’en va à la fenêtre se ressourcer. Tout à coup, ses yeux se détachent du chêne, reviennent se poser sur moi, et comme si elle avait eu peur de casser le fil de plus en plus ténu qui crochetait sa tapisserie, elle se hâte d’enchaîner sans même se donner la peine de se rasseoir :

« Apparence que Yophie se serait arrangé pour prévenir le petit Léon, l’histoire ne dit pas comment, avant de rentrer chez lui.

Entends bien que si ma tante Marie m’a rapporté fidèlement les faits et gestes de Yophie, elle ne les accompagnait que rarement de commentaires. Yophie lui-même n’allait jamais jusqu’à livrer sa pensée ni ses sentiments. Il avouait ce qu’il avait fait, point ses raisons de le faire. Et nous voilà seuls juges. Mais si tu veux mon dire, le monstre ne faisait jamais rien sans raison. Pour briser une créature de la dimension de Carlagne, ça prenait autre chose que des mots d’amour. Depuis qu’elle était sortie de l’enfance, cette fille en était gavée de ce genre de douceurs. Yophie savait sûrement tout ça. Mais ce qu’il ne savait peut-être pas... hé-hé... » Va-t-elle poursuivre ?

« Yophie pouvait avoir des raisons de douter de l’intégrité de ce corps féminin. N’oublie pas la manie de Carlagne de s’habiller en homme, le côté androgyne de son âme, sa réputation de séduire les deux sexes... Lui-même, moitié démon, il eût été le moins étonné du monde de découvrir un autre être sorti du même cercle de l’enfer que le sien. Je suis portée à croire que le geste de lui arracher sa chemise pouvait avoir un autre but que de panser la patte de son cheval. Quoi qu’il en soit, sa curiosité a dû être satisfaite : Carlagne, au dire de tous les témoins, était la femme la mieux faite et la mieux proportionnée qu’on ait vue.

Nous sommes aux environs de 1908. Carlagne a donc autour de vingt-trois ans. Même en ces années-là, la jeune vingtaine, c’est la fleur de l’âge. Yophie en avait trente de plus. Un homme fait. A l’époque, plusieurs de ses contemporains se préparaient déjà à vieillir, tranquillement. Pas Yophie. Celui qui se destinait à vivre cent ans n’était pas pressé, et à cinquante passé, édifiait sa vie, une brique à la fois. Il avait donc tout son temps pour attirer Carlagne dans ses filets. C’est plutôt elle qui... On se perd en conjectures sur la passion si subite de Carlagne. L’avait-il charmée par son attitude aussi inattendue ? ou carrément ensorcelée ? On connaissait les relations qu’entretenaient les deux plus célèbres démons du pays : Yophie et le sorcier de Sainte-Marie. On a parlé de potion magique, de philtre, de sortilèges. Des témoins ont rapporté les avoir vus s’échanger par les buttes des amulettes, gris-gris ou autres niaiseries pareilles. Je n’en crois pas un mot. Les pouvoirs du sorcier et du démon reposaient sur plus solide que ça. »

... Sur quoi alors ? Mère Domrémy, qui refuse de prêter foi au pouvoir de la sorcellerie, flirte pourtant avec certaines forces occultes qu’elle ne parvient pas à décrypter. Elle me devine.

« Il restera toujours du mystère dans la vie de certaines gens, qu’elle enchaîne aussitôt, dans la vie de chacun, quant à ça. Mais un Yophie avait une densité d’âme... Tiens, tiens ! où donc est-ce que je vais chercher ça ! Le mot n’est peut-être pas approprié pour parler d’un démon. Et pourtant, la suite va démontrer que cet être... mais n’anticipons point. La suite immédiate, c’est que Carlagne se débattait dans les bras du pauvre petit Léon qui s’efforçait de calmer sa fièvre galopante.

On a dû attribuer la maladie de Carlagne à un refroidissement à la suite de sa chute dans les rapides. Mais personne n’a pu expliquer comment cette maîtresse cavalière avait perdu le contrôle de sa jument, une bête qui faisait si bien corps avec elle, qu’on aurait parlé de centaure si Rogersville avait été un peu plus familier avec la mythologie. Mais encore plus inexplicable fut la disparition de la bête.

— Et les planches brisées du pont couvert, ça n’était pas un indice ?

— Hormis le petit Léon, personne n’a vu le trou dans le mur du pont que Yophie a planchéié le même jour.

—    Et le petit Léon s’est tu ?

— Là-dessus, j’ai mon idée : n’oublions pas que cet homme était déjà ce qu’il restera toute sa vie : amoureux fou de Carlagne. Tout en essayant de la sauver, il ne fera jamais autre chose que ses quatre volontés. Et la volonté de Carlagne, à partir de ce jour-là, appartenait à Yophie.

—    Le coup de foudre !

— Si jamais ce mot a eu du sens... la foudre, le feu, le soufre... »

Tante Marie ne put projeter un éclairage nouveau sur ce pan de vie de Carlagne, car cette vie-là se déroula entièrement dans son âme. Les seuls signes extérieurs de son trouble, disons le mot, de son mal profond, furent ses longues promenades à pied autour de la forge de Joseph à Benjamin.

« C’est la flamme qui l’attirait ?

— La suite nous révélera qu’elle cherchait à se rapprocher de Marijoli.

—    Ah bon.

— Marijoli qui épouse son forgeron pour se rapprocher de Carlagne servira à son tour d’appât pour rapprocher Carlagne de son démon. La maison des Thibodeau, tu te souviens ? était voisine de celle de Yophie.

—    Hm, hm.

— Et m’est avis que la Marijoli n’était point dupe. Mais comment résister à Carlagne ? et une Carlagne déchaînée ? ... Non, apparence qu’elle ne laissait rien paraître de sa folie. On dit même qu’elle a dû faire un terrible effort sur elle-même pour ne pas livrer le secret qui lui rongeait jusqu’à la moelle des os. Et tous attribuaient sa mélancolie ou ses fréquentes absences à sa récente maladie. On voulait voir aussi dans sa tristesse la perte de son cheval. Le vieux Marteau lui-même, son grand-père, aurait payé des pêcheurs à la ligne familiers de la rivière aux rapides pour fouiller les rives jusqu’à l’embouchure. À ce qu’on raconte. Mais personne n’avait espoir de retrouver la jument vivante. La seule qu’on cherchait à ramener à la vie était cette ombre de femme qui errait des jours durant en haut des champs.

« Puis un jour, le forgeron et sa femme la conduisirent chez les Thibodeau. C’était déjà presque l’hiver. Une première neige obligeait à troquer le boghey contre la carriole. Ce qui n’était pas pour déplaire à Marijoli qui se tassait contre Carlagne sous la peau de buffalo. Joseph, qui depuis les noces de Noémi n’avait jamais nourri de sentiments compatissants pour Carlagne, en eut pourtant pitié et chercha à la distraire et l’égayer. Le voyage finit par ressembler à peu près à une randonnée dans la première neige de décembre. Le forgeron claquait son fouet sur la croupe du cheval qui galopait de plaisir ; Marijoli s’extasiait devant chaque sapin qui courbait ses branches sous le poids du givre ; Carlagne, à travers ses lèvres à peine entrouvertes, laissait filtrer un souffle où des soupirs s’entortillaient à ses pensées.

Chaque retour de Marijoli à Saint-Norbert était l’occasion d’une fête ; et malgré la présence du légitime, les anciens soupirants revenaient s’essuyer les pieds sur le perron des Thibodeau. Or voilà que ce jour-là, on servait à ces jeunes galants plus qu’ils n’en avaient demandé.

—    Marijoli et Carlagne.

— Une Carlagne qui, en dépit de sa désolation, peut-être à cause d’elle, rayonnait d’une splendeur peu commune en haut des terres. La langueur amoureuse a quelque chose de touchant et... de contagieux. On dit qu’avant la fin de la veillée, le cercle formé autour de Marijoli s’était scindé, et achevait de dessiner un huit autour d’une Carlagne qui avait l’air de s’arracher chaque sourire comme un dernier soupir. »

Mère Domrémy s’arrête brusquement.

« Remarque que je tiens tout ça de ma tante qui le tenait des on-dit populaires. Je me borne à te livrer les faits et laisserai les commentaires aux spécialistes en la matière.

— De la matière humaine, ma mère, et là-dessus, je ne connais pas de plus grand spécialiste que vous.

—    Hé-hé... »

Elle profite de cet interlude pour se lever. La profonde détresse de son héroïne a épuisé les forces créatrices de la conteuse. Et malgré Radi...

... Laisse-la pas partir, laisse-la pas partir !...

...je la laisse partir.

Par courtoisie, je prétexte un rendez-vous, une affaire urgente, et lui fais promettre de m’accueillir le lendemain au même endroit, à la même heure.

« Tu n’as pas oublié les conseils du renard au Petit Prince, qu’elle fait : pour se laisser apprivoiser, soyons fidèles à l’heure et à l’endroit.

— Et quand le morceau qu’on tente d’apprivoiser s’appelle Carlagne... »

Elle rit. Puis reprend :

«Je rejoindrai peut-être ce soir le cercle de bridge, même si je ne joue pas. Mais quand c’est au tour de sœur Diogène de faire le mort, j’en profite pour l’arracher à ses as et ses valets et la ramener à Saint-Norbert. »

Radi m’a fait une scène. Elle avait en partie raison. J’ai laissé partir la conteuse au moment où tout se jouait. Abandonner Carlagne dans un état pareil risquait de tout compromettre. Si elle allait dépérir, quitter la maison des Thibodeau sans revoir Yophie, si sa vie bifurquait... Voyons, Radi, ce n’est pas moi qui invente, ni toi, ni même mère Domrémy ; c’est la vie qui a inventé cette histoire pour nous il y a presque un siècle. Mère Domrémy est un témoin, pas une créatrice, pas une romancière... Oh ! ça, faut pas en jurer. Quelle part attribuer à la mémoire insondable de cette femme, et quelle part à son génie ? L’artiste est celui qui se souvient de tout ce qui aurait pu être.

...Ça veut-i ’ dire que Carlagne et Yophie avont jamais existé ?

Ça ne veut pas dire ça du tout. Et puis apprend à parler : on dit « ont » et non pas « avont ».

... Carlagne a point existé ?

Si fait. Et Yophie aussi.

... Quoi c 'est qui te trouble ?

J’ai peur pour les personnages. Réels ou fictifs, morts ou vivants, tout ce qui de quelque manière reçut un jour l’existence restera à jamais inscrit dans le firmament des étoiles. Carlagne et Yophie existent puisque mère Domrémy se souvient d’eux ; puisqu’en les racontant, elle les fait revivre. Tu as compris ce qu’elle a dit du petit Léon, l’artiste qui va chercher l’image du monde au fond d’un morceau de bois ?

... Elle a pas dit ça.

Tout comme. Et toi, petite rebelle, dis-toi ceci : l’histoire que nous raconte mère Domrémy est la seule vraie. La vérité toute nue n’existe pas. Si y en a une qui est bien placée pour le savoir...

... Bullshit !

Oh !... il est grand temps de rentrer. Et puis décembre est déjà à la porte. Nous avons du travail, Radi. Tu as compris que nous allions passer l’hiver ici. Son sourire espiègle me laisse bien entendre que ce n’est pas cette boulimique qui s’en plaindra. Jamais trop d’hiver, jamais trop de Fond de la Baie. Entre deux chapitres de la chronique du passé, elle batifole dans un présent étourdissant. Un présent qui n’est pourtant pas le sien. Radi a tendance à oublier, comme tous les étourdis de son espèce, qu’elle ne partage ma vie que par anticipation ; qu’elle n’existe, à l’instar de Carlagne et de Yophie, que dans mon souvenir. Elle qui a tant rêvé du phare au Fond de la Baie, c’est moi qui en hérite à l’âge où...

...La vie est une bossuse tout croche.

Elle m’entend, même quand je me contorsionne pour enfouir ma pensée au plus creux des reins. Mais j’oublie que c’est là, au bord de l’inconscient, qu’elle loge désormais. C’est moi qui l’ai réveillée, secouée, qui l’ai engagée à me guider dans la quête des origines de mes personnages. Et de fil en aiguille, nous voilà toutes deux embarquées dans une aventure qui nous dépasse, accrochées, entremêlées aux fils de chanvre d’une tapisserie qui ont tissé un certain siècle d’un certain pays, à l’instant où il allait basculer dans le prochain.

... C’est pourtant une belle histoire.

Eh oui, une belle histoire. Accroche-toi.

    VII

« Assieds-toi sans façon. J’ai réussi à délivrer sœur Diogène de ses partenaires de bridge, hier soir, aux hauts cris de sœur Philippine qui était sur le point de réussir le grand schelem. Et puis sœur Philippine voudrait bien savoir, soit dit en passant, ce que nous concoctons toutes les deux depuis le début de l’automne. Pour éviter un mensonge trop gros, j’ai prétendu que tu cherchais de l’information sur le Bouctouche des années vingt. De toute façon, la vérité niche tout près de là, nous finirons par y arriver.

En attendant nous avons laissé Carlagne chez les Thibodeau, tu te souviens. »

... Très bien.

« Une Carlagne absente au milieu d’une cour qui ne ménageait rien pour la distraire et la ramener à la vie. Personne toutefois ne semblait se douter encore de la cause et surtout de la profondeur de son trouble. Sauf, à mon avis, Marijoli. Peut-être le forgeron. Tout simplement parce que le forgeron aimait sa femme et que sa femme aimait Carlagne. Je suppose que l’amour affine tous les sens, y compris le flair. Et quand celui-ci flaire de trop près le rival, sous l’amour couve un sentiment bien proche de la jalousie. C’est malaisé d’expliquer autrement le comportement de Marijoli ce soir-là. Elle voyait bien que Carlagne n’était pas venue à Saint-Norbert pour s’introduire chez les Thibodeau ; ou que si tel était le cas, la maison aux trois lucarnes n’avait

d’attrait pour elle que par son voisinage avec l’autre, celle aux deux cheminées. Elle a dû en avoir la preuve...

—    Qui ?

— ... Marijoli, elle a dû en avoir la preuve, en montrant sa chambre de jeune fille à Carlagne, la chambre qui donnait sur la propriété de Yophie...

—    Elle  voulu tenter le diable, Marijoli ?

— Elle a sans doute voulu extirper le mal avec ses racines. N’oublions pas que les Thibodeau avaient toujours redouté la proximité d’un personnage aussi menaçant que Yophie. Et que les filles de la maison évitaient de le croiser dans les champs. Mais bien protégées dans leur forteresse, ces mêmes créatures se délectaient de la vue d’un être qui, somme toute, les fascinait. Marijoli, comme ses sœurs, avait joué avec le feu. Et c’est peut-être sa passion pour Carlagne, qui sait ? qui l’a sauvée. Mais alors, pourquoi exposer son idole au même vertige ? Ma tante Marie ne l’a jamais su, a toujours refusé de le savoir. Mais dans un moment d’inattention, elle a laissé échapper une phrase, une petite phrase de rien : La forlaque avait ses raisons de lui montrer le démon devant sa cheminée. Ça ne veut rien dire, ou ça veut tout dire. A ton avis ?...

—Je préférerais le vôtre.

— Et si les flammes qui dansaient sur le visage du diable dévoilaient mieux encore que ses gestes le fond de sa nature, Marijoli pouvait ainsi révéler à Carlagne la profondeur du gouffre où elle risquait de plonger. Cela suppose que Marijoli elle-même avait plus d’une fois contemplé la scène du bout de sa lorgnette. Je me suis même demandé... Mais ça n’a aucun sens.

—    Dites toujours... toutes les clefs ouvrent quelque

part.

—Je me demande si sa décision d’épouser le forgeron n’était pas liée de quelque façon à cette attirance pour le feu... Non, elle épouse Rogersville, non pas un forgeron... Et pourtant, sans vouloir jouer au psychanalyste, je me dis que si Marijoli s’est accrochée avec un tel désespoir à une femme, fût-elle de la dimension de Carlagne, c’est que son cœur avait déjà goûté à pire interdit. »

Elle me jette un œil de côté, comme pour s’excuser. La nonne tout à coup prenait le dessus sur la conteuse. Et j’ai compris qu’il fallait la laisser respirer. Je me suis informée de la santé de sœur Diogène, de... de rien d’autre, le seul nom de la sœur née à Saint-Norbert la relançait.

« Mais Marijoli a perdu son temps, Yophie ne s’est pas montré cette nuit-là.

Ni le jour suivant. Yophie avait disparu. On a même cru que c’était pour toujours. Et personne ne s’en est plaint. On se croyait enfin débarrassé. Pierre Marteau entreprit alors de récupérer sa petite-fille. On ne racontera jamais assez la patience et l’amour d’un homme pour une créature qu’il avait de ses propres mains modelée dans la glaise. Carlagne était son œuvre et son enfant adorée. Et sans lui, elle serait sans doute partie rejoindre sa jument, faute de retrouver les traces de l’homme qui l’avait ensorcelée. Elle avait aimé son grand-père de toute son âme ; hélas ! son âme n’habitait plus son corps, mais errait dans les régions sauvages des ponts couverts. »

... Et le démon ? Où est le démon ?...

« On n’a plus de nouvelles du démon ?

— Si fait. On commence à le voir apparaître ici et là, comme un revenant, tantôt à Sainte-Marie, tantôt à Cocagne, même à Bouctouche, jamais à Rogersville. Ruinant ainsi tous les efforts de Pierre Marteau. Chaque fois que le petit Syrien ou un vendeur de moulins à coudre rapportaient l’avoir aperçu entre les buttes ou le long des rivières, Carlagne sombrait de plus en plus profondément dans son mal. Rendue au printemps, elle était mûre pour l’asile ou pour l’enfer.

Et l’enfer ouvrit toutes grandes ses portes. »

... Ah !...

Tout doux, Radi, c’est pas l’enfer pour vrai. Mère Domrémy raconte comme un poète.

«J’ai vainement tenté de tirer les vers du nez de ma tante Marie sur les sentiments de Yophie. Rien de commun entre la tante et la nièce. Rarement elle commentait les événements, se contentant de les raconter. La glose, elle ne connaissait point ça. Mais la suite nous révélera quand même que ce démon n’était pas le diable incarné, qu’un homme se cachait sous sa peau âpre et durcie et que le cœur de cet homme avait dû saigner sous la même pointe de flèche qui avait atteint Carlagne un certain jour. Ça, c’est moi qui le dis ; je peux me tromper, mais...

— Vous ne vous êtes pas fourvoyée souvent dans les multiples sentiers de votre récit, mère Domrémy. Et tout laisse croire que vous êtes encore sur la voie la plus sûre. Je suis déjà convaincue qu’un homme si habile et ingénieux n’eût pas gaspillé son génie pour une femme qu’il pouvait prendre sans se donner toute cette peine. Celle-là, il voulait la cueillir comme un fruit prêt à éclater. C’est ça ? »

Elle bicla, replongea les yeux dans sa fenêtre, se tut. J’en avais trop risqué. Et puis je brûlais les étapes. Calmons-nous, Radi.

« Sœur Diogène prétend... »

Je n’ai jamais su ce que prétendait sœur Diogène qui à ce moment précis fit son entrée dans le parloir. En personne. Elle avait promis à mère Domrémy de venir me saluer l’un de ces jours, qui tombait pour elle ce jour-là. S’arracher à l’infirmerie, s’habiller, descendre trois étages, un tel effort promettait, et j’étais dans la plus fébrile expectative. Attendons qu’elle satisfasse aux civilités d’usage, aux mots de soyez-la-bienvenue et de faites-comme-chez-vous et de la-santé-est-bonne ?... Attendons qu’elle daigne d’elle-même se souvenir et consentir à m’en faire partager les résultats. Attendons qu’elle veuille bien... Attendons. En vain. Et soudain j’ai cru la voir toute nue sortir la tête de son tonneau, tel son cynique patron grec Diogène. Elle se moquait joyeusement de moi. Et j’ai compris que la cynique avait bel et bien, six ans plus tard, l’intendon de me punir. Toutes les tentatives de mère Domrémy tombèrent à plat. Nous avons échangé sur tout, sauf sur Yophie et Saint-Norbert. Et quand j’ai voulu prendre le diable par les cornes...

« Le diable lui-même ne sait pas, apparence, qui a mis les cornes au front de... »

Elle hésite, comme pour me donner le temps de compléter.

« Du petit Léon ?

— ... de son ancêtre Lucifer, l’archange déchu, et premier esprit biscornu de l’histoire. »

Elle rit d’un bon rire satisfait, avec l’air d’avoir inventé sur le coup cette métaphore qui me renvoyait à mes terres en friche. Et j’ai compris que je n’attraperais pas cet oiseau dans mes filets. Pourtant, au moment de s’éloigner, elle me répéta comme au premier jour :

« Vous avez revu récemment la femme du docteur ?

—J’irai bientôt.

— Vous l’avez pas mal malmenée dans vos livres. Comme si la vie ne s’était pas chargée de le faire avant vous. Eh ben ! des livres, je suppose, ça n’a pas de comptes à rendre à personne.

—    Si, des comptes à rendre au lecteur. »

Sur ce, elle s’en fut, me laissant me dépatouiller toute seule, face à une mère Domrémy hésitant entre le fou rire et l’apoplexie.

Le soir, au phare, Radi s’avoua vaincue : elle n’avait rien compris à l’impromptu de la cynique, sinon qu’il était grand temps de rendre visite à la femme du docteur. Et elle se mit à me pigouiller :

... Quand c ’est qu ’on y va ? quand c 'est qu ’on y va sus le docteur ?

On ira dès que la tempête va se calmer. Pour l’instant, profitons de la beauté de la nature qui nous enveloppe. La première neige est la plus blanche, la plus pure de l’hiver. Et il n’y a qu’une première neige par an.

... Non.

Non ?

... Chaque fois qui neige, c ’est une neige toute neuve et toute blanche.

Elle a raison. Quelque part, j’ai perdu mes yeux d’enfant. Entre Radi et sœur Diogène, quelle distance parcourt l’esprit ! Pourtant, entre les deux se faufile une mère Domrémy : fusion de la science et de l’inconscience ; vision si globale du monde que le passé force les portes de l’avenir. Le présent n’a plus qu’à se tenir en équilibre entre le roc de la mémoire et le limon de l’imaginaire...

... un imaginaire qui m’entraîne dans des rêves si farfelus, si fantasmagoriques, que je me réveille le lendemain avec la fièvre. Je ne sortirai pas. Non, Radi. Je sais que ce n’est pas grave, que j’ai pris froid la veille en m’obstinant à voir la tempête de trop près, que dans deux jours, tout rentrera dans l’ordre et que je pourrai reprendre le chemin du couvent. J’appelle mère Domrémy, la rassure, remet notre rendez-vous à la semaine des trois jeudis...

« T’en fais pas, qu’elle fait, j’avais besoin aussi de fouiller ma mémoire. Soigne-toi surtout. »

Me soigner, moi? Alors que j’apprends par ma sœur Anne que Geneviève ne va pas bien ! On la rapatrie à la maison mère de son ordre, le couvent même où loge mère Domrémy. J’accours. Radi accourt. Geneviève est atteinte du même mal que maman, que Sophie... Geneviève va mourir, Radi. Il n’y a donc pas de fin à la fin du monde ? A une vitesse affolante, la vie s’effrite autour de moi ; hâtons-nous d’en fixer les plus larges pans possibles.

J’arrive tout essoufflée au couvent, je demande à voir sœur Geneviève. C’est elle-même qui me reçoit. On va l’opérer dans trois jours. Faut pas s’en faire. Tant d’autres sont passés par là. Et plus de la moitié s’en sont sortis. Elle ne s’interroge même pas sur le sort de l’autre moitié. Je la scrute sans comprendre. Je l’écoute parler de tout et de rien... de rien de neuf sous le soleil... le soleil qui se lève de plus en plus tard chaque matin, l’hiver s’en vient... mais à l’hiver succédera le printemps... un printemps qui ne viendra pas pour elle... elle le sait sans se l’avouer et sans avoir l’air d’y accorder la moindre importance... et je continue à la regarder droit dans le front sans comprendre.

Je me fonds à Radi, ne fais plus qu’une avec cette enfant-mémoire qui me force à percevoir le monde par ses sens : Geneviève a douze ans, joue des chants de Noël au piano, lit Patira de Raoul de Navery, et durant des heures gratte les lampions à la sacristie et remplit d’huile la lampe du sanctuaire. Elle rejoint les autres aussi dans les jeux de Hoist-the-sail et de bouchette-à-cachette. Une petite fille qui n’a jamais égaré ses mouchoirs, brisé ses poupées, arraché une seule plainte de la gorge de ses père et mère. Une enfant qui traversera soixante-dix-sept années du siècle sans lui reprocher ses imperfections et ses injustices et qui, rendue au terme d’une destinée, parle de replanter une haie dans le coin nord du jardin pour ombrager les après-midi de juin de ses sœurs de passé quatre-vingts.

Je suis si loin tout à coup de Carlagne et Yophie, du triangle Rogersville-Saint-Norbert-Bouctouche, si loin de ma propre vie. Je flotte au-dessus du siècle que j’ai habité, le contemple du haut des étoiles, cherche à reconnaître au cœur des galaxies celle qui fera signe à Geneviève bientôt, très bientôt. Et je me demande si mes griffonnages ont encore du sens et leur raison d’être.

« Il paraît que mère Domrémy est en train de te raconter l’histoire de Bouctouche, qu’elle fait en s’infiltrant dans mes pensées. J’espère que tu la lâcheras pas avant la fin.

— La fin ? Mais Bouctouche doit-il connaître bientôt sa fin ? »

Elle éclate de son rire d’argent. Puis :

«Jamais, aussi longtemps que toi tu t’acharneras à le réinventer. »

Il fut convenu qu’elle assisterait le lendemain à la prochaine rencontre. A mesure que l’échéance approchait, cette ingénue ne voulait rien perdre du jus de la vie. Et elle s’installa entre la conteuse et moi. Entre mère Domrémy et Radi, que je devrais dire. Car Radi seule retrouvait Geneviève sous cette peau trop blanche, transparente. Mais déjà la chroniqueuse du haut du comté nous entraînait vers le monstre à la peau sombre et opaque.

«Yophie avait patienté tout l’hiver. Il n’apparut qu’à la fonte des neiges. Plusieurs se sont même demandé si l’ours n’avait pas hiverné dans quelque trou. Faut croire que non, parce qu’il sortit au printemps avec toute sa graisse sur les os.

Ici, je dois donner les différentes versions qui courent aussi bien à Rogersville qu’à Saint-Norbert. A-t-il réellement, comme le prétendent les on-dit du voisinage des Marteau, demandé en bonne et due forme la main de Carlagne ? Car faut pas oublier que l’homme était veuf. Légalement veuf. Demande refusée rondement par la mère, le grand-père et, à l’étonnement de tous, par la principale intéressée. Rien de ça ne fut corroboré par les premiers témoins, toutefois, surtout pas par la tante Marie qui a toujours cru que ni Carlagne ni Yophie ne se seraient embarrassés du fardeau des légalités. On a même fait courir que Pierre Marteau, devant l’imminence du danger, aurait offert son toit à Yophie afin de mieux avoir l’œil sur sa protégée. Ici la tante Marie a carrément ri. Fallait pas connaître ni la petite ni la grosse dent du démon pour aller s’imaginer pareil manquement à sa propre règle. Yophie prenait, ne s’offrait point. Non, Carlagne n’ajamais épousé Yophie. Elle est entrée chez lui, tout bonnement. Ou plutôt, elle a bâsi de chez elle un bon matin, sans s’accabler de préparatifs, bagages ou autres explications. Sa personne a tout simplement disparu d’un domicile un certain jour pour réapparaître simultanément dans un autre, dix milles plus au sud. »

Elle s’arrête pour s’accorder un léger ricanement :

« Certaines gens ont le pouvoir, faut croire, de voyager à la vitesse de la lumière. »

Lumière trop crue pour la myopie de ma sœur Geneviève qui en calouette. Mère Domrémy a vu son désarroi et récapitule. Non, Yophie n’était pas sorti directement des enfers, non, Carlagne n’avait point le don d’ubiquité, nous flottons en pleine légende qui, non satisfaite d’une réalité qui dépasse pourtant largement la fiction, renchérit, ajoute du meilleur sur du bon. La vérité, c’est que Carlagne a quitté Rogersville et qu’on s’est mis à la voir circuler dans Saint-Norbert.

« Seule ?

— Souvent en cavale avec son cavalier. L’image est restée imprimée dans le paysage de la région la plus sauvage du comté. On sortait sur son perron, selon ma tante Marie, pour admirer le découpage d’une vision si parfaite contre l’horizon, un couple à cheval galopant avec une telle aisance et une telle grâce... grâce, si fait, le démon dégageait quelque chose de complètement inédit pour un être de son espèce. L’homme dans sa rudesse était beau, on l’a assez dit, séduisant, charmeur, mais jamais on n’avait songé à concéder de la grâce à un démon. C’est contre sa nature. »

J’aperçois le sourire timide de Geneviève. Elle dit presque en s’excusant :

« Mais vous avez dit, mère Domrémy, que Yophie n’était pas sorti de l’enfer ; c’était donc pas un vrai démon. Il pouvait se racheter. »

Geneviève tenait à sauver Yophie. Je l’ai vue se prendre de compassion pour un être d’une telle misère qu’il se donne des airs de diable incarné. Dans sa simplicité de femme-enfant, elle avait reconnu sous la peau d’un monstre une âme en peine. Mère Domrémy acquiesce que la détresse de Yophie avait dû en effet atteindre à une profondeur insoupçonnée pour le pousser à se travestir en esprit du mal.

« En parlant de travestir, ma mère, Carlagne continuait-elle à s’habiller en homme en compagnie de Yophie ?

— Bonne question, que je n’ai pas manqué de poser à tante Marie qui n’a pas su répondre. Si je devais spéculer là-dessus... hé-hé...

—    Allez, allez !

— D’une part, à l’ombre de Yophie, Carlagne devait déployer tous les charmes de sa féminité, mais... je me demande si l’un de ses attraits ne tenait pas précisément à son ambivalence. Mais là tu m’entraînes sur un terrain qui n’est pas de ma compétence. »

Et elle s’emmura dans un silence que je devais respecter. Radi avait beau me tirailler de tous les côtés, non,

je n’empiéterais pas sur ce terrain réservé. Et encore un coup, c’est Geneviève qui nous remit sur les rails.

« Mon père m’a parlé de Carlagne, vous savez.

—    Ah bon ?

— Hm, hm. Quand on habitait encore la maison brûlée... Elle s’esclaffe : Drôle d’expression ! habiter une maison brûlée !

—Je suppose que vous l’habitiez avant qu’elle brûle.

— Hi, hi ! Ce qui n’empêche que dans la famille, on a toujours parlé du temps de la maison brûlée. Toi, Radi, tu peux pas t’en souvenir, c’était plusieurs années avant ta naissance. »

Radi bougonne. Elle se souvient. Elle qui se souvient quasiment de l’Arche de Noé, la maison brûlée... peuh ! Geneviève continue :

« Papa m’a raconté qu’elle logeait juste à côté de nous et que la nuit de l’incendie... d’ailleurs, je me souviens de... »

Mère Domrémy voit sa grande finale partir en fumée et se hâte de tuer dans l’œuf les bribes de souvenirs d’une Geneviève qui furète dans sa mémoire avec acharnement.

« Vous devez sûrement vous souvenir de quelque chose, sœur Geneviève. Vous êtes de quelle année ? Quel rang occupez-vous dans la famille ? Au juste, êtes-vous... »

Et elle bombarda si bien ma sœur de questions insignifiantes que j’ai saisi du coup toute l’importance de l’incendie qui avant ma naissance avait réduit en cendres la maison de ma famille. Radi comme moi a dû noter. Parce que je la sentis se trémousser d’impatience.

... La maison brûlée, la maison brûlée, fais parler Geneviève.

C’est mère Domrémy qui raconte, Radi.

...Je veux savoir !

Pas encore. Une histoire, ç’a un commencement et une fin ; on ne doit pas brûler les étapes.

... On a ben brûlé la maison ! C’est pas une étape ça ?

Ah ! tais-toi !

Je me débattais avec Radi, mère Domrémy avec sa conscience, quand un bruit insolite nous a arrachées toutes deux à la fresque du début du siècle et rendues à une réalité qui râlait juste à côté et se débattait pour reprendre son souffle : Geneviève était en train de perdre connaissance. Avant même que nous ayons appelé au secours, trois sœurs accouraient déjà comme si les murs du couvent avaient transmis notre panique par d’imperceptibles vibrations.

... Ça n’était rien, ça n’était rien, fallait pas nous affoler... une simple faiblesse... il faisait trop chaud dans ce parloir, on y étouffe. La pauvre Geneviève était malheureuse comme les pierres d’avoir interrompu une si belle histoire. Une histoire à laquelle elle avait été mêlée, enfant, je l’apprenais ce jour-là. Une histoire dont elle ne connaîtrait sans doute jamais la fin, la sienne étant trop proche.

Je rentrai d’urgence à Bouctouche pour fournir aux membres de la famille qui restent les détails sur l’état véritable de celle qui cherche à nous le cacher.

... Cacher quoi, Geneviève ? que nous sommes mortels ? que nous ne pourrons point partir tous ensemble, et qu’il faudra bien par conséquent que certains d’entre nous portions le deuil de tous les autres ? que la vie, comme dit Radi, est une sonofabitch ? Mais Geneviève sait répondre à Radi là-dessus, je l’entends. Avant même d’être passée de l’autre côté de l’ultime horizon, Geneviève m’interpelle de là-bas, fait l’effort de lever le coin d’un voile pour apaiser mon angoisse de l’inconnu.

Cette nuit-là, je sentis tourner mon phare sur ses pilotis, comme si ma propre sphère se cherchait un pivot. Retrouver le nord perdu. Carlagne entra toute vivante dans mon rêve, à califourchon sur un cheval débridé, fouillant les champs, les mocauques, les sous-bois, sautant les rivières au-dessus des ponts couverts, affrontant tous les vents entremêlés qui n’en faisaient plus qu’un. Que poursuivait cette femme avec une énergie accumulée durant mille ans, et qui m’envoyait pour la première fois l’image confondue de milliers d’ancêtres assoiffés de connaissances et de bonheur ?

    VIII

Dès le lendemain je me rendais au couvent, mais cette fois directement à l’infirmerie.

« Ça va, ça va, je suis toute ravigotée. »

Et pour me faire oublier sa défaillance de la veille et son combat à venir, Geneviève m’attaque sur ma gauche et sur ma droite : d’où venait Yophie, le démon ? qui est Carlagne ? quel rapport avec Marijoli ? et son forgeron, elle l’aimait ?... Me voilà forcée à jouer son jeu de faire semblant. Pour nous cacher à toutes deux la vérité sur sa vie qui s’en va, nous en inventons de la toute neuve. Et comme si elle me devinait :

« Veux-tu dire que c’est pas une histoire vraie ?

— Toutes les histoires sont vraies... ou finiront par le devenir. »

Elle joint son gloussement au mien. Je reconnais aussitôt l’accent du rire familial, celui qui fusait des quatre bouts de la table chaque fois qu’Horace réinventait le monde, puis venait s’échouer dans nos assiettes ; montait du tapis et s’entortillait entre les barreaux de chaises, au moindre hoquet de Sophie, durant le chapelet ; glissait d’un pupitre à l’autre, à l’heure des leçons, sautant entre les cahiers et les livres au beau milieu des racines carrées, du théorème IV ou des amours impossibles d’Antoine et Cléopâtre...

... Antoine et Cléopâtre... Cléopâtre, reine d’Egypte... Nous croyions ces époques révolues, nous les aimions précisément pour ça, sans soupçonner que l’éternel

rebondissement de l’histoire nous rendrait Cléopâtre, Marc-Antoine, Héloïse, Abélard... jusque sur nos devants-de-porte. Les amours de Carlagne et de Yophie, que contemplait un peuple impuissant et ravi, s’inscrivaient dans la plus fidèle tradition des interdits de l’histoire. Mais au début du siècle, entre Rogersville et Saint-Norbert, sous l’œil des chrétiens qui vont en carriole à la grand’messe du dimanche, la silhouette du couple qui glissait sur l’horizon comme si sa monture allait ouvrir le rideau qui couvre le mystère et disparaître tout vivant dans un Au-delà que personne n’osait nommer... cette vision faisait trembler le comté de Kent du nord au sud-suroît.

Et l’on finit par s’émouvoir. Carlagne avait une mère, une sœur, avait eu un père, chenapan mais père tout de même, un aïeul Pierre Marteau qui imposait le respect. Yophie, pour sa part, quelles que soient ses origines réelles, était bel et bien né de parents connus, portait un nom du pays, s’était incarné dans des temps et lieu qui lui avaient donné droit aux premiers sacrements.

« Elle t’en a conté des affaires, mère Domrémy. »

Mère Domrémy ? Je dégringole de ma tribune trois marches à la fois. J’étais en train de poursuivre l’histoire sans elle. Comme si la vérité n’était pas déjà assez fantasque ! Et je promets à Geneviève de venir la divertir sur son lit d’hôpital avec la suite des aventures de Carlagne et de Yophie.

« Ça m’a pourtant pas l’air si divertissant que ça, qu’elle ricasse. Mais ça fait rien. J’aime les histoires qui tournent mal. Tu te souviens de Patira ? »

Je ne savais pas encore comment devait finir celle-ci. Et l’avertissement de Geneviève m’a fait craindre pour Carlagne. Il me fallait tout de suite rejoindre mère Domrémy. J’ai voulu me lever, mais Radi me retenait, m’empêchait de bouger ; elle ne pouvait se détacher de Geneviève. En route vers l’empremier, nous butions sur un passé plus proche de nous, l’enfance de cette sœur née au début des années vingt, donc au cœur de la tapisserie qui se tissait lentement de son vivant. Elle avait été témoin d’une partie du drame qui s’était déroulée presque sous ses yeux. Prudence, Marijoli et le forgeron, la femme du docteur...

... Parle à Geneviève de la femme du docteur...

Geneviève ne sait rien, Radi. Elle a l’âme trop pure.

... Quoi c’est que tu veux dire ?

Je veux dire que tout le monde n’a pas vu, même avec les yeux collés dessus, l’en-dessous d’une vie qui se jouait à l’ombre de l’autre.

... Quelle autre ?

La vie quotidienne qui fait son lavage le lundi ; son repassage le mardi ; le mercredi, ses visites aux malades et aux pauvres du bas de la traque ; le jeudi sa couture, son rapiéçage et crochetage de tapis ; son magasinage et ses ménages le vendredi ; le samedi ses pâtisseries pour le dimanche qui entraînera tout le monde à la messe et aux vêpres. La vie de la mer et des champs, des fêtes et des saisons, de l’église, de l’école...

...la vie plate...

... la vie de tous lesjours. Mais dans les plis de celle-là, l’autre où peu de regards se sont posés, parce qu’elle risquait de leur brûler les prunelles.

« Ta sœur Geneviève s’en est tirée tant bien que mal, la pauvre, pour l’instant. Elle est bien brave et courageuse.

—    Dire qu’on la croyait la plus faible de la famille.

— À l’exemple des vrais vaillants, cette enfant n’a jamais gaspillé ses forces dans des escarmouches de parade, mais les réserve pour le vrai combat. »

Je prends note.

Et nous voilà reparties vers Saint-Norbert.

« Saint-Norbert, ou si tu préfères, Rogersville. »

Je ne préfère rien, je vous suis, ma mère.

« Parce que durant la première année depuis la fugue de Carlagne, Rogersville ne dormait pas tranquille. Noémi, bien mariée, et déjà partie pour la famille... tu reconnais l’expression du pays... »

... Et comment !

«... cherchait par tous les moyens à faire croire que sa fantasque de sœur avait pris le train pour Montréal ou Toronto et réapparaîtrait au printemps. On jetait un œil amusé à Noémi et on continuait à lorgner l’horizon qui contournait Saint-Norbert. La mère de Carlagne, femme forte s’il en fut, avait pourtant perdu tout espoir de ramener au logis une fille sortie d’une race plus vaste que la sienne. Quand on objectait à la fille de Pierre Marteau que Carlagne tenait tout d’elle parce que du côté de son homme, un paresseux insignifiant... cette femme se renfrognait sur un secret qu’elle n’avaitjamais dû confier à personne. Ce qui laisse à penser que Carlagne pouvait être la fille de... »

Ma chroniqueuse se pince les lèvres et d’un geste de la main cherche à effacer le souffle qui s’est échappé malgré elle de sa bouche.

« Non, làje vais trop loin, chaque fois que j’ai tenté de prendre ce chemin de traverse, ma tante Marie a refusé de me suivre. Des bruits ont effectivement circulé de temps à autre, mais sans se rendre jusqu’à donner des noms. »

Elle s’arrête, comme pour m’accorder le temps de consulter Radi. Je songe à l’arrière-grand-mère qui n’a pas répondu au salut du juif errant, un siècle ou deux passés, mais qui, à son insu, en a transmis le souvenir de ventre à ventre à sa descendance. La mère de Carlagne a-t-elle vengé son aïeule et donné à sa fille aînée un lignage paternel qui la rattacherait encore plus directement que je n’avais pensé aux temps bibliques ou mythologiques ? L’idée me parut si séduisante que je l’adoptai sans égards pour ma conteuse qui continuait à refuser, avec tout un peuple, à donner des noms. Mais même quand vous le voudriez, ma mère, vous ne sauriez mettre un nom sur la tête d’un juif errant. Elle devina ma pensée et passa outre.

« Il restait Marijoli qui remuait ciel et terre, sautait d’un horizon à l’autre, arrachait son homme à sa forge...

—    Et la position du forgeron ?

—J’y arrive. De tout Rogersville, on comprend que Joseph à Benjamin ait été le plus intéressé à éloigner Carlagne du voisinage de sa maison. Mais c’était un homme bon et un chrétien sincère et qui dormait mal la nuit à l’idée qu’une femme qu’il avait connue enfant fût de son vivant la proie des flammes de l’enfer.

—    On parlait en ces termes ?

— On a toujours utilisé les symboles au pays. Seulement, cette fois, on ne se rendait pas compte à quel point les symboles révélaient le revers d’une réalité que la réalité toute crue n’aurait pas su traduire. Et là je me permets, si tu veux me suivre, de voyager d’un village à l’autre pour aller lever le coin du rideau de l’une des fenêtres de la maison aux deux cheminées, la fenêtre que Marijoli apercevait de sa chambre et qu’elle avait vainement tenté de montrer à son amie. Ce que Marijoli n’a pas réussi, ma tante Marie a pu le faire, de l’intérieur, et bien des années plus tard. Trop tard pour Carlagne. Et c’est dans le giron, figure-toi, d’une pauvre nonne dans son couvent que le secret vint échouer.

Tu te doutes bien que le démon n’en était pas à ses premières expériences, qu’il avait connu des femmes avant Carlagne, qu’il en avait même fait disparaître deux mystérieusement, comme on sait, et que celle-ci, il comptait bien la dompter à sa manière, une manière qui faisait appel à toutes les forces de la nature et du surnaturel.

On n’a pas l’habitude d’appeler surnaturelles ces puissances d’en bas ; mais toi et moi savons de quoi on parle. Entendons-nous bien : je n’irai sûrement pas jusqu’à dire que Yophie visitait l’enfer ou était un suppôt de Satan. » Elle rit puis ajoute :

« Il n’avait même pas besoin de ce soutien-là. Il dégageait de sa seule personne assez de force, assez de magnétisme et d’énergie accumulée pendant des siècles d’errance tout le long de l’évolution, qu’il pouvait jeter un souverain mépris sur le commun des mortels qui sortaient tout bêtement du gorille ou du singe. Hé-hé ! » Elle prend le temps d’étudier ma réaction, excellente, avant de poursuivre sur la voie la plus hasardeuse qu’un chroniqueur n’eût risquée :

« Entre toi et moi, crois-tu que Carlagne se serait laissé ensorceler par un véritable démon ? Elle était bien au-delà de ça. Carlagne aspirait à l’inaccessible, disons le mot, à une sorte d’infini. Rien dans son entourage n’avait pu effleurer la peau de son âme, creuser la moindre brèche dans cette muraille qui gardait ce tourbillon de lave en fusion. Or voilà que sous la carapace d’acier de cet homme qui avait planté ses yeux dans les siens, elle avait reconnu la couleur des flammes qui l’embrasaient depuis sa naissance, senti la chaleur d’un feu qui seul pouvait la purifier de tant de passions contradictoires, consumer au fond de ses tripes les rêves de milliers de générations inassouvies. »

Mère Domrémy se tut. Elle venait de frapper le roc et savait qu’il était inutile de chercher à creuser davantage. Pas aujourd’hui. Et elle retourna à Rogersville.

« Comment veux-tu que Rogersville ait pu sonder le cœur d’une telle femme en 1908 ? On avait beau se démener, analyser la situation à l’envers comme à l’endroit, édifier cinquante-six plans de capture, d’évasion, chercher l’appui du petit Léon...

—Justement, le petit Léon... que devenait-il dans tout ça, le pauvre ?

— Rien. Il ne bougeait pas. Ce qui enrageait Marijoli. Et Noémi. Et tous les autres. Personne ne comprenait rien à cette inertie. Et pourtant, quasiment un siècle plus tard, ça me paraît clair à moi. Le petit Léon aimait suffisament Carlagne pour ne pas vouloir la briser. Il avait dû comprendre qu’on n’arracherait point de force cette femme à son destin sans lui déchirer l’âme. Et tout comme Yophie qui avait laissé mûrir le fruit avant de le cueillir, le petit Léon accorderait à Carlagne le temps qu’il fallait pour qu’elle apprivoise sa liberté. Même dans son pire égarement, Carlagne restait libre. Et l’artiste était décidé à ne point violer cette richesse qui couronnait toutes les autres dans cette nature déjà si fastueuse. Non, le petit Léon ne bougerait pas, pas encore.

—    Et Pierre Marteau ?

— Le seul qui fût totalement désintéressé, Pierre Marteau, son grand-père. C’était à lui de trouver le moyen de ramener Carlagne sur terre. Mais le vieux, comme on a vu, nageait dans des eaux inaccessibles au flot de ses contemporains. Il était d’une autre trempe. Il connaissait mieux que sa mère une enfant qu’il avait portée bien plus de neuf mois dans son cœur, dont il avait façonné l’esprit, le caractère, les plus secrètes fibres de l’âme. Lui seul savait, avec le petit Léon, que Carlagne livrait le plus important combat de sa vie, qu’elle pouvait le gagner ou le perdre, comme toutes les guerres, mais qu’aucune manigance ne réussirait à la soustraire à son destin. Carlagne devait choisir seule. Or pour l’instant, elle avait choisi l’amour.

Car il ne faut pas se tromper : le choix de Carlagne s’appelait bel et bien de l’amour et, selon ma tante Marie, un amour libre. La preuve, c’est que même Yophie ne la dominera que tant qu’elle y consentira. Elle

y consentira durant trois ans, comme nous allons voir. Et avec une passion que nulle force extérieure n’aurait pu ternir ou diminuer. C’est pourquoi les stratagèmes de Marijoli ou du forgeron échouaient les uns après les autres. On avait essayé, par exemple, de l’attirer à des fêtes foraines, à des corvées, à la naissance des jumeaux de sa sœur Noémi, à la maladie réelle ou fictive de sa mère... Sa mère. Lors de la deuxième année de ce que la rumeur publique appelait la captivité de Carlagne, sa mère tomba malade. Sérieusement.

Et voilà Pierre Marteau entré en lice. La mère de Carlagne était sa fille, qu’il avait toujours protégée contre un mari inepte et d’ailleurs disparu au lendemain de la naissance de Noémi, sa seconde fille - la seule qui ressemblait à son père, ce qui avait peut-être, sait-on jamais, éveillé ses soupçons quant aux origines de la première, mais ça c’est une autre histoire -, cette femme donc était la fille d’un Pierre Marteau qui se devait de la défendre autant que la fille de sa fille, sa progéniture du deuxième degré, Carlagne. »

Je reconnais dans la finale d’une phrase aussi longue qui s’accroche avec une telle acrobatie à sa principale une mère Domrémy qui retombait invariablement sur ses pattes.

« Cette fois, Pierre Marteau céda. La mère était malade, la mère pouvait mourir. Même Noémi ravala son orgueil et accepta d’intervenir. C’est le forgeron qui fut chargé de la conduire à Saint-Norbert dans une voiture tirée par deux chevaux assez grande pour ramener Carlagne et si nécessaire Yophie. Mais à la dernière minute, Marijoli ne put résister et monta à bord. Certains ont voulu attribuer à cette étourderie l’échec de l’expédition, prétendant qu’à la seule vue de sa rivale, Yophie... Ma tante Marie fut la première à éclater de rire en entendant parler d’une rivale de Yophie. Et certainement que son rire faisait écho au ricanement de quelqu’un qui ne se reconnaissait aucun rival, et encore moins chez une femme... Surtout depuis qu’il avait eu occasion de vérifier par lui-même... »

Elle s’arrête brusquement et j’ai dû compléter moi-même mentalement la phrase, en bouchant les deux oreilles de Radi. Petit à petit j’apprends comment le démon accueille avec une courtoisie à s’y tromper la délégation trop importante pour un rhume de cerveau d’une femme qu’il vénère et à qui il souhaite en passant un prompt rétablissement mais que si l’on tient absolument à ramener Carlagne en visite chez sa mère, on peut la trouver dans les parages des ponts couverts où elle mène régulièrement folâtrer sa jument. La délégation ne perd pas une seconde et, après moult remerciements à l’homme le plus gracieux du monde - on dit même que Noémi en serait restée toute songeuse - s’envole vers North, South et Coal Branch. Bien entendu, on a passé en vain les ponts couverts au peigne fin : aucune jument, aucune Carlagne. Apparence qu’elle avait même suivi la conversation du haut de l’attique de la vaste maison de Yophie, soit en riant de son astuce, comme le prétend la moitié de Rogersville, soit bâillonnée par lui, comme le veut l’autre moitié de Saint-Norbert. Quoi qu’il en soit, elle n’a pas bougé et en fut quitte pour des remords qui, selon la tante Marie, la tyranniseraient durant les longues nuits qui ont suivi la mort de sa mère.

« Elle assista aux funérailles ?

— Non. »

... Ohhh !... la chipie !

Attends, Radi.

« Mais cette fois, ce fut contre sa volonté. Yophie a répondu à Pierre Marteau, venu quérir sa protégée en personne, que Carlagne souffrait d’un mal mystérieux qui l’amarrait à Saint-Norbert. Et Pierre Marteau sut quel nom donner à ce mal-là. Après quelques échanges avec un démon qu’il ne pourrait combattre que sur son propre terrain, le vieil homme repartit avec la résolution ferme d’arracher coûte que coûte sa petite-fille aux griffes du diable. »

Coûte que coûte. Et ça lui en coûta la vie.

« Par « combattre sur son propre terrain », voulez-vous dire, mère Domrémy, s’adonner lui aussi à la sorcellerie ?

— Non. Mais le surnaturel englobe un terrain plus vaste que les enfers. Si jamais la terre des ancêtres fut foulée par un saint homme...

— Il a offert sa vie en échange de la libération de Carlagne, c’est ça ?

— Ça serait ça si les choses pouvaient s’expliquer aussi simplement... Pardon !... Je veux tout juste dire que personne ne peut prétendre établir des liens entre la mort de quelqu’un et le don qu’il a pu faire de sa vie. Notre vie ne nous appartient pas. »

Je songeai à Pélagie et...

« Pourtant, mère Domrémy, l’histoire nous apprend...

—Je ne dis pas que ces liens n’existent pas, je dis qu’on ne saurait les prouver. Et puis qui sait si Dieu prend plaisir à ce genre d’offrande, anyway ! »

Voilà une nonne moins orthodoxe que moi. Mais son anyway a sûrement pour but de se faire pardonner son hérésie.

« De toute façon, Pierre Marteau a réussi, voilà l’important. »

... Il a sauvé Carlagne ?

« Il a sauvé Carlagne ?

— Nous verrons comment. Nous verrons que pour extirper un amour aussi cramponné aux os de cette femme, il fallait lui opposer un amour aussi grand et encore plus profondément enraciné... »

Elle se gratte la tête.

« Tu m’as l’air un peu fatiguée. »

Moi ? Jamais. Mais elle sûrement. Je sens que ma conteuse s’épuise plus rapidement que de coutume depuis qu’elle voit dépérir des sœurs qui sont ses cadettes : Geneviève. D’autres. Ou bien est-elle lasse d’avoir curé plus que de coutume les bas-fonds de l’âme humaine ? La conteuse s’astreint à de tels plongeons pour ragorner au fond des eaux les quelques perles cachées entre les cailloux et les débris qu’elle a besoin de temps en temps de refaire surface. Je la vois prendre de profondes respirations. Mais Radi est sans pitié. Je reste là. J’attends qu’on me congédie.

« Ne t’en fais pas, qu’elle fait enfin, demain j’aurai réponse à ta plus pressante question... Je sais, je sais, tu ne la connais sans doute pas encore, mais tes sourcils parlent pour toi. Tu tournes autour de Yophie. »

Qui oserait se croire capable de cacher quelque chose à cette coquine !

IX

D’accord, Radi, d’accord. Nous retournerons au couvent. Patience.

Mais d’abord, allons répondre : ça cogne à la porte d’en arrière.

« Excusez-moi de vous déranger...

—    Mais vous ne dérangez pas, Flora.

—J’ai pensé que vous aimeriez peut-être beurrer vos toasts avec de la confiture aux fraises. De toute façon, c’est vos propres fraises que j’ai ragornées au mois de juin dans votre champ. »

Les petites fraises des champs en plus !

« Et bravo pour vos décorations de Noël, Flora. C’était vous donner bien du mal pour embellir notre voisinage.

— Un Noël vient rien qu’une fois par année et pis un an dans une vie... »

Je l’ai vue rougir. Flora serait du genre à s’excuser de mourir à contretemps. Elle fait le geste d’effacer une pensée importune et me tend un joli bocal de fraises sauvages. Les fraises sauvages recèlent un parfum que les cultivées ne rendront jamais. Comme le foin, le trèfle... la vie sauvage.

Il me vient soudain à la mémoire que Yophie est venu mourir à Bouctouche au beau mitan du siècle ; que Flora y est née bien avant...

«Je sais que ça ne se fait pas, Flora, mais j’aurais le goût de vous demander votre âge.

— Oh ! vous savez, à un certain âge, ça n’a pus la même importance. J’aurai bétôt soixante ans. »

Je fais un calcul rapide et :

« Vous vous souvenez peut-être de la mort d’un dénommé Théophile Maillet, au printemps 1954. Il serait mort en bas de la traque, qu’on raconte. »

Elle réfléchit, fronce les joues, le nez, les paupières, voudrait tant m’aider...

« Théophile Maillet ?... J’arrive pas...

—    On l’appelait aussi Yophie.

—    Ah ! Yophie ! »

Et tout son visage s’éclaire. Bien sûr qu’elle se souvient. C’est-à-dire qu’elle ne l’a point connu personnellement, mais en a bien entendu parler. Son beau-père Caissie racontait même des choses à son sujet.

« Des histoires à dormir débouté !

— Pas beaucoup d’histoires me font dormir debout, Flora. Vous devriez venir l’un de ces soirs me raconter les contes de votre beau-père Caissie.

— Dommage qu’il seyit mort, le pauvre vieux, il contait si joliment ! Moi je saurais tout juste vous en chanter le refrain. »

... Tiens, tiens ! je me contenterai du refrain de cette histoire-là.

Je mets Flora en réserve - à tort, comme nous verrons - et, pressée par Radi, me dirige vers le couvent.

Mère Domrémy m’apporte d’abord des nouvelles de Geneviève. Elle est sortie de l’hôpital et va mieux. Nous pourrons tout à l’heure monter à l’infirmerie.

« En attendant, je peux toujours te conduire en haut des terres de Saint-Norbert, si tu n’es pas encore lasse d’entendre parler d’un chenapan.

— Vous vous en lassez, vous, de notre beau diable ?

— C’est ça le pire, le diable est souvent beau. Beauté sombre, mystérieuse, mais que veux-tu ! plus séduisante que la beauté banale qu’on peut rencontrer à tous les coins de rue. »

Comme d’accoutumé, ma chroniqueuse a besoin d’entrer en matière par la route la plus longue. Mais elle finit toujours par y arriver. Cette fois, par un chemin dont le récit n’avaitjamais fait mention auparavant : la hêtrière.

« La hêtrière qui se dressait sur la terre de Yophie passait pour l’une des plus splendides du comté. »

Elle fige comme un chevreuil qui a senti frémir la mousse sous ses pattes.

« Si on allait rendre visite à sœur Geneviève... peut-être bien que sœur Diogène consentirait à nous y rejoindre et...

— Comptons plutôt sur Geneviève pour nous accompagner chez sœur Diogène.

— Je vois que tu te méfies encore de la vieille, hein ? Mais sœur Diogène est une ratoureuse et qui a assez d’esprit pour faire calouetter le fantôme de celui qui a inventé la corde à virer le vent. Hé-hé ! Je te dirai pourtant que malgré ses grands airs, elle adore les histoires, la chronique, les annales secrètes d’un peuple qu’elle représente mieux que nos élites officielles. Rapide, astucieuse, finaude, plus maligne qu’un renard, plus moqueuse qu’un merle...

—    À croire qu’elle serait née à Bouctouche !

— Tu ris, mais la vérité n’est pas loin : sans y être née, elle y a passé une bonne partie de sa vie. Pourquoi penses-tu qu’elle t’a parlé deux fois déjà de la femme du docteur ? C’est qu’elle l’a bien connue, lui a même enseigné. »

Les chuchotements de sœur Diogène à mon oreille n’avaient donc pas échappé à mère Domrémy. Au fait, y avait-il quelque chose qui échappât à mère Domrémy ?

«Vous pensez donc qu’il est temps que j’aille cogner chez le docteur ? »

Elle se lève et va consulter le squelette de son chêne. Pour réfléchir, mais surtout pour gagner du temps. Et je comprends qu’elle cherche à tout prix à me détourner de cette voie. Pourquoi ?

... Pourquoi ?

Pour ne pas brûler les étapes d’un récit qui prend de plus en plus les allures d’une saga... Pour éviter d’y mêler des vivants susceptibles d’y prendre ombrage... Pour brouiller les cartes et rendre ainsi son histoire plus tortueuse et par le fait même plus affriolante... Je commence à me méfier de son air détaché de rapporteuse de seconde ou de troisième main. Elle en sait plus qu’elle n’en laisse voir ou qu’elle laisse filtrer au compte-gouttes. Mère Domrémy a le génie du conteur oral qui n’est point passé à l’écriture parce que... parce que... parce que les histoires les plus riches du répertoire national feraient bouillir l’encre d’une religieuse qui a fait vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Ou tout simplement parce que l’oralité a des vertus que l’écriture ne saurait rendre. Quoi qu’il en soit, j’écrirai sous sa dictée l’aventure de Carlagne et de Yophie qui ne se doutaient pas qu’ils tissaient la toile d’un temps et d’un lieu que les historiens de l’époque avaient à peine effleurés.

En ruminant, nous marchons lentement vers l’infirmerie. Et cette fois j’ai été récompensée: grâce à Geneviève qui, raidie par une tige d’acier greffée à la colonne, n’en gardait pas moins une âme plus souple qu’un roseau. Sa candeur força la sympathie de la plus cynique des sœurs du couvent. Et je la laissai conduire l’enquête sur Yophie. Au début, je l’avoue à ma honte, je suivais l’aventure avec une condescendance amusée ;

petit à petit avec la surprise d’entendre sœur Diogène répondre à Geneviève qui lui glissait ses questions quasiment par les trous des narines. Et sœur Diogène s’est laissé prendre. Elle a vidé sa mémoire de tout son contenu Yophie.

« Yophie ! un sacré démon ! mais qui avait plutôt l’air d’un héros des temps antiques. Hercule, Vulcain. Sans doute parce qu’il avait grande accoutumance des mondes souterrains. Le sous-sol de sa hêtrière pouvait en effet s’apparenter au royaume de Hadès. »

Elle ne rit que des yeux, mais sans équivoque : cette quasi-centenaire, réduite à voyager en fauteuil roulant de sa chambre à la chapelle d’un couvent, n’avait pas cessé de se promener à la loupe sur les plus belles pages qui la menaient de la Grèce à Rome, du haut au bas Moyen Age, de la Renaissance au Siècle des lumières. Son érudition rivalisait avec celle de mère Domrémy, mais un esprit caustique avait assourdi son cœur et d’une certaine façon distordu son jugement. Pourtant à quatre-vingt-dix-huit ans, ses yeux affaiblis n’en continuaient pas moins à gratter la surface du monde pour lui arracher ses secrets.

« Pour bien comprendre le personnage, faudrait se hasarder à le suivre dans ses voyages souterrains. Je sais que ceci va vous paraître incroyable, mais vous apprendrez quand vous approcherez de mon âge - elle cligne de l’œil du côté de mère Domrémy -, vous saurez alors qu’on ne réussit ni à embellir ni à enlaidir la réalité. Pas besoin de broder sur les contes de l’oncle Docithée qui répétait durant les veillées d’hiver que la hêtrière de Yophie s’élevait sur un caveau naturel, genre de galerie creusée par une rivière asséchée depuis des siècles...

— Comme les grottes de la Dordogne ? »

Seule mère Domrémy m’a entendue et hoche la tête en signe de complicité. Mais sœur Diogène ne s’adresse qu’à Geneviève :

« On a souvent parlé de ces caves, mais sans jamais s’y risquer. Au point que plusieurs se demandent si elles ont réellement existé, ou si elles ne seraient pas sorties de l’imaginaire d’un peuple qui a besoin d’expliquer ce qu’il ne comprend pas, pour ensuite s’inventer d’autres mystères, une fois qu’il a compris. Allez savoir pourquoi ! » Elle se tait.

« Sans doute parce que le désir de connaître est insatiable, que répond mère Domrémy. D’où pensez-vous que naissent les mythes, ma sœur ? »

Sœur Diogène ne daigne pas enchaîner. Elle pose les questions, ne donne pas les réponses.

Mais moi je commence à comprendre pourquoi mère Domrémy a si souvent logé Yophie à la bouche des grottes de Cro-Magnon. Ce n’est pas le moment toutefois de distraire une sœur Diogène maintenant rendue dans la cabale, l’alchimie, la nécromancie, et qui se prépare à lancer Yophie dans sa descente aux enfers.

« Ça ne se peut pas qu’un homme de Saint-Norbert né au milieu du siècle dernier ait lu La Divine Comédie. Ça ne se peut pas. Yophie savait lire, ça je le sais, il avait fréquenté la même école que moi une génération avant la mienne, mais il ne pouvait avoir eu accès au livre de Dante. Et pourtant... »

... Où c’est qu’on est ?

A Saint-Norbert, Radi, dans une hêtrière.

« ... et pourtant, mon père lui-même m’a raconté qu’enfant il avait souvent été à la faîne avec Yophie. Mais quelque part, le démon distançait les autres gamins et poursuivait seul son entrée dans la forêt dense. Il m’a juré que certains jours, alors qu’il avait tenté de le suivre, il l’avait vu entrer sous terre par les trous des troncs d’arbres, ou par les terriers et les tanières. Figurez-vous ! » Mère Domrémy en reste interloquée : elle vient de comprendre, après toutes ces années, les allusions de la tante Marie à la vie souterraine de Yophie.

Sœur Diogène ricane et enchaîne :

« En dessous de la mousse, on raconte qu’il parcourait les galeries quasi infinies qui formaient les différents cercles du royaume des ombres qui l’auraient mené à la découverte d’une vie souterraine plus riche que celle des hommes. »

Et mère Domrémy d’intervenir :

« Une vie qu’il aurait poursuivie bien plus dans les méandres de son cerveau que dans le sous-sol de sa hêtrière ! Pour peupler une solitude sans doute congénitale. A-t-il réellement cru à ses fantasmes ? »

Cette fois, sœur Diogène répond carrément à mère Domrémy, sans passer par Geneviève :

« La double vie de Yophie lui a trempé l’âme dans une coulée de métal. Personne ne pouvait plus rien sur cette âme d’acier, personne.

—    Personne ?...

—    Comment ?

— Vous dites personne ? Pas même celle qui l’atteindrait par la voie mystérieuse du cœur ? »

Elle se détourne.

Mère Domrémy lui crie dans l’oreille :

« Il avait pourtant aimé des femmes déjà.

— Aimé des femmes ? Jamais aimé d’amour, non, qu’affirme la cynique. Il en avait épousé deux, séduit bien d’autres, mais aimé ?

— Disons à sa défense qu’il a pu toute sa vie chercher l’amour. »

Sœur Diogène retrouve sa surdité. Et c’est moi qui enchaîne :

« Quand apparaît Carlagne, a-t-il vu dans cette créature une autre proie facile ? »

Curieusement, elle plante ses yeux aveugles au plus creux des miens, m’attrape les poignets et murmure :

« Il n’allait pas tarder à comprendre que ce jour-là, il n’avait ouvert sa porte à aucun zéphyr, aucun suroît, aucune brise printanière. »

Elle s’arrête pour reprendre son souffle. Et c’est mère Domrémy, la chroniqueuse en titre, qui achève la pensée de l’autre. Mais pour s’assurer que je la suis, surtout pour bien ciseler la phrase qui sera l’une des clefs de son récit, elle martèle chaque mot :

« Point la brise du printemps. En ouvrant sa porte à Carlagne, Yophie appelait chez lui la sorcière de vent. »

S’ensuit un long silence. J’entends la respiration saccadée de Radi.

... La sorcière de vent... la sorcière de vent...

« C’est quoi une sorcière de vent ? » demande candidement Geneviève.

Je m’adresse en même temps à ma sœur-enfant et à l’enfant que je n’ai jamais tout à fait cessé d’être moi-même.

« Rien de moins qu’une tornade, en langage du pays. Une vieille expression amenée de France du temps qu’on attribuait ce phénomène naturel au jeu des sorciers et des sorcières dans les airs. Ça vient du plus profond Moyen Age. »

... J'étais-t-ï là, moi, au Moyen Age ?

Chut!

Et mère Domrémy, en retombant sur le plancher de son couvent, ramène Radi et tout le monde dans le siècle.

« Merci, sœur Diogène. Vous étiez la seule à pouvoir nous servir d’éclaireur dans la forêt ténébreuse de Saint-Norbert, la seule à pouvoir nous guider dans la hêtrière de Yophie qui mène aux cercles de l’enfer.

— Ah moi, je connais tout ça par ouï-dire. Et Dante, c’est pas mes oignons. »

Et elle fait le geste de se laver les mains comme Ponce Pilate.

Le lendemain, j’étais de nouveau seule avec mère Domrémy. Et Radi, bien sûr, qui ne me lâchait pas. Nous essayions en vain d’encastrer toutes les pièces du puzzle. Les incursions de sœur Diogène dans le sous-sol de la hêtrière nous avaient-elles mises sur une piste qui risquait de nous faire basculer en bas du cadre d’une histoire qui semblait vouloir partir dans toutes les directions ? Curieusement, c’est Radi qui nous sortit de l’impasse.

...Et Carlagne y a-t-ï été, y elle, dans les grottes de la hêtrière ?

La question demeurait ouverte comme une plaie. Seule sœur Diogène aurait pu nous éclairer. Mais sœur Diogène n’avait cédé qu’à l’ingénuité de la toute blanche Geneviève. Et je refusais à Radi de renvoyer Geneviève au front. Nous devions résoudre nous-mêmes le triple problème : l’existence véritable des grottes, plus que probable ; la vie souterraine nocturne de Yophie, possible ; la descente réelle ou symbolique de Carlagne aux enfers sous la férule d’un maître adulé, pures spéculations. Mais Radi ne me lâchait pas :

... Carlagne a point été à l’enterrement de sa mére, Carlagne était tchômée.

Non, Radi, point ensorcelée, Carlagne. Eperdument amoureuse. Tu comprendras plus tard.

Elle m’a jeté un œil de travers, mais superbement averti :

... Carlagne, c’est Mimo.

Et je me rassis à l’ombre de mère Domrémy, cherchant refuge dans les plis de sa jupe de mérinos contre la tyrannie d’une enfant en robe en haut des genoux.

« Tu sais, l’histoire nous apprend que nombre de ses pages furent écrites par des sentiments que le cœur lui-même n’eût pas su débroussailler. Carlagne restera sûrement l’un des chapitres les plus obscurs et pourtant les plus ensoleillés de la chronique du comté de Kent. Voilà le paradoxe. Personne n’aurait la prétention de défricher l’âme de cette femme qui inonde cependant notre histoire d’un éclairage dont l’histoire ne saurait se passer. Je veux dire que les historiens, qui ne daigneraient jamais, au grand jamais, appuyer leurs références sur une figure aussi controversée que celle de Carlagne ou même de Yophie ou du sorcier de Sainte-Marie, n’en laissent pas moins la porte de l’histoire entrouverte à la transmission orale qui se charge depuis le début des temps, et bien avant l’écriture, de combler les trous de la mémoire universelle. Ma parole, me v’là-t-i’ pas à parler comme un livre ! »

Et elle s’esclaffe. Puis avant que j’aie le temps de protester, elle enchaîne, comme si les apartés dont elle scandait son récit lui servaient de recharge pour repartir de plus belle :

« Elle n’assista pas aux funérailles de sa mère, mais fut bien présente au chevet de son aïeul Pierre Marteau. Le vieil homme s’était engagé secrètement à délivrer son enfant des griffes du démon, nous nous en souvenons. Au prix de sa vie. Personne n’a mis en doute l’étran-geté de la mort qui frappa le digne vieillard un an après sa fille, la mère de Carlagne. Un an jour pour jour. Voilà qui ne trompe pas. Qui ne trompe pas les gens du pays. Qui n’a sûrement pas dû tromper Yophie.

—    Et il a laissé partir Carlagne ?

—    Tu penses ?

—    Ah-ha ! ça se corse.

— Yophie n’était peut-être pas tout à fait un démon, mais pas un enfant de chœur non plus. Il avait fort bien reconnu dans le regard de Pierre Marteau l’œil d’une justice qu’il avait toute sa vie récusée. Sans doute encore davantage depuis que cette justice le menaçait dans sa chair la plus vulnérable. Car déjà à cette époque, l’amour de Yophie pour Carlagne ne laissait aucun doute. Cette femme qu’il avait conquise comme un renard et un chat, il comptait la garder comme un lion. Mais même un lion un jour ou l’autre trouve son maître.

—    Chez la lionne ?

— Carlagne avait mûri son intelligence, sa sensibilité, son goût de l’indépendance sous la science et la sagesse de son grand-père ; sous la force et la flamme de Yophie, elle a trempé son caractère. Au bout de trois ans, l’homme et la femme pouvaient se mesurer. Ça s’est passé un matin de juillet. Le plus célèbre colporteur de l’époque qui, quoique sorti du Liban n’a jamais porté d’autre nom que le petit Syrien, avait toujours eu ses entrées chez Yophie. Curieusement. Il faut dire que le démon n’avait point tous les défauts. Entre autres vertus, il n’était aucunement regardant à la dépense quand venait le temps d’embellir sa propriété, sa vie. Depuis que Carlagne habitait l’une et l’autre, on dit même que le petit Syrien faisait à Saint-Norbert des affaires en or. Chenets de fer forgé pour chaque cheminée, toile de tulle dans la salle de séjour, sculpture en bois d’ébène...

Justement. Ce jour de juillet, le brocanteur, en se présentant au domicile de Yophie, fit miroiter au milieu de son bric-à-brac un objet qui capta la lumière d’une étrange façon : une sculpture en bois d’ébène en provenance de Cocagne. Carlagne a-t-elle reconnu le modèle avant Yophie ? Lui-même la vit hypnotisée, incapable de s’arracher les yeux du gisant de Pierre Marteau. Prémonition ? provocation ? connivences de l’artiste et du modèle ? Une seule certitude, l’œuvre sortait de la gouge du petit Léon. La suite des événements, je ne la tiens pas de la tante Marie, encore moins de sœur Diogène qui se moque des croyances dans la sorcellerie ; mais impossible de ne pas entendre... de ne pas entendre... »

Mère Domrémy se lève et s’en va une fois de plus s’ébrouer devant sa fenêtre. Elle cherche l’expression qui révélerait le chant populaire qu’il était impossible de ne pas entendre, la mélopée qui flotte depuis près d’un siècle entre les buttes, au-dessus des prés, le long des rivières qui dessinent le paysage d’un pays qui cherche à débrouiller son histoire de sa légende. Son esprit branle entre la foi et les croyances, entre les certitudes de la logique et les audaces de l’irrationnel. La nonne qui a frotté son nez durant soixante ans aux pages jaunies des sciences et de la philosophie se souvient tout à coup d’une enfance à Rogersville qu’elle traîne depuis le ventre de sa mère. Je la vois contempler son arbre si dénudé qu’il ne peut plus lui livrer que son ombre mauve qui se dessine sur la neige. Elle sourit. Et je me souviens du temps que j’étais son élève séduite par l’originalité d’un esprit qui savait tirer de la couleur changeante de l’arbre une leçon de choses philosophiques. Le chêne vert de midi est mauve à la brunante et noir à minuit. Les vérités de midi sont-elles fausses le soir ? Pourquoi la couleur du matin serait-elle plus vraie que celle du crépuscule ? Elle se détache de sa fenêtre et reprend son bercement.

« Par définition, la légende se fonde sur des faits réels que le temps et l’imagination populaire déforment, amplifient et embellissent. C’est ainsi que le geste de Yophie est entré par la grande porte dans l’histoire légendaire de Saint-Norbert, puis du comté, finalement du pays. On raconte qu’en reconnaissant dans la figurine le visage pacifique et noble de Pierre Marteau, le démon a détaché du chignon de Carlagne une épingle à cheveux et l’a plantée dans le cœur du gisant. Tu connais la croyance : un mortel ne saurait survivre à ce genre de maléfice.

—    Carlagne y a cru ?

— Cru ou pas, elle est partie le jour même, à dos de cheval, celui de Yophie.

— Le monstre est allé jusqu’à lui fournir sa monture ?

— Ça, on ne le saura jamais. Certains prétendent qu’elle s’est sauvée de nuit ; d’autres, qu’elle a filé sous les yeux mêmes du maître qui a fait semblant de regarder ailleurs. L’important, c’est qu’elle soit arrivée à temps au chevet de son grand-père et mentor. »