PROLOGUE
Mon enfance dans le coin le plus reculé du continent, coincée entre les champs, les bois et l’océan, n’était pas un paradis, je le sais ; mais toute rabougrie qu’elle eût été, elle est perdue : voilà ce qui la rend inestimable, et qui rend mon âme inassouvie. Je n’accepte pas plus le temps linéaire que la fuite des étoiles par en avant. Si quelque part l’univers est sphérique, pourquoi pas le temps ? Donne-moi la main, Radi, toi, mon double, ma mémoire, mon histoire primaire et primitive, l’enfant que je fus, souffle-moi dans les narines comme Dieu au grand-père Adam, ramène-moi au temps où tout a commencé pour nous. Une seule fois, une dernière fois, faisons le voyage par les sentiers sinueux de la mémoire, retournons gratter l’envers des membranes du cerveau, essayons de grimper jusqu’aux confins du spatio-temporel qui nous appartient et qui remonte... remonte... au temps où tu reposais dans les entrailles de ta mère.
Je ne distingue plus les entrailles maternelles du ventre de la terre. J’ai l’impression de glisser au creux d’un entonnoir. Un cercle après l’autre m’entraîne à une vitesse vertigineuse vers le vide qui tournoie et tourbillonne et me réduit à l’état de fétu, puis de poussière, puis de rien. Moi-rien. Mais moi tout de même. J’y suis. Au cœur du Big Bang ? Jamais je n’oublierai. Car ce « rien » est mémoire. Plus rien d’autre. Toute ma vie, qui ne se manifestera que dans quinze milliards d’années, je me souviendrai. À la condition de faire le voyage jusqu’au bout. Suis-moi. Nous ferons le voyage le plus périlleux jamais entrepris, Radi, parce qu’il ne mène nulle part.
... Alors pourquoi tu le fais ?
J’ai menti. Il mène quelque part. Il mène À toi. toi et au pays qui t’enveloppe. Et dans ce pays-là, un monde grouillant de personnages que j’ai arrachés de mon propre ventre, mais dont j’ignore pourtant la véritable origine. Je ne peux pas avoir créé Gapi, Clovis ou Bélonie à la simple image de mon père, mes frères et mes cousins. L’un ou l’autre doit se révéler un jour le reflet d’une verrue sur mon cerveau ; ou une retaille de mémoire arrachée à un ancêtre sans histoire et qui voltige depuis des siècles aux quatre vents ; ou le clin d’œil d’un possible qui a croisé mon regard entre les plis du temps et m’a fait compassion. La compassion, la mémoire, une faille du cerveau ; plus des odeurs plein les narines, des frissons à grandeur de peau, les couleurs vives ou les formes trompeuses d’une nature en mouvement ; des musiques, des cris, des mots qui me chatouillent les tympans : a-t-on besoin de davantage pour affûter la pointe de son crayon un lundi matin, à l'avant veille de l’an 2000 ?
Ravale ta peur, l’an 2000 est une pure convention. Mon calendrier fut inventé par les hommes en mal de certitudes ; les certitudes reposent sur le roc des mathématiques ; les mathématiques créent l’ordre qui pousse les hommes à inventer le calendrier. Qu’on se soit trompé de trois ou trente ans sur la naissance du Christ, et l’an 2000 n’est pas pour demain. Un chroniqueur inculte, un copiste distrait, et l’histoire bascule dans l’apocryphe. Mais pourquoi l’apocryphe serait-il moins vrai que l’histoire, puisque la vérité, nous la fabriquons à mesure ? Ça, je ne dois pas le dire à Radi qui a déjà assez de tendances vicieuses comme ça. Et pourtant, ni elle ni moi n’aurions de raison d’être si la vérité devait sortir soudain du sol comme un bloc monolithique, comme un poteau de galerie, avec ses dogmes bien gravés sur ses quatre faces telles les tablettes de Moïse. Si la vérité n’était pas à refaire chaque matin avec des mots, et des images, et des personnages tout neufs taillés à même la toile du firmament, à quoi serviraient nos cris et nos crayons ? Que la vérité apparaisse un beau matin, dans sa splendide infaillibilité, et nous verrons s’engouffrer dans un irréversible silence le menteur, le chroniqueur, le peintre des étoiles, le danseur sous la pluie, le joueur de flûte, de violon, de bombarde, le créateur de mythes et de contes merveilleux, tous ces inventeurs de corde à virer le vent qui attrapent à l’aube ou à la brunante la lune avec les dents.
Mais nous sommes tranquilles, la vérité n’apparaîtra pas. Même pas dans ton logis où règne la plus stricte discipline d’une maisonnée régie par un maître et une maîtresse d’école. Je me souviens de tout, hormis de ce qui fut. Le moindre grain de poussière qui danse sous la lumière se transforme en papillon, en oiseau, en Pégase, et vient échoir dans mon imaginaire aux côtés de milliers de grains de poussière, tous plus agités les uns que les autres, qui prennent forme, se croisent, se répondent, se métamorphosent en personnages qui s’enfantent mutuellement comme des poupées russes, une famille trop grande pour ma maison, mon village, mes côtes. Je devrai partir, m’exiler bien au-delà des frontières de mon pays. M’exiler du réel.
Dans l’écriture.
Après trente-six livres, je ne suis pas libre de tout dire, pas encore. Alors pourquoi donc ai-je fait appel à Radi, si je dois la museler ? Pourquoi écrire cette histoire si je dois en taire l’essentiel... si je ne pousse pas mon inquiétude jusqu’à chercher la véritable Mariaagélas... derrière le visage d’une grand-mère, arrière-grand-mère, celle qui a eu besoin de s’éventer les poumons sur son
devant de porte au crépuscule d’automne et qui, en secouant son tablier, a vu passer sur la grand’route un Juif errant qui lui a fait signe ? Il était grand, barbu, enveloppé d’un manteau aux couleurs multiples, le visage traversé d’un sourire qui lui renvoyait la lumière du soleil couchant. Elle a plissé les yeux, a biclé, a levé un bras... puis elle a ramassé son devanteau et sagement est rentrée au logis. Bien des générations plus tard, nous nous souvenons d’elle, Radi et moi, la bénissons de n’avoir pas cédé à la tentation de créer ce vide dans la lignée de nos ancêtres et de ne pas nous confiner, par le fait même, à végéter pour un temps indéfini parmi les possibles qui peuplent les limbes. Mais je refuse d’accepter sans compensation son sacrifice, je lui dois sa seconde chance. Trois, quatre générations plus tard, Mariaagélas surgit des coffres du grenier de sur l’empremier tel un fantôme endormi. Cette fois, elle ne rentrera point à la maison, mais partira à la quête du rêve d’une aïeule prisonnière des mœurs et de la loi. Mariaagélas est née de mille ans de frustration et de dix mille ans de rêves impossibles.
... Ça veut-i' dire que...
Ça ne veut rien dire. Sache qu’un livre ne cherche pas à dire quelque chose. Il raconte, ça suffit. Il raconte ce qui est, a été, peut-être ce qui sera. Il raconte pour raconter, pour conter une belle histoire.
L’histoire de Pélagie, par exemple.
... Qui ça ?
Tu n’as pas connu ce nom-là, mais tu as connu des Pélagie. Ta mère entre autres.
... Elle s’appelle Virginie.
Je sais, mais au fond des reins, elle était une Pélagie. C’est peut-être ça qui l’a tuée.
?
Ecoute, Radi... Non, n’écoute pas. Ici tu ne peux pas me suivre. Laisse-moi seule à mes divagations. Pélagie meurt de rentrer son peuple au pays. Un peuple qu’elle portait dans les reins. Elle a tenté l’impossible aventure de ressusciter une mémoire moribonde. C’est dans les reins que loge la vraie mémoire, celle qu’on a oubliée, qui est déjà sortie du cœur pour s’enfouir au creux de l’inconscient. Dans le cœur, Pélagie avait un vaillant Beausoleil qui lui offrait un monde au-delà des mers ; et dans les reins, la mémoire d’un peuple à rendre à l’histoire. Comment une femme à la chair si tendre et au sang si chaud peut-elle privilégier le mystère obscur tapi au creux des reins devant la clarté lumineuse qui lui inonde le cœur ? Un tel choix fait fondre la chair trop tendre. De même que Pélagie qui mourra des reins, ta mère, Radi...
... Non !!
Mais ne t’en fais pas : avant de mourir, elle a eu le temps de cligner de l’œil du côté des limbes où tu retenais ton souffle, en attendant de voir tes parents à venir parier enfin sur ta vie.
Ma vie ! Sans la tienne, encastrée dans un endroit pâle comme un envers aux confins d’une Amérique qui se croit pourtant le centre du monde, au mitan d’un siècle de passage entre deux millénaires, au cœur d’une famille toute jeune mais décrochée du portail des cathédrales et jusque des murs de Lascaux, sans toi, Radi, née en un spado-temporel neutre mais à cheval entre les extrêmes, sans ta turbulente et tyrannique mémoire, je vivrais tranquille ma vie calme et réglée, me préparant à commencer un nouveau livre un lundi matin, comme chaque automne ou presque, aménageant dans un grenier propre et nouvellement éclairé, le pupitre époussetté, les dictionnaires analogiques et étymologiques rangés, les yeux fixés sur la fenêtre de ma lucarne qui donne sur le feuillage touffu d’un peuplier en train de jaunir et qui chuchote à l’érable d’en face d’arrêter de rougir pour un rien, pour le frisson d’une nuit, que l’automne n’est pas encore là... pas encore...
Je sais pourquoi, Radi, tu as tant refusé de grandir, t’agrippant à deux mains à tes huit, dix, douze ans, le front buté, l’âme raidie, comme un poussin qui s’accroche à sa coque, un ver à son cocon. Mais comment penses-tu devenir un jour papillon ?
... Et t’aimes ça, toi, d’être un papillon ? Moi, je veux devenir cheval.
Sans le savoir, tu m’as transmis tes peurs bleues de la vie qui fuit de partout, un bateau qui commence à dix ans à prendre l’eau. Pour me raccrocher, j’ai appris à regrimper mes dix générations d’Amérique, mes trente de France, mes innombrables depuis Cro-Magnon et l’Afrique à l’est du Great Rift. Alors je m’en vais plonger au fond de la mer du Fond de la Baie pour me souvenir du temps que j’étais poisson.
... T’aimes ça d’être un papillon ?
En tout cas, toi, tu as la tête plus dure qu’une mule : tu ne lâches pas. À vrai dire, c’est pourquoi je t’appelle. J’ai besoin que tu me guides jusque dans les recoins les plus obscurs d’un pays qui, sous ses airs anonymes, ne ressemble à aucun autre. Dans une tapisserie, cette terre-là serait un nœud. Ne cherche pas à comprendre, contente-toi de te souvenir. Emmène-moi à la quête de mes personnages, Mariaagélas, Pélagie, la femme du docteur...
... Carlasne.
Qui ?...
... Carlagne !
I
Radi n’est pas en mesure de me renseigner sur les événements du tournant du siècle. Et tous ceux qui sont aujourd’hui en âge de faire de la lumière sur un temps aussi dense que les années 1900 telles que les a vécues le pays qui s’étend entre la mer, la Miramichi et la rivière de Chocolat font le mort dès que j’aborde le sujet de Carlagne. C’est un mythe, une légende, une histoire inventée par les curés pour justifier leur rôle de gardiens des mœurs. On vous parlera de la Prohibition, du naufrage du Titanic, des ravages de la grippe espagnole, mais les plus infaillibles mémoires, les plus volubiles conteurs et défricheurs d’arbres généalogiques oublient jusqu’à la couleur de leurs chaussures qu’ils scrutent avec acharnement dès que je lève le coin du rideau qui voile le visage, la vie, la postérité de Carlagne.
J’allais renoncer. Un personnage, après tout, n’est qu’une figure parmi tant d’autres qui composent la vaste fresque qui se découpe entre les quatre points cardinaux de mon pays. Je me passerai de Carlagne comme j’ai dû par force enterrer Mimo à peine esquissée ; dire adieu à Katchou que, faute de souffle et de cran, j’ai abandonnée sur les routes d’une aventure qu’elle n’a sans doute jamais achevée ; envoyer aux orties la dernière des filles du barbier qui...
« Fille du forgeron, vous voulez dire. »
Mère Domrémy ? La première fois qu’elle a fait surgir devant moi le forgeron, c’était en rêve. Etais-je
vraiment endormie, ou flottant dans un demi-sommeil plus propice à la création vagabonde que les songes profonds de la nuit ? Le forgeron. Bouctouche a connu plus d’un forgeron à l’époque où les chevaux couraient sur les pistes en plus de traîner les carrioles et les bogheys ou de s’atteler aux charrues. La famille des Gélas sur trois ou quatre générations a donné dans la forgerie. De même, le père de Philippe-le-mort, le premier amour de Radi, était forgeron.
J’en aurais le cœur net. Il me fallait retrouver mère Domrémy, lui secouer les puces, ou les perles de son chapelet, au fond de son couvent, et l’obliger à me confronter sur mes rêves, mes songes, mes étranges prémonitions. J’ai pris le taureau par les cornes, sauté dans le premier avion pour Moncton, et, sans m’adonner aux plus élémentaires politesses, je me suis fait annoncer au parloir.
« Mère Domrémy, s’il vous plaît, ma sœur.
— Elle vous attend. »
Ai-je bien entendu ? ... Vous attend ? ... vous attendait ? Comment pouvait-elle m’attendre ? Je suis venue de Montréal pour la voir, profitant ou prétextant ou... sautant sur une occasion qui n’en était même pas une pour venir lui arracher le nom d’un forgeron.
« Tiens, tiens ! te v’ià, ça me fait grand plaisir de te voir. »
Et moi donc ! D’autant plus plaisir que je vois tomber les barrières : le vouvoiement, la langue châtiée, les distances qui séparent d’ordinaire l’aînée de la cadette et le maître du disciple.
« Qu’est-ce donc que tu écris maintenant ? qu’elle s’empresse d’enchaîner, sûre que par ce biais elle nous empêchera l’une et l’autre de nous égarer dans les bretelles.
— Je n’écris pas, je flagosse.
— Hm, hm, tu flagosses. Me croiras-tu si je te dis que je flagosse moi aussi en ce moment ? Je patauge dans la petite histoire de sacristie d’une Eglise qui a plus longtemps pataugé que... excuse-moi. Mon père m’a pourtant répété maintes fois de ne point mordre la main qui te nourrit. »
Elle rit du gosier en biclant de son mauvais œil, mais sans perdre le fil d’une pensée qui la hante autant que moi, à croire que nous aurions pu participer au même rêve la même nuit. Elle me relance sur l’écriture en poussant l’audace jusqu’à me brosser sa vision, sa vision de profane, se hâte-t-elle d’ajouter, d’une épopée vivante. Car cette érudite faite-maison sait distinguer l’épopée primitive de l’autre à laquelle se sont frottés les Hugo, Voltaire ou Agrippa d’Aubigné.
« La véritable épopée ne sait pas qu’elle en est, parce qu’elle se raconte avant de s’écrire, et même en s’écrivant, elle reste de la transmission orale. »
Si quelqu’un peut me parler d’oralité, c’est bien elle, qui m’en a transmis le virus à l’âge où je cherchais encore à greffer Lamartine à Boy à Polyte à Thomas Picoté. Mais je ne dois point la brusquer. Trop d’informateurs, et des plus solides, m’ont glissé entre les doigts, les oreilles et les yeux par ma trop grande anxiété à dévorer le passé dans une seule goulée. Doucement, Radi, ne poussons pas. Mère Domrémy est une mine souterraine aux veines si profondes que le roc qui les contient peut éclater à tout instant sous le moindre coup de grisou. Prenons le temps qu’il faut, tournons autour du pot assez longtemps pour l’entraîner à la forge...
« T’as pas connu, toi, un forgeron du nom de Jos à Benjamin à David qui sortait de Rogersville et puis qui s’est installé à Bouctouche au début du siècle... Il avait épousé une des plus belles femmes de Saint-Norbert, à ce qu’on racontait. »
...Joseph à Benjamin à David, voilà que nous nageons en pleine tribu d’Israël. La Bible qui entre à Bouctouche par la grande porte. Par la double porte de Rogersville et de Saint-Norbert.
Bouctouche, Rogersville, Saint-Norbert. Triangle biscornu. Trois villages à la fois plus dissemblables et ressemblants que des siamois séparés par un apprenti rabouteur.
Avec sa voie ferrée, son pont-levis et son double port de mer, le Bouctouche du tournant du siècle se croyait autorisé à lever le nez sur les quarante-six villages blottis entre les buttes et l’océan. Pourtant on comptait des havres, çà et là, sentant fort la saumure et les agrès, mais qui n’accueillaient point les steamers à la belle saison. Toutjuste des quais en planches noueuses, couvertes de mousse et de goudron, qui boitaientjusqu’au chenal d’à peine cinq brasses de profondeur, de quoi laisser accoster les chaloupes, ou un brick à l’occasion. Mais les steamers, de la fin mai au début de septembre, c’était pour Bouctouche. Pour Bouctouche aussi le pont-levis qui s’ouvre en son milieu, lève deux bras gigantesques vers le ciel pour y laisser passer les goélettes qui se rendent jusqu’au quai des Michaud. Deux quais dans un seul village ! gros village qui s’enfle de partout, allonge ses tentacules comme des racines qui risquent de déboucher un jour à Sainte-Marie ou à Cocagne.
En voie ferrée, toutefois, Bouctouche doit baisser le front devant Rogersville.
Pas ville pour un sou, Rogersville, village moyen, bourgade, agglomérat de maisons d’un seul bord d’une rue principale, l’autre cédant son horizon à la voie ferrée. Mais un vrai chemin de fer, celui-là, sans terminal, parce que ses embranchements lui font traverser le continent. Rogersville, n’en déplaise à Bouctouche, peut sans quitter ses dormants joindre Halifax à Vancouver. Bouctouche en rage avec sa ferraille de trente ou quarante milles qui relie la mer à Moncton. Un minuscule train de six wagons qui transporte deux fois par semaine des billots, de la marchandise sèche et la femme du conducteur qui a ses passes et en profite pour pratiquer un commerce illicite. Tandis que Rogersville...
Sa voie ferrée, seule supériorité de Rogersville sur sa prestigieuse rivale, pourrait raconter une certaine histoire du pays vue des rails, vue de la fenêtre d’un wagon-bar, d’un wagon-lit, d’un wagon-restaurant. Bouctouche en bave. Et se rabat sur ses steamers de la saison chaude, si chaude que les filles s’arrachent à toutes les buttes et buttereaux et dévalent jusqu’à l’un ou l’autre des deux quais. Deux quais ! autant dire deux havres, deux bassins, deux prismes qui fracturent la vérité des côtes en ses multiples facettes et sauraient raconter, vue de la mer, une histoire plus ancienne, plus riche, plus inimaginable que tous les contes de toutes nos Mère l’Oie de Rogersville, Cocagne ou Saint-Norbert.
Ah ! là, par exemple ! Saint-Norbert ! Le souverain mépris que crache Bouctouche sur Rogersville est du crachin à côté de la nargue de Rogersville sur Saint-Norbert.
Bouctouche sourit du haut de son pont-levis. Car il sait que tôt ou tard, tous les villages à faire le tour viendront s’essuyer les pieds sur le perron de ses hôtels. Trois hôtels, quatre si l’on compte celui qui doit passer au feu au lendemain de la guerre, la Première Guerre. Des hôtels qui accueillent des voyageurs de commerce, des voyageurs de routine, des voyageurs tout court. Car Bouctouche avant tout est sur le chemin du roi. De l’Atlantique au Pacifique, la route qui relie les deux mers a mari usque ad mare passe par Bouctouche. Tous les chemins y mènent, tous les héros des côtes y aboutissent. Une histoire qui se tricote à Rogersville avec des défaisures de tapis de Saint-Norbert, Sainte-Marie ou Cocagne finira par venir grossir la légende dorée de Bouctouche. Une histoire qui commence toujours par être vraie, mais qui, rendue à Bouctouche...
Mère Domrémy m’a laissée divaguer seule pendant qu’elle furetait dans la poche la plus profonde de son habit de mérinos noir qu’elle continue, en dépit de Vatican II, à honorer. Elle en sort un mouchoir à l’ancienne et se mouche abondamment. Après soixante-dix ans de couvent et d’études bibliques et profanes qui englobent les mathématiques, la physique, l’histoire, la philosophie, les lettres et les sciences humaines, cette docte personne n’a rien perdu de sa nature la plus profonde : celle d’une paysanne. Cet alliage si peu assorti de métaux contraires en fait l’esprit le plus original et le plus solide qu’il m’ait été donné de fréquenter. Sa vision synthétique et globale de l’univers lui vient sûrement de ce paradoxe de base qui lui permet de lire en même temps l’envers et l’endroit d’une même page et d’en tirer les conclusions qui échappent aux plus futés.
« La femme de Joseph à Benjamin s’appelait Marie. »
Rien de moins ! La réalité tire l’histoire par les cheveux.
« Mais tout le monde l’appelait Marijoli, on se doute bien pourquoi. Une Thibodeau de Saint-Norbert. La famille Thibodeau aurait eu pignon sur rue si Saint-Norbert avait compté à la fin du siècle dernier d’autres rues qu’un chemin de terre qui serpentait de la façon la plus fantaisiste entre des champs picotés de maisons et de corps de logis et si les toits de l’époque avaient exhibé des pignons. Mais au pays, un pignon s’appelait une lucarne, un mot bien de chez nous. Ce qui fait que les Thibodeau passaient pour des gens comme les autres, avec le droit pourtant de cracher sur tout ce qui n’était pas de la parenté. »
Elle glousse et se hâte de tourner la tête du côté du jardin : ses mots l’ont trahie ; le goût de la formule encore un coup a trompé sa réserve acquise durant près de septante ans de couvent.
« À dire le vrai, personne ne crachait sur personne en ces années-là. Tout le monde était conscient de sortir des mêmes ancêtres débarqués à Port-Royal trois siècles plus tôt et partis ensemble vers l’exil lors du Grand Dérangement. Mais certaines familles d’en haut du champ... par exemple les Thibodeau... »
L’heure des vêpres ou de complies, je ne sais, l’appela à la chapelle et me frustra de la vraie supériorité des Thibodeau sur le commun des mortels de Saint-Norbert. Les Thibodeau et les autres qui se partageaient le haut du champ.
En la quittant, ce jour-là, je savais que je reporterais mon voyage de retour, que sans qu’elle en sache rien, je lui donnais rendez-vous pour le lendemain.
Tais-toi, Radi, ne me fais subir aucun interrogatoire ni flot de reproches. Je n’ai pas menti à mère Domrémy ; tout juste lui ai-je laissé croire que je rentrais à Montréal où m’attendait un travail urgent. Mais l’urgent doit céder devant plus urgent que lui. Je m’installai pour une nuit dans mon phare du Fond de la Baie avec l’intention inavouée d’y rester le temps nécessaire : deux ou trois jours. J’entends ricaner Radi. Elle est plus avertie que moi sur le sens de « temps nécessaire ». Dans un conte ou une
histoire, cette dévoreuse de temps pouvait laisser courir les heures sans les compter. Une histoire, on ne résiste pas à ça dans la famille.
... C’est pas parce que t ’es grande...
C’est la première fois que je me fais traiter de grande. Et plutôt que de prendre ombrage de l’impertinence, je me rengorge.
Je retournerai demain sonner au couvent.
Mais auparavant, j’ai une bonne nuit à subir dans la tour d’un phare que les vents ont décidé d’éprouver. Des vents de mer qui ne font pas de quartier aux intrus. Octobre n’est pas la saison des vacanciers sur les bords de l’Atlantique. Sauf pour les nés-natifs. J’en suis, et je saurai me colleter avec ses effarés de nord-nord-nordets. Avant de plonger sous la couette, j’ai passé la tête par un carreau de ma fenêtre et tiré la langue à une mer en furie. Une étoile m’a répondu... non, un feu, la lanterne d’un phare de dune qui bicle et calouette et s’éteint. Mauvais augure. Mais je ne crois plus aux augures. Je n’ai plus qu’une idée derrière la nuque : tirer jusqu’aux derniers vers du nez de cette conteuse encoiffée qui, à l’ombre des quatre murs de son cloître, a connu une vie plus riche que le plus aventurier des grands explorateurs. Car à l’exemple des créateurs de mythes, elle a vécu la vie de tous ces personnages qui se bousculent dans son inépuisable mémoire. Si j’étais sa supérieure, je me méfierais de ses heures de vêpres ou de matines qui doivent chanter une autre gloire que celle du Seigneur.
Je tourne et me retourne dans mon lit. De Rogersville, le forgeron Joseph à Benjamin à David va prendre femme à Saint-Norbert. La plus belle femme des terres d’en haut, selon le dire de mon informatrice. Mais elle s’appelait Marijoli et non pas Carlagne. Carlagne est encore à venir. Quel lien entre ces deux femmes qui surgissent de la fresque des côtes comme la Dame à la licorne ? Dame à la licorne...
... Une licorne se détache du vaste mouchoir de mère Domrémy, saute du dernier wagon du train qui traverse le pays d’un océan à l’autre et pénètre dans mon rêve. Une superbe bête à la corne unique, pattes affilées comme des tiges de roseaux, croupe large et ferme qui danse au-dessus des foins de prés et de dunes, l’œil fendu qui entre dans le mien et me brûle la rétine. Je frotte mes paupières qui s’ouvrent et laissent pénétrer une lueur, même pas, un reflet, un souvenir qui vient jouer sur la membrane intérieure de mon cerveau et me replonge dans le sommeil.
C’est Radi qui me réveille avant l’aube.
... C’est congé. L’Action de grâce. Dépêche, on va ramasser de la faîne au ruisseau du Docteur.
Je bondis du lit, puis me ravise. Non, Radi, on ne va plus au ruisseau du Docteur. On a depuis longtemps changé de docteur et laissé à peu près tarir le ruisseau... Quelle cruauté ! Je pouvais tout lui enlever, sauf ça. Le ruisseau du Docteur était intarissable ; la vie de Radi inconcevable sans le mystère d’un ruisseau qui prenait source dans l’inconnu et se prolongeait dans l’infini. Le plus sûr garant de la pérennité de l’enfance. Or justement, Radi, l’enfance... Taisons-nous.
L’enfance a peut-être malgré tout une sorte de pérennité. La preuve : Radi qui revient me hanter après toutes mes années de lutte pour apprendre à respirer seule, vivre ma vie propre, ce qui m’en reste... une éternité. Je ne veux rien de moins qu’une éternité par seconde, c’est elle qui m’a appris ce genre d’arithmétique.
... Tu m’as appris à mettre la charrue devant les bœufs, coquine, ou à me passer de bœufs s’ils venaient à manquer ; attraper la lune avec mes dents de lait ; manger le blé en herbe et les pommes vertes ; vivre chaque huit jours la semaine des trois jeudis : maintenant que je sais tout ça, tu peux t’éclipser. Ne rechigne pas, éclipser ne veut pas dire disparaître, mais retrouver ta place dans le temps ; nos temps ne coïncident pas, Radi. Je te parlerai, çà et là, ferai appel à ton intuition, tu as l’instinct le plus sûr que j’aie jamais rencontré, au point que je me suis souvent demandé si tu avais vraiment achevé ta sortie du règne animal, tant tes sens sont restés primitifs et... Mais non, mais non, tu n’es pas de la race des Sauvages, tu les précèdes tous !
... Tu me fais ch...
Radi !
Il est grand temps de prendre une douche, plutôt froide que tiède. Les vents se sont calmés. Et si vraiment c’est jour d’Action de grâce, profitons du prétexte. Un long congé donne le droit de se moquer des urgences et de camoufler mes vraies intentions à une mère Domrémy qui ne m’attend sûrement pas.
« Entre et asseye-toi du côté de ma bonne oreille. La cloche nous a interrompues comme nous entrions chez les Thibodeau. »
Hé ! Et j’avais cru la tromper avec mon camouflage ? Un seul œil lui suffit pour décortiquer les intentions les plus détournées. Je ravalai mon orgueil avec ma salive et me plaçai du côté de sa bonne oreille, qui, hélas ! n’est pas le même que celui du bon œil, ce qui m’oblige à une gymnastique qui me donne l’air complètement effarouché. Surtout ne point sordr le plus minuscule calepin, ou laisser paraître le bout d’un crayon. Deux ouïes, deux yeux, la mémoire. Si elle, la borgne dure d’oreille, a pu faire son profit avec la moitié...
« Trois lucarnes au logis des Thibodeau, si fait. Même cinq avec les châssis des deux côtés qui donnaient, l’un sur les champs d’avoine, l’autre sur la propriété de... T’es mal assise, approche ton fauteuil.
— La propriété de ?... »
Elle plante un œil dans la fenêtre, du bout des doigts frotte son crâne à travers son voile, puis replace ses mains à plat sur ses genoux. J’ajuste ma respiration à la sienne pour ne pas faire discordance.
«... De Yophie. »
Yophie ?
Le fait-elle exprès de me détourner de Carlagne ?
« En quelle année est mort ton père ?
— Un 10 avril 1954.
— C’est ce que je croyais, le compte est bon. Le même jour que Yophie. Mais le chenapan était centenaire. Un Maillet comme ton père et le mien, qui s’en vient finir ses jours à Bouctouche... en bas de la traque. »
Me voilà garrochée sur une planète que je n’espérais pas. Sur la piste de Carlagne, je butte contre Yophie. Le congé de l’Action de grâce ne suffira pas à épuiser Rogersville et Saint-Norbert, ou à raccrocher l’un et l’autre à Bouctouche. Je décide de laisser tomber le masque et de prendre le bœuf par...
« Les cornes au front du petit Léon finiront par avoir la peau la plus coriace que les côtes aient connue. »
Ouf!!!
On s’habitue à tout, même à la télépathie. Je pourrai désormais me passer de questions. Je n’aurai qu’à suivre mon devin, le recharger de temps en temps, le redresser ou le ramener sur la voie principale, l’empêcher de me raconter six histoires parallèles...
« Cinq ou six villages qui ont cru vivre en même temps des histoires indépendantes les unes des autres se sont en fait trouvés à crocheter, sans s’en apercevoir, une seule tapisserie que tu n’as pas cessé de déchiffrer depuis que tu fais profession d’écriture. Le petit Léon,
Yophie, Marijoli, Carlagne, le forgeron, Prudence, la femme du docteur... »
Mon cœur a fait un virage trop rapide et j’ai dû changer de posture dans mon fauteuil, dégager mes poumons pour les laisser pomper... et aspirer un air nouveau qui sentait le foin salé et les roses sauvages. Ma conteuse se berçait tout en enfilant les images qui enjambaient les saisons, parsemant le pays des odeurs et des sons dont Radi n’avait pas fini de dresser l’inventaire. Petit à petit, je trouvai la cadence et entrai à pieds joints dans la tapisserie.
...Je peux rester ?
Oui, Radi, tu peux rester. Mais tiens-toi tranquille. À partir d’ici, c’est mère Domrémy qui a la parole. Sache que tu as de la chance d’assister en première loge au déroulement d’une histoire complètement inédite et que tu cueilleras de la bouche même de la plus grande chroniqueuse du pays.
...Tu parles en grandeur.
Chut!
II
« Aujourd’hui, le dernier de classe en psychiatrie saurait mettre des mots savants sur le mal d’âme de Yophie. Mais au tournant du siècle, on était moins sophistiqué : Yophie était un démon. Et comme tout démon de son espèce, il sortait de l’enfer, c’est-à-dire de nulle part. Ce démon portait pourtant un nom, un patronyme et un sobriquet, comme tous ses compatriotes contemporains, mais personne ne mettait en doute que sa véritable origine dépassait de mille lieues et mille ans sa famille propre et prenait racine en un endroit que le plus hardi n’osait appeler par son nom. Mais tout cela, c’était du temps des charrues tirées par les bœufs, avant que Saint-Norbert ne connaisse le téléphone ou même la télégraphie sans fil. Impossible donc d’imaginer que la famille du dénommé Yophie ait pu envisager de faire traiter son démon. D’ailleurs, Yophie n’avait pas de famille proche. Il partageait les mêmes ancêtres que la moitié de la paroisse et le quart du comté, mais vivait seul dans sa maison à double cheminée, voisine de celle des Thibodeau, depuis la mort équivoque de sa seconde femme.
Ce décès avait bien sûr fait jaser. A une époque où les trois quarts des femmes mouraient en couches et le reste de tuberculose, une mort aussi subite que celle de cette seconde épouse, et qui suivait d’à peine trois ans la disparition non moins subite de la première, laissait planer une atmosphère nébuleuse sur un pays pourtant
habitué au mystère. Aujourd’hui, la loi pourrait exiger l’exhumation... Est-ce bien le mot juste? Toi qui pratiques le métier de la langue...
— Hm-hm, c’est juste, la loi exigerait de déterrer le corps.
— Mais pas question de s’adonner à un sacrilège pareil en ces années-là. Le dessous de la terre appartenait aux morts qui avaient le droit inviolable d’y reposer en paix. Quant aux vivants, ils devaient s’en partager la surface. Là, en dehors de la propriété de l’Eglise, aucune terre n’était sacrée. Et à l’époque comme aujourd’hui, au plus fort la meilleure part. Tu imagines bien que la part de Yophie finit par empiéter sur celle des autres à une vitesse insurpassable. Sauf sur le terrain des Thibodeau. »
«... Les Thibodeau, en trois générations, avaient réussi à défricher jusqu’à la dernière souche une terre de cinq cents arpents ; remplacer l’ancienne charrue à bois par une lame en acier ; planter des arbres fruitiers entre le potager et les champs de céréales. De sorte que du temps de notre histoire, les fils Thibodeau pouvaient aspirer chacun à un joli lopin de terre et les filles à un brillant mariage. Chaque année, l’un ou l’autre se rangeait. Hormis la cadette, Marijoli. Elle se maria, comme ses sœurs, mais...
— Elle épousa le forgeron Joseph à Benjamin à David.
— Ta mémoire est encore prime.
—J’ai été votre élève.
— Hé-hé. »
... Non, Radi, ne bouge pas.
« Certains prétendent qu’elle épousajos à Benjamin sur un coup de tête ; moi je dis que ce fut sur un coup de cœur. Mais allez savoir ! Et derrière les murs de mon couvent, je ne suis pas particulièrement équipée pour m’en aller vérifier. Surtout que tout ce brassage de sentiments se passait du temps que le siècle s’étirait encore les membres pour essayer de s’arracher à ses langes. »
... Mère Domrémy, le poète qui s’ignore.
« Donc Marijoli convole en justes noces et part pour Rogersville où Jos pratiquait son métier de maréchal-ferrant. À l’époque c’était un métier honorable et respecté, et aucunement en dessous de celui de cultivateur. Marijoli n’entrait pas en disgrâce par le seul fait d’épouser Jos, non, non... Mais on prétendait qu’elle aurait refusé une occasion de grimper encore plus haut. Un certain docteur ambulant avait cogné à la porte des Thibodeau durant trente soirs consécutifs, jusqu’à compromettre sa profession en s’attardant plus longtemps que de coutume dans une seule paroisse, et cela au détriment de Caraquet, Tracadie ou Shippagan. Au bout de trente jours, le médecin avait dû renoncer et disparaître à l’horizon. Et à l’automne, Marijoli épousait Joseph.
— Ce Joseph avait sûrement des charmes cachés.
— Cachés, sûrement. Parce que à l’extérieur, le forgeron sentait le cuir, crachait une salive noire de tabac à chiquer, avait la peau ridée par la chaleur de l’enclume. Mais apparence qu’il était l’homme le plus doux et attentif qu’on puisse imaginer. Marijoli avait-elle senti le besoin de se dégager d’une famille couveuse et trop amarrée à ses principes ? Mais alors pourquoi ne pas profiter du passage du docteur ambulant ?
—J’allais le demander.
— Si tu veux mon avis... »
Elle écarta les lèvres, se frotta le crâne, rit d’un seul œil et se tut. Elle n’avait pas d’avis. Ou refusait de le donner. À mon tour de pratiquer la science occulte de la télépathie. J’approchai mon front du sien et lui soufflotai sans ouvrir la bouche : Rogersville ?...
« Si tu veux mon avis, quelque chose attirait Marijoli à Rogersville.., » qu’elle enchaîna à la grande joie de Radi, encore loin de soupçonner sur quelle piste nous venions de lancer notre monture.
La religieuse en avait trop dit et chercha à se rattraper. Rogersville affichait mille supériorités sur Saint-Norbert : une voie ferrée reliée au reste du continent, une rue principale jalonnée de cinq ou six commerces florissants, une église dont le clocher à des milles à la ronde jetait de l’ombre sur tous les autres. Mais la conteuse se fourvoyait et savait pertinemment que Marijoli n’eût pas épousé Rogersville pour son clocher d’église. Elle savait, mais n’en laisserait rien paraître. Pas ce jour-là. Et j’ai compris que je ne rentrerais pas à Montréal tout de suite.
Mon phare était assez solide pour résister aux ouragans d’automne et ses fenêtres suffisamment calfeutrées pour me fournir un confort relatif. L’urgent pouvait attendre, je donnerais pour l’instant dans l’essentiel. Un essentiel que j’arrachais pourtant au compte-gouttes, deux ou trois heures à la fois, à une conteuse qui s’accordait le plaisir de faire durer le suspense jusqu’à en saliver d’expectative et me réduire à l’état de lave. Rien d’une sado-masochiste, mère Domrémy, ni d’une bégueule effarouchée qui sent partout l’odeur du soufre. Non. Elle ménageait ses effets, c’est tout, en artiste sûre de ses moyens et qui trouve autant de bonheur dans l’instant sublime de la création de l’œuvre que le témoin dans la contemplation de l’œuvre achevée. D’ailleurs, le conteur sent d’instinct que son œuvre n’estjamais tout à fait achevée : aussi longtemps qu’il raconte, l’œuvre est en progression ; dès qu’il s’arrête, elle fige ou se fixe dans une mémoire assez heureuse pour la capter sur le
vif. Je sentais mère Domrémy plus enfiévrée que moi, si c’était possible, mais s’imposant la plus grande violence pour garder son sang-froid. Je devais de mon côté conserver le mien pour ne pas laisser mon esprit battre une autre campagne que celle qui liait Rogersville à Saint-Norbert.
« De la vraie campagne, en effet, un profond arrière-pays, à l’époque où la grange triplait la taille de la maison, et la maison doublait celle de l’école. Mais au fond de ces campagnes... une Marijoli qui épouse un forgeron dénué d’allure et de caractère, avec la seule et secrète ambition de se rapprocher du village d’à côté ! Que pouvait avoir de si attirant ce coin de pays pour séduire l’une des plus belles créatures du haut du comté, sinon... »
Elle fait semblant de se lever, mais se réajuste au creux du fauteuil.
«... sinon une créature encore plus séduisante et qui allait faire chavirer, outre des cœurs, le pays tout entier ? »
Elle se détourne de moi, glousse, hoche les épaules pour bien me laisser entendre qu’elle n’accorde aucune importance à ce qui va suivre, que nous nageons en plein fait divers et que ni Yophie, ni Marijoli, ni Carlagne...
Voilà, le morceau est largué. Marijoli voulait se rapprocher de Carlagne. Nous sommes au cœur du triangle. Je plaque une main sur la bouche de Radi qui frétille de partout, je m’oblige à faire semblant de rien en regardant dans la même direction que ma conteuse qui regarde dans le vide, je ne bouge pas d’un cil. Va-t-elle parler ? briser le silence d’un siècle qui a plané sur une terre submergée par la pudeur et la moralité ? Comment aije pu imaginer qu’une religieuse voilée de pauvreté, chasteté et obéissance s’en viendrait allègrement me dévoiler le secret le mieux gardé du pays ? La nonne ne parlera pas, surtout pas à la seule de ses disciples qui fasse profession d’indiscrétion ; la nonne ne parlera pas, mais la conteuse...
Le soir tombe vite en octobre, et mère Domrémy est la plus couche-tôt d’une communauté qui va au lit de bonne heure. Si je veux lui arracher au moins l’amorce d’un récit qu’elle pourra étirer par la suite sur un temps indéterminé - je ne suis pas pressée - c’est aujourd’hui qu’elle doit casser la glace ; car jamais elle ne se retrouvera si près de la tentation, je le sens, Radi le sent, ne la laissons point nous échapper, pousse, Radi, pousse...
« Si Marijoli était la plus belle créature du haut du comté, Carlagne en était la seule. »
C’est parti. Démarré dans une formule comme mère Domrémy en détient le secret. Carlagne avait sur Marijoli la supériorité de l’unique sur le beau.
« En effet, une belle femme que cette Marijoli. Tout le monde qui l’a connue peut en parler. De taille moyenne, juste assez de rondeurs, la peau soyeuse et blanche, une bouche taillée fine, des yeux d’un bleu veiné qui avait l’air de prendre la couleur du temps qu’il fait et une chevelure de soie dont les vents raffolaient. Une splendide femme. Mais avec du caractère. Personne ne marchait sur les pieds de cette fille qui savait exactement où les poser. Tu comprends qu’avec un trésor pareil dans leur salon, les Thibodeau devaient ouvrir leur porte cinq ou six soirs par semaine. Tous les prétextes étaient bons pour entrer par hasard, pour cogner sans en avoir l’air, pour venir prendre des nouvelles. Et Pierre, Jean, Jacques, Télesphore ou Pacifique défilaient à la suite de François, Philippe, Albert ou Thomas à Gros-Jean. La mère Thibodeau n’en finissait pas de verser le thé, ou le père de passer le crachoir tandis que les sœurs aînées pomponnaient la benjamine et que les frères invitaient la visite à des parties de brasse-corps. Bras-le-corps comme le veut le dictionnaire. Mais entre nous...
— Continuez.
— C’est justement durant l’une de ces rixes qu’un certain Josué se serait démanché une épaule, apparence, et qu’on aurait fait appel au rabouteux. Le rabou-teux du coin était porté sur la bouteille, comme tout le monde savait, et ce soir-là, il n’était point en état de redresser autre chose que deux yeux disloqués au fond des orbites.
« Ç’adonne ben, qu’aurait dit l’un des garçons de la maison, le docteur errant est de passage au pays. C’était le fameux docteur ambulant qui, par-dessus l’épaule du malheureux Josué, croisa ce soir-là les yeux de Marijoli et décida du coup de passer le reste du mois au fond des campagnes de Saint-Norbert. »
Les sœurs aînées ne comprenaient rien à l’entêtement de la benjamine.
« Tu le trouves point de ton goût ?
— Un docteur, voyons, c’est pas de la paille.
— Tu devrais point passer à côté d’une pareille chance.
— Un docteur, ça court pas les chemins.
La mère dut intervenir avec un : « Laissez la petite tranquille » qui rendit la paix à la maison et à Marijoli sa liberté.
La liberté : la plus grande ambition de Marijoli. Pour aucun trésor au monde, elle n’eût renoncé à cette richesse-là. Elle voulait vivre comme elle l’entendait, et elle entendait vivre d’une manière qui ne figurait dans aucun code connu. »
Ma conteuse s’arrête. Comme si le sol avait bougé sous ses pieds. D’un seul œil, elle retourne à la fenêtre, laisse filtrer un léger hé-hé et me fait comprendre que si je veux rejoindre mon Fond de la Baie avant la nuit... Radi en suffoque. Mais je la calme. Je sais que nous reviendrons. Plus besoin de prétexte ni d’excuses, plus de détours, la pudeur a cédé sous la pression de la mémoire, les muses ont triomphé. Au moins jusque-là. Nous verrons si la nonne réussira à vaincre une conscience forgée par la Bible, le droit canon, la règle et le coutumier.
«Je t’ai parlé du caractère indépendant de Marijoli. J’oserais même dire son besoin de suivre ses seuls instincts, quels qu’ils fussent. Chez une autre personne, c’eût effrayé la famille qui en avait la charge. Mais Marijoli manifestait, malgré les saillies de son caractère entêté, une nature foncièrement bonne et saine. Gâtée mais point égoïste, déterminée mais sans jamais chercher à faire de mal à personne. Dans la vie courante, si on évitait de la contrarier, c’était la créature la plus souple et enjouée du village. Pourvu seulement qu’elle en fît à sa tête. Aujourd’hui, on serait porté à blâmer les parents qui avaient si peu d’emprise sur une fille de seize ans. Eh oui, seize ou dix-sept ans, pas plus. C’était jeune. Elle avait dû naître en effet autour de... de 18... »
Nous venons de reprendre le fil d’un récit suspendu pendant quatre jours, et déjà je sens ma narratrice qui patauge dans les dates de naissance d’un personnage qui n’est même pas l’héroïne de son histoire. Pas étonnant que la nonne s’attarde sur des détails que Radi et moi jugeons insignifiants : elle ne sait pas comment aborder la suite.
La voilà pourtant qui se décide d’un coup sec.
« On dit que c’était tard en mai, le temps des lilas qu’on appelait cette saison. Au pays, et à cette époque, le calendrier portait plutôt des noms de fleurs ou de fruits que des mois de l’année : le temps des foins, des pommes, des feuilles rouges, des roulis, de la fonte des neiges, des outardes, des lilas. Marijoli adorait les lilas, pour leur couleur, mais... encore plus pour leur parfum. Je ne t’ai pas parlé du nez de Marijoli ? »
Je fais non de la tête, et impose silence à Radi.
« Un nez tout à fait droit, apparence, juste assez long, pas du tout arqué ni... comment dit-on ?...
— Épaté ?
— C’est juste, un nez aux proportions parfaites. Et pourtant, quelque chose surprenait, les narines sans doute, comme si elles étaient trop grandes, plutôt trop ouvertes, toujours trop ouvertes... Je viens de commettre une faute impardonnable en présence d’une femme de lettres : deux adverbes cousus l’un à l’autre, ça ne se fait pas. »
... Ah si ! dans votre bouche, ça se fait, belle conteuse, ne bâillonnez surtout pas votre verve.
« Vous dites que ses narines trop ouvertes toujours...
— ... donnaient l’impression d’absorber le monde par le nez.
— Voilà qui est joliment dit. Continuez.
— Hé-hé. On dit que si le poisson apprenait à garder la bouche fermée... Tant pis ! On peut se perdre de bien des manières. Ce qui ne veut pas dire que Marijoli... De toute façon, Marijoli n’était pas plus responsable de son nez que de l’ensemble de sa belle personne. Le tout était de savoir ce qu’elle en ferait. Ou ce qu’en feraient les autres.
Une autre.
C’était donc du temps que les lilas répandaient leurs plus forts parfums. Marijoli ne cessait du matin au soir de tourner autour des arbres en fleurs, d’écraser entre ses doigts les minuscules pétales pour s’en couvrir les joues et se les enfouir dans les narines. On avait pris l’habitude de lui passer tant de caprice, qu’un de plus n’avait alerté personne. Aussi longtemps que la jeune fée trouvait plaisir à voltiger autour des lilas en fleurs ! Mais voilà, un jour les lilas dévoilèrent une fleur sortie d’un tout autre arbre, l’arbre... »
... du bien et du mal ?
Vas-tu te taire, Radi !
« ... l’arbre dont descend la lignée, par les femmes, des Marteau de Rogersville.
Carlagne. »
Enfin !
« Personne n’ajamais pu expliquer la présence de Carlagne ce jour-là à Saint-Norbert, un Saint-Norbert qui n’était pas lié à Rogersville par la voie ferrée, et encore moins par la mer. Elle avait dû venir en boghey, ou mieux, à dos de cheval. Car Carlagne était une cavalière chevronnée. On prétend même que sa monture broutait non loin des lilas, peut-être la jument était-elle en train de se nourrir innocemment des fleurs de Marijoli quand celle-ci reçut l’apparition. On n’ajamais voulu appeler autrement la vision qui frappa les yeux de Marijoli ce jour-là. Pour la première fois de sa vie, la jeune beauté se colletait à plus beau que son miroir. »
Mère Domrémy s’arrête, sort son mouchoir et le porte à son front, puis à ses poignets. J’aperçois ses mains moites. Je sais que la lutte que se livrent la nonne et la conteuse est dramatique, mais son combat personnel disparaît pour l’instant derrière celui qui s’entame à l’ombre des lilas. De toute façon, le temps joue en ma faveur : mère Domrémy ne m’échappera pas. Arrachons-lui d’abord le conte ; je garde la conteuse pour mes vieux jours.
« Vous disiez que la beauté de Carlagne dépassait même celle de Marijoli ?
— Ma tante Marie, qui les a connues toutes deux, a eu une formule plus juste pour les décrire : Marijoli, c’était la grâce incarnée ; Carlagne, le charme à l’état pur. Et moi j’ajoute un mot que ma tante Marie ne connaissait sûrement pas : le charme de l’androgyne. »
... Quoi c’est qu’elle a dit ?
Attends, je t’expliquerai.
... C’est quoi androgyne ?
Chut !
« Tante Marie était en mesure de juger, comme tu auras occasion de l’apprendre si je réussis à terminer mon histoire. Maisje crains, au rythme où nous allons... »
... Y a rien qui presse, accordez-vous tous les détours que vous inspire votre génie, ma mère, ne me passez aucun détail. Déjà, cette distinction entre le charme et la grâce est digne du meilleur romancier et je voudrais avoir connu la tante Marie.
« La rangée de lilas bordait le champ de trèfle, à la croisée des terres des Thibodeau et de celles de Yophie. Le jeune trèfle du printemps dégage un parfum encore plus envoûtant, si possible, que l’arôme des lilas. Marijoli, apparence, s’y roulait à s’en saouler des après-midi durant, comme un poulain encore sauvage. Lilas ou trèfle, une chose est certaine : Marijoli a reconnu Carlagne d’abord à l’odeur. Quand je dis reconnu, entendons-nous : elle ne la connaissait pas. Et ce jour-là, elle n’a pas pu reconnaître la femme sous l’apparence qu’empruntait de temps en temps Carlagne. La vision que reçut Marijoli entre les fleurs de lilas fut celle du plus beau jeune homme qu’une fille de seize ans pût imaginer. »
Ouf!
« Si fait, un homme. Carlagne - nous verrons comment ce goût lui était venu petit à petit - s’habillait volontiers en garçon pour chevaucher dans les champs, ou pour commander aux engagés de la maison, ou tout simplement pour décourager les courtisans trop assidus qui se battaient pour elle derrière la grange. Parce qu’il faut dire que si l’on cognait fort à la porte de Marijoli, chez Carlagne, on faisait la queue. Mais Carlagne avait une tout autre idée de l’homme que l’image qu’en montraient ces braves paysans en pantalon trop ample et bottes ferrées. C’est comme si cette femme sortie d’un autre âge avait entrevu le visage de l’homme éternel, une sorte de rêve que la réalité ne rejoint jamais mais qui ne cessera de hanter les cœurs insatiables. Carlagne était sûrement du petit nombre des élus qui n’ont pas réussi à combler le trou au cœur que leur a laissé Adam en mordant dans la pomme... »
Elle s’arrête sec et :
« Tu as tous les droits de rire si l’envie t’en prend. »
Continuez.
« Donc Marijoli a d’abord eu l’apparition de l’homme le mieux fait et le plus beau que la nature pouvait produire entre les champs de trèfle et d’avoine du haut du comté.
— Et ce fut le coup de foudre ? »
Elle éclate de rire.
« Le coup de foudre, accompagné d’éloèse, de grondements de tonnerre, et des mille tourbillons de la sorcière de vent. Le ciel se déchaîna au fond du cœur de cette ingénue qui avait dédaigné jusque-là les avances de toute une génération de jeunes mâles.
— Et quand elle apprendra son erreur...
— Erreur ?... »
Ma conteuse se tut. J’ai dû moi-même prendre le relais de sa pensée. Où était l’erreur ? Le chef-d’œuvre est-il une erreur ?
« De toute façon, même ma tante Marie n’a rien ajouté sur cette première rencontre des deux femmes. De sorte que je ne sais pas, pas même à l’heure où je te le raconte, à quel instant Marijoli a compris la véritable identité de Carlagne. Sûrement pas ce jour-là, en tout cas. Et si tu veux savoir comment la tante Marie a pu en connaître si long sur une rencontre en apparence sans autre témoin que les protagonistes... eh bien, c’est que justement, il y eut les protagonistes. »
Ici j’ai vu se rengorger, mais avec un grand effort d’humilité, une mère Domrémy qui venait de mesurer le bel effet de sa trouvaille.
« Voulez-vous dire que...
— Hm-hm... Marijoli elle-même, à la fin de sa vie, reviendra pour vider son sac... Tu sais, dans un pays comme le nôtre, on a l’habitude des cours d’eau avec ses embranchements, bifurcations, ramifications ; on sait que la rivière qui se jette à la mer sort d’un ruisseau jailli d’une source. Toutes nos histoires remontent à leur source, à la source même d’une unique et grande famille qui t’a transmis ton nom comme à moi, à Yophie, à Carlagne par sa mère, à Marijoli par un ancêtre du forgeron qu’elle épousera. C’est comme ça que tout finit par se savoir. »
Elle poussa un léger ricanement à mi-chemin entre la plaisanterie et la turlupinade, et :
« ... C’est comme ça que tôt ou tard tout finit dans les livres. »
Je lui rendis son rire sournois... et soufflai à Radi que je lui expliquerais plus tard le sens de « turlupinade ».
Je ne rentrais jamais à mon phare après le soleil couchant : d’abord parce que mère Domrémy, professeur à la retraite, avait des obligations communautaires ; de plus parce que je n’avais pas trop de mes veillées, surtout depuis que ma conteuse faisait appel à une deuxième narratrice, pour débroussailler les branchailles d’un récit qui allait s’amplifiant de jour en jour. Après cette petite phrase de rien « tout finit dans les livres » de la part de celle que j’avais cru leurrer, mes précautions devenaient ridicules et je décidai de laisser tomber mon dernier masque. Sans pousser la nonchalance jusqu’à prendre des notes sous son nez, je me promis de collaborer davantage à l’œuvre en gestation avec des questions, des corrections, des appels plus fréquents à
Radi. Je savais que l’enfant est le plus grand rival du poète, parce que l’un et l’autre, chaque matin, découvrent le monde pour la première fois. Les deux flagossent, sans peur de se salir, en pleine fange d’un inconscient qui ne leur appartient pas en propre. En traversant avec moi les zones troubles des interdits, Radi saurait enregistrer l’essentiel de l’histoire, même sans la comprendre, sans deviner que le peuple dont elle descend est tissé de fils de chanvre autant que de soie.
Mais le lendemain, Radi et moi avons dû nous résigner à patienter quelques jours. La portière du couvent me transmit le message que mère Domrémy souffrait d’une grippe assez maligne pour la conduire à l’infirmerie, mais que si je voulais parler à sœur Arthémise, l’infirmière...
« Elle est revenue de ses pays de mission ? »
Sœur Arthémise est cette infimière qui avait arraché à tant de grippes la pensionnaire que je fus, enduit ma gorge de teinture d’iode, versé une huile camphrée dans mes oreilles et brûlé mes omoplates avec ses emplâtres de moutarde forte. Je voyais la pauvre Domrémy souffrir sous le camphre et les emplâtres et j’étais tentée d’en appeler à la supérieure. Mais quand j’ai vu danser jusqu’à moi dans son ample jupe-maxi une sœur Arthémise qui m’allongeait deux bras qui ne sentaient plus du tout l’iode ou le mercurochrome mais l’eau de Cologne, je me suis dit que les infirmeries de couvent avaient dû suivre la même évolution que leurs infirmières, et que ma conteuse ne courait aucun risque.
« Rien de grave, ma sœur ?
— Une simple grippe. Mais à son âge... vous savez qu’elle est née à la veille de la Première Guerre ?
— Mère Domrémy n’a pas plus d’âge que n’en avait mère Jeanne-de-Valois sur son lit de mort. »
J’aurais voulu me mordre la langue au sang. Je venais d’avouer, devant Radi, que même les personnages meurent. Non, ils ne meurent pas, ils s’éteignent. J’en tremblai. Si mère Domrémy devait s’éteindre, partir avant d’avoir achevé de vider sa mémoire ? Allons ! une mémoire ne se vide pas, elle se déverse et, ce faisant, ouvre les vannes d’un réservoir inépuisable comme la conscience collective et immémoriale de l’humanité.
...Tu vas pas la quitter avant qu’elle ait fini son histoire, la Domrémy 1
La Domrémy ! Radi, quand même ! Mais t’en fais pas, elle a une de ces constitutions capables de voir tomber les chênes et s’effriter les montains.
« Racontez-moi vos aventures de missionnaire, sœur Arthémise. »
L’oiseau-babillard n’attendait que l’invitation. Et Radi a compris en même temps que moi que les histoires d’Afrique rapportées par une nurse dénuée de style et de vision n’allaient point enrichir notre bagage littéraire. Je me désintéressai vite des récits de dispensaires dans des pays qui nourrissaient pourtant la plus pure et ancestrale tradition des griots, ces conteurs du Sénégal ou de Côte-d’Ivoire. Sœur Arthémise a pu passer dix ans à côté des griots sans voir autre chose que des vieillards atteints de sclérose ou de lumbago. Tandis que mère Domrémy a su découvrir nos griots sous la peau d’une vieille tante Marie.
... Allons la voir à l’infirmerie.
Non, Radi. Tiens-toi tranquille.
... Bah!
Le soir, enveloppée jusqu’au nez dans une couverture de laine à carreaux - je n’oserais jamais en présence de Radi lui donner son nom de plaid -, carguée dans ma chaise longue que j’approchai de la cheminée... ...la maçoune...
... d’accord, Radi, la maçoune...
...je laissai vagabonder ma mémoire où dansaient avec frénésie des images d’Afrique et de mort... dont l’association fit surgir un visage qui noya tous les autres.
Je ne pouvais taire plus longtemps le nom d’Horace. Et sans ménagements, j’ai tout dévoilé à Radi. Horace a suivi les traces de son destin que tout le monde avait dessiné pour lui, missionnaire plus missionnaire que sa mission, sans pourtant se laisser dévorer par les lions d’Afrique, selon ses rêves de petit Don Quichotte en culottes courtes, mais par les amibes qui ont mis trente ans pour avoir la peau de ses intestins. Une nuitj’ai rêvé que je me préparais à écrire le roman d’Horace : je me demandais même comment j’avais pu ne pas y penser plus tôt. Toi, Radi, qui connais ton frère mieux que personne, tu sais qu’il est déjà un tel personnage qu’au départ il embarrasserait le plus habile des romanciers. Par quel bout commencer Horace ? Tout en lui est bout à bout, bout-ci, bout-là.
... Bouciboulà ! V’ià que tu vas forter dans la crasse des vieux mots.
Je te dirai que les vieux mots ne sont pas de la crasse. Et puis pour raconter Horace, j’aurais besoin de mots qui n’existent même pas. Une telle contradiction dans un seul homme ! Sous des dehors d’une totale indifférence, il est celui qui a compris le plus de choses incompréhensibles.
... l'passe son temps à faire enrager.
Il passe sa vie à courir après l’inaccessible.
... l’brise mes affaires.
Il cherche à refaire le monde inachevé.
... l’court tout le temps partout en bousculant tout ce qu 'y a devant lui.
Il repousse constamment les murs d’un univers trop petit, trop étroit, insaisissable. Tout en lui est plus grand que nature : les défauts, les qualités, les vices, les vertus, les travers, les phobies qui flottent dans un humour enfoncé au plus creux de la gorge mais qui éclate comme une rose au soleil. Le paradoxe ! Il a eu une prodigieuse, singulière et longue vie. Horace jusqu’au bout. L’Afrique, bien sûr, il était né avec. Impensable d’imaginer Horace hors de l’Église, mais impossible de l’imaginer dedans. Il était le contestataire de lui-même. Je l’ai surpris un jour en train d’égrener son chapelet, lui, l’objecteur de Dieu et son père ! Ce serait plus facile de saisir entre ses doigts l’eau de la mer que l’âme d’Horace. Jamais je ne réussirais à en faire le tour. C’est ce qui le rendait si attirant, si séduisant...
Elle vient de comprendre. Ce plaidoyer pour Horace était son oraison funèbre. Ne pleure pas, Radi, il était assez vieux pour mourir, selon tes calculs à toi. Même si l’âge, à mon âge, n’a plus le même âge... Laisse tomber, je sais que tu ne peux pas comprendre. Mais Horace, lui, avait compris. Et toi, malgré tout ce que tu en diras... C’est pas pour rien qu’on t’a surnommée Radi-la-pire-qu’Horace. Toi seule aurais pu le raconter. Car le roman d’Horace devrait s’écrire en points d’interrogation, d’exclamation, de suspension, s’écrire en italique. A la fin, les mots viendraient à manquer. Je voudrais être peintre, mais le portrait d’Horace se rapprocherait trop de la caricature. Horace en musique ?... Un cri.
Requiescat in pace.
J’entends un sanglot s’engotter dans sa gorge :
... Dors en paix, Horace-ma-face-ta-face-sa-face...
Le lendemain, à l’heure du coq :
... Allons faire un tour du côté du cimetière. Comment ? Pourquoi le cimetière ?
... Viens, je veux savoir.
Non, Radi, chaque chose en son temps. Tu en sais déjà assez pour ton âge.
... De toute façon, j’ai deviné.
Je connais tes dons de devineresse. Tu as trop fréquenté l’attique de la vieille Lamant et la hutte de cette sorcière de Prudence.
... Prudence ?
Eh bien oui, Prudence repose là, non loin de sa rivale ; les deux vieilles doivent se parler souvent d’une tombe à l’autre. S’entretenir sur le sort du monde dont elles se sont si joyeusement moqué durant quasiment cent ans. Dis-moi, Radi, Prudence... tu n’as pas entendu mère Domrémy la nommer l’autre jour, au nombre des figurants de... ?
Hâtez-vous de vous remettre de votre mauvaise grippe, mère Domrémy. Radi et moi avons des fourmis dans le cerveau.
III
« Excuse-moi de t’avoir fait faux bond durant trois jours consécutifs. C’était une grippe de rien, mais il n’y a pas pire tyran qu’une religieuse-infirmière : vieil atavisme d’hospitalière qui remonte au temps de la colonie... Avec tout ça, je sais même pas où j’en étais rendue.
— À Prudence, la sorcière du bas de la traque de Bouctouche. »
Ses quatre doigts sont restés supendus au-dessus du crâne, tandis que son œil fouillait les dernières feuilles du chêne qui trône au mitan du jardin. Mon audace l’avait complètement déboussolée et j’ai craint pour un temps d’avoir brouillé mes meilleures cartes.
« Prudence ? Non. Prudence arrive bien plus tard. Je crois que je t’ai laissée dans un champ de trèfles entre la propriété des Thibodeau et celle de Yophie. »
Elle avait retrouvé la piste. Je pouvais respirer.
« Un chien n’avait pas l’odorat plus fin que notre Marijoli. Et apparence que l’odeur de Carlagne précédait de quelques secondes son apparition. D’ordinaire, une odeur qui annonce quelqu’un n’annonce rien de bon. C’était pas le cas pour Carlagne. Personne, pas même ma tante Marie, n’a jamais pu me décrire ce parfum-là. Tout ce que j’ai retenu, c’est que Carlagne
dégageait un arôme qui l’embaumait de partout... Hé-hé ! pas sûr que cette expression-là soit une trouvaille. »
Allez, allez !
« Disons que son charme tenait autant à cette auréole parfumée qui l’enveloppait de la tête aux pieds qu’à la perfection de son visage et de sa personne. Là, pourtant, je dois préciser. Le visage de Carlagne, selon le canon grec, viendrait derrière celui de Marijoli. On a trop parlé de son nez pour ne pas l’imaginer proéminent. Quoique parfait, il ne se faisait pas oublier, apparence. Sa bouche était grande, ses joues hautes, ses sourcils toujours en mouvement sur des yeux... Ah ! là, reculez, tous : les yeux de Carlagne n’étaient ni de la biche, ni du chat persan, ni de la chouette qui perce la nuit, mais des ancêtres communs à toutes ces bêtes qui nous ont précédés dans l’évolution. On a dit de Carlagne que son regard oblique était droit ; son œil fendu rond comme un soleil ; ses paupières lourdes plus agiles que ses lèvres qui pouvaient pourtant se passer de dire ce que ses prunelles avaient déjà exprimé. Mais on a dit tant de choses ! Le paradoxe Carlagne lui venait sans doute d’une mixture héritée de milliers d’années de croisements de tant de races différentes que... »
Le souffle lui manque. Elle fait semblant de tousser, mais je devine que son étouffement lui vient de l’âme, non des poumons. Engottée par la pudeur.
... La pudeur, ça engotte ?
Tu dois comprendre, Radi, ce que représente la pudeur chez une femme née en 1913, en haut des champs de Rogersville, et qui entre adolescente au couvent. Une femme qui risque pourtant d’ouvrir un chapitre de la chronique que j’avais cru effacée de la mémoire collective. Tu te prépares à entendre l’histoire d’amour la plus merveilleuse mais la plus épicée qu’a connue le pays des côtes, et racontée par une religieuse de quatre-vingt-cinq ans. Tu t’imagines ? Laisse-lui reprendre son souffle.
«Je ne sais pas si tu partages mon avis là-dessus : pourtant ça me plaît de penser que certaines personnes ne sortent pas de leurs parents immédiats, mais directement des mains du Créateur ou bien tout droit d’une lignée qui ne se serait point donné la peine de... Mettons Carlagne : comment s’imaginer que le village de Rogersville, qui venait tout juste de s’arracher à cent ans de réclusion dans les bois, à la fin du siècle dernier, ait pu produire une Carlagne capable de rivaliser en beauté et séduction avec les Cléopâtre, Hélène de Troie ou l’Héloïse d’Abélard ? Je me figure notre héroïne née du couple Tristan et Yseult, par exemple, ou Pyrame et Thisbé. Un amour impossible qui, un millénaire ou deux plus tard, donne son fruit... V’ià que la vieille divague. C’est toi qui me fais me fourvoyer dans les pires chimères. Y a pas plus folle que la folle du logis. L’histoire vraie est sûrement plus simple ou banale que ça.
— Simple, j’en sais rien, mais banale, non. La vie de Carlagne, pas plus que celle de Yophie, ne peut être banale. N’ayez pas peur, mère Domrémy, rien de médiocre ne saurait sortir de votre bouche. Vos dons de conteuse feraient jaunir d’envie bien des écrivains que je connais.
— Et je sais que tu en connais plusieurs. Sache pourtant que je ne suis pas complètement sûre de me souvenir des faits tels que me les a rapportés ma tante Marie. J’ai de la difficulté à me rappeler où j’ai laissé ce matin mon paroissien. »
Je veux protester mais...
«Je sais, je sais. À mon âge, on a meilleure souvenance de l’avant-guerre que de l’avant-veille. Mais il s’agit pas seulement de mémoire. Là-dessus je ne suis pas trop dépourvue. Il s’agit point de mémoire. »
Elle s’arrête. J’attends.
« Carlagne a connu un genre de vie auquel nos côtes n’étaient pas habituées. Mais que voulez-vous ! Après cent ans, il fallait bien sortir du bois. Et sans des Carlagne, Yophie...
Yophie n’était point non plus né de père et mère connus. Même s’il portait le nom de ta famille et de la mienne. Si j’osais, je dirais qu’il sortait de quelque légende ou roman de chevalerie. Faut un monstre pour faire une belle histoire, n’est-ce pas ? Et nous sommes un peuple de belles histoires, avec un goût prononcé pour l’épopée. Yophie, s’il avait vécu du temps de Charlemagne, c’était Ganelon. Sombre de peau, de cheveu, d’œil, noir de l’âme. Comme si ça ne lui suffisait pas de battre ses femmes, il lui fallait les anéantir. Ce qui ne fut jamais prouvé, remarque bien. Et on n’enferme pas quelqu’un sur des suppositions. Tout au plus, on a le démon à l’œil. A l’œil ! hé ! On garde à l’œil un démon peut-être, mais pas un chat-cervier.
Le pire, c’est que le chat avait belle pelure ! Demandez-le à ma tante Marie qui l’a connu de près. Mais ma tante Marie peut reposer dans sa tombe, j’ai fini de lui arracher ses derniers secrets. Pourtant, jusqu’à son lit de mort, elle n’a cessé de me répéter que Yophie était l’homme le plus séduisant, le plus captivant qu’elle eût approché. Et je te dirai plus loin qu’elle l’a approché de très près !
— La tante Marie était de Rogersville ?
— Née à Rogersville, mariée à Saint-Norbert. Mais veuve de bonne heure. Or dans un village aussi clairsemé que Saint-Norbert, tout le monde se dit voisin. Voisins, par exemple, les Thibodeau et Yophie. De chaque côté d’un vaste champ de trèfle. »
... C’ti-là ?
Bouge pas.
« La tante Marie avait vingt ans de moins que Yophie, mais environ quinze de plus que Marijoli. Ce qui fait que Marijoli avait grandi sous la terreur de croiser le Barbe-Bleue entre les pommiers ou les lilas. Je ne crois pas pourtant que Yophie s’en serait pris à une enfant. Il n’avait pas besoin de ça. »
Elle s’arrête pour rougir. Puis reprend :
« Apparence qu’y a jamais manqué de femmes pour s’approcher de la maison aux deux cheminées.
— C’est les deux cheminées qui les attiraient ? »
...............!
Elle plante ses yeux dans les miens, et nous rions ensemble.
« L’une de celles-là s’appelait Carlagne ? »
Elle lève un bras et me montre le plat de la main. « Tu vas trop vite. Le jour où Carlagne apparut à Marijoli dans le champ de trèfle ou les broussailles de lilas, elle ne serait pas venue pour Yophie, selon ma tante Marie, mais pour porter à Doce Thibodeau un message de son grand-père, Pierre Marteau. »
... Marteau ?
Radi glousse.
« En réalité, ce Marteau était un Maillet, de ta parenté et de la mienne aux sixième et cinquième degrés. Je t’ai dit que par sa mère, Carlagne avait du Maillet. » ... Du Marteau !
Vas-tu te taire !
« ... Mais je t’ai dit aussi que la vraie lignée de Carlagne remontait à la sortie du paradis terrestre. » Pas un mot, Radi !
La conteuse prend son souffle et :
«J’imagine fort bien cette femme se dérouler de l’arbre de la connaissance et venir offrir sa pomme à... à Marijoli. »
Le silence qui suivit se prolongea durant de longues minutes. Je n’osais ni remuer la bouche ni cligner des yeux, pour laisser à son point d’orgue tout le loisir de faire ses ronds jusqu’au tréfonds de ma mémoire. Et puis j’avais besoin de comprendre. Je suppliai la voyante de vieille Lamant de m’aider, par-delà le tombeau, à lire entre les lignes. Carlagne avait tendu la pomme à Marijoli ; Marijoli venait d’exposer sa beauté toute nue au charme, à l’envoûtement, au sortilège de Carlagne. Je compris que ma nonne n’en dirait pas davantage ce jour-là sur notre héroïne ; qu’elle tenterait plutôt de faire diversion avec un exposé des plus tordus sur les liens de parenté entre les branches aînées et cadettes d’un même arbre qui n’avait plus rien à voir avec celui de la connaissance du bien et du mal. Autant la laisser se reposer et laisser à Radi une nuit complète pour digérer une nouvelle page de la petite histoire que j’avais cru si bien connaître !
Je rentrai juste à temps pour surprendre ma voisine de phare en train d’épingler un bout de papier sur la porte de ma tour.
« Ah ! vous v’ià ! Comme vous répondiez point au téléphone, on m’a appelée pour vous donner le message. De Montréal. Je sais ben pas comment ils avont eu mon numéro.
— Excusez-moi, Flora, mais j’ai cru pouvoir me permettre...
— Sans façon, sans façon, faut pas vous gêner. J’ons point tous les jours des téléphones de Montréal. Tenez. J’ai essayé de noter tout ce qu’ils m’avont dit. Excusez l’écriture. »
J’excusai l’écriture, l’orthographe, la syntaxe, mais pas le message. Me rappeler pour si peu ? Cette fois je ne céderais pas. L’histoire de La Fondation canadienne du rein pouvait s’écrire sans moi, mais point celle de Carlagne. Flora me vit déchirer le message qu’elle avait mis tant de cœur à rédiger et... j’ai eu honte. J’ai bafouillé, trébuché et choisi la pire excuse :
« Vous pensez pas, Flora, qu’y a des choses plus importantes dans la vie que des dîners-bénéfïces pour la recherche sur les maladies du rein ? »
Elle eut un drôle d’air. Je ne comprendrai que des mois plus tard sa réaction, quand on m’apprendra sa mort d’un cancer du rein. Ma mère, Pélagie, et maintenant ma voisine Flora ! Ce que la conscience collective d’un peuple doit peser lourd dans les reins de la femme acadienne pour ronger le ventre des meilleures d’entre elles avant la fin de leur ménopause ! Je les revois l’une et l’autre dans les champs de petites fraises, penchées sur une nature qui répondait en secret à leur discours prophétique. Flora, comme Pélagie, comme Virginie, était si attentive au moindre frisson d’un fruit sauvage qu’elle le cueillait sans le couper de sa tige, l’enfouissait au creux de sa paume, lui parlait comme à l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. Une vie concentrée et vieille de milliers d’années, à cet instant, germait dans l’ovule d’une fraise des champs. Et Flora pouvait rêver pour un fruit, un gland, un chaton, une destinée qui ne s’éteindrait pas avec sa vie. Sans avoir jamais étudié les lois de la physique ou pénétré dans les méandres de l’évolution, elle savait d’instinct que rien ne meurt définitivement. Et elle continuait à remplir son panier de petits fruits en leur garantissant un bel avenir.
« Vous savez mieux que moi, qu’elle me dit, ce qu’y a de plus important pour vous. Moi j’ai rien de plus pressant aujourd’hui que mes citrouilles. Par rapport que la Hallowe’en s’en vient et que les enfants allont passer aux maisons. »
Je recollai assez de bouts du message pour composer le numéro de téléphone et arriver à un compromis avec La Fondation canadienne du rein : je ne me rendrais pas à Montréal mais à la ville loyaliste de Saint-Jean pour défendre une cause qui soudain m’interpellait. Pélagie, Virginie, et Flora, sans le savoir encore, parleraient par ma bouche.
J’ai raconté à mère Domrémy ma visite éclair à Saintjean, avec bien des précautions pour lui avouer que ma mère et Pélagie à cette occasion avaient dû faire leur plaidoyer en anglais.
« Les morts et les mourants ne s’embarrassent pas de ces riens », que j’entendis sans en croire mes oreilles.
Elle, le champion de la culture nationale, traiter la langue de rien !
Elle a dû me sentir, je l’ai vu à ses doigts qui ont cherché à rattraper une poussière invisible.
« Qui dit si, rendue là, moi qui passe pour la fanatique de la défense et illustration de ce que tu sais, j’aurai point d’autres préoccupations. Dieu qui sonde les reins et les cœurs...
— ... nous rappelle de temps à autre que nos reins ont gardé le souvenir d’une étape de notre histoire où nous parlions la langue des cavernes.
— Bien dit. La seule chose, c’est que les Anglais devraient s’en souvenir aussi.
— Hm, hm. »
Nous avons partagé un gloussement qui donnait le même message. Puis je me suis dit que les conteurs, chroniqueurs ou romanciers n’avaient pas de message pour personne, mais une vision d’un présent si large que le passé et l’avenir s’y noient. Je cherchais par des phrases de ce genre à remettre mère Domrémy sur les rails sans la brusquer. Je connais juste assez le métier pour me méfier des formules ampoulées. Et je connais l’originalité de cette femme qui m’a enseigné durant six ans à ne pas confondre les choux et les carottes, et encore moins les univers de ceux qui les racontent.
Racontez, mère Domrémy, j'écoute.
... Moi itou.
Tiens ! j’allais l’oublier, celle-là.
« Faudrait pas prendre à la lettre les réflexions dont je poivre un petit brin mon récit. Mais je te connais : si y en a une qui saura faire la part de la réalité et de la fiction... Non pas que je cherche à inventer, c’est toi l’artiste, pas moi.
... Ah çà... !
— Mais je crois bien que c’est impossible, après quatre-vingts ans, de garder la mémoire indemne de toute contamination. On a eu beau me décrire cent fois Carlagne, me rapporter dans le détail la rencontre des deux femmes, je n’arrive pas à me défaire de certaines images... certaines images nées d’abord dans mon cerveau d’enfant, puis revues et augmentées par les superbes narrations de ma tante Marie. »
Ma main droite pour avoir connu la tante Marie !
« Et elle-même m’a avoué un jour qu’à la fin d’une vie, au lieu de diminuer, la mémoire s’amplifie, découvre des recoins d’histoires que l’histoire a oubliés, peut-être fait-elle se rejoindre des pans du temps que le temps n’a pas vus passer. Allez savoir ! Tout ce que je peux dire, c’est que la mémoire ne loge pas que dans la tête. Je sais, par exemple, que pour me rappeler certains événements, je dois faire appel à des associations d’odeurs, des sons oubliés, des mots que je n’ai jamais appris à prononcer, comme « dumeshui » ou « décalventrailler ». Je ne sais même pas qui m’a planté ce mot-là dans les ouïes, je sais seulement qu’il réveille en moi l’image d’une poitrine à moitié découverte et que, de fil en aiguille... »
Eh oui ! de fil en aiguille, nous voilà revenues à Carlagne qui toise de très haut Marijoli. Ma conteuse, sans me l’avouer, exigeait de moi le même exercice d’assemblage du casse-tête que la tante Marie lui avait imposé. La tante Marie n’avait pas dû tout dire, ni à une enfant, ni plus tard à une religieuse coiffée de chasteté. Je n’avais d’autre choix que de me livrer à la gymnastique de compléter les phrases, préciser les mots, en moi-même ou à haute voix.
« Quand vous dites « charmer », mère Domrémy, est-ce dans le sens acadien du mot « tchômer », jeter un charme ? ou simplement enjôler, séduire ?
— Tout ce que l’histoire rapporte, c’est qu’à partir de ce jour-là, Marijoli s’est mise à se moquer des hommes qui se pâmaient pour elle. Bien sûr, y en a qui ont accusé Carlagne de sorcellerie. Tu penses bien qu’à l’époque, on n’aurait pas osé appeler n’importe quoi par son nom.
— N’importe quoi ?
—Je sais à quoi tu penses, et tu as raison : l’amour n’ajamais été n’importe quoi. Personnellement, je crois que la femme que Marijoli a aimée, aimée à la folie, dépassait Carlagne. D’abord elle a cru aimer un homme ; puis par le temps qu’elle eut compris...
— Il était trop tard.
— C’est malaisé à dire. Je suis d’avis que certaines créatures qui ont fait leur apparition çà et là dans l’histoire n’étaient pas forcément définies par leur sexe. Elles étaient, comment dire, au-dessus de ça. C’est malaisé pour moi, tu dois bien t’en rendre compte, d’analyser un phénomène qui appartient à la psychologie des profondeurs. Même Freud... mais je vais pas me lancer là-dedans, sois sans crainte ; on a quand même au pays le sens du ridicule. Mon idée, si je devais la résumer, c’est que Carlagne représentait une sorte de parangon de l’être humain... la personne dans son intégralité. Et à ce titre, elle serait le prédateur de bien des cœurs. Le charme à l’état pur... n’a plus de sexe... Mais où diable est-ce que j’ai été chercher ça ? »
Elle se leva d’un bond, que sa robe en perdit tous ses plis.
Elle avait osé plus que je ne pensais. Elle pouvait s’arrêter et retourner à la fenêtre contempler le grand chêne qui faisait de l’ombre à la moitié du jardin.
J’avais posé les deux mains sur les oreilles de Radi. Mais il lui restait les yeux et les narines, juste assez de sens pour s’emparer du mystère nouveau qui flottait à l’intérieur des murs du couvent et en tirer ce qu’elle pouvait.
... Carlagne, c’était une manière de Mimo ?
La vérité en pâture aux enfants ! Ceux-là ne font pas tant de façons. Je ne pouvais pourtant pas me plaindre de ma nonne qui affrontait les tabous avec une audace que je ne lui connaissais pas. Après ça, j’étais sûre que Radi et moi allions devoir calfeutrer les dernières fenêtres du phare. Car j’étais bien résolue à y passer l’hiver.
Radi n’en demandait pas plus. Un phare ! et en plein Fond de la Baie, le paradis de ses glorieux étés ! Les étés d’avant la maladie de son père qui devait bouleverser les meilleurs jours de la famille. Mais du temps du Fond de la Baie, durant le retour à la maison grand-paternelle, Radi entrait au paradis terrestre pour quarante-huit heures. Elle les avait comptées. Même en dormant, elle les comptait : ne pas en perdre une, chaque seconde de Fond de la Baie était du bonheur concentré, de l’extase dont elle nourrirait le restant de son année. Or voilà que devenue grande, elle y avait droit pour la vie.
Le Fond de la Baie pour soi toute seule, et dans un phare qui nous appartient, tu te rends compte...
... tu te rends compte ?... tu dis rien ?
Je ne dis rien parce que... Ecoute bien, Radi, que je t’explique certaines vérités que tu comprendras bien plus tard.
Hélas ! plus tard, il sera trop tard. Radi ne sera
plus.
Comment lui dire que je vois se réaliser presque tous ses rêves, mais qu’elle ne peut plus y goûter ? La vie est injuste qui m’offre à moi qui n’en ai plus envie les fruits exotiques qui ont tant fait saliver l’enfant. Les rêves se réalisent toujours trop tard, au moment où ils ont perdu leur éclat. Le halo qui couronne le rêve de mystère s’estompe à mesure qu’on s’en approche et ne laisse plus voir que sa banale réalité. Un phare qu’on habite perd un peu de sa magie.
J’aurais voulu, comme toi, entrer dans le prochain millénaire en bas courts et jupe en haut des genoux. Si seulement je pouvais te prendre sur mes épaules pour te laisser voir au-delà de l’horizon le plus loin possible ! Je cherche tous les matins à troquer mes yeux contre les tiens, à retrouver ton âme au fond de la mienne pour mieux conjurer la grande peur de l’an 2000.
... De quoi t’as peur ?
De perdre le sens du merveilleux.
... Tu déparles.
En effet.
... Et t’es dans les patates.
En rajoute pas.
... C’est l’âge qui te fait ça ?
Peut-être bien.
... Mère Domrémy, elle est-i’pas pus vieille que toi ?
Elle pourrait être ma mère.
...Et Prudence, ta grand-mère. Et pourtant, ces deux-
là...
Dis-moi, Radi, Prudence... d’où vient Prudence ? Ou la centenaire Ozite ? D’où sortent ces vieilles ratoureuses-moqueuses-diseuses-de-bonne-aventure qui pointent le nez si effrontément entre l’imbroglio de fils d’araignée qui m’encombrent le cerveau ? Des fils qu’elles tissent elles-mêmes en broyant la membrane gélatineuse de ma moelle épinière. Je les vois qui embrouillent à plaisir mes rêves et mes désirs, mes pensées, mes souvenirs, ma mémoire et mes prémonitions.
... Parle ma langue, si tu veux que je comprenne.
Merci. Que vient faire Prudence dans l’histoire de Yophie et de Carlagne ?
... Prudence, c’est une voyante. Mais c’est pas y elle qui raconte.
A moins que Prudence... Ai-je bien entendu mère Domrémy insinuer que Yophie serait mort centenaire en bas de la traque ? C’est petit, le bas de la traque, Prudence a dû le connaître. Le connaître et le fréquenter.
... Faut parler à Prudence.
Tu oublies que Prudence est enterrée pas loin de la vieille Lamant, de Thaddée et de tes père et mère.
... Quoi c’est qui t’empêche de carrément le demander à la Domrémy ?
La conteuse prend son temps, t’as pas remarqué ? Elle n’est pas rendue à... Où vas-tu, Radi ? Radi !...
...Je m’en vas parler moi-même à Prudence.
Je n’ai pas eu d’autre choix que de la suivre. Au cimetière. A l’heure où le soleil d’octobre vient faire danser les noms et les dates sur les tombes. 1918-1993. Je voudrais contourner cette pierre, mais Radi ne me lâche pas.
... Ça dit Sophie, ça dit Sophie !
Si fait, Radi, Sophie.
... On me dit rien à moi ?... Et les autres ? Geneviève, Anne, Céline ?
Non, pas d’autres.
... Léopold, Pierre ?
Non.
Elle huche :
... Et moi, et moi, je suis-t-i’ là itou, moi ?
Non, Radi, nous, on n’est pas encore là.
Je la vois si affolée que je la serre dans mes bras et l’entraîne de force dans le vieux cimetière, du côté de Prudence. Comme je m’y attendais, la curiosité chez elle l’emporte sur la peur ou tout ce qui s’appelle sentiment. Elle se dégage de moi et saute à pieds joints dans le foin sauvage qui cache la moitié de la croix de bois. Puis elle s’arrête. Penchée sur un carré de terre envahi par les ronces, elle murmure et chuchote et grimace. Je voudrais entendre, mais un temps trop long nous sépare. Radi me cache encore tant de choses !
J’ai conscience que je n’aurai jamais fini de l’apprivoiser.
En attendant, je l’emmènerai chez mère Domrémy.
IV
Plus de soixante kilomètres séparent le phare du couvent. En route, j’aurai tout le temps de répondre au jacassement d’une Radi qui se délecte de sa position au volant d’une décapotable - son rêve !
Non, Radi, on n’ouvrira pas le toit en plein mitan d’octobre.
... Mais c’est l’été des Sauvages.
C’est vrai, l’été des Indiens. Le soleil nous l’a annoncé dès ses premiers rayons sur une mer qui se trémousse sous les chatouilles et s’en vient rigoler sur les cailloux bleus et mauves qui jalonnent le sable encore chaud. Si j’osais, je plongerais une dernière fois dans cet océan qui se donne des airs de dame empesée. Ce n’est pas le moment, mère Domrémy est une lève-tôt.
En passant devant la maison de l’enfance à gauche de l’église, je ralentis. Je m’arrête deux secondes pour aspirer l’odeur du tremble où pendait l’escarpolette...
...La galance.
Va, va, la galance. Le chêne chargé de glands, les hêtres, les peupliers...
... On va même pas sauter dans les feuilles ?
Même pas, tais-toi, Radi. Les feuilles tombent chaque automne, mais l’automne qui vient, où seront rendues mère Domrémy et son intarissable mémoire ? Pas de risque à prendre. Hop ! en voiture.
... Des feuilles jaunes et rouges qui revoient au vent.
Il ne vente même pas, tu triches.
... Y en a partout dans la cour d’en avant. Tu te souviens vraiment de rien ?
Je me souviens de tout. Les feuilles qu’on ramasse en tas...
... qu’on empile en muleron pour jouer à l’ours...
... et l’ours caché sous le tas qui sort soudain pour dévorer le premier qui frôle son nid de feuilles. Et voilà le dévoré devenu à son tour dévorant. Le plus beau jeu inventé par les primitifs et qui a traversé les temps jusqu’à nous.
... Cache-toi, j’arrive !
Et Radi me jette à la figure une brassée de feuilles encore humides de rosée qui m’arrachent à ma rêverie. Remonte, que je dis à mon tyran, au couvent !
En route, je veux préparer Radi aux multiples surprises qui l’attendent. Mais l’enfant est bien trop occupée à apprivoiser une vraie voiture, celle que j’ai ramenée de Montréal, elle qui depuis ses cinq ans apprend à conduire deux caisses d’oranges montées sur des roues de carrosse de bébé. Brrr, brrr !... qu’elle fait en tournant inlassablement son couvercle de gallon de saindoux. Elle adresse à Robert-le-bout-de-diable la plus formidable grimace du haut de son siège de cuir fauve. Elle est là, projetée dans sa vraie vie, des décennies plus tard... des décennies plus tard... Elle est donc grande ? Ses rêves, elle ne les réalisera vraiment que... Elle songe aux vilaines prophéties qu’elle a entendues hier : « Les rêves se réalisent toujours trop tard, au moment où ils ont perdu leur éclat. »
... Je joue pus !
Pour la distraire, je lui rappelle que mère Domrémy passe quatre-vingts. Et plus des trois quarts de sa vie se sont déroulés derrière les murs, n’oublie pas. Elle a été professeur, d’accord, étudiante à Rome et à Paris, déléguée à de nombreux colloques ou sociétés savantes ; mais religieuse avant tout. Non, avant tout, je t’ai dit que mère Domrémy avait l’âme d’une paysanne. Je corrige : d’abord et avant tout, elle est un témoin. Dans les temps bibliques, on l’eût appelée prophète. Plus tard, visionnaire. On est plus modeste au pays : on dit conteur. Radi en oublie l’ours caché sous le tas de feuilles. Un beau conte vaut tous les jeux.
«Je t’attendais. »
Bien sûr, vieil atavisme de professeur qui commence à compter les secondes de retard cinq minutes avant l’heure du cours.
« C’est qu’aujourd’hui, j’ai des nouvelles fraîches pour toi. »
Mais je n’en veux pas de ses nouvelles, je veux la suite de la rencontre Carlagne et Marijoli.
«J’ai fait un bout de veillée chez sœur Diogène, hier soir. Malgré ses quatre-vingt-dix-huit, elle est encore en pleine forme. Elle ne voit quasiment plus, n’entend pas très bien, voyage en fauteuil roulant, mais l’esprit est clair. »
Voilà ce que mère Domrémy qualifie de pleine forme : l’esprit clair. Attendons voir.
« Il me manquait quelques petits éléments concernant la soirée de noces de Noémi, la propre sœur de Carlagne. Et comme sœur Diogène était de Saint-Norbert, j’ai cru que... »
Ah ! ce genre de nouvelles, je les prends. Des nouvelles qui datent d’un siècle, mais un bon conteur sait abolir le temps.
« Noémi passait pour fière. Elle n’avait ni la beauté ni la personnalité de son illustre sœur, mais c’était quand même un beau morceau de fille, comme on disait à l’époque. Et le chanceux qui l’épousait ce jour-là en justes noces faisait l’envie de bien du monde. Entre toi et moi, pourtant, j’ose croire que n’importe quel homme qui réussissait à se faufiler sous le toit des Marteau
- Marteau par la mère - mesurait sa chance à la distance qui le rapprochait de Carlagne.
Sœur Diogène n’a pas voulu commenter là-dessus, mais personnellement je suis d’avis que tout Rogersville, disons une bonne partie de Rogersville, était tombé sous le charme d’une femme qui fera parler d’elle bien au-delà des frontières de son comté.
Toujours est-il que le soir des noces, on dansa. Certains curés de paroisses environnantes avaient déjà commencé à dénoncer la danse comme une occasion de péché. Point Rogersville qui avait connu des prêtres aux idées libérales, comme on dirait aujourd’hui. Monseigneur Richard, par exemple, avait trop à faire à fouetter le nationalisme naissant d’une Acadie qui sortait tout juste du bois pour s’amuser avec des niaiseries pareilles. Pardon. »
Mère Domrémy se gratte la tête et me jette un œil de reproche, un reproche qui ne m’est pas destiné, mais qui se retourne sur elle. Je sens toutefois qu’un si léger accroc aux convenances ne l’arrêtera pas, elle est bien en selle. Et au galop !
« On dansa une partie de la nuit. Et c’est aux petites heures du matin, apparence, que l’événement se serait produit. Je te demande seulement de te transporter en 1906, au fond des terres du haut du comté. L’Acadie avait son propre drapeau et son hymne national depuis vingt ans à peine, et venait de se mettre sous la protection de la Vierge de l’Assomption. Essayons de nous replacer dans le contexte. Un peuple sous la seule férule de l’Église catholique romaine et qui eût montré au reste du monde, si le reste du monde s’était intéressé à lui, le visage le plus pur et le plus propre qui soit. On ne connaissait même pas le terme à l’époque de famille... comment c’est déjà ?
— Famille éclatée.
— Comme tu dis. Le divorce était inconnu, et on se mariait en communauté de biens. Ce qui ne veut pas dire, naturellement, qu’aucune fille n’avait fauté ni avorté en cachette. Chaque paroisse, ou à peu près, comptait ses faiseuses d’anges. »