CHAPITRE V

 

 

Ils auraient cru qu’ils ne reverraient plus jamais Kan.

Or, des gardes les conduisirent à nouveau dans l’Amphithéâtre et ils se retrouvèrent devant le même Comité de Sélection.

Ils grimacèrent en fixant d’un œil torve le Président et ses quatre assesseurs. Les obligeait-on à repasser devant un Tribunal ?

Ils s’insurgèrent par la bouche de Jef, trouvant la procédure trop longue. Les choses s’éternisaient...

— Nous avons fait connaître notre choix. C’est clair.

— Attendez, dit Kan de sa voix grasse. Vous semblez pressés. Il vous reste cependant une dernière formalité à accomplir. Et non des moindres.

Le médecin tressaillit, inquiet :

— Vous rejetez notre décision ?

— Nous n’avons pas l’habitude de renier nos engagements, souligna le Président. Vous franchirez la Frontière, comme vous le souhaitez, et vous pénétrerez dans l’Oasis. Mais avant, vous signerez ceci.

Du haut de la Tribune, il tendit quatre feuillets de papier. Jef les compara au contrat de Jaobé et il haussa les épaules :

— Une décharge, en somme, conclut-il. Vous déclinez votre responsabilité sur ce qui peut nous arriver désormais.

Kan ricana, les yeux fulgurants. Il semblait vexé que ces quatre clients n’aient pas choisi l’intégration chez les Frontaliers. Cette obstination à poursuivre le voyage vers la Zone Libre l’agaçait.

— Une décharge, pas exactement, rectifia-t-il. Un renoncement à vos « privilèges », plutôt. Mais lisez donc...

Il tendait franchement les feuilles imprimées. Mary monta les marches de la Tribune, raide et hautaine, prit les papiers, et les remit à Jef.

Celui-ci les parcourut du regard. Il bondit comme un tigre, offusqué, une bouffée de colère inondant son visage :

— Quoi ? protesta-t-il. Une rançon ? Et vous pensez qu’on va signer ça ? Jamais !

Kan ne s’énerva pas. Il garda au contraire son calme. Il avait l’habitude. Son ricanement se fit plus sarcastique. Il s’attendait à cette réaction impulsive car tous les clients réagissaient de même.

Il savait aussi qu’il aurait forcément le dernier mot :

— Si vous ne signez pas, prévint-il, on vous ramènera dans la Ville. À moins que vous ne préfériez l’intégration qu’on vous propose. C’est encore temps... De toute façon, en Zone Libre, l’argent de la Ville n’a pas cours et comme vous ne pourrez revenir en arrière, vos avoirs actuels sont perdus. Irrémédiablement. Alors, cette signature est une pure convention, mais elle entre dans le Règlement.

Jef était pâle, les narines palpitantes. Mary et les Brook prenaient à leur tour connaissance des clauses du nouveau contrat imprévisible.

— Du racket ! cria Karl. Une vraie extorsion de fonds. On nous dévalise jusqu’aux os, légalement. C’est ignoble !

Écrit noir sur blanc sur le papier, les susnommés renonçaient à tous leurs biens, en argent et en nature, qu’ils possédaient dans la Ville, biens qu’ils abandonnaient aux Frontaliers. Cela incluait leur compte en banque, leur appartement, leur mobilier, etc.

Marion n’éprouva aucune animosité, aucune rancune. Rien qu’une résignation passive dont elle expliqua les mobiles :

— Ne soyez pas ridicules. Nous ne reviendrons jamais dans la Ville. Ce que nous laissons est perdu. Alors il faudrait savoir si nous préférons le laisser aux Urbos ou aux Frontaliers. Quelle importance cela a-t-il, maintenant ?

La colère de nos amis tomba très vite. Comme leur indignation. Car il n’y avait pas d’issue. Ou ils renonçaient à la Zone Libre et à l’espoir d’une autre vie. Définitivement.

D’accord, c’était une belle escroquerie. Mais Jaobé leur avait déjà extorqué pas mal d’argent, sans trop de risque. Ils auraient préféré savoir qu’à la Frontière, ils perdraient tout. Le procédé aurait été plus honnête.

Kan ne leur laissa aucun regret :

— Je vous répète, l’argent de la Ville n’a pas cours hors d’ici. Il faut que les Frontaliers vivent et ils ne vivent que grâce à des gens comme vous, qui croient qu’ailleurs ils seront mieux...

Le racket était flagrant, disproportionné avec l’incertitude de trouver un vrai refuge en Zone Libre. Mais n’avaient-ils pas déjà renoncé à tout quand ils avaient décidé l’aventure ?

Ils avaient quitté leur quartier, leur logis, leur métier, la sécurité de la Ville. Ils affrontaient l’inconnu et on les rançonnait. S’ils pouvaient revenir dans les Cercles et expliquer les méthodes dégoûtantes des Passeurs  – ces complices des Urbos et des Frontaliers  –, ils les expliqueraient. Seulement ils ne le pouvaient pas !

Kan s’impatientait :

— Alors, vous signez ?

Ils s’observèrent, condamnés au dénuement complet. Ils n’évaluaient pas les conséquences de leurs actes ou plus exactement ils feignaient de les ignorer. Mais en eux-mêmes, ils se disaient maintenant qu’ils étaient de gros imbéciles...

Ils se consolaient en songeant qu’ils n’étaient pas seuls. Tous ceux qui avaient transité par la Frontière, et qui avaient voulu continuer, s’étaient fait plumer comme des poulets. Au fond, en Zone Libre, ils n’avaient peut-être pas besoin d’argent car il existait probablement un autre type de Société totalement différente.

Jef en avait ras le bol de cette situation interminable, de ces palabres inutiles, de ces simagrées. Il n’avait qu’une hâte : s’en aller.

Aussi il signa sans regret. Peu lui importait à qui irait ses biens, aux Urbos ou aux Frontaliers. Sans doute aux deux.

Mary signa à son tour son contrat. Puis les Brook. Ils avaient une impression d’impuissance et de n’être plus à la hauteur des choses, ballottés par les événements. La disparition de Jaobé les plongeait dans un grand désarroi car leur Guide avait au moins un avantage : il inspirait confiance !

C’était différent pour Kan et sa bande d’aigrefins. Les cinq tests étaient du bidon, une simple justification de leur présence ici. L’ultime contrat montrait jusqu’à quel point le fameux voyage vers la liberté se payait cher !

Ils étaient ruinés. Totalement ruinés. Livrés à eux-mêmes. Si l’Oasis ne s’avérait pas ce qu’ils imaginaient, alors ils n’auraient plus que la solution de se suicider.

Ils n’en étaient pas encore là...

Kan récupéra les quatre contrats et fit ce commentaire :

— Pendant vos vingt-quatre heures de réflexion, nous avons demandé aux Urbos les extraits de vos signatures. J’ai donc un moyen de vérification, car tout doit être en règle, malgré une apparence d’illégalité...

Il compara des documents, hocha la tête, et parut convaincu :

— Désormais, nous n’avons plus aucun motif de vous retenir ici. Vos signatures concordent...

Karl protesta une nouvelle fois, pour la forme :

— Vous nous avez dépouillés ! Cela, nous le dirons bien fort en arrivant dans la Zone Libre.

La menace n’impressionna pas le Président. Au contraire, il éclata de son rire désagréable et tout son visage se boursoufla :

— Ne dites donc pas des âneries ! observa-t-il. En Zone Libre, ils se foutent de votre argent. Là-bas, vous ne trouverez aucun Tribunal pour nous condamner car nous n’entretenons avec eux aucune relation. Je me demande s’ils accueillent avec enthousiasme de nouveaux immigrés. Ne vous attendez pas à des congratulations. Nous ne pouvons pas vous empêcher de partir puisque vous insistez.

Les assesseurs se levèrent. Kan frappa sur son pupitre, pointa sa main vers Jef et ses compagnons :

— Ah ! Encore un détail... Nous vous offrons des vêtements moins démodés, en textile synthétique, et ils ne risqueront pas les électro-aimants si vous en rencontrez encore !

Il rit une fois de plus et ajouta :

— Enfin, vous avez droit à quelques vivres et à des couteaux de chasse...

Mary sursauta désagréablement :

— Des couteaux ? Pour quoi faire ?

— Pour vous défendre le cas échéant. L’Oasis, paraît-il, est infestée de bêtes sauvages, comme on en trouvait dans le passé. Déjà, cela vous donne un avant-goût de la liberté. Vous serez hors de la protection des Murs de la Ville...

Kan était d’une ironie écœurante. Il n’avait aucune complaisance avec ceux qui ne restaient pas à la Frontière et qui choisissaient la suite du Voyage. On ne savait pas s’il plaisantait ou s’il disait la vérité. À coup sûr, il grossissait les difficultés.

Des gardes apportèrent les couteaux dans des étuis. De grands coutelas au manche de corne, à la lame épaisse. Puis ils déposèrent aussi des vêtements sur une table.

C’était des habits qu’on achetait dans les magasins de la Ville, un peu uniformes aux deux sexes.

Nos amis se changèrent dans des cabines. Ils glissèrent les poignards autour de leurs ceintures et quand Jef repassa une dernière fois devant Kan, dans l’amphithéâtre, il le gratifia d’un regard furieux :

— Naturellement, une arme-laser serait trop chère. Un couteau est meilleur marché !

Le Président mit sèchement les choses au point :

— Écoutez. Nous appliquons le règlement. Les lasers sont réservés aux Gardes et aux Urbos. La distribution de couteaux est un acte de générosité et vous devriez le comprendre.

Il conclut :

— On ne se reverra sans doute jamais. Néanmoins, je vous souhaite bonne chance.

Il tourna carrément le dos, désintéressé. Ses quatre assesseurs le suivirent. Il quitta l’amphithéâtre et ne se retourna pas vers les « sélectionnés », comme s’il tirait un trait définitif sur cet épisode. En réalité, c’était vrai. Il attendait désormais le Passeur suivant, qui ne serait évidemment pas Jaobé.

Un garde en uniforme jaune s’avança vers nos amis :

— Suivez-moi. Je dois vous conduire au « sas ».

Ils enfilèrent des couloirs, parvinrent dans une pièce qui ressemblait à un blockhaus, muni de lucarnes avec des barreaux. À travers les vitres, on apercevait une purée de pois, un brouillard épais qui ne s’était jamais dissipé.

Le garde ouvrit le sas. Une odeur piquante agressa les narines des candidats à la liberté et Jef recula, méfiant. Cette puanteur lui rappelait le no man’s land.

— Sans masque respiratoire, plaida-t-il, nous sommes condamnés à l’asphyxie. Vous le savez. En somme, vous nous envoyez à la mort...

Il s’adressait au Frontalier, bien sûr. Celui-ci avait un visage plus sympathique que les autres, moins renfrogné. Certes, il restait distant, assez froid, mais on devinait dans son regard qu’il enviait les « fugitifs » !

Il expliqua avec calme :

— Traversez en courant la zone polluée. Très vite, vous atteindrez l’Oasis.

Mary posa sa main sur l’avant-bras du garde. Ce dernier tressaillit.

— Vous avez vu l’Oasis ? demanda-t-elle. Comment est-ce ?

— Je l’ignore, avoua le Frontalier, sincère. Personne n’a jamais vu l’Oasis. Je ne suis même pas tenté par cette proche présence. Car on ne revient pas de la Zone Libre. D’ailleurs, après votre départ, le sas sera verrouillé.

Il mentait peut-être. Mais au fond, il avait raison. Il préférait encore la sécurité de la Frontière à l’incertitude de cette frange territoriale qui bordait la Ville.

Jef et ses compagnons s’échappèrent comme les oiseaux d’une cage. Tous les quatre, ils coururent droit devant eux, s’enfonçant dans le brouillard jaune et nauséabond.

Ils se crurent à nouveau dans le no man’s land, entre le tunnel électromagnétique et la Frontière. Cela leur rappelait de mauvais souvenirs. Déjà, au bout d’une minute de course, ils éprouvaient des difficultés de respiration.

Ils ne tiendraient pas longtemps à ce régime. Le garde leur avait-il menti ? Le sas débouchait-il vraiment sur l’Oasis ?

Ils en doutaient. Ne franchissaient-ils la Frontière que pour mourir après avoir été légalement dépouillés de tous leurs biens ? Mais alors, à quoi diable servaient les Passeurs, les Frontaliers ? Pourquoi toute cette mise en scène ?

Ils haletaient. Il faisait moins froid que de l’autre côté. Mais ils sentaient que l’asphyxie les gagnait comme l’autre fois. Auraient-ils encore des Samaritains pour les sauver ?

Ils titubaient et leurs pieds butaient contre des cailloux. Ils avaient l’impression désagréable qu’un carcan enserrait leurs têtes. Ils cherchaient désespérément de l’air...

Puis ils distinguèrent une « trouée ». C’était un point plus lumineux à travers le brouillard. Une sorte de phare, de halo jaunâtre.

D’un seul coup, ils émergèrent de la Pollution.

 

 

Pour la première fois, ils rencontrèrent des arbres. Des vrais. Pas des arbres synthétiques ou les variétés acclimatées sous serre.

Ils possédaient un tronc élancé, un feuillage abondant, d’un beau vert tendre. Ils formaient un bosquet, un bois épais, et l’on entendait quelque chose à travers les frondaisons. Quelque chose d’inhabituel dans la Ville.

Un murmure. Un gargouillis. Jef ne s’y trompa pas :

— De l’eau ! Il y a un ruisseau par ici.

Ils constataient plusieurs détails, simultanément.

Au-dessus d’eux brillait un beau soleil jaune, nullement comparable à celui de la cour où ils avaient subi les épreuves.

C’était le vrai soleil, le seul qui éclairait et chauffait la Terre. Il était clair, lumineux, ardent. Il étincelait dans un ciel bleu sans nuage.

— C’est trop beau ! s’extasiait Karl, les narines dilatées. Trop beau pour que ça dure... Sentez cette odeur !

Il humait un air pur et de la forêt émanaient des parfums naturels disparus.

Derrière eux, ils laissaient le mur de la pollution. Cela formait un rideau opaque, un bouchon de brume tendu entre le ciel et la terre. Il n’existait pas de zone transitoire.

Comment expliquer cette différence climatique, cette frontière entre le brouillard permanent et la limpidité de l’atmosphère ? Pourquoi le smog assiégeait-il la Ville ?

L’oasis était-elle une infime zone épargnée par miracle ? Un microclimat ? Alors, pourquoi semblait-elle inhabitée ? Pourquoi les hommes s’enfermaient-ils dans la Cité et ne profitaient-ils pas de cette nature généreuse, à portée de leurs mains ?

Jef et ses amis se posaient des questions et ils n’avaient toujours pas de réponse satisfaisante. Ils se montraient circonspects, méfiants. D’ailleurs, sur combien de kilomètres carrés s’étendait la Zone Libre ? N’était-ce qu’un tout petit bout de territoire ou une immensité ? Où se trouvaient ceux qui avaient franchi la Frontière ?

On ne voyait en tout cas personne. Pas âme qui vive. Pas un humain. Le ciel bleu, l’air pur, les arbres, c’était bien joli mais si cet endroit était inhabité, le désenchantement commencerait très vite. L’homme supportait mal la solitude. Il avait sa civilisation.

Et, dans l’Oasis, il semblait bien qu’il n’y avait aucune civilisation...

Les quatre immigrés progressaient vers les arbres et ils se mirent à l’ombre fraîche des frondaisons pour se protéger des ardeurs du chaud soleil.

Ils découvrirent un petit ruisseau qui coulait dans un lit de mousse. C’était poétique. Karl se pencha pour apaiser sa soif mais Jef l’en empêcha :

— Attendez ! Si l’eau était empoisonnée ? supposa-t-il gravement.

Des gouttes de sueur inondèrent le front de Brook. Il avait perdu le sens du risque en habitant la Ville.

— Vous croyez ? douta-t-il. L’eau paraît claire.

— Ce n’est pas un gage de pureté, commenta le médecin. Quand nous aurons vu un animal boire à cette source, alors oui, nous pourrons en faire autant.

Marion soupira en s’allongeant dans l’herbe :

— C’est gai. On ne va quand même pas vivre comme des sauvages.

— J’en ai peur, grogna Karl, un peu déçu. La Zone Libre n’est qu’un monde hostile, désertique, où l’homme est livré à lui-même, avec sa seule intelligence.

Jef hocha la tête :

— Justement. L’intelligence a toujours sauvé l’homme. Elle nous sauvera une fois encore. Kan nous a prévenus. Il n’y a aucun comité d’accueil.

La forêt était plus vaste qu’elle ne paraissait tout d’abord. Ils n’essayèrent pas d’aller plus loin et se reposèrent. Ils avaient besoin de réfléchir.

Comme les Frontaliers leur avaient donné quelques provisions, ils les mangèrent avec appétit. Mary, qui se mirait dans l’eau limpide, surprit une petite bestiole qui nageait par secousses.

Elle se souvint de ses cours d’histoire naturelle :

— Un têtard ! La source est potable...

Elle but la première, en trempant ses lèvres. L’eau n’avait aucun goût particulier. Jef se désaltéra à son tour et les Brook en firent autant. Ils étaient bien obligés de se contenter du ruisseau. Ou de souffrir de la soif. Et puis, pourquoi la source serait-elle empoisonnée ?

Dans l’heure suivante, ils ne ressentirent aucun malaise. La doctoresse rassura ses compagnons. Mais elle resta méfiante :

— Le danger ne viendra peut-être pas de l’eau. Kan a parlé de bêtes sauvages. Il nous a donné des couteaux de chasse. Pensez-vous qu’à notre époque un homme soit capable de se défendre avec une telle arme ?

Karl et Marion haussèrent les épaules. Ils ne savaient pas, pour une raison simple : l’homme n’était plus en contact avec les périls de la nature. La sécurité modifiait son comportement.

Jef ne s’illusionna pas :

— S’il s’agit de gros animaux, féroces, nous aurons des difficultés par inexpérience et manque d’entraînement physique. C’est pourquoi un laser nous aurait servi plus efficacement.

— Bien sûr, bougonna le chimiste. Un laser. Mais Kan n’est pas idiot. Il tient à ce qu’on ne survive pas dans la Zone Libre. Comme personne ne survit, d’ailleurs !

Ce pessimisme n’était pas partagé car il ne se justifiait pas encore. Les deux médecins ranimèrent un peu le moral défaillant des Brook.

— Soyez logiques, démontrait Mary. Vous n’espériez pas rencontrer votre fils Steve immédiatement après la Frontière. D’autres épreuves nous attendent. Il faudra les surmonter. La liberté se gagne avec de la volonté et du courage.

Le soleil obliquait sur l’horizon et quand il s’engloutit dans la brume, il devint une boule rouge, au disque parfaitement délimité. L’air fraîchit quelque peu. Les feuilles des arbres frémirent sous un vent léger.

La nuit tomba. Nos amis décidèrent de la passer sur place. Par chance, ils avaient mangé à leur faim et la température ne poserait aucun problème.

Ils auraient bien voulu allumer un feu pour éloigner les bêtes sauvages et ils cherchèrent des brindilles, des branches sèches. Ils en trouvèrent. Dans une poche de son vêtement, Jef dénicha un vieux briquet à gaz, comme on en fabriquait autrefois. Sans doute cet objet avait-il été glissé volontairement par les Frontaliers dans les poches du vêtement...

Ils allumèrent donc un feu.

Le bois pétilla et une chaleur bienfaisante les enroba. La vue des flammes les rassura et ils conclurent que les animaux sauvages ne viendraient pas rôder autour de leur campement.

Néanmoins, le médecin suggéra des tours de garde, par précaution. Karl s’offrit pour le premier quart et les femmes voulurent à toute force participer à la rotation.

Pour la première fois de leur vie, ils fermèrent les yeux ailleurs que dans un lit et un appartement. Le gargouillis de l’eau berçait leur sommeil et malgré la dureté du sol, ils s’endormirent avec facilité.

Ils étaient épuisés par les diverses émotions subies à la Frontière. Ils vivaient leur première nuit d’hommes « libres ».

C’était palpitant.

Karl marcha un peu pour se dégourdir les jambes. Il ne se hasarda pas au-delà du périmètre illuminé par les flammes et il n’oublia pas d’entretenir le brasier. Déjà, sa vigilance s’exacerbait.

Il écoutait le silence de la nature. Il tenta d’imaginer l’avenir qui les attendait mais il n’arriva pas à formuler une hypothèse plausible. Toutes celles qu’il inventa se terminaient d’une façon dramatique !

Il se donna peur lui-même. Il se rapprocha du feu, se pelotonna contre un arbre, et lutta contre le sommeil envahissant. L’inconfort et l’insécurité le hantèrent. Il évoqua son appartement dans la Ville, le restaurant d’entreprise où il prenait ses repas, son métier qui lui assurait une vie aisée...

Avait-il bien fait de tout abandonner ?

Perdu dans sa rêverie, il sursauta brusquement. Jef, Mary et Marion se réveillaient en poussant des cris effroyables. Ils avaient le regard exorbité. Ils tremblaient, hagards, le corps ruisselant de sueur.

Ils ne voyaient même pas Karl. Celui-ci s’approcha d’eux, inquiet :

— Qu’avez-vous donc ?

Le chimiste était le seul épargné et il n’y comprenait rien. En vain chercha-t-il un danger aux alentours. Il ne découvrit rien d’anormal.

Devant les convulsions répétées de ses compagnons, il chercha une explication. Jef, Mary et Marion étaient malades. Ou alors ils devenaient fous.

L’horreur de la situation frappa Karl comme la foudre. Il se dit qu’il n’échapperait pas longtemps au phénomène !

 

 

Il répéta avec angoisse :

— Mais que vous arrive-t-il donc ?

Il agrippa sa femme, la secoua, et lui donna finalement une paire de gifles ! Le regard de Marion perdit sa fixité mais elle continua à trembler comme une feuille.

Elle cherchait quelque chose autour d’elle :

— Les Monstres ! balbutiait-elle, épouvantée. Ils vont nous dévorer !

— Voyons, Marion, il n’y a personne, protestait Karl. Tu as rêvé.

Jef et Mary se calmaient lentement devant l’évidence. On les sentait anxieux, pas encore rassurés. Agenouillés, ils cherchaient des traces sur le sol meuble :

— Pourtant, « ils » étaient là...

— Oui ? demanda Brook.

— Les Monstres ! confirma le médecin. Ou alors...

Il passa une main égarée sur son front. Il réfléchit et son cerveau put enfin fonctionner correctement :

— Vous étiez de garde, Karl, nota-t-il. Vous vous serez endormi.

— Non, je vous assure, nia Brook. J’avais les yeux ouverts.

— Eh bien, soupira Jef, nous avons été victimes d’un cauchemar. Mais d’un cauchemar collectif. C’est bien ça le plus extraordinaire.

— Comment étaient ces monstres ? questionna le chimiste à la fois curieux et sceptique.

Les trois victimes reprenaient leur expression normale. Elles avaient subi une grosse émotion, voire une peur bleue. Mary essaya de cerner le problème, dans son contexte :

— Ils venaient pour nous dévorer. Ils avaient d’affreuses mandibules, avec des carapaces noirâtres. Comme des scarabées géants !

Karl grimaça. Il avait échappé au phénomène simplement parce qu’il ne dormait pas.

— L’Oasis, ça promet ! bougonna-t-il. Faudra-t-il rester éveillé et le sommeil deviendra-t-il impossible ? En cas de récidive fréquente, tout repos sera interdit.

Les conséquences n’étaient pas réjouissantes. Jef en avait particulièrement conscience et il l’avoua avec franchise :

— L’absence prolongée de sommeil conduira à l’épuisement physique et nerveux...

Il ajouta avec vivacité :

— Mais ça ne signifie pas que de nouvelles agressions troublent notre repos. Ce cauchemar collectif ne s’explique pas, à moins qu’il ne soit provoqué par un « perturbateur » psychique installé dans la Zone.

— Quoi ? sursauta Brook, effrayé. La Zone Libre serait-elle peuplée de cauchemars téléguidés ?

Le médecin haussa les épaules :

— Je ne dis pas ça. Mais il est possible qu’on teste nos réactions, encore une fois.

— Les Urbos ? Les Frontaliers ? lança Marion, inquiète.

— Ni les uns, ni les autres, évoqua Jef. Peut-être des « Étrangers », ceux qui habitent vraiment la Zone Libre.

— Alors, soupira Karl avec déception, il valait mieux rester à la Frontière, ou dans la Ville...

Mary invita ses compagnons à reprendre leur sommeil interrompu, tandis qu’elle veillerait. Brook s’étendit sur le sol avec beaucoup d’appréhension. En effet, il n’aimait pas les cauchemars. Cela laissait toujours un mauvais souvenir !

La doctoresse contemplait ses amis endormis et elle pria secrètement pour que le phénomène ne recommence pas. Bien sûr, les prières n’influenceraient jamais un événement extérieur et elle en eut vite la preuve.

Les dormeurs se réveillèrent une seconde fois dans le même état d’excitation que précédemment !

Ils bondirent sur leurs pieds en hurlant, les jambes tremblantes, le corps en sueur, les yeux dilatés par une atroce frayeur. Ils gesticulaient et repoussaient d’invisibles ennemis. Brook dégaina même son couteau et le brandit en criant :

— Saletés ! Saloperies ! Allez-vous-en !

— Ça recommence, constata tristement Mary, épargnée par le cauchemar.

Elle désarma le bras du chimiste et calma le malheureux :

— Allons, Brook, soyez raisonnable. Vous admettiez tout à l’heure que nous avions rêvé. Vous avez rêvé à votre tour...

— Les Bêtes ! haletait-il. Elles sont horribles.

— D’accord, mais elles ne sont que le reflet de votre imagination. Dans quelques secondes, elles disparaîtront de votre esprit.

Elle en parlait en connaissance de cause. En effet, l’état de choc s’atténua et nos amis retrouvèrent leur calme, leur lucidité. Pour Marion et pour Jef, ces deux alertes successives avaient durement secoué leurs nerfs. Surtout pour Marion, plus fragile, qui éclatait maintenant en sanglots :

— Il sera impossible de vivre ici ! Kan avait raison. La Zone Libre est un lieu abominable où les cerveaux sont tourmentés. Accédons-nous à l’Enfer ?

Brook jeta rageusement son poignard sur le sol. Le hasard fit que l’arme se planta dans la terre en vibrant.

— Les couteaux sont inutiles contre les agressions psychiques. Les lasers aussi. Si ça continue, on deviendra fou. Et c’est peut-être cela la Zone Libre : un monde de fous !

Il ne croyait pas si bien dire. Ils rencontrèrent très vite d’autres difficultés. Et cette fois, Jaobé n’était pas là pour leur venir en aide...