CHAPITRE PREMIER

Les deux hommes traversent la route. Ils se faufilent entre les arbres noirs et la lune projette leurs silhouettes sur le mur.

Louis s’arrête, une flamme d’inquiétude dans le regard. Il lève la main. Là-bas, sur le mur, l’ombre imite son geste.

Il souffle à voix basse.

 Marco, on ne devrait pas, cette nuit.

 Pourquoi ?

 La lune éclaire comme en plein jour.

Marco hoche la tête et scrute les environs déserts. Il n’a pas de scrupules, paraît bien décidé.

 Alors, tu te dégonfles ?

 Bah !

 C’est pas le moment. Personne ne nous connaît dans le secteur.

 Si on nous aperçoit ?

 Mais enfin, qui veux-tu qui nous aperçoive ?

Louis a un doute, une sorte de prémonition. D’habitude, il ne se fait pas tirer l’oreille. Son royaume à lui, c’est la nuit.

Il adore se glisser dans les ténèbres complices et il se dit, pour excuser son acte, que, après tout, le mal qu’il fait n’est pas bien grand. Il existe des bandes organisées qui volent les banques ou les encaisseurs.

Lui et Marco, ils se contentent de faucher dans les cimetières. Leurs petits larcins ne leur rapportent pas grand-chose, mais ils vivent de peu. Ça ajouté a des « bricoles », ils subsistent.

Ils revendent à bas prix le produit de leurs vols nocturnes. Oh ! ce n’est pas une situation bien reluisante et ils ont conscience qu’ils pratiquent un travail pas très beau.

Ils profanent des tombes. Mais l’esprit des morts, ils s’en moquent. Ils ne respectent rien.

C’est une entreprise facile, généralement sans risque. Ils ne sont pas bêtes et ne se hasardent pas dans les cimetières gardés ; ils choisissent de préférence des endroits isolés.

Parvenus sur les lieux de leur activité, ils choisissent, ils trient à la lueur de leurs lampes électriques. Ils n’emportent pas n’importe quoi car tout n’est pas monnayable.

Ils se spécialisent surtout dans les vases de marbre et de granit. La marchandise s’écoule assez bien car ils possèdent leurs revendeurs attitrés.

Bref, de petits voleurs sans envergure.

Ils ignorent que ce soir-là n’est pas un soir comme les autres. Pourtant, tout a commencé comme d’habitude.

Ils ont laissé leur voiture dans un bosquet. Depuis quelques jours, ils ont tracé leur programme. Ils ont choisi ce village de Sologne, entre le Beuvron et la Sauldre. Ils prospectent le Berry, le Poitou, et ils étendront leur champ d’action s’il le faut.

Car la vie devient de plus en plus difficile. Des plaintes ont été déposées et des surveillances peuvent s’exercer autour des cimetières.

Les gendarmes ne sont pas partout à la fois. Ce qui laisse des chances. Et puis, même s’ils étaient pris, ils ne risqueraient pas les assises !

Marco et Louis s’entendent bien. Ils ne dédaignent pas non plus les visites des résidences secondaires ou des vieilles fermes quand celles-ci sont inhabitées. Ils y trouvent des tas de choses qui font le bonheur des antiquaires.

Généralement, là où il n’y a pas de gardiens, les cimetières ne sont pas fermés la nuit. Mais, par souci de discrétion et par surcroît de prudence, Marco et Louis passent toujours par le mur.

Marco porte une belle moustache noire, à la gauloise. Ses cheveux longs frisent dans son cou. Sa peau basanée prouve qu’il possède du sang gitan dans les veines et, en réalité, il n’a jamais connu son père.

Sa mère l’a élevé sans être mariée et ne l’a pas tellement choyé à cause de revenus financiers difficiles. Aussi, il a grandi dans la rue.

Louis, issu d’une famille nombreuse, n’a pas non plus été gâté sur le plan affectif. Il recevait plus de raclées que de bonbons. Son père buvait et ne lui a jamais appris à travailler. Comme la fainéantise l’habitait déjà très jeune, il a poursuivi dans cette voie, préférant manger peu, mais librement. Il n’a jamais connu un vrai patron et il limitait ses ambitions d’argent au minimum.

Et puis il a rencontré Marco. Alors, la vie lui a semblé plus belle. Marco prit rapidement un ascendant sur lui car il avait des diables d’idées dans la tête. Ils associèrent leurs destinées pour le meilleur et pour le pire.

 Marco…, souffle encore une fois Louis, sourcils froncés.

 Quoi ?

 Regarde le mur.

 Eh bien ?

 Nos ombres s’y projettent comme sur un écran de cinéma. C’est un truc à se faire pincer.

Ils ont entre vingt-trois et vingt-cinq ans. Ils possèdent la fougue de la jeunesse mais aussi l’insouciance. L’insouciance qu’il ne leur arrivera jamais rien.

 Louis…, dit Marco sourdement. Qu’est-ce que tu as ?

 Une impression.

 Quelle impression ?

 Que ça ne va pas se passer comme d’habitude.

Le gitan hausse les épaules.

 Nous n’avons pas fait cinquante bornes pour des prunes. Si tu te dégonfles, j’irai tout seul !

Son copain, au visage nettement plus pâle, ne veut pas rester seul. Surtout pas. Il préfère encore le risque à l’attente angoissante, inactive.

Résolument, il franchit l’espace éclairé par la lune. Il s’adosse au mur, fait la courte échelle à son compagnon. Marco jette un coup d’œil à droite, à gauche, s’assurant qu’il n’y a personne. Puis il engage son pied dans les mains nouées de son complice, comme sur un tabouret.

D’une détente des reins, il se hisse. Ses doigts accrochent le haut du mur. Souple comme un félin, il se met à califourchon sur la clôture de pierre et aide Louis à le rejoindre.

Les deux hommes sautent de l’autre côté. Leurs pieds s’enfoncent dans la terre rafraîchie par l’orage de la veille et dessinent de magnifiques empreintes.

Ils s’insinuent entre les tombes.

Les croix dessinent leurs bras noirs dans la nuit. Un sapin étire ses branches dans un angle, sentinelle verte profondément enracinée à ce domaine réservé aux morts.

Certaines personnes ne pénétreraient jamais dans un cimetière la nuit, par superstition. Elles y seraient mal à l’aise et auraient la sensation d’étouffer. Cette angoisse est purement psychologique car, si on réfléchit bien, les morts sont les gens les plus tranquilles du monde et ils ne font pas de mal aux vivants.

Marco et Louis, eux, ont depuis longtemps abandonné leurs préjugés. Ils ne croient pas à ces idiotes prophéties qui prétendent que la nuit l’âme des défunts quitte sa tombe et hante les allées.

Ils n’ont jamais vu un mort ressusciter ! Un cimetière est un lieu de silence, de paix, de repos éternel. Il n’y a que les esprits tortueux pour dire que la nuit il se passe des choses autour des sépultures.

Marco avise un gros vase de granit noir, le soupèse pour savoir si ce n’est pas du toc.

 Vendable, apprécie-t-il en connaisseur. Il n’a pas besoin de lampe électrique. Une lune ronde et jaune se traîne dans un ciel sans nuages. Les crapauds et les grenouilles se répondent à des kilomètres à la ronde dans les marais voisins.

C’est la fête chez les batraciens. Leurs yeux globuleux doivent briller dans les herbes, dans les roseaux. La nuit leur appartient, le silence aussi. Ils sont les rois et ne s’en privent pas. Personne ne vient les déranger.

 Alors, ta frousse est passée ? lance Marco avec ironie.

Louis déplie le grand sac de toile qu’il a amené. Il arrive qu’ils le remplissent, certains soirs. Mais ici, en Sologne, dans ces petits cimetières de campagne, la richesse ne s’étale pas sur les tombes. Ce n’est pas comme en ville.

 Ça va, j’ai récupéré.

 À la bonne heure ! J’ai bien cru, un moment, que je serais obligé de chercher un autre partenaire.

 Hé ! ne m’enterre pas trop vite ! proteste Louis.

 Ha, ha ! rit Marco. Ne parle pas d’enterrement dans un cimetière, ça porte malheur.

Soudain, Louis se fige. Il se raidit comme un bout de bois. Il ne sait pas très exactement ce qui lui arrive mais, pour tout l’or du monde, il ne ferait pas un geste de plus.

Son cœur bat avec frénésie dans sa poitrine. Il sent un tremblement convulsif dans ses jambes et un creux à l’estomac.

La peur, c’est comme ça, instinctif, incoercible, spontané. Ça ne se maîtrise pas et ça ne s’explique pas. Pas toujours.

Quelle est donc cette lueur verdâtre au ras du sol ?

Elle danse, virevolte, sautille, énorme. Oui, énorme. Elle ressemble à la flamme d’une bougie, mais d’une bougie géante. Elle mesure bien un mètre de haut.

Elle vacille comme si elle allait s’éteindre. Et, tout d’un coup, elle se rallume, plus verdâtre que jamais. Son potentiel lumineux est presque nul. Elle n’éclaire pas les alentours et ne projette qu’un très faible halo. Elle ne servirait pas de lanterne, en tout cas, et brille moins qu’une lampe électrique.

On dirait plutôt une chose phosphorescente, animée.

Animée de quoi ? Vit-elle ? Ou est-ce une illusion ?

La gorge nouée, Louis tend la main vers la flamme étrange, mouvante. Sa voix exprime la frayeur.

 Marco… Tu vois ?

Marco acquiesce, s’immobilise à son tour. La peur a moins de prise sur lui. Ses nerfs se bandent. Il essaie de raisonner et il trouve une explication.

 Un feu follet…

Il ajoute, rassuré :

 Y a pas de quoi en faire un drame. Les feux follets, ça existe dans les cimetières et si nous n’en avons encore jamais rencontré au cours de nos escapades nocturnes, c’est simplement parce que le hasard ne nous a pas mis en présence de l’un d’eux.

Louis reste sceptique.

 Les feux follets, j’imaginais ça beaucoup plus petit. De courtes flammes sporadiques car c’est un gaz qui s’enflamme spontanément, hein ?

 Oui, il s’enflamme au contact de l’air et il se dégage des endroits où s’entassent des matières animales en décomposition.

La lueur surgit au bout de l’allée gravillonnée. Elle s’arrête et, brusquement, change de direction. Elle bifurque sur la droite, disparaît un moment derrière un caveau, puis reparaît entre des croix.

Marco est troublé.

 Un feu follet ne se rencontre pas sur une allée… Celui-là semble nous avoir aperçus. Il a obliqué comme…

Il s’interrompt et Louis insiste :

 Dis…, à quoi penses-tu ?

 Il a obliqué comme s’il était guidé.

 Il mesure un mètre de haut. C’est pas un feu follet.

 Quoi, alors ?

 Une chose, dit vaguement Louis entre ses dents.

 J’aime pas ça, gronde Marco, les poings serrés. De toute façon, il n’y a de manifestations surnaturelles que dans l’esprit des gens imaginatifs. Moi, j’imagine rien. Alors, nous ferions mieux…

Il n’avoue pas franchement qu’il aimerait battre en retraite, mais il le pense. Puis il se ravise.

 Quand même, tu ne crois pas que ce machin vaudrait la peine d’être vu de plus près ?

 N’y va pas, Marco, conseille Louis.

L’autre n’écoute pas. Il quitte son immobilité, se glisse à travers les tombes et, avant que son compagnon ait pu le retenir, il a déjà disparu vers la flamme mystérieuse.

Louis monte sur l’entourage en ciment d’une sépulture et il se hausse sur la pointe des pieds. Il ne voit plus Marco mais il distingue de nouveau la lueur ovoïde, là-bas, vers le portail.

Resté seul, il sent que l’angoisse lui serre de plus en plus la gorge. Il respire avec difficulté comme s’il avait soudain une crise d’asthme. C’est psychologique, il le sait, mais c’est rudement pénible.

Il roule le sac. Cette nuit, ils ne feront pas leurs « frais » et sans doute retourneront-ils les mains vides. Les vases et les crucifix ne l’intéressent plus. Sa pensée s’oriente vers la flamme géante, verte.

Il pense aussi à Marco.

Il attend dix bonnes minutes. Comme son ami ne revient pas, il s’impatiente. Il tire une cigarette de son paquet, l’allume. Il constate que son briquet tremble dans sa main.

Il fume nerveusement. Bêtement, il croit que la lueur de sa cigarette devient un véritable phare alors qu’elle ne se remarque pas à vingt mètres. La lune éclaire bien davantage.

Il achève sa cigarette et Marco ne revient toujours pas.

Alors, Louis se décide. Il se glisse dans la direction prise par son camarade. Il arrive ainsi devant le portail fermé.

Jamais le temps ne lui a paru aussi long. Il a l’impression désagréable d’être épié.

Par qui ? Par un vivant ? Par un mort ? Un œil l’observe-t-il au-delà du mur ou entre les barreaux en fer du portail ?

Ce n’est qu’une impression.

Il ose parler tout fort, ouvre la bouche.

 Marco ! appelle-t-il.

Comme sa voix porte loin dans la nuit ! Si son ami est encore dans le cimetière, il doit forcément l’entendre. Ou, alors, une autre besogne l’absorbe, le distrait.

Quelle besogne ?

Il appelle encore, sans résultat. Il parcourt à peu près toutes les allées du cimetière avec un courage immense. Il constate que la flamme verte a disparu en même temps que Marco.

Est-ce une coïncidence ou les deux événements possèdent-ils un rapport direct ?

S’ils ont un rapport, c’est très mauvais pour Marco…

Louis sent qu’il ne tient pas le coup. Il est en nage. S’il ne croyait pas au surnaturel, il y croit maintenant, dur comme fer. Son copain est tombé dans un véritable piège. La lueur était là pour l’attirer uniquement.

Quel piège ?

Dans le marais voisin, les crapauds poursuivent leur concert de plus belle. La présence de la flamme étrange n’affecte en rien leur fête de famille. Ils restent indifférents aux mésaventures des hommes.

Louis se dit que s’il ne se tire pas en vitesse, il disparaîtra lui aussi de la circulation. Radicalement. Comme cette bizarre lueur verte. Comme Marco.

Il repasse le mur de clôture, fait le tour complet du cimetière et se retrouve dans le petit bosquet jouxtant la route départementale.

Il guette la nuit, les ombres. La lune fleurit la campagne d’une multitude de bouquets argentés. Le silence est haché inlassablement par les coassements des crapauds, maîtres des marais.

 Marco ! Marco !

Il prend conscience d’un grave événement, de quelque chose de fantastique. Il croit même qu’il a échappé à un danger certain.

Il traverse la route en hâte. Il donnerait cher pour voir les phares d’un automobiliste. Mais, dans ce coin perdu, infecté de marécages, les passants sont rares, la nuit.

Il rejoint la voiture garée sous les arbres, attend encore un moment.

Soudain, il sursaute. Un cri s’étrangle dans sa gorge.

Là, devant lui, à travers les troncs élancés des hêtres, il aperçoit une longue flamme verdâtre.

Elle se dandine. Elle approche, se tord, se couche, se relève, reptile de feu, comme si un souffle invisible cherchait à l’éteindre.

Or, il ne fait aucun vent.

L’œil dilaté par une peur irrésistible, Louis s’installe au votant, met le moteur en route, fait marche arrière.

Quand il retrouve la route goudronnée sous ses roues, il pousse un grand soupir de soulagement. Il fuit un terrible cauchemar.

Il appuie sur l’accélérateur. Ses phares mordent la nuit. Il file comme un fou vers Romorantin et il est décidé à demander du secours au premier village rencontré. Tant pis si on le questionne au sujet de sa présence dans le cimetière.

Plusieurs fois, il regarde dans le rétroviseur.

Non. La flamme verte ne le suit pas. Elle est restée là-bas dans les marais. Avec Marco.

 

*
*  *

La fille et le garçon ont vingt ans.

Elle, à côté du chauffeur, la tête renversée sur les coussins, hume avec délices les senteurs d’une nuit tiède de Floride. Petite, brune, ses yeux brillent d’un vif éclat et elle paraît terriblement s’amuser.

Par moments, elle éclate de rire.

Lui, grand et blond, conduit la Chevrolet décapotable d’une main sûre. Il a bu un peu trop de Champagne au cours de cette soirée et comme il veut épater sa petite amie, il lui a suggéré de rentrer par le chemin des écoliers.

Par la route des marais.

Elle est droite, rectiligne, peu empruntée et pas très large. Elle constitue un raccourci pour gagner la ville voisine où habitent les deux jeunes gens.

Le vent de la course fouette les visages, dégage le cerveau des brumes de l’alcool. Les têtes s’allègent.

Quelle soirée ! Une surprise-partie formidable, avec une ambiance du tonnerre…

Il doit être 3 heures du matin. Jamais Ed et Liz ne songent à l’aventure incroyable qui les attend.

Pourquoi eux ? Pourquoi sont-ils d’innocentes victimes ? Au fond, ne mènent-ils pas une existence sage et studieuse ? Alors, de temps à autre, il faut bien qu’ils se défoulent.

 Liz ?

 Oui.

 Tu es contente ?

 Oh ! ravie.

Il désigne les marais de chaque côté de la route, paradis des moustiques. Le coin est plutôt lugubre. La lune éclaire de vastes espaces déserts, plats, fangeux.

 Hum ! Pas très beau comme décor…

 Pourquoi as-tu voulu passer par-là, Ed ?

 Une idée… Je connais des copains qui ne traverseraient pas les marécages la nuit. Même en voiture. Alors, j’ai pensé que, avec toi, j’aurais du courage.

Liz se penche et embrasse son camarade sur la bouche. Aux États-Unis, un baiser n’est pas forcément le signe d’un amour, mais simplement d’une solide amitié.

Le moteur de la Chevrolet a soudain des ratés. Liz s’inquiète.

 Tu ne vas pas me faire le coup de la panne, Ed ! Entre nous, c’est idiot.

Le jeune homme hoche la tête et, comme la voiture s’arrête toute seule, il prend même la chose avec mauvaise humeur.

 Je t’assure, je n’y suis pour rien. Et c’est bien ennuyeux parce que je n’y connais strictement rien en mécanique.

Il saute lestement à terre par-dessus la portière et soulève le capot. À l’aide d’une lampe électrique, il contrôle si tout est en ordre. Comme il ne note rien d’insolite, il se gratte le front, perplexe.

 Quelle vacherie ! C’est peut-être les copains qui m’ont fait une blague… Essaie le démarreur, Liz.

Celle-ci tire sur le contact. Le moteur tousse mais ne part pas. Après plusieurs tentatives infructueuses, Ed se décourage.

 Quelle poisse ! Je n’y comprends rien. Ça doit être l’allumage. Il vaudrait mieux demander à un automobiliste de passage s’il ne pourrait pas nous dépanner. Tu ne crois pas ?

Liz approuve et prend son mal en patience. Elle trouve la fin de la nuit très pimentée et s’en réjouit. Elle adore l’aventure, l’imprévu.

 Oui, c’est plus sûr. Attendons que quelqu’un passe.

Ils s’assoient côte à côte et fument des cigarettes. De temps à autre, ils échangent un baiser furtif, évoquent la soirée, puis leurs études à la faculté de médecine.

Un quart d’heure s’écoule ainsi et toujours pas d’automobiliste en vue. Une nouvelle série de sollicitations du démarreur reste encore sans effet.

Cette fois, la panne ne devient pas drôle. Des odeurs désagréables, pestilentielles, émanent des marais et l’attente met les jeunes gens en boule.

 C’est ta faute, Ed, reproche la fille. Si tu avais pris la route normale, cela ne serait pas arrivé.

 Allons, Liz, le moteur serait tombé en carafe la même chose…

 Oui, mais quelqu’un de complaisant nous aurait déjà aidés.

Ed soupire, reconnaissant ses torts.

 D’accord, j’ai eu une drôle d’idée en passant par-là…

Soudain, Liz pousse un petit cri. Sa main cherche celle de son compagnon. Ses yeux noirs s’agrandissent.

 Ed…, balbutie-t-elle.

 Quoi ?

Elle tend le bras sur la gauche. Il suit du regard cette direction et il aperçoit quelque chose dans les marais.

Quelque chose de lumineux. Ça ressemble à une énorme flamme de bougie. C’est plutôt verdâtre, mouvant. Oui, mouvant. Ça remue même sans cesse, en sautillant. Parfois, la flamme se couche à l’horizontale, puis se redresse, vivace.

Pourtant, il n’y a pas de vent.

Ed rit nerveusement.

 Un feu follet, dit-il. C’est courant dans les marais.

 C’est trop gros pour être un feu follet, remarque Liz.

La lueur se déplace constamment au ras des marécages, sans bruit. Par petits bonds. Et, chaque fois qu’elle bondit, la flamme se courbe, s’allonge.

La frayeur paralyse la jeune fille. Elle se blottit contre la poitrine de son compagnon.

 Allons, Liz, ne fais pas l’idiote, proteste Ed.

 J’ai peur !

 Tu veux que j’aille voir ? propose-t-il courageusement.

 Non ! refuse-t-elle. Reste là.

 Si, insiste-t-il. J’y vais. C’est un phénomène que je voudrais bien élucider.

Naturellement, il ne pense pas au danger, au risque. Il croit à une manifestation chimique, à une combustion spontanée due à la présence d’un gaz inflammable au contact de l’air. D’ailleurs, de quoi pourrait-il s’agir d’autre ?

Évidemment.

Il repousse Liz qui s’accroche à lui comme un naufragé s’accroche désespérément à son rocher. Il trouve la peur de sa camarade parfaitement ridicule.

C’est vrai, il paraît décontracté, lui. Il réagit admirablement. Peut-être parce que les effluves du Champagne subsistent encore et le galvanisent.

 Ne me laisse pas seule, Ed. Je vais avec toi.

 Si tu veux, acquiesce-t-il. Je suis sûr que cette flamme n’émet aucune chaleur, mais simplement une phosphorescence.

Se tenant par la main, les deux jeunes gens quittent la route. Ils trouvent un chemin de terre et l’empruntent. Ils s’enfoncent ainsi dans les marais.

À mesure qu’ils avancent, la lueur recule. Cette manœuvre rassure Ed.

 Tu vois, elle fuit. C’est elle qui a peur de nous.

En fait, s’agit-il d’une manœuvre ou d’une tactique élaborée ? Car, sans même s’en apercevoir, les deux étudiants s’éloignent de plus en plus. Ils sont bientôt hors de vue de leur voiture.

Ils marchent côte à côte sur un sol spongieux qui s’enfonce dangereusement sous leurs pas. Ils oublient le danger. Ils oublient qu’on peut s’enliser dans les marais.

Fascinés par la flamme, ils avancent toujours. Peu à peu, Liz sent sa peur s’évaporer. Sa confiance revient. La lueur dansante ne semble pas méchante. Elle conserve une distance constante.

 Ed…

 Tais-toi, Liz, ne parle pas. Tu pourrais l’effaroucher.

Elle souffle à voix basse :

 Ed, ne crois-tu pas que nous ferions bien de retourner ?

Il n’écoute pas ce conseil de prudence. Il est hypnotisé par la lueur verte. À ses pieds stagne une eau fangeuse, recouverte d’herbes. Un piège peut s’ouvrir sous lui à chaque instant.

Il n’y pense pas. Il croit que la flamme se fatiguera avant lui et qu’elle se laissera attraper. Croit-il toujours à une manifestation d’origine chimique ?

Il n’en sait rien. Ce qu’il sait, c’est sa volonté d’aboutir. Il veut comprendre. Et, pour cela, il doit rejoindre le feu mouvant.

 Liz, chuchote-t-il. Il mesure au moins un mètre.

 Oui, il est grand. Si c’était un feu follet…

 Ce n’est pas un feu follet, assure-t-il.

L’angoisse noue de nouveau la gorge de la fille. Elle ne quitte pas le bras de son compagnon et, sous la lune laiteuse, elle imagine toute une vie grouillante dans les marais.

L’eau bourbeuse s’anime parfois de frissons, de rides. Des clapotis, des gargouillements. Des herbes remuent. D’étranges cris naissent, s’éteignent, hachant le silence.

L’humidité pénètre Liz.

 J’ai froid, dit-elle.

 Continuons, décide Ed.

Il lui met sa veste sur les épaules. Elle se sent mieux. Son regard apeuré cherche des points de repère. Tout se ressemble affreusement.

 Nous nous sommes égarés, gémit-elle.

Il ne s’inquiète pas.

 Bientôt, il fera jour. Alors, nous retrouverons la route.

Ils sont si loin de leur voiture qu’ils n’entendent pas que quelqu’un klaxonne. Des phares trouent la nuit.

Un automobiliste de passage a remarqué la Chevrolet, arrêtée tous feux éteints. Il donne quelques coups d’avertisseur.

Comme personne ne répond ni ne vient, il reprend sa route. Mais il alerte quand même le premier poste de police qu’il rencontre.

Une voiture abandonnée au bord des marais, en pleine nuit…

Les policiers promettent d’envoyer une patrouille dès que le jour se lèvera.