CHAPITRE V
Royn devisait avec un autre savant. Il parlait bas, comme s’il avait peur que ses paroles ne fussent interceptées :
— Je n’ai jamais vu Buxl aussi ambitieux, depuis qu’il possède la tête du Terrien. Ça m’inquiète, Pirl.
— Pourquoi as-tu accepté de revenir à ton état normal, Royn ? demanda Pirl.
— Parce que le bras et la jambe de Kekson ne m’avantageaient pas, bien au contraire. Ces deux membres gênaient ma marche. Un cerveau, ce n’est pas la même chose.
— Tu connais les ambitions de Buxl ?
— Non, mais je les devine. Il rêve d’aller sur la Terre.
— En conquérant ?
— Je ne sais pas. Buxl est intelligent. Il n’ignore pas que même la légion de Caps se briserait devant les armées terriennes. Seulement, il est rusé. Et la ruse triomphe toujours de la force.
À ce moment, un savant vint avertir Royn et Pirl que les capteurs signalaient une radiation en provenance de Kirtas.
— Bizarre, dit Royn. Kekson, ou l’un de ses compagnons, n’aurait pas l’audace de venir jusqu’ici…
Il prit des initiatives :
— Gardez cette radiation dans le tube à vide. Nous l’examinerons. Je vais prévenir Buxl.
Quand ce dernier apprit la nouvelle, il manifesta une certaine surprise. Il interrogea en vain son cerveau… humain. Mais il ne possédait pas l’esprit de divination.
— La radiation a été captée, annonça Pirl.
— Bien, fit le vice-président. Qu’a révélé l’analyse ?
— Il s’agit d’ondes lumineuses véhiculant de la matière inorganique.
— De la matière inerte ? s’étonna Buxl. Matérialisez-la, avec toutes les précautions que cela implique. Prévenez Caps. Nous ne saurions être trop prudents. Je me méfie. Les Terriens chercheront sûrement à récupérer Niadine. Or, ce dernier m’appartient. Je peux même dire qu’il s’est incorporé à moi.
Pirl obéit. Il culbuta la radiation, prisonnière du tube à vide, vers le reconvertisseur. Morg se matérialisa.
Buxl ne s’attendait évidemment pas à cette visite impromptue. Il fronça ses sourcils humains en observant l’androïde qui sortait du reconvertisseur. Caps et trois légionnaires suivaient les gestes du robot, l’arme braquée.
Cet accueil, plutôt froid, en tout cas méfiant, laissa Morg indifférent. Immédiatement, il chercha le vice-président du regard. Il l’identifia rapidement grâce à sa tête terrestre. C’était la première fois que l’androïde voyait Buxl, mais il ne manifesta aucune émotion devant la monstruosité du Fliporien.
Ce dernier observa le nouveau venu avec mépris. Il fit signe à Caps et à ses légionnaires de se retirer. Ce déploiement de force était ridicule.
— Un Kirtasien !… Que fais-tu, ici ?
— Je n’aime pas les Terriens, commença Morg. Pourtant, ils possèdent une civilisation supérieure à la nôtre, à la vôtre aussi…
— Comment le sais-tu ? coupa Buxl. Continue.
— Depuis leur venue sur Kirtas, les voyageurs de l’espace ont apporté certains bouleversements dans notre mode de vie. Ils nous ont appris à utiliser les ondes lumineuses pour véhiculer les atomes. Je sais, Buxl, que vous appréciez le cerveau que vous portez.
— Es-tu ici pour me raconter des balivernes ?
— Non, dit l’androïde sans se départir de son flegme. Je viens vous proposer de vous livrer les Terriens.
— Tu te fiches de moi ! Je ne veux pas des hommes. Garde-les.
— Même si je vous livre leurs cerveaux ?
— Comment cela ? fit Buxl, étonné.
— Les cinq Terriens venus sur Kirtas sont tous de très grands savants. En explorant leurs cerveaux à l’aide d’une machine, il est facile d’en extirper le savoir. C’est ce que vous faites avec la tête de Niadine. Mais si vous possédiez le savoir des cinq Terriens ? Vos connaissances n’en seraient qu’accrues, élargies. Vous en retireriez la puissance.
Le vice-président se plongea dans une longue réflexion. Nul doute, il étudiait les propositions alléchantes du Kirtasien. Il mûrissait le problème. Il demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
— Morg.
— Qu’exigeras-tu en échange ?
— Rien. Un androïde n’a pas d’ambition. Vous débarrasserez ma planète des voyageurs et notre société pourra reprendre sa vie normale.
— Hum ! toussa Buxl. As-tu l’accord de ton gouverneur ?
— Mol n’exerce aucune autorité sur le palais de la science. J’ai des amis, dans ce palais. Les Terriens sont déjà en mon pouvoir.
— Ils n’ont pas résisté ?
— Physiquement, nous les battons. Ils ne possèdent aucune arme. La surprise nous a aidés. Je n’ai qu’un message à envoyer à Kirtas et les Terriens seront expédiés ici dans un état vibratoire. Vous n’aurez qu’à les réceptionner.
— Bien, approuva le vice-président. Tu me donnes des idées. Tu peux envoyer ton message. Mais souviens-toi. Si tu nous tends un piège, ta ville sera détruite. Tu connais notre force.
La menace laissa l’androïde indifférent. Aidé des Fliporiens, de Pirl et de Royn, il manipula l’amplificateur de lumière. Il expédia le message lumineux vers Kirtas. Puis, au bout de trente-trois minutes :
— Le message est réceptionné. Mes amis vont envoyer les Terriens. D’abord deux, pour commencer : Kekson et Aurich.
— Pourquoi deux seulement ? s’étonna Buxl.
— Parce que je tiens à ménager mes amis. Ils ne peuvent occuper plus longtemps le laboratoire sans attirer l’attention de Klas.
— Klas ? Qui est-ce ?
— Le premier savant. Il a l’œil sur tout le palais de la science. Il laisse aux Terriens l’entière liberté de leurs mouvements. Mais il surveille ses collaborateurs, mes amis. Je ne puis ouvertement entrer en rébellion contre Klas. Sinon Mol et sa milice interviendraient.
— Je comprends ! acquiesça Buxl. Je propose d’explorer d’abord les cerveaux de Kekson et d’Aurich. Puis nous renverrons ces deux Terriens sur Kirtas. Ils ne s’apercevront même pas qu’une machine a fouillé leur cerveau et recopié leur savoir. Ensuite, tes amis livreront les deux autres voyageurs.
— Entendu ! opina Morg, satisfait.
Caps et ses légionnaires furent à nouveau mandés. Ils encadrèrent le reconvertisseur. Morg et les Fliporiens présents patientèrent encore plus d’une demi-heure avant que la radiation amenant Kekson ne soit captée dans le tube à vide.
Sitôt que l’Américain quitta le reconvertisseur, il fut enveloppé dans le fameux filet projeté par les tubes des légionnaires, puis emmené dans un appartement fliporien duquel il ne pouvait s’échapper. Quand, trente-trois minutes plus tard, Aurich parvint à Flip-1, il reçut le même accueil. Il rejoignit aussitôt l’électronicien dans l’appartement.
— Quand commencerez-vous à explorer le cerveau des deux voyageurs ? demanda Morg.
— Sitôt que la machine sera révisée et adaptée à la forme des Terriens, expliqua Buxl. Cela nécessitera quelques heures de travail. Je n’avais pas pensé à rassembler le savoir de plusieurs hommes. Or, cinq cerveaux intelligents doivent posséder une somme énorme de connaissances.
Il continua :
— Remarque, j’aurais pu amener ici les Terriens sans ton aide, Morg. Il me suffisait de le demander à Caps. Il aurait arraché les étrangers par la force si Klas ne me les avait pas livrés de bonne grâce. Mais je ne tiens pas à envenimer nos relations avec Kirtas, malgré ma suprématie. Nous sommes voisins et appartenons au même système. Vous pouvez même compter sur notre aide en cas de nécessité. Caps accourra aussitôt à votre secours.
Buxl étalait sa force et sa fierté, mais il ne réussit pas à impressionner l’androïde. Il s’en aperçut et grommela, rageur :
— Je mets un appartement à ta disposition, bien que tu n’apprécies pas le confort. Tu pourras aller et venir dans la capitale tant que tu n’attenteras pas à notre sécurité. Je t’appellerai quand la machine à explorer le cerveau sera révisée.
Le Kirtasien se retira dans son appartement. Il avait accompli avec succès la première phase des instructions enregistrées sur la bande magnétique, et qu’il avait apprises par cœur. Il s’apprêtait maintenant à entamer la seconde partie, peut-être la plus difficile. Car Buxl serait très dur à vaincre.
*
* *
Morg nota que l’appartement – et même le sien – où les Terriens étaient enfermés, se situait à proximité des laboratoires scientifiques. Il s’agissait même d’une annexe réservée aux savants de Flip-1.
L’androïde remarqua aussi qu’un légionnaire veillait devant l’appartement. Il aborda l’immonde araignée et immédiatement engagea le combat. Ses mains puissantes serrèrent le Fliporien à l’étranglement naturel qu’il présentait entre la tête et l’abdomen. Déjà, l’araignée manquait d’air. Elle suffoquait, tentant d’agripper son adversaire à l’aide de ses huit pattes. Morg évitait les charges des membres velus et fatigués. Il sentit une ventouse adhérer sur son corps, mais comme il ignorait la douleur, il continua à serrer…
Le soldat faiblissait. Ses pattes ne s’agitaient plus que mollement. Il ne se débarrassait pas de la terrible étreinte. L’un de ses membres articulés parvint à saisir une arme à sa ceinture. Mais cet effort le trahit. Il s’écroula comme une masse, asphyxié. Morg ramassa vivement le tube et le braqua sur l’araignée. L’éclair calcina le Fliporien. L’arme était réglée sur une onde thermique !
Morg ouvrit l’appartement des Terriens :
— Venez, invita-t-il.
Kekson et Aurich quittèrent leur cellule. Ils eurent un recul devant le cadavre rôti du légionnaire empestant la chair grillée. Puis ils suivirent l’androïde.
Ils ne rencontrèrent personne dans les couloirs. Morg savait où trouver Buxl. Ce dernier travaillait à la révision de la machine à explorer le cerveau, en compagnie de Royn et de Pirl. Un second soldat s’interposa. Il fut calciné à son tour.
Morg, suivi de Kekson et d’Aurich, fit irruption dans le laboratoire de Buxl. Celui-ci, à la vue des Terriens, comprit instantanément ce qui se passait.
— Tu es un traître, Morg ! hurla le vice-président. Mais ne crois pas t’en tirer aussi facilement.
L’androïde pointa son arme sur Buxl et ses collaborateurs :
— Ne bougez pas. Le tube est réglé sur une onde thermique. Je n’hésiterai pas à vous calciner.
— Que voulez-vous ? demanda le vice-président, voyant la porte du labo se refermer.
Kekson ricana :
— Je vous avais promis que vous me payeriez ça, Buxl ! Vous allez convoquer Niadine ici, immédiatement.
— Je vois. C’est ma tête que vous voulez.
— Non, celle de notre compagnon. Rassurez-vous, nous ne sommes pas des monstres. Nous vous rendrons votre propre cerveau. Simple échange, auquel vous n’étiez pas décidé.
— Bien joué, grogna le Fliporien. Les androïdes sont vos complices.
— Non, expliqua l’Américain. Morg nous obéit parce que j’ai modifié ses circuits… Allons, Buxl, pressez-vous. Vous entendez ? On attend Niadine. Lentement, Buxl s’approcha d’un interphone. Il regarda Royn, Pirl, puis la machine à explorer le cerveau, presque terminée. Était-il possible qu’il fût tombé dans un piège ?
— Vous ne vous en sortirez pas. Caps va arriver.
— Caps ne viendra pas, rectifia Aurich. Parce que s’il pénètre ici, il signe votre arrêt de mort. Nous sommes prêts à tout. Nous n’avons rien à perdre… Ordonnez que Niadine vienne seul,
Buxl guettait le tube thermique braqué par Morg. Il sentait son impuissance. Il avait trois adversaires résolus en face de lui. Royn et Pirl restaient tout aussi impuissants.
Il décida à jouer le jeu en espérant que la situation se modifierait et que Caps trouverait une ruse. Car, en utilisant le télé-interphone, Buxl s’arrangerait pour montrer les Terriens sur l’écran. L’alerte serait ainsi donnée.
Le vice-président se plaça dans le champ de l’appareil :
— Priez Niadine de me rejoindre, annonça-t-il au central. Qu’il vienne seul.
L’ordre fut enregistré. Aurich n’avait pas lâché Buxl d’une semelle, de crainte d’une ruse. Le docteur n’avait pas remarqué que la minuscule caméra du télé-interphone l’avait filmé.
Quand Niadine se présenta devant le labo, il était effectivement seul. La déception s’inscrivit sur le visage du vice-président. Pourquoi Caps, alerté, n’intervenait-il pas, en pénétrant par exemple en force dans le laboratoire, à la suite de Niadine ?
Cette contrariété n’échappa pas à l’œil exercé de Kekson :
— Déçu, Buxl ? Je vois. Vous comptiez sur Caps. En réalité votre rival se réjouit de vos difficultés actuelles. Il espère une chose : se débarrasser de vous. Il aura les mains libres pour les prochaines élections.
Buxl devint de toutes les couleurs. La rage l’envahissait soudain. Kekson venait d’éclairer sa lanterne et il comprenait maintenant pourquoi le chef de la légion l’abandonnait. Il feignait l’ignorance.
— Je me vengerai de Caps ! fulmina le savant fliporien. Vous avez acheté sa complicité.
— Nullement, expliqua l’Américain. À quoi bon ? Caps agit sous sa seule initiative. C’est son intérêt. Réfléchissez. Il a compris qu’en conservant le cerveau de Niadine, votre intelligence en bénéficie et vous permet ainsi d’augmenter le nombre de vos partisans. Or, si un cuisant échec vous frappait, votre standing auprès des électeurs pâlirait du même coup.
Kekson avait vu juste. C’était bien ainsi que les choses se passaient. Caps, par l’intermédiaire du central, avait appris que les Terriens se trouvaient dans le labo, avec Buxl, Royn et Pirl. Une visite à l’appartement des deux hommes lui prouva immédiatement que Kekson et Aurich s’étaient esquivés. Le cadavre calciné du légionnaire confirmait cette supposition. En conséquence, Buxl se trouvait en difficulté.
Caps trouva là matière à revanche. Si les Terriens, comme il l’espérait, avec la complicité de Morg, parvenaient à soustraire Niadine à l’emprise de Buxl, ce dernier perdrait son prestige en recouvrant son propre cerveau. Cela ne signifiait pas obligatoirement la victoire de Caps, mais ce dernier s’assurait un avantage. Il savait bien que son rival chercherait à lui nuire, par la suite. Il se méfierait davantage, voilà tout.
Aussi le chef de la légion ne bougea-t-il pas, devenant un allié implicite des Terriens. Ses légionnaires occupèrent seulement les autres laboratoires et isolèrent celui où Buxl était enfermé avec ses ennemis. Caps prétexta qu’en tentant un coup de force, il exposait la vie de Buxl – et rien n’était plus exact.
Niadine et le savant fliporien furent enfermés dans le convertisseur jumelé. Seules leurs têtes émergèrent du vêtement protégeant les autres parties de leur corps. Puis Royn et Pirl furent contraints de réaliser l’échange des atomes.
Les têtes de Buxl et de Niadine se dévibrèrent. Par inversion, l’araignée et l’homme récupérèrent leurs propres vibrations. Celles-ci se matérialisèrent. L’échange était opéré ! L’opération avait demandé quelques minutes.
Le jeune Asiatique, en se contemplant dans un miroir, ne put retenir sa joie. Il pleura. Puis il serra ses amis dans ses bras. L’émotion lui étreignait la gorge :
— Ah ! Mes amis… mes amis ! Je vous dois la vie !
Kekson sourit :
— Non, Niadine, pas la vie… Votre tête, seulement. C’est plutôt Morg que vous devriez remercier. Sans lui, nous n’aurions jamais réussi à vous arracher des griffes des Fliporiens.
Le physicien s’approcha de l’androïde. Il lui serra chaudement la main :
— Merci, Morg. Je sais que les sentiments vous laissent indifférent, mais je vous considère comme un homme.
Morg hocha la tête, sans répondre. Aurich écarta Niadine du robot :
— Vous parlez à un mur, Niadine. Pensons plutôt au retour. Zarreff et Barbara vont nous récupérer, sur Kirtas.
— Barbara ! répéta l’Asiatique, rêveur. Comme je languis de la revoir. Était-elle très peinée de mon état ?
— Terriblement ! avoua Aurich à regret, sachant son amour pour Barbara perdu.
Niadine reprit place dans le convertisseur. Sous la menace du tube thermique, Royn et Pirl – alors que Buxl observait dans un coin sous la surveillance d’Aurich – dévibrèrent entièrement le jeune physicien, libérèrent un faisceau d’ondes lumineuses, et lancèrent la radiation vers Kirtas. Pas un seul instant, Kekson n’avait relâché son attention afin de veiller à la bonne marche de l’opération.
Puis, trente-trois minutes plus tard, ce fut le tour d’Aurich. Encore une demi-heure, et Kekson, dévibré, était projeté dans l’espace.
Maintenant, Morg restait seul, face aux trois Fliporiens. Il observa le convertisseur, sans regret. Il savait qu’il n’y pourrait prendre place, car il serait à la merci de ses adversaires. Il chercha dans son cerveau électronique les instructions qu’il y avait gravées. Elles stipulaient qu’au cas où l’androïde ne pourrait revenir sur Kirtas, il était préférable qu’il se détruise plutôt que de tomber au pouvoir d’ennemis susceptibles de l’utiliser contre ceux qu’il servait actuellement avec fidélité. Une fidélité qui allait jusqu’à la mort. Mais la mort signifiait-elle quelque chose pour un robot, même doué de pensée ?
— Comment comptes-tu t’en aller, Morg ? ironisa Buxl en contemplant l’androïde. Tu es cloué ici. Tu paieras cher ta trahison.
Morg attendit trente-trois minutes, le tube thermique toujours pointé sur les trois savants fliporiens. Puis, au moment même où Kekson parvenait sur Kirtas, il retourna l’arme contre lui. Il appuya sur la détente. L’effroyable chaleur disloqua l’enveloppe synthétique de l’androïde, malgré le revêtement anticalorique. C’est dire la puissance de l’onde thermique !
Ses circuits fondus, Morg tituba un moment. Puis il s’affaissa comme une masse. Quand Buxl se précipita, le robot ne bougeait plus :
— Malédiction ! rugit le vice-président. Il est irréparable ! Et tout ça par la faute de Caps !
*
* *
Niadine perdit son sourire. Il hocha la tête :
— Vous pensez vraiment que Morg s’est détruit ?
— Oui, assura Kekson. Il y a plus de vingt-quatre heures que nous sommes revenus de Flipor. Nous avions donné à Morg des instructions formelles : se saboter s’il ne pouvait rentrer sur Kirtas. Car Buxl aurait pu l’utiliser contre nous.
— Vous êtes très durs envers celui qui a permis ma délivrance, remarqua le jeune physicien.
— Il fallait choisir, entre Morg ou vous. Morg n’est qu’une machine. Nous n’avons pas hésité à sacrifier la mécanique. Vous devriez le comprendre, Niadine.
Ce dernier reconnut que ses amis avaient agi dans son propre intérêt. Mais des difficultés se présenteraient :
— Comment expliquerez-vous à Klas la disparition de Morg ?
— Je lui dirai la vérité, décida Kekson. C’est la meilleure solution. J’avais envisagé de le tromper avec une histoire à dormir debout. Klas l’aurait certainement avalée, mais ce serait trahir sa confiance… et sa gentillesse.
Aurich se frotta le menton :
— Ça peut conduire Mol et sa milice à intervenir. Nous serions dans de beaux draps !
— Je compte sur la compréhension de Klas, confia Kekson. Vous permettez que je me fasse l’interprète de tous ?
— D’accord, opina Zarreff. On vous souhaite bonne chance.
C’est ainsi que l’Américain se dirigea vers le bureau du premier savant. Il resta absent une vingtaine de minutes. Quand il revint auprès de ses compagnons, il rayonnait :
— Le tour est joué, mes amis !
— Vous avez raconté une sornette ? demanda Barbara.
— Non. J’ai appris à Klas les mobiles qui nous avaient poussés à sacrifier Morg. Tout en regrettant la perte de son collaborateur, le premier savant n’a pas prononcé une longue oraison funèbre, comme je le craignais. Il m’a assuré que notre venue sur Kirtas avait permis de gros progrès dans le domaine de la science et, qu’en revanche, cela valait bien la vie d’un androïde. Mais, à l’avenir, il était préférable de ne plus prendre des initiatives personnelles.
— Il n’y aura pas d’avenir ! souligna Aurich. La seule, et dernière initiative que nous prendrons, c’est celle de ficher le camp.
— Pressé de repartir ? rétorqua Zarreff.
— Oui. Si notre voyage préfigure le développement des relations interstellaires, il comporte pas mal d’avatars. D’ailleurs, nous n’espérions démontrer que notre invention collective. Si nous tardons trop à rentrer, ceux qui nous attendent auront vieilli !
— C’est vrai, reconnut Zarreff. Les techniciens attendent notre retour pour mettre au point les ultimes détails. D’autres volontaires partiront alors vers les étoiles. Nous serons assurés d’avoir un relais sur Kirtas… et même sur Flipor !
— Hum ! grogna Niadine. Ne comptons pas sur la collaboration de Buxl. Pour en revenir à Morg… Comment Mol prendra-t-il la chose ?
— C’est arrangé, révéla Kekson. Klas annoncera que Morg a été victime du progrès, sans commentaire. Mol se contentera de cette explication, car il se désintéresse de la science. Après tout, dans chaque civilisation, la science a ses victimes.
Les Terriens s’apprêtaient donc à regagner leur planète. Ils avaient décidé que Zarreff partirait le premier, puis Aurich. Barbara et Niadine leur succéderaient. Enfin Kekson fermerait la marche.
Ce matin-là, Berg se trouvait seul dans le laboratoire. Il vérifiait le convertisseur de vibrations que les voyageurs utiliseraient bientôt. Il avait l’œil sur l’ensemble des appareils occupant la pièce. Soudain, un voyant rouge clignota sur l’un des capteurs.
Berg s’installa devant l’appareil. Un écran de contrôle lui apprit qu’une radiation approchait. Elle était supralumineuse, plus éclatante que Mû, le Soleil. Mais, détail curieux, elle venait de Flipor.
L’androïde avertit Klas. Ce dernier vérifia les calculs de son adjoint :
— Nul doute, affirma-t-il. Flipor envoie une radiation. Serait-ce Morg ?
— Alerte-t-on les Terriens ?
— Attendez. Captons d’abord la radiation.
En trente-trois minutes, le rayon lumineux franchit la distance séparant la sixième planète de la seconde. Il se rua dans le tube à vide du labo. Des champs de force l’immobilisèrent. L’aveuglant éclair s’éteignit. Puis les analyseurs électroniques commencèrent leur besogne.
— Ce n’est pas Morg, annonça bientôt Berg. La radiation ne véhicule aucune matière dévibrée, inerte ou organique. Il s’agit simplement d’un signal lumineux.
— Un signal ? s’étonna Klas.
— Oui. Attendez, les analyseurs achèvent de le traduire en clair. Voilà, c’est fait. Buxl prévient les Terriens qu’ils ne pourront jamais quitter Kirtas.
— Pourquoi donc ?
— Buxl désire se venger de l’échec cuisant qu’il a subi, et qui lui a fait perdre un nombre important de partisans, au profit de Caps. Il annonce que plusieurs réflecteurs géants ont été satellisés autour de Kirtas et qu’en conséquence, si une radiation quittait la seconde planète, elle serait immédiatement déviée vers Flipor.
— C’est bon, dit Klas, Je vais annoncer la nouvelle aux Terriens.
Alors que le premier savant s’apprêtait à quitter le labo, Berg le retint par le bras :
— Croyez-vous que Kekson et ses compagnons tiendront compte de l’avertissement ?
— Je l’ignore. Ils décideront. Nous n’avons pas à intervenir.
Quand nos amis apprirent la menace qui pesait sur leurs têtes, ils sombrèrent dans le découragement. Pas un moment ils ne pensèrent que Buxl bluffait. Par expérience, ils savaient que les savants de Flipor disposaient d’énormes réflecteurs satellisés. Si une chaîne de ces appareils orbitait autour de Kirtas, il était évident que la route du retour était barrée.
— Pourquoi Buxl nous préviendrait-il ? demanda Barbara. Nous serions tombés dans le panneau.
— Zarreff, le premier désigné pour le voyage de retour, aurait été effectivement capté par les savants fliporiens, remarqua Kekson. Mais ça ne serait pas allé plus loin. Très rapidement, nous nous serions aperçus que la radiation déviait. Alors Buxl a cru bon de nous avertir, par cynisme.
Niadine soupira :
— Eh bien, nous voici cloués ici.
— Pas encore, dit Zarreff avec volonté. Les réflecteurs satellisés ne sont pas invulnérables.
Puis, après quelques secondes de réflexion, il ajouta :
— Je m’étonne que Buxl se contente de nous clouer ici. Il pourrait, s’il le désirait, débarquer sur Kirtas et nous obliger à le suivre. N’ambitionnait-il pas de s’approprier les connaissances de nos cerveaux ?
— Sans doute a-t-il été obligé de modifier ses plans, supposa Aurich. Pour plusieurs raisons. D’abord, comme il l’a expliqué à Morg, il ne tient pas à envenimer les relations avec ses voisins, les androïdes. Et une expédition contre Kirtas n’est pas une assurance de bon voisinage ! Enfin, et surtout, Caps échappe à l’influence de Buxl et ne tient nullement à servir les intérêts de son rival. Vous pensez bien que Caps n’ira pas nous chercher ici, alors qu’il connaît parfaitement les ambitions de Buxl, uniquement pour assouvir la vengeance de ce dernier ! Alors le savant fliporien a décidé de se passer des services du commandant de la légion.
Aurich ne se trompait pas totalement sur la rivalité opposant les deux vice-présidents. Caps n’avait pas marché dans la combine quand Buxl lui avait suggéré de partir sur Kirtas et de ramener les Terriens. Alors, furibond, Buxl avait satellisé ses réflecteurs géants. Mais il poursuivait un autre but en clouant nos amis sur Kirtas, et c’était surtout cette raison, encore mystérieuse, qui motivait l’envoi des satellites autour de la deuxième planète. Buxl espérait bien, d’une autre façon, frapper un grand coup et regagner le terrain perdu sur son rival, et même éliminer complètement ce dernier de la compétition électorale par une action d’éclat. Car le savant fliporien n’espérait pas triompher de Caps par la force. On n’abattait pas aussi facilement celui qui détenait les clés de la défense de Flipor, et qui avait derrière lui toute la légion.
— Tout ça, résuma tristement Barbara, ne règle pas le problème. Tentons-nous le premier départ ?
— À votre aise, Barbara ! grimaça Zarreff. Je ne connais pas Buxl et je ne tiens pas à le connaître. Mais on peut toujours envoyer un signal lumineux vers la Terre. Un galop d’essai… Nous verrons bien s’il est intercepté.
— Ça ne servira à rien, souligna Kekson. Je connais Buxl. Il nous tient et ne nous lâchera pas.
Le plus noir pessimisme envahit nos amis. Triompheraient-ils, une seconde fois, du diabolique savant fliporien ? Seul l’avenir le savait. Et cet avenir était très sombre…
Comme la nuit qui tombait.
*
* *
À travers les coupoles de verre synthétique et les parois translucides, une boule énorme brillait. Elle orbitait dans le ciel et jetait des lueurs bleutées dans un poudroiement de lumière jaune. On discernait des taches sombres à sa surface, aux contours imprécis : des continents séparés par des océans. Cette boule gigantesque, c’était la Terre, vue de son satellite, la Lune.
Le ciel noir, piqueté d’étoiles, s’élargissait en tous sens. L’absence d’atmosphère donnait aux astres une brillance incomparable. Les bâtiments étanches de la cité scientifique émergeaient à peine du sol poussiéreux. Les lumières artificielles étincelaient, prouvant que les savants, par équipes, poursuivaient un labeur ininterrompu.
Helvin, le technicien de la zone américaine, et Serkings, de la zone européenne, dormaient dans le même dortoir. Ils passaient leur temps à lire, écouter des bandes magnétiques, ou à capter les émissions télévisées de la Terre. Ils s’ennuyaient et ils attendaient la relève avec impatience. Elle ne viendrait que dans trois mois. C’était long. Depuis vingt-quatre ans, il s’était pas mal relayé d’équipes devant les capteurs soniques et lumineux.
Boski, de la zone asiatique, pénétra en coup de vent dans le dortoir. Il secoua ses camarades. Ceux-ci ouvrirent des yeux lourds. Ils bâillèrent, mais ne se décidèrent pas à quitter leurs couchettes :
— Laisse-nous dormir, dit Helvin.
— Venez au labo ! glapit Boski, animé. J’ai capté un rayon d’ondes lumineuses.
— Bah ! grommela Serkings, la bouche pâteuse. Ici, on en capte tous les jours, des centaines.
— Oui, mais pas notre service. Mon rayon vient de Procyon.
Helvin et Serkings se dressèrent. Ils bondirent hors de leurs lits. Ils passèrent en hâte une robe de chambre.
Boski sourit de cet empressement :
— Vous avez le temps de vous habiller. Le rayon ne sera pas ici avant plusieurs heures. Je l’ai décelé dans les raies du spectre solaire. Mais son origine ne fait aucun doute : il vient de Procyon.
— Kekson et les autres donneraient-ils enfin de leurs nouvelles ? soupira Helvin.
— Mieux que ça, souligna l’Asiatique. Comptez bien. Ça fera à peu près vingt-quatre ans que Zarreff et les autres sont partis.
— Ils étaient gonflés ! remarqua Serkings. C’est bien joli de s’en aller sous forme de vibrations, mais il faut savoir si au terme du voyage, on vous réceptionne. Ils ont eu de la veine de tomber sur les Kirtasiens.
— Des androïdes, précisa Helvin.
— Oui, des androïdes. Ça n’a pas d’importance. Des gars de la trempe de Zarreff, on n’en fabrique pas tous les jours.
— Ni comme Kekson, ajouta vivement l’Américain, chauvin.
— Comme les cinq inventeurs du projet « Kozna » ! résuma Serkings, mettant ses collègues d’accord… On y va, au labo ?
Ils s’habillèrent. Puis ils se rendirent au laboratoire. Il y avait là un convertisseur de matière, un amplificateur de lumière, un reconvertisseur. Puis des capteurs, des analyseurs… Et, sur le dôme du labo, tournait une gigantesque antenne parabolique. Un gros tube à vide attendait la radiation.
— Ce n’est peut-être qu’un signal, supposa Helvin en examinant le rayon lumineux sur un écran de contrôle.
— Possible, admit Boski. Mais nous savions qu’en principe, les voyageurs n’effectueraient qu’un aller et retour. Ça demandait vingt-quatre ans. Pas un instant, durant cette période, une équipe n’a relâché sa surveillance. Un signal pouvait toujours survenir de Procyon.
— Vingt-quatre ans ! répéta Serkings. À l’époque, nous étions encore sur les bancs de l’institut polytechnique. Mais d’autres étaient là pour assister les voyageurs dans leur départ. La roue tourne, inéluctablement, et l’on s’aperçoit qu’en définitive, la vitesse de la lumière est encore trop lente.
— C’est la vitesse limite, précisa Boski. Qu’on le veuille ou non, on ne peut la dépasser, techniquement et physiologiquement.
Les techniciens, à tour de rôle, prirent l’écoute au grand radio-télescope. Ils auscultèrent l’espace, dépecèrent le monstrueux éclair éblouissant qui fonçait vers la Lune, le mirent à nu. Et, quand il fulgura dans le tube à vide, capté, domestiqué, les analyseurs entrèrent en action.
— ILS sont là ! triompha Boski. La radiation véhicule des vibrations d’origine organique. De la matière vivante !… Doit-on prévenir les autres services scientifiques ? L’événement est d’importance.
— Matérialisons ces vibrations ! décida Helvin. Puis nous annoncerons non seulement la nouvelle à la Lune, mais à la Terre. Quel « boum » dans la presse et la télévision !
— J’avertirai le chef des services d’informations sur la Lune, fit Serkings. C’est un copain à moi… Ainsi il aura le tuyau en priorité.
— Au reconvertisseur ! proposa Boski, fébrile. Nous connaissons le « job ». Nous l’avons répété des dizaines de fois avant de venir ici pour relever l’équipe précédente. Quelle veine, pour nous !
Il précipita la radiation vers le reconvertisseur, réplique exacte de celui construit par les androïdes de Kirtas. Dans la cuve ovoïde, l’agitation atteignit son paroxysme. L’orage magnétique se déchaînait. Les vibrations redevenaient des atomes et ceux-ci se ressoudaient pour former un agglomérat. Une forme floconneuse se dessinait dans la cuve.
Helvin passa la main sur son front. Il ramena des gouttes de sueur. Au dehors, le thermomètre marquait moins soixante-dix. À l’intérieur, se maintenait une température constante de vingt degrés. Un air respirable circulait en permanence dans des tubulures et des aérateurs.
— C’est bizarre, balbutia l’Américain.
— Quoi donc ? demanda Boski.
— Ceux du projet « Kozna » reviennent avec une drôle de silhouette ! Regardez !
— C’est vrai, constata Serkings à son tour. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Là-bas, dans la cuve du reconvertisseur, les derniers atomes se matérialisèrent. Les formes de la créature revibrée se précisèrent. Une triple exclamation souligna la fin de l’opération.
— C’est impossible ! bégaya Helvin, les yeux hors de la tête, chancelant. Que s’est-il passé ?
Ses camarades restèrent muets. D’abord ils auraient été bien incapables de répondre. Ensuite la frayeur les figeait sur place, les paralysait. Ils restaient là, grelottants, pâles, hébétés, mouillés d’une sueur froide, claquant des dents.
Oui, que s’était-il passé pendant le voyage de retour ? Des créatures postées sur le passage de la radiation l’avaient-elles captée, puis renvoyée vers sa destination ? Les atomes des voyageurs s’étaient-ils mélangés avec d’autres corpuscules étrangers, comme cela avait été le cas pour Kekson et Niadine ? Le projet « Kozna » s’achevait-il tragiquement ?
La réponse se trouvait dans la cuve ovoïde, translucide.