L'Assemblée ne gardait plus aucune mesure. Elle se livrait chaque jour aux excès les plus scandaleux et les plus propres à faire ouvrir les yeux à la nation, si elle n'eût été dans un aveuglement égal à la terreur que lui inspirait la faction jacobine, devenue une puissance dans notre malheureux royaume. Guadet proposa de rendre le Roi responsable de tout ce qui se ferait en son nom dans toute l'Europe, et les motions de suspension du Roi, de convocation d'assemblées primaires et de déchéance ne cessaient de se renouveler.
Brissot fit sentir à l'Assemblée le danger de la suspension du Roi avant d'avoir prouvé qu'il était dans le cas de la déchéance; que la convocation d'assemblées primaires pouvait devenir dangereuse pour l'Assemblée et rallier autour du Roi des individus qui pouvaient faire cause avec les émigrés. Il proposa que ce fût la commission des douze qui fût chargée d'examiner si le Roi était dans le cas de la déchéance, et de charger de présenter un projet d'adresse pour prémunir le peuple contre les mesures inconstitutionnelles et exagérées qui pouvaient entraîner la ruine de la liberté.
Le 20 juillet, les fédérés passèrent la nuit en orgie sur la place de la Bastille; et, sur le bruit d'une dispute très-vive qui avait lieu entre divers membres de l'Assemblée, on répandit parmi eux que Merlin, Chabot et les patriotes du côté gauche avaient été assassinés par les aristocrates; qu'un dépôt de dix-huit mille fusils existait aux Tuileries, et qu'on emmenait les canons des faubourgs. A ce récit, ils entrèrent en fureur et crièrent: «Investissons les Tuileries et exterminons les traîtres.» A cinq heures du matin, ils font battre la générale; quatre à cinq mille gardes nationaux se rendent alors aux Tuileries. L'incertitude de leur réunion aux fédérés et une lettre du Roi à Péthion lui demandant de faire faire sur-le-champ une perquisition pour s'assurer de la fausseté du dépôt d'armes qu'on y prétendait caché, empêchèrent, pour ce jour-là, le renouvellement de la scène du 20 juin. Péthion se rendit au faubourg Saint-Antoine et calma, pour le moment, l'effervescence qui y régnait.
La fermentation qui existait ce jour-là aux environs des Tuileries donna beaucoup d'inquiétude au Roi et à la famille royale. Elle s'était renfermée dans la chambre de Sa Majesté, qui conféra avec le comte de Viomenil et les ministres sur le parti qu'il y avait à prendre si l'on venait attaquer le château. Comme il n'y avait aucun moyen de défense, et que le Roi ne voulait pas risquer de voir renouveler la scène du 20 juin, il se détermina, si le château venait à être forcé, à traverser la salle de la comédie et l'appartement de Mesdames, pour arriver à l'Assemblée par l'allée des Feuillants et y demander justice de semblables attentats. On n'eut pas besoin d'en venir à cette extrémité pour ce jour-là, mais le parti auquel on s'était décidé influa malheureusement sur celui que fit prendre Rœderer dans la journée du 10 août.
La position de la famille royale s'aggravait tous les jours; renfermée dans l'enceinte des Tuileries, d'où l'on n'osait même plus faire sortir Mgr le Dauphin, dans la crainte de rencontrer des rassemblements de factieux, elle était privée d'air et de toute espèce de distraction. Un soir, cependant, qu'il y avait aux Tuileries une excellente garde nationale, elle alla au petit jardin de Mgr le Dauphin, dont elle revint par la terrasse de l'eau. Des fédérés qui passaient sur le quai, ayant aperçu la Reine, se mirent à tenir de très-mauvais propos et à chanter une chanson détestable, en affectant de la regarder sans ôter leur chapeau. Cette princesse voulait se retirer, mais les gardes nationaux la supplièrent de n'en rien faire et de leur laisser apprendre à ces drôles-là qu'on ne les redoutait pas. Ils se mirent alors à crier: «Vivent le Roi et la famille royale!» et absorbèrent tellement les cris des fédérés, que ceux-ci, n'étant pas les plus forts, furent obligés de se taire et d'ôter leurs chapeaux. Ils s'en plaignirent le lendemain à l'Assemblée, qui, quoique instruite de leur insolence, ne les en accueillit pas moins favorablement.
Les gardes nationaux qui accompagnaient la Reine à cette promenade lui témoignèrent un respect si profond, un attachement si sincère et une si vive douleur de ce qui s'était passé, qu'ils en étaient touchants. La Reine leur en témoigna sa sensibilité avec cette grâce et cette bonté qui accompagnaient toutes ses paroles. Ils étaient de ce bon bataillon des Filles-Saint-Thomas; si toute la garde nationale lui eût ressemblé, nous n'eussions pas éprouvé les malheurs dont nous gémissons tous les jours. Il semblait que le ciel partageât le courroux de ces braves gens; le bruit du tonnerre, qui grondait de toute part et se mêlait à celui des grosses cloches de Saint-Sulpice, qui se faisaient entendre à ce moment, ajoutait encore à la tristesse dont nous étions pénétrés. Il semblait que nous assistions aux funérailles de la monarchie. A peine fûmes-nous rentrés au château, qu'un violent orage éclata; le tonnerre tomba à deux ou trois reprises aux environs des Tuileries et semblait être le présage des malheurs que nous étions sur le point d'éprouver.
Peu de jours après, M. d'Épréménil, se promenant sur la terrasse des Feuillants et voulant reconnaître l'esprit public, se mêla parmi les groupes et y fut malheureusement reconnu. Accusé d'être l'espion de Coblentz, il fut dépouillé, frappé de coups de sabre, menacé de la lanterne et aurait infailliblement péri, sans le secours de quelques gardes nationaux qui parvinrent à le soustraire à la rage de la multitude et qui le portèrent au trésor public. Péthion, ayant appris ce qui se passait, se rendit sur-le-champ auprès de M. d'Épréménil, et le voyant ensanglanté et tout couvert de blessures plus ou moins dangereuses, il témoigna une grande émotion, qui redoubla sensiblement lorsque M. d'Épréménil, lui tendant la main et le regardant fixement, lui adressa ces seules paroles: «Et moi aussi, Péthion, je fus l'idole du peuple.» Ses blessures ne furent heureusement pas mortelles; mais, étant resté en France, il fut dans la suite une des victimes de la fureur révolutionnaire.
Les soldats de la garde nationale qui avaient été maltraités et insultés par la populace pour avoir sauvé M. d'Épréménil, vinrent demander à l'Assemblée de fermer la terrasse des Feuillants pour éviter de mettre la garde nationale aux prises avec les citoyens; mais elle s'y refusa net. M. de Kersaint imputa à M. d'Épréménil des propos qu'il n'avait pas tenus, ajoutant que son nom seul avait été la cause de tant d'excès, et que le peuple, regardant les Tuileries comme un pays ennemi, n'avait jamais tenté de franchir la barrière qui lui avait été imposée par un décret de l'Assemblée. Thuriot prétendit que cette garde, qui se disait outragée, n'était composée que de chevaliers du poignard, et qu'il fallait bien prendre garde qu'il ne fût admis à la garde du château que des citoyens inscrits dans le bataillon de service.
L'espoir d'être utile au Roi avait, en effet, déterminé plusieurs personnes attachées à son service à entrer dans la garde nationale. Le duc de Choiseul et quelques autres personnes de la cour avaient pris, par cette raison, le même parti; mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir de l'inutilité de cette mesure.
L'armée marseillaise, annoncée depuis si longtemps, arriva enfin le 30 juillet à Paris. Elle était composée de tous les bandits du Midi. Elle n'était dans le principe composée que de six à sept cents hommes; mais, s'étant recrutée en chemin de tous les mauvais sujets qui avaient désiré se joindre à elle, elle s'était fort augmentée. Elle entra dans la ville avec armes et bagages, et suivie de deux canons. C'était le corps d'élite des factieux, et sur lequel ils comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Péthion les avait casernés dans le district des Cordeliers, si connu par son club, d'où sortaient les motions les plus violentes, et les plus incendiaires. On vit clairement dans cette occasion le peu de fond que l'on pouvait faire sur une garde nationale qui, forte de soixante bataillons et de cent vingt pièces de canon, laissait s'établir tranquillement une poignée de brigands dans un des quartiers de la ville, et qui se laissa subjuguer par eux sans leur opposer la moindre résistance. La présence de l'armée marseillaise se fit remarquer par un mouvement d'effervescence populaire. Leurs mauvais propos et les insultes qu'ils se permirent contre les citoyens qui portaient des cocardes en ruban au lieu de celles de laine qu'ils avaient adoptées, augmentèrent leur audace naturelle, qu'excitaient ceux qui comptaient bien en profiter.
Les provocations existaient journellement entre les deux partis de la capitale; elles donnèrent lieu à une rixe entre les Marseillais et un bataillon de la garde nationale. Des hommes, qui cherchaient à la provoquer, insultèrent à dessein quelques soldats de ce bataillon, lequel, décidé à ne pas se laisser molester, répondit de manière à inquiéter les assaillants, qui appelèrent à leur secours les Marseillais. Une centaine d'entre eux répondirent à leur appel, et la querelle allait s'engager, lorsque des hommes sages s'interposèrent entre les deux partis et parvinrent à les calmer. On croyait que tout était fini, lorsque des soldats de ce bataillon, qui était de garde aux Tuileries, s'en retournant tranquillement à leur poste, furent suivis par des Marseillais, qui recommencèrent non-seulement à les insulter, mais de plus à les attaquer. Trois d'entre eux, qui revenaient par la rue Saint-Florentin, furent assaillis et percés de coups. M. du Hamel, lieutenant du bataillon des Filles-Saint-Thomas, fut tué, et les autres plus ou moins blessés. Leurs camarades vinrent à leur secours et blessèrent plusieurs Marseillais. La crainte de voir arriver un trop grand nombre de gardes nationaux pour venger leurs camarades les fit seule retirer. Ces gardes nationaux étaient tous du bataillon des Filles-Saint-Thomas, et n'avaient été provoqués qu'en raison de leur attachement au Roi et à la famille royale. Les blessés, qui revinrent aux Tuileries, y reçurent tous les secours dont ils pouvaient avoir besoin, et Madame Élisabeth en pansa même plusieurs de ses propres mains.
Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée des Marseillais et insultaient même la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits cabinets, qui donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir Mgr le Dauphin dans mon appartement, qui donnait sur cette même cour et qui, étant situé au rez-de-chaussée, pouvait donner quelques inquiétudes. Au sortir de la promenade, je le remontais dans sa chambre; l'abbé Davaux l'y occupait de manière à ne lui laisser connaître ni l'ennui ni le danger de sa position, et le soir M. de Fleurieu, qui avait servi dans la marine, qui avait de l'esprit et contait à merveille, lui faisait le récit de ses voyages, qui l'amusaient et l'instruisaient agréablement. Cet aimable enfant, qui n'était pas d'âge à prévoir les malheurs qui le menaçaient, se trouvait encore heureux et nous disait, à moi et à ma fille Pauline, les choses les plus aimables sur le bonheur que nous lui procurions et dont, hélas! la durée devait être si courte.
Ce jeune prince, étant extrêmement discret, ne répétait jamais rien de ce qu'il entendait dire chez la Reine et chez moi: «Avouez, me dit-il un jour, que je suis bien discret et que je n'ai jamais compromis personne (car ce mot, qui devait être étranger à son âge, ne lui était que trop connu). Je suis curieux, j'aime à savoir ce qui se passe, et si l'on se méfiait de moi, l'on s'en cacherait et je ne saurais jamais rien.» Cette discrétion, si rare à son âge, l'a accompagné jusqu'au tombeau, malgré les mauvais traitements qu'il a soufferts dans son affreuse captivité.
La Reine était si mal gardée, et il était si facile de forcer son appartement, que je lui demandai avec instance de venir coucher dans la chambre de Mgr le Dauphin. Elle eut bien de la peine à s'y décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude qu'elle pouvait avoir sur sa position; mais lui ayant fait observer qu'en passant par l'escalier intérieur du jeune prince, rien n'était si facile que d'en dérober la connaissance, elle finit par y consentir, mais seulement pour les jours où il y aurait du bruit dans Paris. Cette princesse était si bonne et si occupée de tous ceux qui lui étaient attachés, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus attachante, ne marqua plus de sensibilité pour le dévouement qu'on lui témoignait et ne fut plus occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes qui l'approchaient. Croira-t-on qu'une reine de France en était réduite à avoir un petit chien couché dans sa chambre pour l'avertir au moindre bruit que l'on ferait entendre dans son appartement?
Mgr le Dauphin, qui aimait beaucoup la Reine, enchanté de la voir coucher dans sa chambre, courait à son lit dès qu'elle était éveillée, la serrait dans ses petits bras et lui disait les choses les plus tendres et les plus aimables. C'était le seul moment de la journée où cette princesse éprouvait quelque consolation; son seul courage la soutenait, ainsi que l'espoir que les puissances étrangères la tireraient de sa cruelle situation. «Elles la connaissent, me dit-elle un jour, et elles savent bien que nous ne sommes maîtres ni de nos paroles ni de nos actions.»
Le Roi, qui s'était refusé à sanctionner le décret de vingt mille hommes que l'on voulait établir à Paris, en raison de la composition que voulait lui donner l'Assemblée, proposa, pour calmer ses inquiétudes sur l'approche des puissances étrangères, d'établir un camp à Soissons, qui servît d'intermédiaire entre les frontières et la capitale, et de le composer de troupes de ligne, dont les chefs auraient la confiance de l'Assemblée. Il lui fit part, en même temps, qu'il avait nommé pour officiers généraux de ce camp MM. de Custine, Alexandre Beauharnais, Charton le cadet et Servan.
L'Empereur et le roi de Prusse ayant donné le commandement des armées qu'ils avaient rassemblées sur les frontières de la France au duc de Brunswick, ce prince voulut, avant de rentrer en France, annoncer à ses habitants les motifs et les intentions qui guidaient les deux souverains, et fit paraître en conséquence un manifeste où il annonça:
«1^o La volonté de faire rendre justice aux princes possessionnés en Alsace et en Lorraine;
«2^o De faire cesser l'anarchie qui existait en France, les atteintes portées au trône et à la majesté royale par les violences exercées contre le Roi et son auguste famille, et d'y rétablir le pouvoir légal;
«3^o De rendre au Roi la sûreté et la liberté dont il était privé, et de le mettre à même d'exercer l'autorité légitime qu'il aurait toujours dû conserver.»
Il déclara, en outre, au nom de ces deux puissances, «qu'elles ne prétendaient point s'enrichir par des conquêtes, ni s'immiscer dans le gouvernement de la France, mais procurer au Roi le moyen de pouvoir faire telles convocations qu'il croirait convenables, pour travailler à assurer le bonheur de ses sujets;
«Que les armées combinées protégeraient tous ceux qui se soumettraient au Roi et qui concourraient au rétablissement de l'ordre dans le royaume;
«Qu'elles ordonnaient aux gardes nationaux de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés jusqu'à l'arrivée des troupes, sous peine d'en être responsables, avertissant que ceux qui seraient pris les armes à la main seraient traités comme rebelles à leur roi et perturbateurs du repos public;
«Qu'elles rendaient également responsables sur leurs têtes et sur leurs biens les membres de départements, de districts et de municipalités des excès qui se commettaient dans leur territoire, leur ordonnant de continuer leurs fonctions jusqu'à ce que Sa Majesté en ordonnât autrement; sommaient les généraux, officiers, sous-officiers et soldats de ligne, de se soumettre au Roi sur-le-champ, comme à leur légitime souverain, et déclaraient aux habitants des villages qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés Impériales et Royales, et tirer sur elles, qu'ils seraient traités dans toute la rigueur des lois militaires, que leurs maisons seraient démolies ou brûlées, tandis que les habitants qui s'empresseraient de se soumettre à leur roi seraient sous la protection des troupes alliées.
«Leurs Majestés Impériales et Royales ordonnaient à la ville de Paris et à tous ses habitants, sans distinction, de se soumettre au Roi sur-le-champ, de lui rendre, avec la liberté, les égards et les respects dus à sa personne et à la famille royale, les rendant personnellement responsables des violences exercées contre eux, dont ils tireraient la vengeance la plus éclatante, en livrant Paris à une exécution militaire et à une subversion complète. Elles protestaient d'avance contre toutes les lois et décisions émanées du Roi, tant que ce prince et sa famille ne seraient pas en lieu de sûreté, et elles invitaient Sa Majesté à désigner la ville de son royaume la plus voisine des frontières où il lui plairait de se retirer sous bonne escorte, pour pouvoir y appeler ses ministres et les conseillers qu'elle jugerait à propos d'admettre, pour aviser aux moyens de rétablir l'ordre et régler l'administration du royaume; s'engageant à faire respecter à leurs troupes la discipline la plus exacte, et demandant, par tous ces motifs, aux habitants de ne pas s'opposer à la marche des troupes, et de leur prêter assistance au besoin.»
Ce manifeste exaspéra l'Assemblée, qui se livra sans ménagement à la plus violente colère; et comme les armes manquaient, elle proposa d'employer les piques, les lances, les haches et les frondes, pour armer les citoyens. Dans l'excès de sa fureur, Lecointre s'écria: «Ne s'élèvera-t-il pas un homme de génie qui invente la manière dont les hommes libres doivent faire la guerre?»
Le manifeste du duc de Brunswick engagea le Roi à une nouvelle déclaration de ses sentiments, pour s'opposer à l'envahissement de la France. Il parla à son peuple égaré comme un père qui ne veut que son bonheur et le ramener à son devoir, en lui retraçant tout ce qu'il a sacrifié dans l'espoir de le rendre heureux, cherchant à lui prouver que c'est dans l'union seule et dans l'exacte observation de la Constitution qu'il parviendra à éviter les malheurs dont il se voit menacé.
En réponse à cette déclaration, Péthion se présenta à l'Assemblée et demanda la permission de lire une pétition dont les sections l'avaient chargé comme premier magistrat de la Commune, pour dénoncer le pouvoir exécutif. Dictée par les factieux, cette pétition était du style le plus violent. Elle représentait le Roi comme fortement opposé à la Constitution, exaltant la clémence de la nation à propos du voyage de Varennes. Elle accusait le Roi de la trahir et le rendait responsable de tous les maux dont les deux Assemblées étaient les auteurs. Elle demandait sa déchéance et la nomination d'une Convention pour la prononcer, faisait sentir la nécessité d'un changement de dynastie, et demandait que, jusqu'à l'établissement d'une Convention, l'Assemblée nommât des ministres pris hors de son sein, pour exercer provisoirement les fonctions du pouvoir exécutif, jusqu'à la déclaration de la volonté du peuple par l'organe de la Convention nationale. Elle finissait par assurer que si les lâches et les perfides se rangeaient du côté de l'ennemi, celui-ci trouverait dix millions d'hommes libres prêts à mourir pour la défense de la patrie.
Plusieurs sections suivirent cet exemple, et l'Assemblée décréta qu'elle traiterait, le 9 août, la grande question de la déchéance.
Après de grands débats sur la validité de la dénonciation de M. de la Fayette, dénonciation démentie par le maréchal Luckner, l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation centre ce général.
La conduite de M. le duc d'Orléans ayant fait ouvrir les yeux à madame la duchesse d'Orléans, elle demanda et obtint en justice sa séparation de biens d'avec ce prince, et se retira ensuite chez M. le duc de Penthièvre, son père. Madame la princesse de Lamballe, qu'il accusa d'y avoir contribué, fut de ce moment l'objet de sa haine, que l'on assura être une des causes de la fin cruelle de cette malheureuse princesse.
Les jacobins, sûrs de la direction du mouvement qu'ils se préparaient à exécuter, ne s'en cachaient plus; et leur plan était tellement connu, que Branger, médecin de Mgr le Dauphin, me remit plus de huit jours avant l'événement un petit imprimé qui était le programme le plus fidèle de cette effroyable journée, lequel fut suivi de point en point.
Il était devenu impossible de se faire illusion sur les périls que nous courions. L'Assemblée, unie d'intérêts avec les jacobins, disposant de toutes les administrations, concentrant en elle tous les pouvoirs, laissait au Roi bien peu d'espoir de pouvoir résister à des ennemis aussi dangereux qu'acharnés contre sa personne, et tout donnait lieu de craindre que ce prince ne finît par succomber dans une lutte aussi inégale.
Dans cette extrémité, on conseilla à Sa Majesté de traiter avec les jacobins et les principaux factieux de l'Assemblée; de gagner les uns par l'espoir de places lucratives qui flatteraient leur ambition et leur cupidité, et les autres par l'appât de sommes considérables, et de parvenir par ce moyen à détourner l'orage qui était à la veille d'éclater.
Boze, peintre du Roi et fort attaché à ce prince, et que l'on savait avoir quelques relations avec Vergniaud et quelques autres députés de la Gironde, fut chargé de traiter avec eux. Il fut également question d'entrer en négociation avec Péthion, Santerre, Lacroix et autres jacobins. Mais ils déclarèrent positivement ne vouloir traiter qu'avec un aristocrate d'une réputation bien établie; car, disaient-ils, nous n'avons jamais été trompés par ceux-ci, et nous l'avons été plus d'une fois par les constitutionnels.
La Reine me demanda si je connaissais encore à Paris une personne de probité, au-dessus de tout soupçon et capable de mener adroitement une pareille négociation. Je lui indiquai M. de La Chèze, membre du côté droit de l'Assemblée constituante, d'une probité et d'un désintéressement à toute épreuve, et qui, même dans le parti opposé au sien, jouissait d'une grande considération. Mais je ne pus lui dissimuler qu'étant père de huit enfants, il aurait peut-être de la peine à se charger d'une négociation dont les suites pouvaient être si dangereuses. A la première proposition qui lui en fut faite, il n'hésita pas un instant: «Je ne connais pas, dit-il, le danger d'une démarche, lorsqu'elle peut être utile à mon roi, et je sacrifierais volontiers ma vie pour le sortir de la cruelle situation où il se trouve.»
Le Roi le fit venir dans son cabinet, où il fut introduit secrètement par mon valet de chambre, qui le fit passer par le petit escalier de Mgr le Dauphin, pour que personne n'en eût connaissance. Il fut chargé de sonder les personnes en question, pour savoir ce qu'elles demandaient et si l'on croyait pouvoir se fier à leurs promesses. Elles demandèrent huit cent mille francs pour les partager entre elles, et s'engagèrent à employer tous les moyens qui étaient en leur pouvoir pour détourner le coup qui se préparait. Péthion promit de se rendre au château, au premier bruit du danger, et de donner l'ordre de repousser la force par la force, si l'on tentait une entreprise contre les Tuileries.
M. de La Chèze leur parla à plusieurs reprises, et croyant les avoir persuadés du grand intérêt qu'ils avaient à sauver le Roi pour la sûreté de leur vie et de leur fortune, il vint rapporter à Sa Majesté leurs demandes et leurs promesses. Pour la convaincre de leur sincérité, ils firent de concert avec elle quelques démarches préparatoires, mais de nature à ne pas compromettre leur secret. Le Roi accepta leurs propositions, et pour ne pas compromettre M. de La Chèze, si on le voyait chez lui, il me chargea de lui remettre les huit cent mille francs, qu'il n'avait pu lui donner sur-le-champ.
Les constitutionnels, alarmés du danger que leur faisait courir le péril qui menaçait le Roi, se déterminèrent à le servir malgré lui, et formèrent le projet de s'assurer des chefs des jacobins et des factieux de l'Assemblée, de réunir ensuite les députés sages et modérés, qui en entraîneraient nécessairement bien d'autres, et de redonner au Roi l'autorité nécessaire pour faire marcher la Constitution.
Les jacobins, ayant eu connaissance de ce complot, n'en devinrent que plus acharnés à l'exécution de leurs projets; et ceux qui avaient traité avec le Roi, suspectant sa bonne foi, incertains d'ailleurs de l'issue de la journée du 10 août, et craignant d'être découverts, se réunirent dans la nuit à la majorité de l'Assemblée et affichèrent à la tribune, dans la matinée du même jour, des sentiments dictés par la peur, qui les leur fit soutenir jusqu'à ce qu'ils fussent eux-mêmes victimes de leurs collègues; tant il est vrai que le courage et la bonne foi se trouvent rarement liés avec le vice et l'intérêt personnel.
Tout ce qui se passait donnait les plus vives inquiétudes aux personnes bien pensantes, et chacun faisait parvenir au Roi les avis que l'on recevait sur la situation de Paris. M. de Paroy, craignant pour les jours de Leurs Majestés et ceux de Mgr le Dauphin, me pria d'offrir de sa part à la Reine trois cuirasses de douze doubles de taffetas, impénétrables à la balle et au poignard, qu'il avait fait faire pour elle, pour le Roi et pour Mgr le Dauphin, et me remit un poignard pour en faire l'essai. Je les portai chez la Reine, qui essaya sur-le-champ celle qui lui était destinée; et, me voyant le poignard entre les mains, elle me dit, du plus grand sang-froid: «Frappez-moi pour en faire l'essai.» Je ne pus soutenir une pareille idée, qui me fit frémir, et je lui déclarai que rien ne me déterminerait à un pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse dont je me saisis; je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, qui, comme l'avait dit M. de Paroy, se trouva impénétrable à ses coups. La Reine convint alors avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait à la première apparence de danger, ce qui fut exécuté. Or peut juger par ce trait de l'horreur de la situation de la famille royale et de celle des habitants des Tuileries, lorsqu'on en était réduit à employer de pareils moyens.
CHAPITRE XXIII
ANNÉE 1792
Journées des 9 et 10 août.—Le Roi se détermine à aller à l'Assemblée.—On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille, et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants pour sa personne.—La Commune de Paris se rend maîtresse de l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous renfermés au Temple.—Péthion, Manuel et plusieurs autres officiers municipaux les y conduisent.—Madame la princesse de Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et conduites à la Force.—Journées des 2 et 3 septembre.—Mort de madame la princesse de Lamballe.
On avait grand soin d'entretenir l'effervescence qui régnait parmi les habitants des faubourgs, les fédérés et les Marseillais. On les faisait boire, on leur donnait de l'argent; et enhardis par les chefs des conjurés, qui les rassemblaient et les excitaient au carnage, ils tenaient des propos affreux. Leurs provocations devinrent si menaçantes, que M. Joly, ministre de la justice, écrivit le 9 août à l'Assemblée que le mal était à son comble; que huit lettres, qu'il lui avait écrites successivement pour lui rendre compte des progrès de l'effervescence, étaient restées sans réponse; qu'il était évident qu'il se préparait un mouvement terrible pour le lendemain, et que, sans un prompt secours du corps législatif, il était impossible au gouvernement de répondre des personnes et des propriétés. Quelques membres de l'Assemblée se plaignirent d'avoir été insultés, et M. de Vaublanc demanda que, sans différer, on transférât ailleurs le lieu de ses séances.
Après plusieurs débats, l'Assemblée se borna à mander Rœderer, procureur-syndic du département, pour savoir de lui ce qui se passait. Il déclara qu'aussitôt qu'il avait appris l'insulte faite aux députés, il avait été trouver le maire et lui avait demandé compte du bruit qui se répandait; que neuf cents hommes devaient entrer le soir dans Paris; qu'il l'avait assuré n'en avoir aucune connaissance, mais que, d'après ce qui se passait, il avait convoqué, la veille, le corps municipal pour le matin, et le conseil de la commune pour le soir; qu'il avait chargé des officiers municipaux de se rendre à l'Assemblée et au château, et écrit au commandant général de la garde nationale de renforcer les postes et d'avoir des réserves. Il ajouta que le conseil général du département avait reçu un arrêté de la section du Roi-de-Sicile, déclarant désapprouver celui que lui avait envoyé la section des Quinze-Vingts. On y annonçait que si l'Assemblée n'avait pas prononcé le lendemain sur le sort du Roi, la section sonnerait le tocsin et battrait la générale pour que le peuple se levât en entier; qu'elle envoyait cet arrêté aux quarante-sept autres sections de Paris et aux fédérés, les invitant à y adhérer. Le conseil général avait sur-le-champ improuvé cet arrêté et enjoint à la municipalité de lui faire part des mesures qu'elle avait prises pour en empêcher l'exécution.
Péthion se rendit à la barre pour rendre compte des mesures qu'il avait prises pour maintenir la tranquillité publique, troublée, disait-il, par des bruits d'enlèvement du Roi. (Car le scélérat avait des moyens de réserve pour justifier sa conduite en cas de besoin.)
Le Roi, sentant enfin la nécessité de se défendre, si l'on venait à l'attaquer, fit venir quatre-vingt-dix Suisses de Courbevoie pour la défense du château. On les posta à toutes les issues et sur les escaliers intérieurs, en leur défendant de tirer, à moins que ce ne fût pour défendre la garde nationale. Celle qui était aux Tuileries, et nommément le bataillon des Filles-Saint-Thomas, était bien disposée à les seconder. Elle était commandée, ainsi que les Suisses, par MM. de Menou et de Boissière, et M. de la Jarre, ex-ministre. Tous les gentilshommes qui étaient en ce moment à Paris, et notamment tous les officiers de la garde du Roi, se rendirent au château pour la défense de Sa Majesté. Ils étaient commandés par M. le maréchal de Mailly, qui avait sous lui M. de Puységur, ex-ministre du Roi, et MM. d'Hervilly et de Pont-l'Abbé. M. d'Hervilly demanda au Roi de lui donner l'ordre de s'emparer de l'Arsenal, des armes de sa garde qu'on y avait déposées, et des cartouches qui devaient s'y trouver. Ce prince, qui ne voulait pas qu'on pût l'accuser d'être l'agresseur dans le mouvement qui se préparait, se refusa à cette proposition. Les conjurés, moins scrupuleux, commencèrent par s'emparer de l'Arsenal, et se servirent des armes de la garde royale et des cartouches qu'ils y trouvèrent, dans l'horrible journée du 10 août.
Plusieurs serviteurs de Sa Majesté se mirent aussi dans les rangs des gentilshommes pour concourir avec eux à sa défense. Des personnes zélées firent des patrouilles pendant la nuit; et ayant été arrêtées, elles fournirent aux conjurés un moyen d'augmenter l'effervescence du peuple. A minuit, on entendit sonner le tocsin et battre de toute part la générale. On crut prudent de faire venir Péthion au château. Il s'y rendît de bonne grâce et donna même par écrit à M. Maudat, commandant général de la garde nationale, l'ordre de repousser par la force les entreprises que l'on pourrait former contre le château. Les braves gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas, voulant l'engager, par intérêt de sa propre sûreté, à s'unir à eux pour défendre le Roi, dirent assez haut pour en être entendus: «Nous le tenons enfin ici; il n'en sortira pas, et sa tête nous répondra de la personne de Sa Majesté.» Effrayé de ce propos, il trouva le moyen de faire connaître à l'Assemblée le danger qu'il courait, et elle le manda à sa barre par un décret. On n'osa s'opposer à son exécution, et il sortit ainsi du château pour se rendre à l'Assemblée, qu'il assura de sa vigilance pour le maintien de la tranquillité publique. Et, bien assurée qu'elle pouvait compter sur lui, elle le renvoya à ses fonctions.
La garde nationale fut sur pied toute la nuit, sans recevoir aucun ordre sur la conduite qu'elle devait tenir. Le Roi n'en pouvait donner sans la signature de ses ministres, et ceux-ci n'osaient rien signer à cause de leur responsabilité. Le commandant général, soumis par la loi à la municipalité, ne pouvait non plus donner d'ordres sans en être requis par elle, et le sort du Roi se trouvait par là entre les mains de Péthion et de Manuel.
Le Roi fit à cinq heures la revue de la garde nationale et eut lieu d'être content des dispositions qu'elle annonçait; mais Péthion, totalement retourné du côté des conjurés et inquiet des sentiments qu'elle démontrait, la fit remplacer à six heures par des bataillons sur lesquels il pouvait compter, et la revue qu'en fit le Roi fut loin d'être satisfaisante.
Il y avait, parmi ces nouveaux bataillons, des gens à piques qui excitaient à la révolte les gardes nationaux dont la fidélité n'était pas bien affermie. On entendait parmi eux des cris de: «Vive Péthion! vive la nation! A bas les traîtres et le veto!» Des corps entiers de gardes nationaux se rangèrent du côté des rebelles, de manière que le Roi ne pouvait compter que sur les Suisses, sur six cents hommes de la garde nationale et sur trois cents personnes à peu près, tant gentilshommes qu'officiers de la garde du Roi et serviteurs de Sa Majesté, armés seulement d'épées et de pistolets, tous sincèrement attachés à sa personne, et habillés en bourgeois, pour ne porter aucun ombrage à la garde nationale.
Il y avait dans la chambre du conseil, devant la porte de la chambre du Roi, une vingtaine de grenadiers de la garde nationale, auxquels la Reine adressa ces paroles: «Messieurs, tout ce que vous avez de plus cher, vos femmes et vos enfants, dépendent de notre existence; notre intérêt est commun.» Et leur montrant la petite troupe de gentilshommes qui occupait les appartements: «Vous ne devez pas avoir de défiance de ces braves gens, qui partageront vos dangers et vous défendront jusqu'à leur dernier soupir.» Touchés jusqu'aux larmes, ils témoignèrent leur généreuse résolution de mourir, s'il le fallait, pour la défense de Leurs Majestés.
Personne ne se coucha au château; tout le monde se tenait dans les appartements, attendant avec anxiété le dénoûment d'une journée qui s'annonçait sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à chacun de la manière la plus affectueuse et encourageait le zèle qu'on lui témoignait. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline, auprès de Mgr le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnait dans tous les esprits.
J'allai sur les quatre heures du matin dans l'appartement du Roi, pour savoir ce qui se passait et ce que nous avions à craindre ou à espérer. «J'ai, me dit M. d'Hervilly, la plus mauvaise opinion de cette journée; ce qu'il y a de pis en pareil cas est de ne prendre aucun parti, et l'on ne se décide à rien.»
On annonça sur les sept heures que les habitants du faubourg et l'armée marseillaise se portaient au château; que des commissaires choisis par les factieux des quarante-huit sections s'étaient érigés en conseil général de la commune; qu'ils avaient mandé M. Maudat, commandant de la garde nationale, sous prétexte de se concerter avec lui, l'avaient fait assassiner près de l'Hôtel de ville, afin de s'emparer de l'ordre par écrit qu'il avait reçu de Péthion de repousser la force par la force, et promenaient sa tête dans Paris; que Santerre lui avait été donné pour successeur, que l'état-major était renouvelé, et que tout cela se faisait de concert avec le comité de surveillance de l'Assemblée, qui avait mis plus de quatre millions à la disposition de Santerre pour propager l'insurrection. L'Assemblée, qui sentait le danger qu'elle courait, si les puissances étrangères avaient le dessus, employait tous ses efforts pour associer le peuple à ses crimes, afin que, perdant tout espoir de pardon, il fût excité par ses frayeurs à partager sa résistance.
L'ordre du conseil du département et de la municipalité, envoyé aux gardes nationaux, de défendre le Roi comme autorité constituée, fut lu dans tous les rangs par des commissaires députés aux Tuileries; mais il fit si peu d'effet sur cette garde renouvelée, que les canonniers déchargèrent et abandonnèrent leurs canons en apprenant la marche des Marseillais et des brigands de la capitale. M. d'Hervilly, voyant l'impossibilité d'en faire usage pour la défense du Roi, les encloua sur-le-champ, pour qu'on ne pût s'en servir contre le château.
Le Roi, qui avait déjà fait demander à l'Assemblée d'envoyer une députation pour en imposer aux brigands, lui en fit renouveler la demande par M. Joly, ministre de la justice; mais, sous le prétexte qu'elle n'était pas assez nombreuse pour délibérer, Cambon fit prononcer l'ajournement, malgré le péril que courait le Roi et qui croissait à chaque instant.
L'incertitude du parti à prendre dans un danger aussi imminent parut favorable à Rœderer pour engager le Roi à se rendre à l'Assemblée nationale. Il entra chez ce prince, suivi de quelques membres du département; et, le priant de faire retirer le grand nombre de personnes qui l'entouraient, il lui adressa ces paroles: «Sire, le danger est imminent; les autorités constituées sont sans force, et la défense est impossible. Votre Majesté et sa famille courent les plus grands dangers, ainsi que tout ce qui est au château; elle n'a d'autre ressource pour éviter l'effusion du sang que de se rendre à l'Assemblée.» La Reine, qui était à côté du Roi avec ses enfants, représenta qu'on ne pouvait abandonner tant de braves gens qui n'étaient venus au château que pour la défense du Roi: «Si vous vous opposez à cette mesure, lui dit Rœderer d'un ton sévère, vous répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants.» Cette pauvre malheureuse princesse se tut, et éprouva une telle révolution que sa poitrine et son visage devinrent, en un instant, tout vergetés. Elle était désolée de voir le Roi suivre les conseils d'un homme si justement suspect, et semblait prévoir d'avance tous les malheurs qui l'attendaient. Rœderer flatta la famille royale du succès de cette démarche et de son prompt retour au château. La Reine, quoique loin d'y croire, répéta ces paroles à ceux qu'elle était si affligée d'abandonner; et le Roi, profondément affecté, se tournant vers cette troupe fidèle, ne put que leur adresser ces paroles: «Messieurs, je vous prie de vous retirer et de cesser une défense inutile; il n'y a plus rien à faire ici, ni pour vous ni pour moi.»
La consternation fut générale lorsqu'on vit partir le Roi pour aller à l'Assemblée; la Reine le suivait, tenant ses deux enfants par la main. A côté d'eux étaient Madame Élisabeth et madame la princesse de Lamballe, qui, comme parente de Leurs Majestés, avait obtenu de les suivre; et j'étais derrière Mgr le Dauphin. Le Roi était accompagné de ses ministres et escorté par un détachement de la garde nationale. Je quittai ma chère Pauline la mort dans le cœur, en pensant aux dangers qu'elle allait courir, et je la recommandai à la bonne princesse de Tarente, qui me promit de ne pas s'en séparer et d'unir son sort au sien.
Nous traversâmes tristement les Tuileries pour gagner l'Assemblée. MM. de Poix, d'Hervilly, de Fleurieu, de Bachmann, major des Suisses, le duc de Choiseul, mon fils et plusieurs autres se mirent à la suite de Sa Majesté, mais on ne les laissa pas entrer. Il y eut à la porte un encombrement qui fit craindre un moment pour les jours du Roi et de la Reine. On parvint enfin à leur ouvrir un passage, et ils furent reçus à la porte par une députation que leur avait envoyée l'Assemblée. Le Roi traversa la salle accompagné de ses ministres, et fut se placer à côté du président; et la Reine, ses enfants et sa suite se tinrent vis-à-vis: «Je viens, messieurs, dit le Roi, pour éviter un grand attentat, pensant que je ne puis être mieux en sûreté qu'au milieu de vous.» Vergniaud, qui présidait en ce moment, lui répondit: «Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté de l'Assemblée nationale; ses membres ont juré de mourir en soutenant les droits des autorités constituées.»
Le Roi s'assit alors auprès du président, et la famille royale se plaça dans le banc des ministres. Mais, sur l'observation de quelques membres de l'Assemblée, que la Constitution interdisait toute délibération en présence du Roi, l'Assemblée décida que le Roi et sa famille se placeraient dans la loge du logographe, derrière le fauteuil du président. Les fidèles serviteurs de Sa Majesté arrachèrent sur-le-champ les barreaux de cette loge et communiquèrent une partie de la journée avec la malheureuse famille royale.
Rœderer se rendit à la barre, accompagné des administrateurs du département et de la municipalité, pour rendre compte de ce qui se passait dans Paris et des motifs qui l'avaient engagé à presser le Roi de se rendre à l'Assemblée: «Notre force, ajouta-t-il, était paralysée et n'existait même plus; nous n'en pouvons avoir d'autre que celle qu'il plaira à l'Assemblée de nous donner. Nous apprenons dans l'instant que le château vient d'être forcé.»
L'Assemblée fit un décret pour mettre les personnes et les propriétés sous la sauvegarde du peuple, et envoya une députation de vingt-cinq de ses membres pour lui porter cette déclaration. A peine fut-elle partie qu'on entendit le bruit du canon et de la mousqueterie; la députation se dispersa, et une partie rentra dans la salle. Le Roi les rassura en leur disant qu'il avait donné l'ordre de ne pas tirer; mais voyant entrer des personnes armées dans l'Assemblée, celle-ci s'y opposa; car, au milieu de ses succès, elle mourait de peur et craignait toujours qu'on ne vint délivrer le Roi et faire main basse sur les conjurés.
Il arriva des pétitionnaires qui déposèrent que les Suisses les avaient attirés en signe d'amitié et avaient fusillé un grand nombre d'entre eux: «Nous avons, dirent-ils, mis le feu aux Tuileries, et nous ne l'éteindrons que quand la justice du peuple sera satisfaite. Nous sommes chargés de vous demander encore une fois la déchéance du pouvoir exécutif; c'est une justice que nous réclamons et que nous attendons de vous.» Le président leur répondit: «L'Assemblée veille au salut de l'empire; assurez le peuple qu'elle va s'occuper des grandes mesures qu'exige son salut.»
Une députation de la section des Thermes vint dire à la barre qu'elle ratifiait la pétition présentée la veille pour demander la déchéance; que le peuple, fatigué des crimes de la Cour, avait juré de maintenir l'égalité et la liberté, et que tous les citoyens de Paris partageaient ces sentiments: «Osez jurer, dit-elle aux députés, que vous sauverez l'empire.»—«Oui, nous le jurons», dirent en se levant tous les députés.
Le concert de toutes ces voix séditieuses, jointes au bruit du canon et de la mousqueterie, nous faisait à tous un mal affreux. Chaque coup de canon nous faisait tressaillir; le cœur du Roi et celui de la Reine étaient déchirés; et nous étions dans la plus profonde douleur, en pensant au sort qu'éprouvaient peut-être en ce moment ceux que nous avions laissés aux Tuileries. Le pauvre petit Dauphin pleurait, s'occupait de ceux qu'il aimait et qui étaient restés au château, se jetait dans mes bras et m'embrassait. Plusieurs députés en furent frappés, et la Reine leur dit: «Mon fils aime tendrement la fille de sa gouvernante, qui est restée aux Tuileries; il partage l'inquiétude de sa mère, et celle que nous éprouvons, du sort de ceux que nous y avons laissés.» Malgré leur férocité, ils ne purent se défendre d'un sentiment d'attendrissement et de pitié, en regardant cet aimable enfant, qui commençait dans un âge si tendre à sentir déjà le malheur qui l'attendait. Les nouveaux représentants de la Commune, qui devait bientôt elle-même dicter des lois à l'Assemblée, vinrent lui faire part de la nomination provisoire de Santerre comme commandant général de la garde nationale de Paris, et de la continuation de Péthion, de Manuel et de Danton dans les places qu'ils occupaient. Montaut fit la motion que chaque député jurât à la tribune de maintenir la liberté et l'égalité, et de mourir à son poste; et nous les entendîmes successivement répéter ces mêmes paroles pendant plus de deux heures.
Les pompiers, que l'on avait envoyé chercher pour éteindre le feu des Tuileries, vinrent représenter à l'Assemblée l'impossibilité d'y réussir, si l'on n'y envoyait des commissaires pour rétablir l'ordre. Elle répondit d'abord que ce soin regardait la municipalité; mais sur la représentation de Chabot, qu'il était cependant fâcheux de laisser étendre l'incendie, et qu'il était urgent de mettre un homme de confiance à la tête des pompiers, elle nomma à cet effet Palloy, architecte de la ville, qui s'était signalé par son zèle lors de la destruction de la Bastille.
Plusieurs fidèles serviteurs du Roi, ayant trouvé moyen de pénétrer dans l'Assemblée, se rendirent auprès de ce prince dans la loge du logographe, et rendirent compte à Sa Majesté de ce qui se passait aux Tuileries. Ils nous apprirent que les femmes en étaient sorties sans qu'il leur fût arrivé d'accident, et mon fils m'assura que Pauline était en sûreté. Cette certitude et sa présence furent d'une grande consolation pour mon cœur, quoiqu'il fût encore profondément touché du sort de tant de braves gens qui s'étaient dévoués pour le Roi et la famille royale. Mgr le Dauphin fut charmant, en cette occasion, par la sensibilité avec laquelle il me témoigna sa satisfaction de savoir sa chère Pauline hors de danger. Ces messieurs nous dirent que les Suisses avaient eu un moment le dessus, mais que n'étant pas secondés, et la multitude croissant à chaque instant, ils avaient été forcés de se retirer; qu'on en avait massacré un grand nombre, et que la fureur s'était étendue jusqu'aux Suisses des particuliers, dont plusieurs, et nommément le mien, avaient péri; qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il y aurait beaucoup de victimes, par la rage dont était animée la populace, présentement maîtresse du château.
On vint avertir en ce moment que les Suisses marchaient sur l'Assemblée, que les fédérés marchaient à leur rencontre, et qu'ils allaient se livrer un combat sanglant. L'Assemblée en frémit et demanda au Roi qu'une des personnes qui étaient avec lui allât les parlementer et leur fît rendre les armes. Le président proposa d'en donner l'ordre par écrit, et M. d'Hervilly s'offrit pour remplir cette commission; mais avant de partir, il déclara qu'il ne pouvait agir utilement que sur l'ordre et la signature de ce prince. L'Assemblée, qui frémissait de la possibilité de voir arriver les Suisses, s'empressa de présenter au Roi de l'encre et du papier pour qu'il donnât l'ordre de mettre bas les armes et de faire retourner les Suisses sur leurs pas. M. d'Hervilly traversa la rue Saint-Honoré au milieu des coups de fusil et des balles qui pleuvaient sur lui de toute part, et fut admiré par sa bravoure de tous ces enragés. Voyant avec douleur l'impossibilité où seraient les Suisses de résister à la multitude de gens armés qui venait à leur rencontre, il leur signifia l'ordre du Roi de mettre bas les armes, et revint lui rendre compte de la commission dont il avait été chargé.
Les Marseillais et autres brigands, voyant les Suisses désarmés, se mirent à courir sur eux, et ces derniers se virent obligés de se cacher et de changer d'habits pour ne pas être victimes de leur fureur. On apprit à l'Assemblée que M. d'Affry avait été mis en prison pour sa propre sûreté, et qu'on avait mis les scellés chez lui. Elle décréta alors, sur la motion de Bazire, que les Suisses seraient mis sous la sauvegarde de la loi et des vertus hospitalières du peuple; ce qui n'empêcha pas que celui-ci ne mît à mort tous ceux qui eurent le malheur de tomber sous sa main.
Les députés, inquiets de voir le Roi environné de personnes qui lui étaient attachées, déclarèrent que le Roi ne devait être gardé que par la garde nationale, et que toute autre devait se retirer. Le comte Charles de Chabot, qui était resté dans cette garde dans la vue d'être utile au Roi, alla prendre sur-le-champ son uniforme et son fusil, et fit le service de factionnaire à la porte du logographe. Les marques d'attachement qu'il donna à Sa Majesté l'ayant rendu suspect aux factieux, il fut arrêté peu de jours après l'entrée du Roi au Temple et conduit à la prison de l'Abbaye, où il fut une des premières victimes de la journée du 2 septembre.
Il avait adopté pendant quelque temps les principes de la Révolution; mais, ayant le sens droit et le cœur pur, il en avait reconnu le danger, et n'avait cessé, depuis, de chercher à réparer l'erreur d'un esprit exalté par les propos qu'il entendait journellement chez la duchesse d'Enville, sa grand'mère. Elle avait été liée de tout temps avec les différents membres de la société philosophique, qui l'avaient imbue des prétendus principes de liberté et d'égalité, sous lesquels ils cachaient leur ambition et leur esprit de domination. Ils lui firent payer bien cher l'appui qu'elle leur avait donné au commencement de la Révolution, son fils et son petit-fils ayant été massacrés par suite de leurs principes.
Lamarque annonça à l'Assemblée qu'on avait arrêté le départ des courriers, pour empêcher qu'on ne portât l'alarme dans les départements. Il proposa que l'on fît une adresse aux Français pour les instruire que leurs représentants ne négligeraient rien pour sauver la patrie, qui ne pouvait l'être que par l'union de tous les bons Français. L'Assemblée adopta cette proposition et le chargea de la rédaction de l'adresse.
Vergniaud lui succéda à la tribune: «Je viens, dit-il, au nom de la commission extraordinaire, vous proposer une mesure bien rigoureuse, mais devenue nécessaire, malgré la douleur dont je vous vois pénétrés. Les dangers de la patrie, qui sont à leur comble, proviennent de la défiance qu'inspire la conduite du chef du pouvoir exécutif dans une guerre entreprise contre la liberté et l'indépendance nationales. Des adresses de toutes les parties de l'empire demandent la révocation de l'autorité déléguée à Louis XVI; et l'Assemblée, ne voulant point agrandir la sienne par aucune usurpation de pouvoir, vous propose de décréter: l'établissement d'une Convention nationale dont elle vous proposera le mode de convocation; l'organisation d'un nouveau ministère, les ministres actuels conservant provisoirement leurs fonctions jusqu'à sa nomination; celle d'un gouverneur du prince royal; la suppression de la liste civile, dont on déposera les registres sur les bureaux de l'Assemblée, accordant seulement une somme de quatre cent mille francs pour la dépense de la famille royale jusqu'à l'établissement de la Convention; la demeure du Roi et de la famille royale dans l'enceinte du corps législatif, jusqu'à ce que la tranquillité soit rétablie dans Paris, avec injonction au département de lui préparer un logement au Luxembourg, où elle sera sous la garde des citoyens et de la loi; la déclaration d'infamie et de traître à la patrie pour tout fonctionnaire public, tout soldat, officier ou même général, de quelque grade qu'il fût, qui abandonnerait son poste; et ordre de faire publier sur-le-champ le présent décret, et de l'envoyer aux quatre-vingt-trois départements, en leur imposant l'obligation de le faire parvenir dans les vingt-quatre heures aux diverses municipalités de leur ressort.»
On juge bien que la proposition fut convertie sur-le-champ en décret.
Aussitôt que les ministres eurent entendu les reproches faits au Roi et sur lesquels l'Assemblée motivait la suspension de la royauté, ils voulurent se rendre à la barré de l'Assemblée, pour prendre sur eux toute la responsabilité de la conduite du Roi; mais il le leur défendit absolument, leur disant: «Vous augmenteriez le nombre des victimes sans pouvoir m'être utiles, et ce serait un chagrin de plus pour moi. Retirez-vous, je vous l'ordonne, et ne revenez plus ici.» Car le malheur qui accablait cet excellent prince ne l'empêchait pas de s'occuper de tous ceux qui lui étaient attachés.
La Reine, désolée d'être séparée de Mgr le Dauphin et de le voir entre des mains du choix d'une pareille assemblée, pria plusieurs députés sur lesquels elle croyait pouvoir compter de chercher à parer un coup qui lui serait aussi sensible. Ils y réussirent d'autant plus facilement, que l'Assemblée, qui projetait l'établissement d'une république, s'embarrassait peu de donner un gouverneur à Mgr le Dauphin.
Pendant que l'Assemblée rendait décrets sur décrets, les Tuileries étaient livrées au pillage. On apportait à l'Assemblée l'or, les bijoux trouvés chez la Reine, et divers autres effets dont on lui faisait l'offrande. On y porta aussi une malle pleine d'assignats et un paquet de lettres. Ces dernières furent envoyées au comité de surveillance, et beaucoup d'autres à la Commune; car, lorsque nous fûmes conduits à l'Hôtel de ville avant d'être menés à la Force, nous vîmes un monceau de lettres dans le cabinet de Tallien. Les divers effets furent également portés à la Commune, et les assignats aux Archives.
Il est remarquable que cette armée de bandits s'était interdit le vol aux Tuileries, et mettait impitoyablement à mort ceux qu'elle surprenait s'appropriant quelque effet du château. Elle s'y permit seulement le vol du vin et des liqueurs, dont elle n'y laissa pas une bouteille. Elle cassait, brisait, éparpillait, et il y eut un dégât énorme qui ne profita à personne.
Tout ce qui habitait les Tuileries perdit tout ce qu'il possédait; mais la majeure partie de nos effets fut volée par les commissaires établis dans le château, sous prétexte de les conserver, et ils ne se firent pas de scrupule, non plus que leurs affidés, de s'approprier ce qui était à leur convenance. On rendit dans la suite un peu de linge et quelques nippes, mais rien de ce qui avait une valeur réelle.
Tous ceux qui apportaient des offrandes enlevées aux Tuileries les accompagnaient des plus grossières invectives contre le Roi et la Reine, et laissaient percer, en les regardant, la joie qu'ils éprouvaient de pouvoir les insulter à leur gré. De pareilles bassesses étaient trop au-dessous d'eux pour leur faire une grande impression; mais ce qui les touchait sensiblement et brisait leur cœur de douleur, était de voir conduire à la barre leurs plus fidèles serviteurs, ne prévoyant que trop le sort qui les attendait entre les mains de ces furieux.
Je vis conduire, entre autres, le vicomte de Maillé, beau-frère de la duchesse de Maillé, mon amie intime, et auquel j'étais attachée depuis ma jeunesse. Il était tout en sang, ses habits déchirés, et il était évident qu'il avait été cruellement maltraité. C'était un brave et loyal gentilhomme, plein d'honneur et de probité, et qui avait très bien servi. Dévoué à son roi, il ne l'avait quitté dans cette cruelle journée que lorsqu'on éloigna de sa personne ses plus fidèles serviteurs. Je ne puis dire ce que cette vue nous fit souffrir; je le vis ce jour-là pour la dernière fois; emprisonné à l'Abbaye, il y fut massacré dans la journée du 2 septembre, laissant une femme et des enfants inconsolables de sa perte.
On ne peut se faire d'idée de la rapidité avec laquelle se succédaient les décrets. Il y en eut un pour donner à l'Assemblée le droit de nommer, pour chaque ministère, un secrétaire du conseil; un autre pour que chaque ministre nommé par elle pût signer tous les objets relatifs à son ministère, sans avoir besoin de la sanction du Roi; un autre pour établir un camp sous les murs de Paris, ou s'enrôlerait qui voudrait. Un autre décidait que les canonniers pourraient, d'après la demande qu'ils en auraient formée, établir des esplanades d'artillerie sur les hauteurs de Montmartre. Elle donna aussi le droit à chaque citoyen, âgé de vingt-cinq ans et vivant de son travail, de pouvoir être admis aux assemblées primaires pour l'établissement de la prochaine Convention.
Elle décréta, en outre, la permanence de l'Assemblée et la nomination de douze commissaires pour être envoyés aux quatre armées, lesquels feraient signer aux ministres du Roi qu'ils n'y avaient pas envoyé de proclamation.
On rapporta, à la grande satisfaction du Roi, la nomination du gouverneur du prince royal; et ce fut le seul moment de consolation qu'éprouva la famille royale dans cette effroyable journée.
Toutes les pétitions étaient accompagnées, aussi bien que les décrets, des injures les plus atroces contre le Roi et la Reine. Un grand nombre de députés rivalisaient avec les pétitionnaires, dans les reproches qu'ils se permettaient d'adresser à la malheureuse famille royale, qui passa douze longues heures à entendre la répétition de tout ce qui pouvait affliger son cœur et fatiguer son esprit.
Dans le nombre de ceux qui avaient contribué au succès de cette effroyable journée, il y en eut cependant plusieurs qui, respectant le malheur de la famille royale, mirent au moins dans leurs discours plus de réserve et de décence. Les membres du côté droit, privés depuis longtemps de toute influence et réduits au silence par la majorité de l'Assemblée, témoignèrent au Roi la profonde douleur dont ils étaient pénétrés, et leur regret d'être dans l'impossibilité de pouvoir s'opposer à ce dont ils avaient le malheur d'être témoins.
Le résultat des votes de l'Assemblée pour la composition des ministères fut d'abord la réintégration de Roland, Servan et Clavières dans les ministères de la guerre, de l'intérieur et des finances; puis les nominations de Danton dans celui de la justice; de Monge à la marine, de Grouvelle aux affaires étrangères, et de Le Brun aux contributions publiques.
M. d'Abancourt, ministre du Roi au département de la guerre, fut décrété d'accusation pour n'avoir pas fait partir les Suisses. Mais, d'après l'ordre du Roi de le quitter, il s'était mis en sûreté et ne put être arrêté.
Conformément au décret de l'Assemblée, qui ordonnait que le Roi et sa famille resteraient dans son enceinte jusqu'au moment où la tranquillité régnerait dans Paris, on prépara des cellules aux Feuillants pour y loger la famille royale. Le Roi fut seul dans la sienne, sans pouvoir garder auprès de lui les personnes qu'on y avait laissées jusqu'alors. La Reine et Madame restèrent ensemble dans une seconde cellule, et Madame Élisabeth, madame de Lamballe et moi fûmes mises dans une troisième avec Mgr le Dauphin. Nous passâmes une nuit telle qu'on peut se l'imaginer, entendant distinctement le vacarme de l'Assemblée, les applaudissements et les battements des tribunes; et, à l'exception de Mgr le Dauphin et de Madame, qui, accablés de fatigue, s'endormirent sur-le-champ, personne ne put fermer l'œil de la nuit. Ce fut cependant un petit adoucissement pour le Roi et la Reine de pouvoir être seuls un instant; mais quel moment que celui où ils purent se livrer sans contrainte à tous les sentiments qu'ils éprouvaient! On leur fit le triste détail de ce qui se passait dans la ville, de la consternation qui y régnait, et de la terreur qu'inspiraient l'audace et la fureur des factieux.
Des commissaires vinrent à onze heures du soir reconnaître si chacun était couché dans la cellule qui lui était destinée; car, malgré toutes leurs précautions, ils ne pouvaient se défendre d'une inquiétude qui leur faisait pousser la méfiance au dernier degré. MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Poix, de Nantouillet, de Goguelas, d'Hervilly, d'Aubier et mon fils, et quelques autres dont je n'ai pu retenir les noms, passèrent la nuit auprès du Roi. Mais on ne le laissa pas jouir longtemps de la consolation de se voir entouré de personnes sur l'attachement desquelles il avait tout lieu de compter. On lui signifia, dès le lendemain, de les renvoyer, sous le prétexte que leur présence pouvait porter le peuple à de nouveaux excès: «Je suis donc en prison, leur dit le Roi, et moins heureux que Charles I^{er} qui conserva tous ses amis jusqu'à l'échafaud?» Puis, se tournant vers ces messieurs, il leur témoigna son regret de les quitter, et leur ordonna de se retirer. La Reine leur dit, les larmes aux yeux: «Ce n'est que dans ce moment que nous sentons toute l'horreur de notre position; vous l'adoucissiez par votre présence et votre dévouement, et l'on nous prive de cette dernière consolation.» Comme la famille royale était sans argent et sans linge, ils mirent tous aux pieds du Roi l'or qu'ils avaient alors sur eux; mais le Roi ne voulut point l'accepter, leur disant: «Gardez, messieurs, vos portefeuilles, vous en aurez plus de besoin que nous, ayant, j'espère, plus de temps à vivre.»
Le Roi et sa famille reprirent encore les mêmes places dans les mêmes loges que la veille, et ils y entendirent, ainsi que le jour suivant, les félicitations sans nombre que reçut l'Assemblée des députations qui se succédaient les unes aux autres, lesquelles étaient accompagnées des mêmes injures contre le Roi et sa famille. Ce prince eut la douleur d'entendre les transports de joie avec lesquels l'Assemblée reçut l'hommage du drapeau conquis sur les Suisses par le sieur Lange, aidé des grenadiers du faubourg Saint-Laurent, et dont elle ordonna sur-le-champ la suspension à la voûte de l'Assemblée. Elle applaudit également à la nomination d'une cour martiale pour juger les Suisses, sans distinction de grade, avec l'ordre donné à Santerre de pourvoir à la sûreté de soixante d'entre eux, réfugiés dans un bâtiment adjoint à l'Assemblée. Elle voulut se donner un air de générosité à leur égard, mais ils furent tous fusillés le lendemain.
Le Roi entendit prononcer la suspension provisoire de tous les juges de paix de toutes les sections de Paris, l'ordre de conduire à l'Abbaye M. de La Porte, intendant de la liste civile, et d'apposer les scellés sur tous ses papiers; enfin, le rapport des commissaires nommés pour faire l'inventaire du propre secrétaire de Sa Majesté, ainsi que de tous ses papiers. Pour combler la mesure des insultes prodiguées à notre pauvre malheureux roi, il fut condamné à entendre la lecture faite par Condorcet de l'exposition des motifs qui avaient décidé l'Assemblée à la convocation d'une Convention nationale, et à la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du Roi. C'était le résumé de tous les griefs reprochés au Roi par les factieux, de ceux attribués aux nobles et aux prêtres, qu'on accusait ce prince d'avoir soutenus au préjudice de l'État. On l'y rendait responsable de la guerre actuelle et de la conduite des puissances étrangères, et l'on peut juger de tout ce que cette exposition contenait d'injurieux pour Sa Majesté, en y voyant les signatures de Guadet, Romme, Goujon et autres factieux de la Montagne; elle fut envoyée dans tous les départements.
Afin d'entretenir la fermentation dans Paris, on répandit le bruit d'un attentat projeté sur les jours de Péthion, et l'on vint dire à l'Assemblée que les assassins étaient dans les fers, et qu'on lui avait donné une garde pour veiller sur des jours aussi précieux.
Pour être plus à portée de surveiller le Roi et sa famille, l'Assemblée changea l'habitation du Luxembourg, pour l'habitation du Roi et de sa famille, en celle de l'hôtel du ministre de la justice, place Vendôme; mais cette décision ne fut pas de longue durée. Manuel, au nom de la Commune de Paris, vint représenter à l'Assemblée qu'étant chargée de la garde du Roi, elle proposait de l'établir au Temple, où elle le croyait plus en sûreté que partout ailleurs. La Reine frémit quand elle entendit nommer le Temple, et me dit tout bas: «Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour, dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois M. le comte d'Artois de la faire abattre, et c'était sûrement un pressentiment de tout ce que nous aurons à y souffrir.» Et sur ce que je cherchais à écarter d'elle une pareille idée: «Vous verrez si je me trompe», répéta-t-elle. L'événement n'a malheureusement que trop justifié un pressentiment aussi extraordinaire.
Manuel fit à l'Assemblée le récit de la conduite barbare qui devait être tenue vis-à-vis de la famille royale: «Le Temple, dit-il, sera gardé par vingt hommes pris dans chaque section de la ville de Paris. On y conduira demain le Roi et sa famille, avec le respect dû au malheur. Les rues qu'ils traverseront seront bordées des soldats de la Révolution, qui les feront rougir d'avoir cru qu'il pouvait y avoir parmi eux des esclaves du despotisme, et leur plus grand supplice sera d'entendre crier: «Vivent la nation et la liberté!» Il ajouta que le Roi et la Reine n'ayant que des traîtres pour amis, toute correspondance leur serait interdite.