Ce prince, peu touché de ces avis, fit courir un manifeste pour assurer les Français que, loin de détruire leur Constitution, il se joindrait au contraire au Roi pour l'appuyer de tout son pouvoir, en en modifiant les articles qui pourraient en avoir besoin; qu'il ne se déclarerait jamais que contre les factieux, fauteurs du désordre et de l'anarchie, et qui perpétuaient seuls les malheurs de la France, auxquels il désirait ardemment voir une fin. Il se flattait que cette démarche attirerait dans le parti du Roi les véritables amis d'une Constitution sage et une grande partie de la France. Mais il ne connaissait pas la force des Jacobins, qu'il attaquait ouvertement sous le nom de factieux, et que cette démarche rendit encore plus audacieux. Aussi la Reine s'en affligea-t-elle, la trouvant prématurée. Elle me dit en me montrant cet écrit: «Mon frère ne connaît pas la position de la France; en déclarant la guerre aux Jacobins, il nous met sous le couteau, nous et nos fidèles serviteurs.»
En effet, les factieux ne perdaient pas une occasion d'échauffer le peuple. Ils lui persuadèrent que le droit de veto était le seul obstacle à son bonheur, et avec ce mot, dont il n'entendait pas la signification, ils l'animèrent contre le Roi et la Reine, qu'ils appelaient Monsieur et Madame Veto. Ils se permettaient les injures les plus grossières contre leurs personnes, surtout lorsque ce prince opposait le droit de veto aux décrets de l'Assemblée. Un de ses membres poussa la hardiesse jusqu'à dire que les ministres devaient répondre sur leurs têtes des suites du veto; et une violation si manifeste de la Constitution n'éprouva aucune opposition.
On faisait fabriquer des piques dans Paris, et l'on fit paraître dans les Tuileries des piques à crochets, pour arracher, disaient-ils, les entrailles des aristocrates. Une députation de ces misérables vint à la barre, accuser les membres du ministère de préparer un massacre des patriotes. C'était la tactique des factieux d'accuser leurs ennemis des crimes qu'ils se préparaient à commettre, et ils assurèrent l'Assemblée qu'ils étaient prêts à purger la terre des amis du Roi, qu'on pouvait regarder comme ennemis de la nation. L'Assemblée, loin de punir de pareilles indignités, accorda à ces brigands les honneurs de la séance. Toutes ces horreurs avaient pour but d'obtenir du Roi la sanction du décret concernant la liberté des soldats de Châteauvieux, et celui de la triple imposition sur les biens des émigrés, à laquelle ce prince ne pouvait se déterminer. Mais les ministres, effrayés des dangers que son refus pouvait faire courir à Sa Majesté, l'engagèrent fortement à ne la pas refuser. Le Roi consentit donc, à son grand regret, à donner cette sanction, qui affligea tous les gens de bien.
Ce prince n'en fut pas plus tranquille. Les factieux ne passaient pas de jours sans se permettre les sorties les plus violentes contre sa personne et ses plus fidèles serviteurs. On les accusait du renchérissement des denrées, des crimes qui se commettaient dans les diverses parties du royaume, et même du pillage de quelques magasins d'épicerie, qu'ils avaient eux-mêmes organisé pour exciter quelques troubles. Ils prétendirent qu'il se faisait des rassemblements pour enlever le Roi dans l'intention de se joindre aux ennemis de l'État, pour mettre tout à feu et à sang; qu'il employait l'argent de sa liste civile à corrompre les bons patriotes, et qu'il n'avait formé sa maison militaire que pour asservir les Parisiens, les égorger et partir avec elle.
Le Roi, pour déjouer les progrès des factieux, écrivit à la municipalité pour se plaindre des bruits répandus par les malintentionnés. Il lui marquait en même temps qu'il connaissait les devoirs que lui imposait la Constitution, et qu'il saurait les remplir; que rien ne l'obligeait à rester à Paris, et que s'il ne le quittait pas, c'était parce qu'il le voulait bien, et qu'il croyait sa présence utile; mais qu'il ne se cacherait pas s'il avait des raisons qui lui fissent désirer d'en sortir.
Cette lettre ne diminua pas la violence des démagogues de l'Assemblée. Hérault de Séchelles se permit dénoncer cette proposition, que le pouvoir législatif avait le droit de traduire le pouvoir exécutif devant le pouvoir judiciaire; que la responsabilité n'était pas toujours la mort, mais qu'elle entraînait également la perte de l'honneur et de la liberté.
Rouyer proposa de faire un recensement de tous les habitants du royaume qui avaient des enfants ou des neveux émigrés, afin de prendre, quand il en serait temps, des mesures fermes et solides pour mettre la chose publique à l'abri de leur perfidie. On sait la suite qui fut donnée à cette proposition au fort de la Révolution.
La loi sur les passe-ports fut mise en vigueur, malgré l'article de la Constitution qui donnait à chacun le droit de sortir ou de rentrer dans le royaume à sa volonté, et l'Assemblée ordonna que ce décret fût porté sur-le-champ à la sanction du Roi par quatre membres de l'Assemblée.
Le Roi tenait conseil en ce moment. On leur offrit d'en attendre la fin dans la salle des gardes ou dans celle des ambassadeurs, à leur volonté. Ils furent excessivement choqués de n'avoir pas été introduits sur-le-champ, et encore plus qu'on ne leur eût pas ouvert les deux battants en entrant chez le Roi. L'huissier leur dit que ce n'était pas l'usage, et qu'elles ne s'ouvraient qu'aux grandes députations. Ils se plaignirent vivement à l'Assemblée de ce manque de respect, et l'Assemblée attacha à cette prétention l'importance qu'elle aurait pu mettre à l'affaire la plus essentielle. Elle écrivit au Roi pour se plaindre de ce manque d'égards envers une députation de l'Assemblée. Ce prince, étonné de la chaleur qu'elle mettait à une prétention aussi puérile, lui répondit qu'on avait suivi l'usage accoutumé; qu'il n'avait pu prévoir le prix qu'elle paraissait attacher à l'ouverture des deux battants; qu'il ne tenait nullement à la conservation de l'ancien usage; mais puisqu'elle désirait qu'on les ouvrît même aux simples députations, il consentait volontiers à lui donner cette satisfaction.
Après la lecture du décret qui prescrivait la manière dont la plus simple députation serait reçue chez le Roi, Condorcet déclara que désormais le président de l'Assemblée ne se servirait, en lui écrivant, que de la même formule dont ce prince se serait servi à son égard. Elle ne perdait aucune occasion de diminuer le respect qu'on lui portait, et le peuple l'imitait, en voyant le peu de considération qu'on témoignait à son souverain.
Le Roi, attentif à ne donner aucun sujet de plaintes contre sa garde constitutionnelle, fit écrire à Péthion, maire de Paris, pour lui demander le jour où elle pourrait prêter serment à la municipalité. Péthion, n'osant prendre sur lui de répondre seul à cette demande, s'adressa à l'Assemblée, qui dicta elle-même la formule du serment; bien entendu que les individus composant la garde du Roi devaient justifier d'abord qu'ils avaient déjà prêté le serment civique, décrété par l'Assemblée nationale.
Le serment exigé était conçu en ces termes: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au Roi, de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale en 1789, 1790 et 1791; de veiller avec fidélité à la sûreté de la personne du Roi, de n'obéir à aucune réquisition ou service étranger à celui de sa garde.»
Il fut décidé que ce seraient serait prêté publiquement en présence des officiers municipaux, et renouvelé chaque année à la même époque où il aurait été prêté la première fois, et que la garde royale ne pourrait suivre le Roi, s'il s'écartait de plus de vingt lieues du Corps législatif, distance prescrite à ce monarque par la nouvelle Constitution.
On ne peut faire trop d'éloges de cette garde et des officiers qui la composaient. Pour empêcher que le désœuvrement des gardes ne les rendit susceptibles de mauvaises impressions, ils les occupaient continuellement, les surveillant avec l'attention la plus scrupuleuse, ne s'absentant point, et prenant même leurs repas chez les traiteurs les plus voisins du château. Ils ménageaient avec la plus grande attention les officiers de la garde nationale, leur cédant même dans toutes les prétentions qu'ils élevaient, lorsqu'elles n'étaient pas incompatibles avec le bien du service.
Les Jacobins cherchaient, au contraire, à exciter la jalousie de la garde nationale par les mensonges et les calomnies qu'ils avaient coutume d'employer lorsqu'ils leur étaient utiles. Les officiers de la garde les recherchaient, au contraire, sans se rebuter, étaient avec eux d'une extrême politesse, ne négligeant aucune occasion de les attacher au Roi et de les engager à s'unir à eux pour la défense de ce prince, si les mauvaises intentions que manifestait l'Assemblée forçaient à en venir à cette extrémité. Une conduite si sage et tant de sacrifices ne purent cependant parvenir à diminuer la jalousie de la garde nationale, qui se manifesta d'une manière bien sensible.
On avait partagé la grande salle des Cent-Suisses en deux salles séparées par une cloison, l'une pour la garde royale, et l'autre pour la garde nationale. Cette dernière, excitée par les Jacobins et par un nommé Sevestre[1], murmura de cette séparation et demanda la destruction de cette cloison. Le Roi, croyant devoir acquiescer à cette demande, pria sa garde de lui donner cette marque d'attachement de ne se permettre ni plaintes ni murmures, et il fut obéi, malgré la peine qu'elle en ressentait. Elle y avait d'autant plus de mérite qu'il y avait dans la garde nationale des gens très-mal pensants, dont plusieurs étaient soupçonnés, et non sans raison, d'être les espions des Jacobins, et d'interpréter malignement les propos les plus innocents de cette excellente garde.
CHAPITRE XVIII
ANNÉE 1792
Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes les provinces du royaume.—Audace des Jacobins.—Décret d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour être jugé par la haute cour nationale.—Dénonciations journalières contre les ministres.—Le Roi reçoit leur démission et se décide à en prendre dans le parti des Jacobins.—Amnistie accordée par l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.—Son refus d'écouter aucune représentation des députés opposés aux factieux.—Suppression des professeurs de l'instruction publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et même de celui des Sœurs de la Charité.
La France était livrée dans toutes ses provinces aux brigandages les plus affreux. Les bois étaient dévastés, les greniers pillés, la circulation des grains arrêtée par des paysans, qui, sous prétexte de la crainte de disette, refusaient de les laisser sortir de la province où ils abondaient pour alimenter celles qui en manquaient, quoiqu'elles les eussent payés d'avance. Les riches propriétaires n'étaient plus en sûreté contre les pillages; tout annonçait une prompte dissolution. Simoneau, maire d'Étampes, ayant voulu s'opposer à ces excès, fut assassiné par ces furieux, qui hachèrent en pièces un fermier des environs de Montlhéry. Le Roi, à qui cette nouvelle Assemblée avait ôté le peu d'autorité qui lui restait, n'avait aucun moyen de s'opposer à ces excès. S'il lui arrivait de donner un ordre à ce sujet, l'Assemblée trouvait le moyen de le paralyser sur-le-champ, et d'accuser ensuite le pouvoir exécutif de faire le mort et de ne pas savoir réprimer tous ces excès. La position du Roi était affreuse et s'aggravait journellement.
Loin de réprimer les insurrections quotidiennes des différents corps de l'armée, l'Assemblée les favorisait et accueillait toutes les dénonciations des soldats contre les officiers nobles et même contre le ministre de la guerre, dans le but d'avoir un prétexte pour chasser tous les officiers nobles et les remplacer par d'autres qui leur seraient dévoués et sur lesquels elle pourrait compter. Elle démontra son peu de respect pour la personne du Roi, en passant à l'ordre du jour sur une lettre que lui écrivit ce prince pour se plaindre de cette conduite.
Elle était furieuse contre M. de Lessart, qui, craignant les suites d'une guerre entre la France et toutes les puissances de l'Europe, faisait tout ce qui dépendait de lui pour l'éviter. Les factieux de l'Assemblée, voulant absolument le trouver en faute, chargèrent le comité des douze d'examiner sa conduite. Brissot se chargea du rapport qui en fut fait à l'Assemblée, y dénonça formellement M. de Lessart et proposa un décret d'accusation contre ce ministre. Il n'avait pas, disait-il, donné connaissance à l'Assemblée de toutes les pièces qui prouvaient un concert entre les diverses puissances de l'Europe contre la sûreté et l'indépendance de la France; il avait affecté de douter de leurs intentions, leur avait donné une idée fausse de la situation du royaume, n'avait pas su faire respecter la France dans ses correspondances avec l'Empereur, dont on l'eût cru plutôt le ministre que celui de l'Assemblée; avait demandé la paix, traîné les négociations en longueur, négligé ou trahi les intérêts de la nation, et avait même refusé d'obéir aux décrets de l'Assemblée, en retardant l'envoi de celui de la réunion du comtat d'Avignon à la France, retard qui avait été la cause des crimes qui s'y étaient commis. Il conclut par demander à l'Assemblée de charger le pouvoir exécutif de le faire conduire à Orléans, pour y être jugé par la haute cour nationale.
Plusieurs membres de l'Assemblée s'opposèrent à l'iniquité de cette accusation, qui enlevait à l'accusé les moyens de se défendre, et demandèrent qu'on produisît au moins les pièces à l'appui. On n'eut aucun égard à leur demande, et le décret fut prononcé. Les factieux, fiers de ce succès, s'écrièrent qu'ils espéraient bien qu'on userait de la même sévérité envers le ministre de la justice; mais l'Assemblée, ne trouvant pas que ce fût encore le moment, ne donna aucune suite au désir qu'ils venaient d'exprimer.
M. de Lessart, craignant la fureur populaire à la suite d'un pareil décret, s'éloigna de chez lui et informa le lendemain le directoire du lieu de sa retraite. Il fut conduit sur-le-champ à Orléans. Il écrivit à l'Assemblée avant son départ une lettre très-noble, pour se plaindre de l'accusation prononcée contre lui sans qu'on lui eût laissé la possibilité de se justifier, ajoutant que, fort de son innocence, il était loin de redouter le jugement qui serait prononcé, et qu'il regrettait seulement que l'Assemblée ne l'eût pas mis à portée d'obtenir d'elle-même la justice qu'il attendait du tribunal auquel elle l'avait envoyé.
M. de Lessart était sincèrement attache à la personne du Roi. Mais, effrayé de la situation critique de ce prince, et influencé par les constitutionnels, il n'eut pas la force de résister à leurs insinuations, et il contribua aux démarches de faiblesse qu'on lui reprocha avec raison. Il espérait par là le garantir des malheurs qui le menaçaient, et il en reconnut trop tard le danger. Il montra dans sa captivité beaucoup de courage et un grand attachement pour le Roi, à qui il fit même parvenir d'Orléans des avis utiles sur les dangers que courait sa personne, par les manœuvres de cette horrible Assemblée.
Péthion, à la tête de la commune de Paris, n'eut pas honte de venir remercier l'Assemblée du décret rendu contre M. de Lessart, et de la preuve qu'elle venait de donner que la responsabilité n'était pas un vain mot, et que le glaive de la loi se promènerait indistinctement sur toutes les têtes.
On se doute bien des applaudissements que lui valurent de pareils propos, qui furent accompagnés des honneurs de la séance.
La position du Roi était affreuse. Désolé de l'emprisonnement de M. de Lessart, il n'avait aucun moyen de le soustraire à la vengeance de ses accusateurs. Il ne pouvait réprimer aucun désordre, ni faire agir ses ministres sans les exposer au même sort. Craignant pour M. Bertrand la malveillance de l'Assemblée, qui brûlait du désir de trouver matière à le mettre aussi en accusation, il lui demanda sa démission, ainsi qu'à M. Tarbé. M. Bertrand possédait la confiance du Roi et la méritait. La fermeté de son caractère ne se démentit jamais, non plus que son profond attachement pour le Roi, qui éprouva le regret le plus vif de ne pouvoir le conserver dans le ministère. Il ne lui retira pas sa confiance; mais dans l'état où l'Assemblée avait réduit la puissance royale, il était difficile de donner de bons conseils. Malgré les dangers qu'il courait, M. Bertrand resta constamment auprès du Roi, jusqu'au moment où les factieux, s'étant emparés de sa personne, en éloignèrent par la violence ses plus fidèles serviteurs. En quittant le ministère, M. Bertrand rendit un compte si détaillé et si exact de son administration, que l'Assemblée, malgré la haine qu'elle lui portait, ne put trouver matière à accusation. Ce compte rendu augmenta encore les regrets de voir sortir du ministère un homme qui en avait rempli les fonctions avec tant de distinction.
M. de Narbonne, qui n'aimait pas M. Bertrand, et qui avait travaillé à l'éloigner du ministère, désirant conserver sa place de ministre, imagina un moyen qu'il crut infaillible pour ne pas être obligé de donner sa démission, et qui eut un effet tout contraire à celui qu'il en attendait. Il se fit écrire par MM. de Rochambeau, de Luckner et de la Fayette, que le salut de l'État dépendait de sa stabilité dans le ministère, le tout accompagné de beaucoup d'éloges de sa personne et de sa conduite. Ne doutant pas que la publicité de ces lettres ne lui assurât l'opinion publique, qui forcerait le Roi à le conserver dans sa place, il les fit imprimer et distribuer dans tout Paris, la veille du jour où M. Bertrand devait être dénoncé. Il y joignit sa réponse, dans laquelle il donnait les plus fortes assurances de son patriotisme. Il avait la bassesse de comparer ses sentiments à ceux de M. Bertrand, que, tout en l'estimant, disait-il, il ne pouvait s'empêcher de blâmer dans sa conduite ministérielle. Cette démarche produisit le plus mauvais effet. Le public indigné en fit justice. Le Roi lui demanda sa démission, et les Jacobins se virent avec plaisir débarrassés d'un ministre lié avec les constitutionnels, qu'ils détestaient encore plus que les royalistes.
Plusieurs membres de l'Assemblée voulaient lui faire subir le même sort qu'à M. de Lessart. Le plus grand nombre ayant demandé qu'il fût entendu, Quinette s'y opposa fortement, tout en soutenant l'utilité de son accusation. Il ajouta: «Croyez-vous que si l'on eût entendu M. de Lessart, l'Assemblée l'eût envoyé à Orléans?» On eut honte de renouveler le même scandale, et il ne fut plus question d'accusation. M. de Narbonne déclara qu'il allait partir pour combattre sur la frontière les ennemis de la patrie, et il quitta prudemment Paris, dont le séjour aurait pu lui être funeste.
M. de Grave le remplaça au ministère de la guerre. Il était constitutionnel par principes, mais honnête homme et attaché au Roi, quoique vivant dans la société de M. le duc d'Orléans. Faible par caractère et redoutant la puissance des Jacobins et de l'Assemblée, il les flattait l'un et l'autre, et ses discours se ressentaient de sa pusillanimité. Cette conduite le fit taxer de jacobinisme, quoiqu'il en détestât les principes. Incapable de se porter à aucun excès, il ne put conserver sa place au delà de six semaines.
Le Roi, voyant l'impossibilité de conserver aucun ministre sans l'exposer à la persécution des Jacobins, qui subjuguaient alors toute la France, se détermina à essayer d'un ministère composé de gens de leur parti. Il espérait par cette mesure calmer leur fureur, qui s'accroissait de jour en jour, ouvrir les yeux de la nation par ce dernier essai et ôter aux malveillants le prétexte de l'accuser de tous les désordres qui se commettaient dans toutes les parties du royaume. Il nomma en conséquence ministre de l'intérieur M. Roland de la Platière; de la marine, M. de la Coste; des affaires étrangères, M. Dumouriez, et M. Clavière, des contributions. M. Davanthon, avocat de Bordeaux, remplaça peu après M. du Tertre, et M. de Grave, nommé depuis peu de jours ministre de la guerre, resta pour le moment chargé de ce département.
Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part de ces diverses nominations, et lui marqua que, profondément affecté des maux qui affligeaient la France, il avait d'abord nommé, pour exécuter les lois, des hommes recommandables par l'honnêteté de leurs principes; mais que ceux-ci ayant quitté le ministère, il les remplaçait par des hommes accrédités par leurs opinions populaires; que l'Assemblée ayant souvent répété que c'était le seul moyen de faire marcher le gouvernement, il l'employait dans l'espoir d'établir l'harmonie entre les deux pouvoirs, et d'ôter aux malveillants tout prétexte d'élever des doutes sur sa volonté de concourir de toutes ses forces à tout ce qui pouvait être utile à la France.
Roland de la Platière était un chef de manufacture, qui entendait mieux cette partie que l'administration d'une monarchie. Il ne respirait que l'amour de la liberté et de l'égalité, regardant comme action vertueuse tout ce qui pouvait y conduire, et ne désapprouvant point les crimes dont la liberté était l'objet. De pareils principes le firent accuser d'avoir contribué à l'amnistie accordée aux brigands d'Avignon. Il poursuivit avec acharnement les émigrés, la ruine des grands propriétaires, l'abaissement ou la mort des aristocrates, et la destruction du trône. Il n'était pas moins animé contre les brigands, les assassins, les anarchistes et les dilapidateurs de la fortune publique; ce qui lui valut dans son parti le nom de vertueux Roland. Sa femme avait beaucoup d'esprit et une ambition excessive, qu'elle cachait sous le voile de la modestie. Elle partageait d'ailleurs tous les sentiments de son mari, à qui elle fut fort utile dans l'exercice de son ministère, dont elle faisait presque tout le travail.
Dumouriez, avec de l'esprit et des moyens, avait aussi une ambition démesurée et d'autant plus dangereuse qu'il n'avait aucun principe. Tout moyen lui paraissait bon pour la satisfaire. Il caressait toujours le parti dominant et en changeait dès que son intérêt l'exigeait.
Après avoir contribué à la chute du trône, dégoûté des Jacobins, il voulut tenter de le rétablir, lorsqu'il y avait peu d'espoir d'y pouvoir réussir. Sa vanité et son indiscrétion firent échouer tous ses projets, et il fut, à son tour, forcé d'émigrer et d'imiter la conduite de ceux qu'il avait si durement blâmés dans l'exercice de son ministère.
Clavière, ami de Brissot et de Grégoire, auquel il s'était associé pour le soulèvement des colonies, voulut singer M. Necker, dont il n'avait ni les qualités ni l'intégrité. Ambitieux et agitateur par caractère, il écrivit et agita le peuple pour faire parler de lui et arriver au ministère.
La Coste était un jacobin insignifiant, qui suivit la route que lui tracèrent ses confrères. Cette nomination déconcerta les Jacobins, qui ne purent s'empêcher de dire en parlant du Roi: «Si ce diable d'homme nous cède sur tout, quel prétexte donner à sa destitution?» Sa condescendance ne les empêcha pas de contribuer à entraver les opérations des diverses administrations, de tonner ensuite contre ces nouveaux ministres et de les accuser, et le Roi par contre-coup, de ne pas savoir arrêter les désordres dont eux-mêmes étaient les auteurs.
Les ministres vinrent présenter leurs hommages à l'Assemblée en entrant au ministère, se parant de leurs vertus civiques et lui promettant la plus entière obéissance. Ils n'oublièrent pas l'éloge de ses glorieux travaux, qu'ils promirent de seconder par leur empressement à faire exécuter ses décrets. Les ministres du Roi, ajouta M. Roland, ne sont que les ministres de la Constitution, par laquelle le Roi règne et les ministres existent.
Cayer de Gerville, avant de donner sa démission, se crut obligé de présenter à l'Assemblée un aperçu de la situation de la France. Il en attribua les malheurs aux insouciants, aux égoïstes et à la corruption des mœurs. Il parla de la nécessité d'une régénération où l'on ne ferait point entrer la religion, qu'il regardait comme inutile, et il s'emporta contre les prêtres sermentés et insermentés, soupirant après le jour où les rois et les peuples ne s'occuperaient plus de religion. Tout en approuvant la formation des clubs, qui avaient été nécessaires à l'établissement de la Révolution, il leur reprocha leur conduite actuelle et nommément le mépris qu'ils témoignaient pour une constitution jurée par tous les Français.
M. de Vaublanc, effrayé des progrès de l'anarchie et revenu des opinions qu'il avait professées à l'ouverture de l'Assemblée, reprocha à celle-ci d'avoir favorisé trop longtemps l'insubordination du peuple. Il appuya fortement sur l'impossibilité de faire cesser les crimes et les malheurs qui désolaient la France, si l'Assemblée ne s'occupait de faire de bonnes lois clairement exprimées, si elle ne faisait pas respecter l'autorité du Roi, et si elle se permettait de tracasser les ministres dans l'exercice de leurs fonctions, au lieu de se borner à les punir s'ils se trouvaient en contravention avec la loi. Il proposa ensuite l'établissement d'un comité qui tiendrait registre de toutes les dénonciations portées contre eux, lesquelles seraient mises toutes à la fois sous les yeux de l'Assemblée. On n'eut aucun égard à ces représentations. Elles étaient trop éloignées des vues de la majorité pour être non-seulement adoptées, mais même écoutées paisiblement.
Bien plus, un orateur du faubourg Saint-Antoine vint à l'Assemblée accuser le Roi de tous les malheurs de la France, et l'assurer qu'elle pouvait compter sur le secours des piques. «Il vaut mieux, ajouta-t-il, servir la nation que les rois, qui passent, eux, leurs ministres et leur liste civile, tandis que les droits de l'homme, la souveraineté nationale et les piques ne passeront jamais.» L'Assemblée ne rougit pas d'accorder à l'orateur les honneurs de la séance.
Une pareille conduite ne permit pas d'être étonné de voir Bassal-Cavé, constitutionnel de Versailles et jacobin outré, s'unir à Thurcoi et autres scélérats de son parti, pour solliciter une amnistie en faveur des auteurs des massacres de la glacière d'Avignon; et La Source prétendit qu'elle ne pouvait être refusée, puisque l'Assemblée précédente en avait accordé une aux aristocrates, dans laquelle l'infâme Bouillé avait été compris. La majorité, éprouvant une espèce de honte de la prononcer expressément en faveur des scélérats qui en étaient l'objet, décréta, sans les nommer, une amnistie générale pour tous les crimes relatifs à la Révolution commis dans les deux comtats jusqu'au 8 octobre 1791. Plusieurs représentants, consternés de cette effroyable séance, ne purent s'empêcher de témoigner l'horreur que leur inspirait l'impunité accordée à de pareils crimes, et la honte qui en rejaillirait sur l'Assemblée. Mais ils ne furent point écoutés, et le décret fut proclamé tel qu'il avait été proposé. Un grand nombre de députés gémissaient intérieurement des décrets que rendait journellement l'Assemblée; mais contenus par la terreur, ils cherchaient même à capter sa bienveillance par des propositions qu'ils savaient devoir lui être agréables.
M. Pastoret, membre de l'instruction publique, proposa, par mesure d'économie, la suppression des professeurs, blâmant la bêtise de l'ancienne éducation, se moquant des quatre facultés, des cérémonies religieuses qui s'y pratiquaient, et promettant des merveilles de la nouvelle éducation, qui, fondée sur la philosophie, procurerait la régénération complète du peuple français. La suppression des professeurs fut décrétée. Elle fut suivie, peu après, d'un autre décret, portant celle de tous les Ordres religieux, de toutes les confréries, des congrégations, même de celle des Sœurs de la Charité, avec la défense absolue de porter aucun costume ecclésiastique hors de l'intérieur des temples.
On ne peut se faire une idée de l'indécence de cette séance: Torné, Fauchet, Gay, Vernon et autres évêques constitutionnels jetèrent en pleine Assemblée leur croix et leur calotte, accompagnant cette action des discours les plus impies et les plus déplacés, ce qui leur valut de grands applaudissements. Le vendredi saint fut choisi pour cette fête aussi scandaleuse que dégoûtante; et, pour que rien n'y manquât, des prêtres mariés vinrent à la barre avec leurs enfants, dont ils firent hommage à l'Assemblée.
François de Neufchâteau profita de l'occasion pour renouveler ses invectives contre les prêtres et la religion, déclara le christianisme une religion insociable et dangereuse, se prosternant toujours devant le despotisme; il la mit en opposition avec le club des Jacobins, protecteur des malheureux, qu'elle ne cessait d'opprimer.
Courtaud demanda qu'on tolérât tous les cultes, excepté le culte catholique, que nos lois ont montré, disait-il, le projet de détruire, en détachant le clergé du Pape par des élections populaires.
Cette séance se termina par une motion de Le Quinio, qui proposa, pour enrichir la nation, de détruire tous les monuments en bronze qui existaient dans toute la France, de les convertir en sous, et de se servir de cette monnaie pour toute espèce de payement. Cette motion, toute ridicule qu'elle était, fut renvoyée au comité des finances. Elle n'eut cependant aucune suite.
La ville d'Arles, n'ayant plus voulu ployer sous le joug des Jacobins, éprouva l'animadversion de l'Assemblée d'une manière bien sensible. Les gardes nationales des environs de cette ville, sous prétexte d'en protéger les patriotes, se mirent en marche pour désarmer les habitants. Les Arlésiens, décidés à s'y refuser, mirent leur ville en état de défense, bien déterminés à combattre s'il le fallait. Les factieux, furieux d'une résistance à laquelle ils ne s'étaient pas attendus, envoyèrent des députés pour dénoncer cette ville à l'Assemblée, comme un foyer d'aristocratie, et toujours prête à prendre part aux troubles du Midi. Les Arlésiens en envoyèrent, de leur côté, pour justifier leur conduite et prouver leur soumission aux lois et aux autorités. Mais leurs ennemis l'emportèrent. On changea les administrateurs et l'on décréta l'envoi de deux régiments pour opérer le désarmement, s'ils s'opposaient à l'exécution du décret.
CHAPITRE XIX
ANNÉE 1792
Continuation des troubles.—Désarmement du régiment d'Ernest par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de Marseillais.—Les Suisses rappellent ce régiment.—Mort de l'Empereur.—Assassinat du roi de Suède.—Honneurs rendus aux déserteurs de Châteauvieux.—M. de Fleurieu est nommé gouverneur de Mgr le Dauphin.—Le Roi est forcé de déclarer la guerre aux puissances.—Son début peu favorable aux Français.—L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir en France une république.—Déclamation contre les nobles et les prêtres.—Abolition des cens et rentes.—Éloignement des Suisses de Paris.
La ville de Marseille était gouvernée par le club des Jacobins. Ceux-ci, inquiets de voir dans cette ville le régiment d'Ernest, dont ils ne pouvaient corrompre la fidélité, s'unirent à la municipalité pour en demander l'éloignement. M. de Grave eut l'imprudence d'accéder à leur demande et de l'envoyer à Aix. Les Marseillais, qui voulaient enlever toute possibilité de se défendre aux villes qui les environnaient, ne purent souffrir ce régiment encore si près d'eux. Ils se mirent en marche, au nombre de deux mille environ, avec des canons, dans l'intention de le désarmer. M. de Barbantane, qui commandait à Aix, les laissa entrer tranquillement dans la ville, quoique le régiment en bataille offrit de marcher contre eux. Sous prétexte d'éviter l'effusion du sang, M. de Barbantane et la municipalité entrèrent en pourparler avec eux et ordonnèrent au régiment de rester dans ses casernes. Les Marseillais, qui ne perdaient pas leur temps à les écouter, après avoir tenté inutilement de corrompre la fidélité des soldats, par l'appât du pillage des caisses et des effets du régiment, marchèrent contre les casernes, les entourèrent, tirèrent sur elles et demandèrent la sortie du régiment de la ville et son désarmement. M. de Barbantane et la municipalité en donnèrent l'ordre. M. de Watteville, qui commandait le régiment, n'ayant aucun moyen de résistance et voulant éviter un massacre, l'assembla et lui ordonna de se tenir prêt à exécuter ses ordres, se rendant responsable auprès des cantons de son obéissance. Il donna ensuite l'ordre de déposer les armes et de sortir de la ville, qu'il traversa à la tête du régiment au milieu des pleurs de tous les honnêtes gens. A peine en fut-il sorti que la multitude se précipita sur les casernes, et pilla les caisses et les effets laissés sur la foi publique.
Les Marseillais, avant de quitter la ville, entrèrent dans la maison de madame Audibert de Ramatheul, femme d'un conseiller du parlement d'Aix, la bouleversèrent pour se faire livrer les armes qui s'y trouvaient, et lui montrèrent les cordes qu'ils avaient apportées pour pendre son beau-frère, ecclésiastique insermenté, qui était heureusement absent, ainsi que M. Audibert. Les mêmes Marseillais, en retournant chez eux, entrèrent à Apt et désarmèrent ceux des habitants qui leur étaient suspects. Le silence de l'Assemblée sur de pareils désordres mit les provinces méridionales sous le joug des Jacobins, et la persécution des honnêtes gens en devint la suite nécessaire.
Le canton de Berne, ayant appris le désarmement du régiment d'Ernest, écrivit au Roi pour lui en demander le rappel, un régiment désarmé ne pouvant plus être utile à son service; il protesta en même temps que tous seraient morts à ses pieds plutôt que de rendre leurs armes, s'ils avaient eu à soutenir une guerre ouverte. Il se plaignit de la conduite qui avait été tenue envers un régiment aussi fidèle, depuis plus d'un siècle qu'il était entré au service de nos rois; et il priait Sa Majesté de donner des ordres pour la sûreté de sa route et la restitution de ses armes, dont il avait été dépouillé d'une manière si indigne.
Le régiment de Streiner, en garnison à Lyon, ayant appris que Dubois de Crancé avait opiné, dans le club des Jacobins de cette ville, pour le traiter de la même manière que celui d'Ernest, déclara au maire de la ville, par l'organe de M. de Saint-Gratien, son commandant, que tous verseraient jusqu'à la dernière goutte de leur sang plutôt que de rendre leurs armes. Sachant que M. du May, qui commandait dans cette partie de la France, avait plein pouvoir de les faire marcher vers la Provence, ils déclarèrent à M. du Hallot, commandant à Lyon, que, après la conduite qui avait été tenue à l'égard du régiment d'Ernest, ils n'obéiraient pas à cet ordre, et ne laisseraient diviser leurs bataillons que d'après l'autorisation du conseil souverain de leurs pays. Le grand conseil de Zurich remercia M. de Saint-Gratien de sa fermeté, et écrivit au Roi pour le prier de ne point employer ce régiment dans les provinces méridionales, et d'interdire la séparation de ses bataillons.
La partie saine de la garde nationale, désirant trouver une occasion de témoigner publiquement ses sentiments pour le Roi et la famille royale, supplia la Reine avec tant d'instance d'aller à la Comédie italienne, qu'elle ne crut pas pouvoir s'y refuser. On fit jouer, ce jour-là, une pièce susceptible d'allusions, qui furent saisies avec transport par le public aux cris de: «Vive le Roi et la famille royale!» Ce qu'il y avait de Jacobins dans la salle voulut s'y opposer; mais n'étant pas les plus forts, ils furent obligés de céder.
Décidés à prendre leur revanche, ils saisirent l'occasion d'une pièce appelée l'Auteur d'un moment, qui se donnait au Vaudeville, et où l'on tournait en ridicule Chénier et Palissot. Les royalistes ayant applaudi et fait répéter les airs les plus mordants, les Jacobins assemblèrent leurs cohortes et accablèrent d'injures les spectateurs. Comme ils étaient obligés de se contenir dans la salle, ils en sortirent et continuèrent d'injurier ceux qui n'étaient pas de leur parti, leur jetèrent des boules de neige et firent un tel vacarme, que les dames qui étaient au spectacle, craignant d'être insultées, se sauvèrent si précipitamment, qu'elles traversèrent même des tas de boue pour regagner leurs voitures. Ils ne s'en tinrent pas là; ils retournèrent le lendemain au Vaudeville; et malgré les remontrances du commissaire de police, ils forcèrent les acteurs à retirer la pièce du théâtre et à la brûler en leur présence. Personne n'osait s'opposer à ces furieux, dont l'audace croissait par l'assurance de l'impunité.
L'empereur Léopold, frère de la Reine, fut atteint d'une maladie si aiguë, qu'elle l'emporta en trois jours. On apprit sa mort en même temps que sa maladie. Les Jacobins, qui se crurent débarrassés d'un ennemi, s'en réjouirent, sans réfléchir que, le cabinet de Vienne restant toujours le même et dans les mêmes principes, elle n'apporterait aucun changement dans la situation actuelle. La Reine en jugea ainsi. Elle se persuada qu'un prince de l'âge de François second, élevé par l'Empereur, mettrait plus d'activité dans une guerre que les bravades de la France vis-à-vis des puissances étrangères lui faisaient regarder comme inévitable. Elle fut trompée dans son attente, et la même lenteur exista dans les préparatifs de la cour de Vienne.
L'assassinat du roi de Suède fit une grande sensation dans toute la France, et le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette nouvelle. J'étais chez Mgr le Dauphin, et M. Ocharitz, ministre d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage consterné, et il m'apprit le malheur dont on venait de recevoir la nouvelle. «Les ministres du Roi ne lui ont peut-être pas appris, me dit-il, cet horrible événement, et je crois utile que vous le lui fassiez savoir sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, avec Madame qui soupait tous les soirs avec le Roi et la Reine, et je priai cette princesse de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étais désolée d'avoir à lui apprendre un pareil malheur. Elle le savait déjà et me dit: «Je vois à votre visage que vous savez déjà la cruelle nouvelle que nous venons d'apprendre. Il est impossible de n'être pas pénétré de douleur, mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre de ne pas éprouver un pareil malheur?» La Reine l'apprit à Madame, qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus touchante. On parla de l'âge du prince royal de Suède. «Je le sais bien, dit le Roi; j'appris sa naissance dans le moment où la Reine était près d'accoucher, et je lui dis:—Attendez-vous à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois, et peu de jours après (en regardant Madame) mademoiselle vint au monde.»—«Votre Majesté me permet-elle de lui demander s'il regrette sa naissance?»—«Non certainement», dit ce prince, en la serrant dans ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa avec une émotion qui attendrit la Reine et Madame Élisabeth, et produisit le sentiment le plus déchirant. La jeune princesse fondait en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a fait une si vive impression, surtout quand la pensée se reportait aux dangers que courait ce prince si aimant, dans un moment où il se livrait avec tant d'abandon aux sentiments qu'il éprouvait pour ce qu'il avait de plus cher au monde[2].
Quoique la famille royale n'eût conservé aucun espoir de la guérison du roi de Suède, elle éprouva cependant un grand saisissement en apprenant la mort de ce prince. «Nous faisons une grande perte, me dit la Reine; il avait conservé pour nous un véritable attachement, et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets, en quittant la vie, était de sentir que sa perte pourrait nuire à nos intérêts.» Ce prince témoigna jusqu'à la fin un courage, une présence d'esprit et une sensibilité remarquables. Il témoigna sa sensibilité de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyait consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brohé, de Fersen, et plusieurs autres grands seigneurs de sa cour. Ils s'étaient retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution qu'il avait opérée, et avaient cessé de paraître à la cour. Dès qu'ils eurent appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa personne. Le comte de Fersen, qui avait été son gouverneur, accablé de ce malheur, ne put dissimuler sa profonde affliction. Le Roi lui prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis différents, j'étais bien persuadé que vous seriez la première personne que je verrais auprès de moi.» Et il ajouta, en regardant le comte de Brohé et les autres seigneurs qui environnaient son lit: «Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.»
La Reine fondait en larmes en me racontant la mort de ce prince. Il fut extrêmement regretté des Suédois, et l'on eut toutes les peines du monde à empêcher le peuple de mettre en pièces ceux qu'il soupçonnait d'avoir eu part à cet horrible assassinat.
Les Jacobins, qui regardaient ce prince comme leur plus mortel ennemi, se réjouirent de sa mort, bien loin de se disculper d'y avoir contribué. Il laissa la régence à son frère, le duc de Sudermanie, et la petite anecdote que je vais raconter prouvera qu'il était loin de le soupçonner du rôle qu'il devait jouer dans la suite. Étant aux eaux d'Aix-la-Chapelle avec une personne de mes parentes, à qui il parlait avec confiance, il lui fit l'éloge le plus complet du duc de Sudermanie. Comme ma parente en parut étonnée, il lui dit ces propres paroles: «On a dit de grandes faussetés sur son compte; il s'est toujours bien conduit, et j'ai pour lui estime et confiance.»
Il était impossible de voir une position plus triste et plus inquiétante que celle de la famille royale à cette époque. Le ministère était composé de ses plus mortels ennemis, qui l'entouraient d'espions, même dans son intérieur, au point que le Roi et la Reine employèrent plusieurs fois mon valet de chambre pour faire entrer dans leur cabinet particulier des personnes à qui ils désiraient parler secrètement. Toutes leurs lettres étaient ouvertes; et pour obvier à cet inconvénient, ils étaient obligés de se servir d'un chiffre très-long à écrire et à déchiffrer, mais impossible à découvrir quand on n'en avait pas la clef. La Reine passait toutes ses matinées à écrire et le Roi à lire et à faire des notes sur tout ce qui se passait. Ses conseils étaient autant de supplices; et il avait besoin de toute sa religion et de sa résignation pour supporter avec patience une situation aussi violente que la sienne. Il était convaincu qu'il finirait par être victime des factieux; mais persuadé que désormais tout ce que l'on pourrait tenter en sa faveur ne ferait qu'en hâter le moment et entraîner sa famille dans le même malheur, il se résigna à son sort, et attendit avec courage ce que le Ciel déciderait pour lui.
Il éprouvait une extrême sensibilité des marques d'attachement qu'on lui donnait dans sa cruelle situation, et j'eus l'occasion de l'éprouver. La place de gouvernante des Enfants de France me donnait le droit de travailler directement avec Sa Majesté. Je lui présentais les comptes de leurs dépenses, qui, par le bon de la main du Roi, étaient acquittées sur-le-champ au trésor royal. Je fus chez ce prince à l'époque ordinaire des payements, et je lui présentai le compte de ma dépense, qu'il prit sans y regarder, me disant: «Je sens tout le prix de votre attachement, et vous répondez à ma confiance de manière à n'avoir jamais besoin de regarder votre travail. C'est une grande consolation de trouver des sujets fidèles.»—«Votre Majesté en a encore de bien dévoués, et qui donneraient leur vie pour elle.»—«Ah! pourrais-je exister si je n'avais pas cette croyance an milieu de tous les malheurs qui m'accablent!» Je ne pus me contenir, et je fondis en larmes: «Remettez-vous, me dit ce bon prince, et qu'on ne vous voie pas sortir de chez moi dans cet état.» Je vins dans ma chambre le cœur navré. J'éprouvais souvent de pareils sentiments, mais je ne me permettais pas de m'y livrer. Il était trop essentiel de distraire Mgr le Dauphin, et de ne pas laisser l'effroi et la mélancolie s'emparer de son esprit dans un âge aussi tendre. Je cherchais au contraire à lui donner du courage en causant et riant avec lui.
Les quarante soldats de Châteauvieux, sortis des galères par le bienfait de l'amnistie, furent conduits en triomphe à Paris par des habitants de Versailles, qui firent demander la permission de paraître avec eux à la barre de l'Assemblée. Un grand nombre de ses membres se récrièrent contre un pareil scandale, et M. de Gouvion s'élança à la tribune pour en faire sentir toute l'atrocité: «Comment pourrai-je voir, s'écria-t-il, l'assassin de mon frère, du vertueux Desilles, et de tant d'autres victimes de leur obéissance à la loi!»—«Eh bien, sortez!» lui cria Choudieu.—«Le malheureux n'a donc jamais eu de frère?» répondit Gouvion, qui, sortant de l'Assemblée, y envoya sur-le-champ sa démission. Malgré l'opposition qu'éprouvèrent les factieux pour laisser recevoir à la barre de pareils scélérats, ils obtinrent pour eux non-seulement l'admission, mais encore les honneurs de la séance, au milieu des cris et des vociférations des galeries contre les opposants à cette horrible décision.
Le ci-devant comédien Collot d'Herbois les présenta à l'Assemblée, en y faisant un discours marqué au coin de la folie républicaine. Il les représenta comme des victimes du despotisme militaire, dont l'âme brûlait dans les fers du beau feu de la liberté: «En prenant l'habit national, dit-il, ils ont fait serment de la défendre, et le réitèrent devant vous.»
Ils étaient entrés dans la salle au son du tambour, précédés d'une centaine de gardes nationaux, de femmes et d'enfants bien et mal vêtus, de quelques individus habillés en Suisses et en invalides, et des vainqueurs de la Bastille le sabre à la main. Ils faisaient voltiger des drapeaux donnés à la galerie par des patriotes des départements, criant à tue-tête: «Vivent l'Assemblée nationale, nos bons députés et nos frères de Châteauvieux!» et ils chantaient l'air Ça ira, etc. Gauchon, patriote du faubourg Saint-Antoine, qui marchait à leur tête, fit hommage à l'Assemblée des nouvelles piques que les hommes du 14 juillet avaient fait fabriquer, et la pria d'en agréer la dédicace. Un décret la fixa au dimanche suivant, jour où la municipalité donnait une fête aux déserteurs de Châteauvieux, et ordonna l'impression de la belle harangue de Collot d'Herbois.
Le dimanche 15 avril fut le jour de la fête triomphale de ces misérables déserteurs. On promena, du faubourg Saint-Antoine à la Bastille et de la Bastille au Champ de Mars, un char de triomphe surmonté d'une figure de la Liberté en carton, qui chancelait à chaque pas. On portait devant ce char deux sarcophages qui étaient censés renfermer les ossement des révoltés qui avaient été tués à Nancy. Ils étaient suivis d'un grand nombre de personnes qui portaient des bannières, des emblèmes et des inscriptions, et ne cessaient de crier: «Vivent la nation, la liberté et les sans-culottes!» On brûla dans des réchauds, sur l'autel de la patrie, des parfums de très-mauvaise odeur; une musique détestable chantait: «Ça ira!» et des airs patriotiques, et l'on dansa autour de l'autel après y avoir récité des vers de Chénier, Péthion, Manuel, Danton, Robespierre, quelques autres municipaux et plusieurs autres députés n'eurent pas honte de prendre part à un pareil cortége. Il passa devant la place Louis XV, où l'on trouva la statue de ce prince coiffée d'un bonnet rouge et couverte d'un voile aux trois couleurs. On avait heureusement fermé les Tuileries ce jour-là, et la garde nationale se conduisit si bien pendant cette journée, que l'ordre ne fut pas troublé, un seul instant durant cette ridicule et indécente promenade.
Ces misérables déserteurs allèrent quêter dans tout Paris pour subvenir aux frais de cette fête, et poussèrent l'audace jusqu'à venir aux Tuileries. Ils n'étaient que cinq ou six; ils s'adressèrent, suivant l'usage, au premier valet de chambre du Roi. C'était M. de Chamilly qui était alors de quartier, excellent homme, extrêmement dévoué à Sa Majesté. Effrayé des suites d'un refus dans un moment d'une telle effervescence, il donna sans hésiter la somme usitée pour les quêtes faites à Sa Majesté, ainsi que le billet d'usage, qui, présenté chez la Reine et les autres membres de la famille royale, faisait donner à chacun une somme proportionnée au rang qu'il occupait. C'étaient ordinairement les premiers valets de chambre et les premières femmes de chambre qui étaient chargés de ces offrandes, dont on ne parlait même pas aux princes et aux princesses. Comme on ne donnait rien sans mes ordres pour les Enfants de France, on vint me demander pour ces malheureux déserteurs. Je répondis qu'il n'était pas d'usage que Mgr le Dauphin donnât à de nouvelles quêtes. On me produisit les billets du Roi et de la Reine, qui me consternèrent, et il n'y eut pas moyen de s'y refuser. C'était un jour de Cour, et je montai chez Mgr le Dauphin, chez qui la Reine recevait. J'étais encore tout ahurie d'une pareille audace; la Reine s'en aperçut et m'en demanda la raison. Je lui dis ce qui s'était passé, et l'impossibilité où j'avais été de ne pas faire pour Mgr le Dauphin ce qui avait été fait pour Leurs Majestés. La Reine, sans rien dire, alla à la messe avec le Roi; et quand toute la Cour fut partie et qu'elle se trouva seule avec ses enfants, elle se permit quelques représentations sur l'argent donné à ces vilains galériens. Le Roi en fut indigné, et ne pouvant encore le croire, il envoya chercher M. de Chamilly, qui excusa sa conduite par la crainte qu'il avait eue des inconvénients d'un refus. Le Roi lui fit des reproches sévères sur une condescendance aussi déplacée, qu'il n'aurait pas dû se permettre sans son aveu; et le pauvre homme, qui n'avait agi ainsi que par un motif d'attachement mal calculé, s'en retourna effrayé.
Le petit Dauphin, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation, était furieux, et attendait avec impatience le moment où nous serions seuls pour me dire ce qu'il en pensait: «Concevez-vous, madame, une conduite aussi lâche que celle de M. de Chamilly? Qu'est-ce qu'on dira dans le public quand on saura que nous avons donné à ces vilaines gens-là? Si j'avais été papa, j'aurais ôté sa place à M. de Chamilly, et je ne l'aurais jamais revu.»—«Vous êtes, lui dis-je, bien sévère pour un vieux serviteur du Roi, et qui lui est profondément attaché. Il a fait une grande faute, j'en conviens, mais par un bon motif et sans avoir réfléchi sur l'inconvenance de sa démarche.»—«Vous avez raison, me répondit-il avec vivacité, mais je lui aurais dit: «Vous avez fait une grande faute; je vous la pardonne pour cette fois, parce que vous m'êtes bien attaché; mais n'en faites plus de semblable, car vous passeriez la porte.»
C'est ce même M. de Chamilly qui suivit le Roi au Temple, bien persuadé que cela lui coûterait la vie. Il échappa comme par miracle aux massacres du 2 septembre à la Force, et fut une des victimes du régime de la Terreur en 1794.
Mgr le Dauphin avait l'esprit le plus juste, et il était né avec une élévation d'âme qui lui était naturelle. Il avait le mensonge en horreur, le regardant comme une bassesse; et il était doué d'une telle vérité, qu'il était le premier à m'avouer les fautes qu'il avait faites, sans que j'eusse besoin de m'adresser à d'autres qu'à lui pour le savoir. Quand il voyait chez moi des personnes qu'il savait être attachées au Roi et à la Reine, il leur disait toujours des choses aimables et obligeantes. Il était d'un caractère vif et impétueux, et avait quelquefois des colères assez fortes. Quand elles étaient passées, il en était si honteux, qu'il s'emportait contre lui-même, surtout si sa colère avait eu lieu devant quelques personnes: «Quelle opinion aura-t-on de moi dans le monde!» disait-il tout en larmes, et il leur demandait instamment de n'en pas parler. Il était adoré de tous ceux qui l'approchaient, et l'on ne pouvait s'empêcher d'être attendri en voyant tous les dangers que courait un enfant aussi aimable, et qui donnait de si grandes espérances.
Les ministres, ne se regardant que comme les créatures de l'Assemblée, ne pensaient qu'à lui donner des preuves de leur soumission à ses volontés. Roland lui écrivit comme un événement tout naturel que Jourdan et les autres criminels détenus en prison dans le palais d'Avignon pour les crimes par eux commis les 16 et 17 octobre et autres assassinats, avaient été délivrés publiquement par quatre-vingts personnes vêtues en gardes nationaux; que cet événement s'était opéré en plein jour et avec la plus grande tranquillité, devant les citoyens de Nîmes qui avaient, ce jour-là, la garde des prisons. Genty, membre de l'Assemblée, ajouta qu'ils avaient été portés en triomphe, et demanda que le ministre de l'intérieur eût à rendre compte des mesures qu'il avait prises pour mettre la société à l'abri de pareils brigands. On accueillit sa demande par des cris et des huées, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.
Tous les brigands des provinces méridionales, réunis à ceux des pays étrangers, avaient formé un corps d'armée au nombre de quatre mille hommes, sous le nom de Marseillais. Ils avaient quatre pièces de canon, et parcouraient les provinces en commettant toute sorte d'excès. Le ministre de la guerre, qui, d'après le décret de l'Assemblée, avait donné l'ordre de faire marcher deux régiments en Provence pour y rétablir la tranquillité, mourant de peur des jacobins, représenta à l'Assemblée que l'envoi de ces régiments effrayait les patriotes de Marseille; qu'Arles, Carpentras et Avignon étant parfaitement tranquilles, il n'y avait plus lieu à leur départ; que c'était leur présence qui excitait l'effervescence des bons patriotes, et que, d'après cette conviction, il avait proposé au Roi de retirer les troupes de Lyon, vœu formé par la municipalité de cette ville; qu'on exagérait toutes les craintes, et que les ministres du Roi ne craignaient pas de se confier à la nation, qui méritait cette confiance par sa conduite et son patriotisme. Guadet appuya ces avis, en disant que les circonstances ayant changé par la soumission des villes aristocrates, il fallait révoquer le décret de l'envoi des troupes, puisque l'oppression des patriotes en était le seul objet.
Genty, indigné, représenta que les brigands jouissaient seuls de cette tranquillité; que les patriotes d'Avignon étaient libres et les châteaux brûlés. On le rappela à l'ordre avec un bruit épouvantable, et la proposition fut convertie en décret. Les brigands, n'éprouvant plus aucun obstacle, marchèrent vers Lyon avec leur petite armée. L'affreuse majorité de l'Assemblée, qui ne perdait point de vue le renversement du trône et qui comptait s'en servir pour l'exécution de ses desseins, n'avait garde de s'opposer à leur marche; elle les laissait traverser tranquillement le royaume et s'approcher successivement de Paris, pour les employer quand il en serait temps.
Les ministres forcèrent encore le Roi à écrire au nouvel empereur pour lui faire sentir la nécessité d'épargner l'effusion du sang, qui ne pouvait manquer d'être répandu s'il s'obstinait à s'opposer à l'établissement de la Constitution française. Il lui représentait que, malgré les calomnies dont on l'accablait, elle méritait l'estime des peuples; que, comme représentant héréditaire de la nation, il avait juré de vivre libre ou de mourir avec elle, et qu'il était résolu de la soutenir. Il était facile de reconnaître dans cette lettre le style de M. Dumouriez, ministre des affaires étrangères. Il en écrivit une, en même temps, au marquis de Noailles pour être communiquée à l'Empereur. Elle ne contenait que des éloges de la nation française. On y conseillait à l'Empereur de ne point se commettre avec elle, de faire cesser les inquiétudes qu'il donnait à la France, et de ne point se mêler de son régime intérieur. On lui exposait, en outre, qu'en renonçant à son alliance, il s'exposait aux plus grands dangers et à se trouver sans alliés au milieu de ses ennemis naturels.
L'avis de M. Dumouriez n'ayant fait aucune impression sur la cour de Vienne, M. le marquis de Noailles, qui n'avait plus à espérer de faire changer le système de cette cour, renouvela avec tant d'instances la demande de son rappel, qu'il parvint à l'obtenir et fut remplacé par M. de Maulde.
On recevait chaque jour des nouvelles de pillages, de meurtres et d'incendies dans toutes les parties de la France. L'impunité accordée aux brigands et la persécution des honnêtes gens glaçaient d'effroi toutes les autorités. Personne n'osait remplir son devoir dans la crainte d'être accusé et de ne pouvoir faire entendre sa justification. M. de Vaublanc, effrayé de la situation de la France, monta à la tribune, et fit à l'Assemblée la peinture la plus vive de l'anarchie qui régnait dans toutes les provinces, où personne n'osait faire exécuter les lois. Il l'attribua à la puissance des clubs, qui dominaient l'Assemblée et lui avaient fait rendre un décret d'amnistie, que les brigands, sûrs de l'impunité avaient eux-mêmes anticipé; il déclarait qu'il était urgent que les ministres se concertassent avec l'Assemblée sur les moyens de rétablir l'ordre, sans quoi l'on verrait la perte de la France et de la liberté.
Le Roi fit part à l'Assemblée du choix qu'il avait fait de M. Davanthon pour remplacer M. Duport du Tertre au ministère de la justice. Le nouveau ministre vint, suivant l'usage de ses collègues, lui présenter l'assurance qu'il ne serait jamais sorti de sa retraite s'il n'avait vu la liberté triompher du monstre à cent têtes, assurant qu'il se regarderait comme l'être le plus pervers s'il portait la moindre atteintes à la Constitution, et que s'il quittait le ministère, il n'aurait à se reprocher l'improbation de personne.
M. Davanthon était un avocat de Bordeaux qui, quoique très-patriote, conserva cependant vis-à-vis du Roi une mesure de respect dont ses collègues ne lui donnaient pas l'exemple; et le prince n'eut point à s'en plaindre pendant la durée de son ministère.
Mgr le Dauphin ayant atteint l'âge de sept ans, qui était l'époque où les princes devaient passer aux hommes, le Roi se trouva dans un grand embarras pour lui choisir un gouverneur. On parlait sourdement de lui ôter cette nomination, et Condorcet intriguait pour se faire nommer à cette place. Après une mûre délibération, le Roi jeta les yeux sur M. de Fleurieu, qui, étant lié avec tous les membres du parti constitutionnel, donnerait moins d'ombrage que tout autre. C'était, dans les circonstances où l'on se trouvait, le meilleur choix que l'on pût faire. M. de Fleurieu était un honnête homme; il avait de l'esprit et beaucoup d'instruction; il était fort attaché au Roi. Mais il était faible de caractère. Cette raison avait déterminé le Roi à choisir pour sous-gouverneurs du jeune prince deux officiers de marine, hommes de grand caractère et d'un courage à toute épreuve: l'un s'appelait M. de Marigni; j'ai oublié le nom de l'autre. M. de Fleurieu craignait de laisser approcher de Mgr le Dauphin des personnes qui eussent des droits antérieurs à l'estime de la famille royale. Il avait écarté, par cette considération, MM. du Pujet et d'Allonville, sous-gouverneurs du premier Dauphin, tous deux hommes de mérite; et cette même raison lui avait fait refuser la place de bibliothécaire du jeune prince à M. l'abbé Davaux, instituteur des deux Dauphins, qui s'était tellement distingué dans leur première éducation, que cette récompense lui était naturellement due.
Le Roi et la Reine apprirent avec beaucoup de peine le mariage de M. de Fleurieu avec mademoiselle d'Arcambal. Il l'avait tenu caché jusqu'au moment où sa nomination avait été publique; et la société ainsi que la parenté de cette famille déplaisaient beaucoup à la Reine. Mais il n'y avait pas à revenir sur ce choix, et dans la triste position où était le Roi, on devait le regarder comme très-heureux. J'en eus personnellement une grande satisfaction, par la crainte que j'avais qu'un jacobin ne parvint à s'emparer de cette place et à pervertir l'heureux naturel de ce jeune prince, qui donnait de si grandes espérances.
Madame d'Arcambal était fille de M. Le Normand d'Étiolles, mari de madame de Pompadour. Il l'avait eue du vivant de celle-ci, et la loi ne lui permettant pas de la reconnaître pour sa fille, il l'avait fait adopter à prix d'argent par un M. Dacvert, qui passait pour son père. Elle avait deux frères, enfants légitimes de M. Le Normand et d'une comédienne qu'il avait épousée après la mort de madame de Pompadour. Une pareille société, qui devait être naturellement celle de M. et de madame de Fleurieu, paraissait peu convenable à la Reine pour le gouverneur de Mgr le Dauphin. Elle redoutait, de plus, le caractère de madame d'Arcambal, qui avait le plus grand crédit sur l'esprit de M. de Fleurieu. Elle lui avait fait épouser sa fille, malgré l'extrême disproportion de son âge à celui de cette jeune personne, et l'on craignait avec raison l'empire qu'elle pouvait exercer sur elle.
Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il avait fait de M. de Fleurieu pour gouverneur de Mgr le Dauphin, choix où il n'avait consulté que l'estime générale dont jouissait M. de Fleurieu, à cause de sa probité et de son attachement à la Constitution. Il ajoutait qu'il ne cesserait de lui recommander d'inspirer à son fils toutes les vertus qui conviennent au roi d'un peuple libre, et qu'il se rendrait digne de l'amour des Français par son attachement à la Constitution, son respect pour les lois et son application à tout ce qui pourrait contribuer au bonheur du royaume.
Au lieu d'être touché d'une pareille lettre, Lasource n'eut pas de honte de parler du décret rendu par l'Assemblée constituante lors du retour du Roi de Varennes, pour faire nommer par les membres de l'Assemblée le gouverneur de Mgr le Dauphin, et de rappeler la liste ridicule des quatre-vingts candidats présentée à cette époque. Rouger prétendit que la lettre du Roi était inconstitutionnelle, et demanda qu'elle fût envoyée au comité de Constitution, pour décider qui, du Roi ou de la nation, devait faire cette nomination, étant extrêmement important de donner à ce jeune prince une éducation conforme aux sentiments et aux vœux du peuple français. L'Assemblée adopta le renvoi au comité: ce qui empêcha le Roi de remettre sur-le-champ Mgr le Dauphin entre les mains de M. de Fleurieu. Cependant celui-ci nomma les personnes qui devaient composer sa maison, en attendant qu'il pût remplir les fonctions de sa place. Comme l'éducation de Mgr le Dauphin ne souffrait point de ce retard, le Roi et la Reine attendirent avec patience le moment où ils pourraient mettre à exécution la volonté qu'ils avaient exprimée.
La position du Roi devenait chaque jour plus affligeante, entouré comme il était de ministres qui ne lui inspiraient aucune confiance, et dont toutes les vues contrariaient les siennes. Influencés par les jacobins, ils voulaient absolument la guerre, et nommément Dumouriez, qui fondait sur elle de grandes espérances de fortune, et qui employait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour obliger le Roi à en faire la proposition à l'Assemblée. Ce prince, qui prévoyait qu'elle serait la source de nouveaux malheurs pour la France, ne pouvait s'y déterminer. Pressé cependant par ses ministres et par la majorité de l'Assemblée, qui traitait de trahison la lenteur de ses décisions, il se détermina enfin à accéder à leurs vœux. Il partit du château le 20 avril, la tristesse peinte sur le visage, et entouré de ses six ministres, il arriva à l'Assemblée. Il y fit un petit discours pour l'engager à réfléchir sérieusement sur les malheurs que pourrait entraîner une décision sur une matière aussi importante que la déclaration d'une guerre; puis il ajouta: «M. Dumouriez va vous lire le rapport fait au conseil sur la situation de la France relativement à l'Autriche.»
Il portait en substance que cette puissance s'était toujours refusée à l'accomplissement du traité de 1756, qui l'obligeait à s'unir à la France contre tous ses ennemis; qu'elle ne cessait de se montrer l'ennemie du gouvernement et d'attenter à sa souveraineté, en soutenant les prétentions des princes possessionnés en Alsace; qu'elle laissait établir les émigrés dans ses États, se liait avec les puissances de l'Europe sans son accord, et témoignait un mépris pour la France que sa dignité ne lui permettait plus de soutenir; que, d'après ces considérations, le conseil du Roi était d'avis que ce prince fît à l'Assemblée la proposition de déclarer la guerre à l'Empereur, le refus de répondre aux dernières dépêches ne laissant plus d'espoir d'une négociation amicale.