26

Les isenj interrompirent leur rivière constante de mouvement pour observer les étoiles filantes qui striaient le ciel au-dessus de Jejeno en plein jour. L’Actaeon s’était fragmenté en milliers d’éclats qui n’en finissaient plus de tomber.

Quelques-uns s’écrasèrent dans la banlieue de Tivesk, sur le continent voisin. Beaucoup de morts. Le genre de nombres qu’on ne peut pas éviter dans les endroits surpeuplés. Si l’Actaeon n’avait pas commencé à se dégager de son orbite, poussant ses moteurs à fond après la dernière évacuation en urgence vers Umeh, ça aurait été bien pire.

C’était un beau spectacle. Eddie le regarda aussi, jusqu’au soir. Si on oubliait les circonstances, c’était particulièrement poétique. Mais il ne pouvait plus se berner. Plus maintenant.

Il ne cessait de se demander si ce qu’il avait appris à Malcolm Okurt sur la c’naatat était à la racine de tout cela. Il avait été tellement certain de faire ce qu’il fallait, à l’époque. Mais il avait dit à l’officier en chef – et à Lindsay Neville également – où Shan et le parasite se trouvaient… C’était une pensée atroce. Il n’en voulait pas.

Umeh Station bouillonnait d’ussissi enragés. Shan avait résumé la situation avec efficacité, comme toujours : en touchant à un seul ussissi, on les attaquait tous.

Eddie ne s’était pas rendu compte de l’effet qu’il avait produit. Apparemment, ils admiraient le courage avec lequel il leur avait fait face après la destruction d’Ouzhari. Donc, c’est lui qu’ils avaient cherché en premier pour lui apprendre la mort de Shan Frankland et de Vijissi.

Ils étaient devenus une meute. Ils rôdaient parmi les ouvriers et les militaires du biodôme, reniflant et trottant à longueur de temps. Eddie n’avait jamais rien vu de tel. Ils ressemblaient à des animaux en chasse, comme des mangoustes sur la piste d’un cobra, susceptibles d’attaquer d’un instant à l’autre. Même Serrimissani se joignit un temps à eux, intégrée à cette créature unique et de plus en plus enragée.

Eddie était assis sur un tréteau fait d’une feuille composite de serre et de deux tas de palettes qui finiraient par devenir des bennes à compost si Umeh Station était un jour achevée. Il aurait dû se réjouir de ne pas être retourné sur l’Actaeon. Mais il ne pensait qu’à Shan.

— Mon Dieu… bon Dieu…, avait répété Eddie si souvent que les mots ne ressemblaient plus à de l’anglais, mais à un mantra, une chanson. Shan. Shan

Serrimissani avait regroupé ses possessions dans un sac. Elle baissa la tête comme sous une pluie invisible.

— C’est le dernier endroit où je voudrais être en ce moment.

— Vous partez ?

— Les gethes ont tué Shan Chail et Vijissi. Il pourrait y avoir d’autres règlements de comptes, contre tous les humains. (Elle prit Eddie par le bras.) Venez avec moi. Ce serait plus prudent. Je retourne sur Wess’ej. Venez avec moi et implorez le pardon des matriarches. Peut-être vous épargneront-elles. Vous leur avez rendu un service. (Elle leva les yeux, nerveuse.) Et vous avez été honnête. Venez.

— Ce ne sont pas les humains qui les ont tués. Ce n’était pas vraiment un meurtre.

— Seraient-ils encore en vie s’ils n’avaient pas été capturés ?

— Oui.

— Alors épargnez-moi vos sophismes !

Eddie toucha le flacon dans sa poche pour s’assurer de sa présence, avec son piquant et son rubis. Il le leur donnerait. Il n’aurait plus la moindre hésitation, à présent.

Eddie avait déjà détalé plusieurs fois au cours de sa vie, mais toujours plusieurs heures après les autres. On se sentait moins vulnérable, derrière un objectif. Associé au détachement typique des reporters, cela affaiblissait la conscience de sa propre mortalité. Les journalistes en zone de conflit se faisaient tuer avec une fréquence déprimante. Eddie ne comptait pas être du nombre ; pas parce qu’il avait peur – même si c’était le cas, et pas qu’un peu – mais parce qu’il n’avait pas encore raconté son histoire.

Il devait bien cela à Shan. Il voulait tout savoir. Il espérait qu’on n’exécuterait pas Ade Bennett avant qu’il ait pu lui parler.

— D’accord. Dès l’alerte d’évacuation, je viendrai.

— L’alerte ? Il n’y aura pas d’alerte. Vous, vous ne les avez pas prévenus. La vengeance viendra, et bientôt.

Eddie tira sa caméra abeille.

— Serré sur moi jusqu’à nouvel ordre, sauf en cas de mouvements soudains et explosifs. Sauvegarde toutes les cinq minutes.

Il ne voulait pas mourir avec un reportage en attente. Il espérait que le lien isenj relaierait ses sujets, à présent que l’Actaeon n’était plus qu’une averse de fausses météorites.

Il pressa le pas derrière Serrimissani. Au moins elle était revenue le chercher : il s’était déjà fait abandonner par des guides en pleine émeute. Tandis qu’ils avançaient, il vit des voitures emportant des matériaux vers la sphère de Jejeno. L’une d’elles s’arrêta et un contremaître en combinaison orange se pencha de la cabine.

— Je vous emmène ?

— Je pars, mais merci quand même. Vous avez reçu une alerte sécurité ?

— Non. Pourquoi ?

— Je pense que Jejeno ne sera sans doute pas l’endroit le plus sûr au monde après ce qui s’est passé.

— Quoi donc ?

— Laissez tomber. La guerre a commencé. Ne soyez pas là quand elle continuera.

Le contremaître haussa les épaules et se rassit derrière le volant. Eddie et Serrimissani continuèrent, pressant encore le pas. Les isenj commençaient apparemment à comprendre qui serait la prochaine cible, après l’Actaeon. Les attroupements étaient moins nombreux dans les quartiers proches de la sphère ; certains isenj portaient des colis sur leur tête plate, les enfants suivant derrière eux en files ordonnées. Ils connaissaient suffisamment les wess’har pour arriver à la même conclusion que Serrimissani.

— Où iront vos humains, à présent que l’Actaeon est détruit ? demanda Serrimissani. Ils sont coincés ici.

Ils arrêtèrent un véhicule isenj et discutèrent avec le chauffeur.

— Lin est revenue ? Où est la navette ?

— Vous perdez votre temps, si vous vous intéressez à elle.

— Je pensais surtout à Mart Barencoin. (Shan appréciait les marines. Elle aurait voulu qu’ils soient à l’abri des conséquences.) Comment puis-je savoir ce qui s’est passé…

— Songez plutôt à votre propre sécurité.

Serrimissani tira Eddie sur la banquette, et ils gardèrent le silence jusqu’aux abords de l’aéroport. Le chauffeur avait hâte de s’éloigner de Jejeno ; les emmener au terminal lui aurait apparemment pris trop de temps. Ils commencèrent à remonter d’un pas vif la route d’approche principale, en évitant les ouvriers isenj qui paraissaient travailler comme d’habitude.

Eddie fit signe à la caméra abeille de les filmer.

— Combien seront encore vivants la semaine prochaine ? demanda-t-il.

— Si les wess’har attaquent, ils ne viseront que la sphère. Les isenj resteront à l’écart, et très peu mourront. Toutefois, les perturbations seront importantes.

À l’entendre, elle ne prévoyait que des bouchons. Mais Eddie imaginait les canalisations brisées, les lignes à haute tension coupées, les incendies galopants et les famines. Avec des pertes très élevées. Il n’y avait pas assez de place dans cette infrastructure bondée pour qu’une situation d’urgence épargne les isenj. Ual allait être occupé, dans son bureau aigue-marine si serein.

Il repensa à Shan et se demanda si quelqu’un avait annoncé la nouvelle à Aras. Son chagrin devait être terrible.

— Bon sang, je n’arrive pas à croire qu’elle est morte, dit-il. Oh mon Dieu. Oh mon Dieu

Il se fichait que la caméra puisse enregistrer ses propos. Elle se tourna de nouveau vers lui, intruse dans son deuil, punition bien légitime pour sa profession.

— C’était une bonne wess’har, répondit Serrimissani. Elle acceptait Targassat. Mourir pour préserver l’équilibre de la vie… c’est un acte louable.

Apparemment, tous les ussissi d’Umeh partageaient son pressentiment de guerre. Dans le hall de l’aéroport et jusqu’à la navette, Eddie fut accueilli par des visages angoissés, aux dents cliquetantes. Un transport était déjà parti, bourré jusqu’au poids maximal. Leur loyauté n’allait pas jusqu’à la stupidité.

— J’ai des coups de fil à passer, dit Eddie.

— Nous devons partir.

— Je dois demander quelques services à Ual. Le ministère est à moins de quinze kilomètres d’ici. Même s’ils commencent à bombarder maintenant…

— Vous avez jusqu’à ce soir. Je reste avec vous, au cas où vous deviendriez idiot et où vous essaieriez d’obtenir plus de reportages qui finiraient par vous tuer.

— Vous êtes adorable.

Eddie le pensait vraiment. Oui, ils étaient loyaux, jusqu’au bout. Mais Serrimissani ne comprenait pas, et elle ne paraissait pas s’en plaindre. Elle regarda partir le vaisseau plein d’ussissi, imitée par Eddie.

— Le vaisseau coule, murmura celui-ci.

— Mais non. Il vole.

— Je voulais dire… peu importe. Les rats quittent le navire… En général, ce sont les premiers à savoir quand un navire a des ennuis. (Il parlait sans réfléchir. C’était toujours comme ça quand il luttait contre des émotions trop fortes.) Peu importe.

— Les rats ? De quoi s’agit-il ?

Eddie réfléchit aussi vite qu’il put.

— Une autre sorte de gens.

Son esprit était un dédale de fragments, de peurs personnelles, de soucis professionnels, de perte, de confusion. Mais il se centra sur son être profond – le reporter. Cela le ramena à la réalité, et le calma. Si le lien d’Ual lui était refusé, il pourrait demander aux matriarches de F’nar de lui donner accès à l’ITX. Il devait bien à Frankland de faire passer cette histoire.

Autrefois, il avait commis l’erreur de la croire ordinaire. À vendre, pour qui trouverait le bon prix. Heureusement, il avait eu l’occasion de lui dire qu’il comprenait son erreur.

Tout le monde avait besoin de héros. Eddie garderait la sienne, intacte et immuable, éternellement. Surtout maintenant.

Aras se rendit soudain compte qu’il était à genoux par terre. Depuis combien de temps se trouvait-il ainsi ? Son front était sur ses genoux, les mains sous la poitrine.

Il avait trop mal pour bouger. Et encore plus pour penser.

— L’Actaeon a été détruit, annonça Nevyan avec douceur. Je m’en suis assurée.

Il était de retour sur Wess’ej. Il entendit les paroles de la matriarche, mais la pression dans sa gorge était trop forte. Il avait oublié Josh, les bezeri, et son échec dans la protection de Bezer’ej après toutes ces années de vigilance.

Ils avaient pris son isan. Shan n’était plus. Le chagrin l’empêchait de bouger.

Il essaya de se concentrer sur la douleur. C’était un tour qu’il avait appris quand il était prisonnier des isenj, quand il avait tant désiré mourir que chaque seconde était devenue infinie. Il s’était rendu compte qu’en se concentrant sur sa peine, sur le moment, l’énormité du vide insoupçonné qui l’attendait était occultée.

— Nous entend-il ? demanda la voix de Mestin.

— Je le pense. Laissez-nous. Je vais rester un moment avec lui.

Aras essaya de ne pas penser à Shan, en vain. Elle le dévorait. Puis il se souvint d’Askiniyas, dont il avait été séparé par les siècles. Il y avait eu un temps où il ne se rappelait même plus son visage ou son odeur malgré sa mémoire wess’har parfaite. Mais elle était de retour – et incroyablement étrangère. Il voulait Shan. Il voulait la tenir.

On l’avait même privé du réconfort de bercer son cadavre une dernière fois.

Les mâles wess’har qui perdaient leur isan trouvaient une autre partenaire ou mouraient. Aucun de ces choix ne lui était ouvert. Il les refusait tous les deux. Il ne voulait jamais sortir de cette douleur, qui le brûlait vif.

— Vous pouvez venir vivre avec nous, dit Nevyan.

Il ne pouvait pas former de mots. Même respirer était une épreuve.

— Ou nous pouvons vous apporter ce dont vous aurez besoin. Vous ne verrez personne avant de le vouloir. (Nevyan se déplaça, embaumant la pièce de sa domination, et s’agenouilla à côté de lui. L’odeur offrit à Aras un début d’apaisement instinctif, mais un seul mouvement aurait suffi à le briser en éclats.) Nous avons reçu des messages de leurs chefs. Ils veulent discuter, s’excuser. Mais j’ai prévenu le Monde d’Avant. J’attends leur réponse.

Nevyan attendit un temps particulièrement long pour une matriarche en chef. Elle attendit, à genoux, mais Aras était pétrifié.

Elle a disparu. Elle est morte.

— Eddie a demandé à vivre à F’nar. Il sera seul, ici. Je doute qu’il rentre un jour chez lui.

Aras essaya de penser. Son esprit était piégé dans une boucle, cette première prise de conscience que Shan n’était plus. Il n’imaginait pas de fin à sa douleur. Elle continuerait de déferler sur lui, neuve à chaque vague.

— Eddie et vous pourriez vous apporter beaucoup de réconfort, insista Nevyan. Dois-je lui dire qu’il est le bienvenu ?

Aras désirait l’oubli. S’il avait pu bouger, il aurait pris les grenades de Shan et se serait étendu dessus pour mourir. Il se força à lever la tête.

— Elle est c’naatat, ajouta Nevyan. Nous ne devons pas perdre espoir. Nous n’avons aucune idée des limites du parasite.

Aras haït Nevyan pour cette suggestion. La c’naatat était remarquable, mais elle ne pouvait pas ressusciter les morts. C’était un tour de passe-passe réservé au dieu des humains. Il parvint à marteler le sol de ses poings. Il sentit la peau céder et le sang couler, brièvement. Cette douleur physique était apaisante.

Tout le monde semblait penser qu’un c’naatat ne souffrait pas. Quelle erreur…

— Nous rapporterons son corps ici, dit Nevyan. Nous la trouverons. Tout wess’har a le droit de rentrer chez lui, de retourner au cycle. Elle sera rapportée au monde, quel que soit le temps que cela prendra.

Aras pensa à ce que Shan aurait ressenti en s’entendant considérée comme une wess’har. Il voulait voir son corps, le serrer une dernière fois contre lui. Il se fichait du cycle. Il voulait son isan.

Nevyan regardait encore les rares possessions personnelles de Shan sur l’étagère qui prenait rapidement l’apparence d’un autel. Elle porta la main vers un bol de verre émeraude imparfait, mais se retint de l’effleurer.

— J’aimerais garder un objet en souvenir. C’est elle qui a fait cela ?

Aras ne put former de mots, mais il ne ressentait pas le besoin de l’arrêter. Il avait d’autres souvenirs de Shan, que personne ne pourrait toucher. Il avait ses souvenirs à elle, son essence même, des matériaux génétiques qui n’avaient même pas commencé à s’exprimer.

Nevyan glissa le bol dans les plis de son dhren et le serra comme un enfant.

— Elle m’a façonnée, Aras. Elle était mon amie. Elle m’a appris qu’on ne peut pas se retirer du monde, qu’on ne peut pas fuir devant les menaces. Il faut les attaquer, et non passer sa vie à redouter leur venue. Cette vision me guidera, à présent que je succède à Mestin.

Que ferai-je sans elle ? Comment continuer ?

— Aras, je sais que vous m’entendez. Je vous envoie Eddie. Et il y a d’autres humains. Le soldat, Bennett. Il a demandé à vous voir.

Bennett n’aurait jamais pu blesser Shan. Quoi qu’il prétende, il ne l’aurait jamais tuée. Aras le savait. Il avait besoin de lui parler. Mais cela devrait attendre.

Il s’assit sur ses talons. C’était le plus gros effort qu’il ait pu faire depuis des jours. C’était un réflexe de survie poussé trop loin, depuis le passé cavernicole des proto-wess’har où, face à une menace invisible, l’immobilité pouvait faire la différence entre la vie et la mort. Aras était toujours surpris de se laisser envahir si totalement par cet instinct. La dernière fois, ça avait été quand Askiniyas avait pris sa propre vie.

Deux de ses isan’ve s’étaient suicidées dans des circonstances extrêmes. C’était trop demander à un mâle wess’har.

— Amenez-les ici.

Bennett était un soldat. Eddie aussi. Les gethes étaient très vulnérables aux mots.

Il aurait besoin des deux s’il voulait équilibrer la mort de Shan Frankland.