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— Ils paieront, assura Nevyan.
Mestin ne répondit rien. Au cours des trois dernières saisons, le blocus de Bezer’ej était tombé face aux isenj, et une gethes – non, une isan – invincible avait fait la plus grande des erreurs.
Elle n’était pas surprise que Shan Chail se soit sacrifiée pour déjouer les plans des gethes. Qu’elle ait tort ou raison, elle avait toujours aimé avoir le dernier mot. Cela brisait le cœur de Mestin, comme ça avait brisé celui de Nevyan. Encore une expression qui trouvait sa place en wess’u, tant elle décrivait précisément la douleur.
L’Échange des Excédents, la plus grande salle de F’nar, était plein de matriarches et d’ussissi silencieux venus d’au moins la moitié des cité-États de Wess’ej. Nevyan traversa la salle. Mestin resta où elle se trouvait avec Fersanye, Chayyas, Siyyas et Prelit.
Nevyan traînait derrière elle une odeur de domination forte. Ce que Vijissi avait appelé un parfum de mangue. Il manquerait davantage à Mestin qu’elle pouvait l’exprimer.
— Nous n’avons plus le choix, annonça Nevyan. Engagerez-vous vos mâles avec les nôtres ? (Elle se tenait sur une caisse pour qu’on la voie. Malgré son courage et sa motivation supérieurs, Nevyan était plus petite que la moyenne. De la taille de Shan.) J’ai du travail pour eux. Et j’ai contacté le Monde d’Avant pour qu’il nous aide à résoudre cette menace une fois pour toutes.
Les wess’har ne réagissaient pas en foule, même quand ils établissaient leur communauté. Il y eut un murmure calme. Une ussissi se hissa sur une caisse pour voir par-dessus les grandes femelles.
— Considérez prudemment vos actions avant de leur demander leur aide.
— Nous ne pourrons pas nous occuper de ces gethes sans eux, répondit Nevyan. Pas tant qu’ils sont alliés aux isenj.
— Nous connaissons le Monde d’Avant par nos parents qui s’y trouvent. Ce n’est pas votre cas. Les wess’har y sont très différents de vous.
— Ils restent des wess’har.
— Certes, mais bien plus forts que Wess’ej même ; si vous avez tort, s’ils ne se comportent pas comme vous l’espérez, vous pourriez payer un prix très élevé pour leur aide.
Nevyan parut considérer les paroles de l’ussissi avec grande attention.
— Avez-vous une alternative à proposer ?
— Non.
— Je n’en vois pas non plus.
La pièce commença à se vider.
Shan aurait dit que ça ne se passait pas comme ça sur Terre. Il y aurait eu des intrigues, des querelles, des émeutes, des foules en colère, et des gros titres dans la presse.
Mais il n’avait fallu que quelques instants, un peu plus tôt dans la journée, pour que Nevyan Tan Mestin dépose sa mère et devienne matriarche en chef de F’nar. Elle avait à présent lancé le premier assaut contre les gethes et rompu l’isolation millénaire avec le Monde d’Avant.
Cela n’inspirait nulle douleur à Mestin. Elle était fière. C’était la seule source de chaleur en elle pour soulager sa peur et son deuil. Nevyan descendit de sa caisse comme si elle avait honte d’en avoir eu besoin. Toutefois, son odeur de domination était plus forte que jamais.
— J’ai informé Aras, annonça-t-elle.
Mestin ressentit à la fois du soulagement et de l’effroi. Les deux isan’ve restèrent au centre de la salle vide, acceptant en silence tout ce qui était arrivé.
— J’aurais trouvé cela difficile, avoua Mestin.
— Tout comme moi, répondit Nevyan. Vous n’imaginez pas son chagrin.
Mestin la suivit au dehors, dans ce soir d’été à la beauté parfaite, à l’odeur d’aumul’ve. Les mouches tem s’abattaient sur les dernières pierres encore tièdes après le coucher de Ceret : elles allaient partir vers le sud pour suivre le climat chaud.
Les morts de dizaines de milliers de bezeri, de Shan Chail et de Vijissi exigeraient une compensation importante pour rétablir l’équilibre. Mestin se demanda si Nevyan commencerait par la colonie déplacée, voire la base humaine sur Umeh.
Non. Elle commencerait par l’Actaeon.
Les isenj apprendraient à mieux choisir leurs amis.
C’était un vieux chasseur longue portée, mais encore fonctionnel. Nevyan l’avait regardé monter dans le ciel dégagé la veille, et à présent elle suivait son avancée vers le vaisseau gethes Actaeon.
Le pilote était un de ses jurej’ve, Cidemnet. Mestin n’avait pas l’air de penser qu’il était généreux d’envoyer un membre de sa nouvelle famille au combat si tôt après les avoir acceptés. De son côté, Nevyan considérait important de montrer sa détermination à envoyer ses propres mâles en guerre. Elle s’assit devant l’écran et Lisik leur apporta des bols de thé. L’amertume en était déplaisante, et Mestin ne comprenait pas ce que Shan y avait trouvé d’agréable. Pourtant, elle l’aurait bu avec joie si Shan avait été là pour le partager avec elle. Elle lui manquait déjà.
— Nous aurions pu envoyer un missile automatique, et le vaisseau serait déjà détruit, dit Mestin.
— Nous aurions raté l’occasion d’envoyer un message important, dit Nevyan. Et puis, ils ont eu le temps de débarquer davantage de non-combattants et de civils, puisque cette distinction leur paraît faire sens. Nous nous occuperons d’eux en temps et en heure.
À la différence des gethes, qui menaient leurs guerres en secret, n’importe quel wess’har pouvait avoir accès au réseau et suivre minute par minute la mission lancée par Nevyan. Ils pouvaient regarder ce que voyait Nevyan, entendre ses communications avec le pilote, et même ses échanges avec les gethes. Les wess’har n’avaient rien à cacher.
Toutes les cités-États devaient être aussi stupéfaites que Mestin devant la tactique employée. Ça n’avait pas d’importance. Nevyan paraissait se fier résolument à ce qu’elle avait appris de Shan.
Elle toucha la console. L’écran reproduisait ce que Cidemnet voyait depuis son cockpit. Le disque ocre d’Umeh. Le vaisseau gethes en orbite n’était même pas encore un point, mais l’affichage devant lui montrait une constellation mouvante de lumières, véhicules ussissi et isenj autour de la cible qu’était le CSV Actaeon.
— Contactez l’Actaeon, dit-elle. Laissez-moi parler au commandant.
Il fallut un moment. Quand la voix de Malcolm Okurt retentit enfin dans la salle à travers les parasites, elle paraissait surprise. Il n’y avait pas d’image. La voix désincarnée était dérangeante. Puis elle fut rejointe par une image tremblante d’un gethes au visage émacié et apparemment très agité.
— Suis-je en présence du chef d’état-major wess’har ?
Il s’attendait à parler à un soldat.
— Je suis Nevyan Tan Mestin, matriarche de F’nar. Shan Frankland était mon amie.
Mestin trouva que c’était une façon étrange de s’identifier. Okurt marqua un temps d’arrêt.
— Madame, nous sommes sincèrement désolés du tour qu’ont pris les événements ces dernières quarante-huit heures. Je peux vous assurer que nous n’avions connaissance d’aucune intention d’utiliser des mesures aussi extrêmes.
— Mais vous les avez apportées jusqu’ici. Vous deviez donc envisager leur emploi.
— Dans une intention purement défensive, Madame. Si nous pouvons faire quoi que ce soit pour aider à traiter cette contamination, nous sommes à votre disposition.
— Vous foutez-vous de ma gueule ? demanda Nevyan.
Okurt parut décontenancé par cet emploi soudain de l’argot.
— Pardon ?
— Ne me mentez pas. Vous avez envoyé des troupes sur Bezer’ej avec des intentions agressives. Les bezeri meurent en grand nombre. Deux de mes amis sont morts. Et vous parlez de nous aider à nettoyer.
— Notre mission visait à capturer Frankland, non à la tuer. Et certainement pas à causer des dégâts à l’environnement. Ma collègue a outrepassé ses ordres. Je pense que nous pourrons trouver un arrangement si nous nous rencontrons pour en discuter.
Nevyan pencha la tête, surprise, et lança un regard à Mestin. Les gethes ne les avaient vraiment pas comprises.
— Pas de discussion, trancha Nevyan. Qui est le responsable ?
Okurt marqua une nouvelle pause.
— En tant qu’officier supérieur de la mission, c’est moi.
— La responsabilité est une affaire personnelle.
— Les individus qui ont mené cette attaque recevront une sanction disciplinaire quand ils reviendront à bord, mais la faute remonte jusqu’à moi. Vous comprenez ?
— Oui.
— Je suis sincèrement désolé pour Shan Frankland.
— Et nous aussi. Seuls comptent les actes, et je regrette ce que je dois faire, tout comme vous regrettez ce que vous avez fait. Mais rien ne changera ce qui sera accompli.
Mestin aussi devenait nerveuse. Pourquoi Nevyan passait-elle autant de temps avec cette créature ? Cidemnet n’avait pas besoin de délai pour manœuvrer. Ses missiles étaient verrouillés et ciblés. Ceci était entièrement superflu. C’était un jeu, et les wess’har ne jouaient pas.
Le visage d’Okurt cessa de bouger et sa voix parut plus aiguë, quoique toujours assurée. C’était un signe de nervosité.
— Je sais que vous avez un petit vaisseau stationnaire qui nous observe.
— Oui, un chasseur. Il a plus de cinq mille ans, mais il fonctionne encore.
À l’évidence, il ne pensait pas qu’un chasseur préhistorique venu d’un passé aussi éloigné puisse représenter davantage qu’un symbole. Toutefois, il était troublé.
— Madame, êtes-vous en train de nous menacer ?
— Non. Je vous vise. Voici l’acte qui équilibre vos crimes. Feu.
Cidemnet lança trois ogives. La transmission d’Okurt fut interrompue au milieu d’une phrase qui ressemblait à État d’alerte, et Mestin vit trois traits de lumière s’étirer devant l’écran qui montrait de nouveau le cockpit de Cidemnet. L’Actaeon disposait maintenant de moins de temps qu’il en aurait fallu pour préparer deux tasses de cet étrange thé si amer.
Nevyan avait lancé son attaque contre les gethes. Elle avait également envoyé un message : pour détruire un vaisseau, elle n’avait besoin que de la plus petite partie de son arsenal. Mestin comprenait à présent le jeu auquel sa fille avait appris à jouer, sur les conseils de Shan Frankland et d’Eddie Michallat.
Un petit point de lumière blanche apparut en contraste sur le disque d’Umeh. Puis un autre, et un autre.
— Vous pouvez revenir à la maison, Cidemnet, dit Nevyan.