- Non, monsieur. Je suis le coroner du comté de Charleston.

- Passqu'on a une gonzesse pour coroner ?

Emma lui a fourré son insigne sous le nez.

Dinckney l’a ignoré.

- Emma..., ai-je tenté encore.

- Vous, c'est les cadavres, pas vrai ? Comme c’qu’on voit à la télé ?

- Oui, monsieur. Vous connaissez Chester Pinckney ?

La question d'Emma lui a clos le bec, soit qu'el e l’ait plongé dans la confusion, soit qu'il lui fail e du temps pour trouver une riposte intel igente. J'en ai Profité.

- Monsieur Pinckney, vous n'auriez pas perdu votre portefeuil e, par hasard ?

l s se sont tous les deux tournés vers moi. Emma a froncé les sourcils, puis levé les yeux au ciel en secouant la tête.

- Ah, c'est pour ça ? a lâché Pinckney.

- Vous êtes bien Chester Tyrus Pinckney ? s'est enquise Emma sur un ton plus détendu.

- Parce que j'rassemble à c'te Hil ary Clinton de mes deux ?

- Oh, sûrement pas, monsieur.

- Vous avez fini par le coincer, ce pisseux qui m'a fauché mon portefeuil e

? Je vais récupérer mon pognon ?

- Quand est-ce que vous l’avez perdu, monsieur ?

- Je l’ai pas perdu, bordel. On me l'a piqué !

- Quand était-ce ?

- Oh, y a longtemps. Je m'en rappel e plus.

- Faites un effort, s'il vous plaît.

Pinckney a pris un moment pour réfléchir.

- Après que le camion s'a retrouvé dans le fossé. Après ça, pas moyen de r'foutre la main sur ce permis.

Nous avons attendu qu'il poursuive. Ce qu'il n'a pas fait.

- La date ? a lancé Emma pour l'inciter à reprendre.

- Février, mars. Faisait un de ces froids ! J'm'a gelé le cul pour rentrer à la maison.

- Vous avez fait une déclaration à la police ?

-Pas l’coup d'dépenser ma salive. J’l’a vendu à la casse, mon bahut.

- Je parlais de votre portefeuil e.

- Et comment que j'ai fait une déclaration ! Soixante-quatre dol ars, ç'a pas rien !

- Où avez-vous déclaré la perte ? a demandé Emma en commençant à prendre des notes.

- Ç'a pas une perte, j'vous dis ! C't'un vol !

- Vous en êtes certain ? -

- Est-ce que j'rassemble à un abruti qu'est pas foutu de garder l'oeil sur ses affaires ?

- Non, monsieur. Veuil ez me décrire l'incident.

- On était sortis pour rencontrer des dames.

- Qui ça, on ?

- Ben moi et mon pote Alf.

- Racontez-moi ce qui s'est passé.

- Y a pas grand-chose à dire. Alf et moi, on s'est bouffé des brochettes et on s'est tapé quelques bières.

Le lendemain matin, en m'réveil ant, plus de portefeuil e.

- Vous avez fait le tour des établissements où vous étiez al és ?

- Ceux qu'on s'rappelait.

- Lesquels ?

Pinckney a haussé les épaules.

- J'crois qu'on est passés un moment aux Deux L. Alf et moi, on a sacrément bituré.

Emma a rangé son calepin dans sa poche de chemise.

- Votre bien a été localisé, monsieur Pinckney.

- Il a poussé une sorte de hululement.

- De toute façon, j'a compris d'puis lurette qu'ces soixante-quatre dol ars, y z'al aient pas faire fructifier mon compte épargne. Le permis, j'm’en fous, j’a plus d'camion.

- Je suis désolée, monsieur.

Les yeux plissés, Pinckney a demandé :

- Et pourquoi qu'un coroner, y s'déplace pour m'annoncer la nouvel e ?

Emma a considéré Pinckney, pesant probablement le pour et le contre qu'il y avait à lui révéler la façon dont son portefeuil e avait refait surface.

- Je donne un coup de main au shérif.

L'ayant remercié pour lui avoir accordé de son temps, el e m'a rejointe au pied des marches.

Impossible de retraverser la cour. La voie était bloquée par un caniche gris aussi pelé qu’un vieux tapis, portant autour du cou un col ier rose avec des clous.

Et dans ses mâchoires un écureuil mort.

Le chien nous considérait avec curiosité. Nous lui avons rendu la pareil e.

- Douglas, au Pied !

Pinckney a émis un sifflement aigu. Le caniche s'est levé sans lâcher sa proie et s’est mis à faire des ronds autour de nous.

Un thrup et un bang ont scandé. notre retour à la voiture. La moustiquaire était retombée.

- Accro a son écureuil, cette brave boule de bil ard !

- Douglas ? a demandé Emma.

- Non, Pinckney, et a son compte. Epargne.

Ma plaisanterie pas engendré d'enthousiasme chez Emma.

J'ai démarré, fait demi-tour et repris le chemin creusé d'ornières.

- Combien de chances y a-t-il pour qu'on lui ait piqué son Portefeuil e, à ce vieux barbon? a lancé Emma.

Autant qu'il y en a pour que je devienne la coqueluche des américains cette année.

- Et de deux, a soupiré Emma au moment où les roues retrouvaient l’asphalte.

-Oui, le type dans les branchages et le type sur le rivage.

- Pas mal, ta rime.

- C'est mon sang Irlandais. Et le tien, de sang, il va comment, à propos ?

- Je suis un Peu fatiguée, mais ça va.

- C'est bien vrai. ce gros ?

Elle a hoché la tête.

- Bon.

Elle ne m'a pas demandé si je comptais lui rendre le service d'analyser le pendu. Elle connaissait la réponse. Elle savait aussi que L’idée de me voir travail er sur un autre cas ne serait pas forcément du goût du shérif. Imaginant qu'el e devrait avoir une petite conversation avec lui, je l’ai ramenée directement à la morgue.

Elle a appelé Gul et immédiatement.

Ensuite, ce mardi après-midi a été la copie conforme de notre samedi matin: même chambre froide ; même sal e d'autopsie en carrelage et inox ; même odeur de mort et de désinfectant. Seule différence, Lee Ann Mil er s'était déjà chargée d'attribuer un numéro à la victime : CCC-2006O20285. Ayant revêtu des tenues de chirurgien, nous avons transféré le pendu de sa housse à la table d'autopsie.

D’abord, les parties qui tenaient encore ensemble, ensuite le crâne et, pour finir, les parties détachées du corps : cel es tombées toutes seules et cel es arrachées par les prédateurs.

Le cadavre n'avait plus ni cerveau ni organes internes. Les os de son torse, de ses bras et de la partie supérieure de sa jambe étaient toujours enfouis dans des muscles et des ligaments, mais ceux-ci étaient soit putréfiés, soit tannés par le soleil et le vent.

La présence de chair, aussi gênante soit-el e pour analyser un squelette, est un bonus pour identifier un mort rapidement. Car qui dit tissu dit peau;et qui dit peau dit empreintes digitales.

La main droite, protégée par la manche de la veste, ne s’était pas totalement momifiée.

Toutefois, la décomposition avait gravement fragilisé les tissus.

J'ai demandé à Emma si el e avait du TES, une solution d'acide citrique et d'eau salée qui permet de reconstituer les tissus desséchés ou endommagés.

- Oui, grâce à la gentil esse de mon embaumeur préféré.

- Tu veux bien le chauffer à environ 50 °C, s'il te plaît ?

Pour ce cas-là, comme pour l’inconnu de l'île, Emma m'avait intronisée grand manitou.

Combien de temps parviendrait-el e à faire admettre la situation, mystère, mais j'étais décidée à pratiquer toutes les analyses qu'el e me demanderait de faire jusqu'à ce qu'un ordre supérieur me l’interdise.

- Au micro-ondes, ça te va ?

- Ouais.

Pendant son absence, j'ai sectionné les doigts de la main droite à hauteur de la jointure entre phalangine et phalangette. À son retour, je les ai plongés dans la solution pour qu'ils s'imbibent.

- Ça t’ennuie si je me carapate ?.Il y a un mort sur un chantier de construction qui requiert mon attention.

Quand les empreintes seront prêtes, donne-les au technicien. Il les transmettra à Gul et.

- Pas de problème.

- L'examen du squelette ne présentait pas de difficultés a priori. En dehors de la tâche fastidieuse consistant à dégager les os des tissus mous, l’analyse rappelait en bien des points cel e que j'avais pratiquée samedi sur l'inconnu de Dewees.

Le plus compliqué a été de diviser la colonne vertébrale en plusieurs éléments pour la mettre à tremper.

J’ai commencé par les os les plus faciles à extraire des chairs. La forme du crâne et du bassin indiquait que cet individu était de sexe masculin.

Ses dents, ses côtes et ses symphyses pubiennes m'ont appris qu'il avait passé entre trente-cinq et cinquante ans parmi nous.

La structure de son crâne et de sa face m'a révélé que ses ancêtres venaient d'Europe.

Deuxième blanc d'une quarantaine d'années.

Sur le plan physique, les similitudes s'arrêtaient là.

Contrairement à l’inconnu de Dewees, le pendu n'était pas grand. D'après la tail e de ses os longs, il devait mesurer entre un mètre soixante-sept et un mètre soixante-douze.

Le premier avait des cheveux blonds qu'il portait longs ; le second, des cheveux bruns et bouclés coupés court.

A la différence de l'homme de l'île, l’homme des bois avait les dents du haut en parfait état, sauf qu'il lui manquait trois molaires et une prémolaire. L'état de ses dents du bas restait un mystère puisque sa mandibule n'avait pas été retrouvée. Cependant, les taches présentes sur la face côté langue donnaient à penser qu’il était fumeur.

Le profil biologique achevé, au tour des éventuel es anomalies du squelette. Repérer tout d'abord les particularités congénitales, les éventuel es altérations de forme subies par les os suite à une activité répétée, les traumas guéris et tout autre signe attestant une maladie quelconque.

L’homme des arbres avait encaissé des coups: péroné droit fracturé, pommettes écrasées, blessure à l’omoplate gauche. Tout cela bien guéri. Sur les radios, la clavicule gauche présentait une opacité anormale donnant à

penser qu'el e avait été cassée bien avant la blessure à l’omoplate. Conclusion : malgré sa petite tail e, ce type avait été un bagarreur. Qui se recol ait bien.

Je me suis redressée. J’ai fait rouler mes épaules, puis ma tête. Des panthères avaient planté leurs griffes dans mon épine dorsale. Cinq heures moins vingt, à en croire la pendule. Il était temps d'al er jeter un coup d'oeil aux doigts.

Le tissu s'était bien ramol i. À L’aide d'une petite seringue, j'ai injecté du TES sous les coussinets. La peau a pris un aspect rebondi. J'ai frotté les doigts avec de l'alcool avant de les sécher. Je les ai roulés sur un tampon encreur et ensuite sur du papier. Les empreintes étaient assez précises. Les ayant confiées au technicien, je me suis remise à l'étude des os. Les dommages post mortem ne concernaient que le bas des jambes.

L’aspect rongé et éclaté des os de même que les petites perforations circulaires laissaient supposer que les prédateurs avaient été des chiens. En revanche, aucune preuve témoignant d'un dommage survenu au moment de la mort ou donnant à croire que cel e-ci ne résultait pas d'une asphyxie due à la compression du cou. En clair: d'une pendaison. Emma a appelé à sept heures. Je l'ai mise au courant. Elle avait l'intention de se poster aux aguets devant le bureau du shérif pour lui « pincer les fesses ».

Ses termes exacts.

Son al usion à la chasse m'a rappelé que j'avait faim.

Après un délicieux repas à la cafétéria composé de lasagnes desséchées et d’une salade noyée sous l'huile, je suis revenue dans la sal e d'autopsie. La colonne vertébrale n'était pas encore totalement réhydratée, mais j'ai réussi à la débarrasser de la plus grosse partie de sa gangue de muscles putréfiés. J'ai remis à tremper le morceau récalcitrant.

Ensuite, j'ai disposé sur un plateau les vertèbres cervicales et thoraciques, ainsi que les deux cervicales préalablement détachées de la base du crâne. À présent, j'al ais procéder à leur examen minutieux en al ant de haut en bas. Au microscope, bien évidemment.

Pas de surprise jusqu'à la C-5.

Mais sur la C-6, réédition de la découverte de samedi matin. Etude du corps vertébral.

De L’arc circonscrit. Des processus transversaux avec leurs petits trous pour le passage des vaisseaux crâniens. Côté gauche, une fracture à la jonction.

J’ai modifié le point et déplacé la lumière.

Pas de doute. Une craquelure fine comme un cheveu traversait le pédicule gauche et partait en rayonnant des deux côtés du foramen. Copie exacte de la fracture sur le squelette de Dewees.

Le fait qu'elle se trouve à la jonction et qu'el e ne présente pas de réaction osseuse indiquait qu'el e résultait d’une force appliquée sur un os encore frais. Autrement dit, el e s'était produite peu de temps avant ou après la mort.

Mais comment ?

Vertèbre C-6. Trop basse pour que cette fracture résulte de la pendaison.

Si la tête n'avait rien d'intéressant à m'offrir puisqu’el e était tombée, vraisemblablement sous l'effet de tirail ements perpétrés par des animaux prédateurs, en revanche le noeud coulant incrusté entre la C-3 et laC-4

pouvait avoir des choses à me dire.

Cette fracture pouvait-el e résulter d'un mouvement brusque et soudain fait par le mort au moment de se jeter dans le vide ? Mais comment était-il arrivé sur cette branche, d'abord ? En escaladant un tronc quasiment lisse sur deux mètres de haut ? Admettons.

Fermant les yeux, je me suis représenté le corps pendu à l'arbre. Le noeud se trouvait à l'arrière du cou et non sur le côté. Position en contradiction avec une fracture unilatérale.

Vérifier les photos de la scène prises par Lee Ann Mil er. J'ai fait mentalement un noeud à mon mouchoir.

Une pendaison expliquerait-el e aussi la fracture que présentait l’homme de l'île sur sa vertèbre du cou ? Se serait-il suicidé, lui aussi ?

Peut-être. Mais il ne s'était pas enterré tout seul.

Aurait il pu se suicider et ensuite être enterré par un proche comme Emma le pensait ?

Mais pourquoi ? Par honte ? Pour éviter les frais d'un enterrement

? Pour que les assurances paient la prime ? Mais il faut des années pour faire entériner une disparition. Non, toutes ces suppositions étaient tirées par les cheveux.

S'agirait-il alors d'un corps dont on se serait simplement débarrassé par des moyens illégaux ?

Dans ma recherche d'une autre explication à cette marque de fracture unilatérale sur la vertèbre de l’homme des bois, j'ai envisagé toutes les situations déjà passées en revue à propos de l'homme de l'île. Chute ? Strangulation ? Coup du lapin ? Coup sur le tête ?

Aucun de ces cas de figure ne correspondait aux caractéristiques du trauma ni à l’endroit où il se trouvait.

J’étais toujours plongée dans mes pensées quand Emma a fait irruption dans la sal e.

- Ça y est ! On l'a identifié !

Je me suis écartée du microscope.

Emma agitait en l’air une sortie d'imprimante.

- Grâce à L’AFIS.

Le fichier des empreintes digitales.

- Il l'a craché tout de suite.

Au nom qu'el e m'a annoncé, c'est mon radar personnel qui a explosé en mil e fractures vertébrales.

12.

- Noble Cruikshank.

- Quoi ?

Si Emma a été étonnée par mon cri, el e ne l'a pas montré.

- Ç'est un flic à la retraite de Charlotte-Mecklenburg. On prend les empreintes digitales de tous les aspirants policiers quand ils entrent à

L’académie de police, mais ça ne sort pas du fichier interne. Lui, c’est parce qu’il a été arrêté en 1992 pour conduite en état d'ivresse que le fichier général contenait ses empreintes.

- Tu es sûre que c'est lui ?

Question stupide.

- Correspondance dix sur dix.

-J 'ai consulté son papier. Les caractéristiques recensées étaient le sexe, la race, la tail e et l'âge. Pour Cruikshank, ça donnait : masculin, blanc, 1,68

mètre, 47 ans.

Évidemment que le pendu était Cruikshank ! L'analyse du squelette donnait exactement ce même profil et l’état du corps correspondait à deux mois d'exposition à l’air libre.

Noble Cruikshank, le détective engagé par Buck Flynn et qui avait disparu...

Malgré sa mauvaise qualité, la photo jointe en annexe donnait une petite idée du bonhomme.

Une peau grêlée, un nez fort, des cheveux coiffés en arrière et frisottant sur la nuque.

Un léger affaissement des chairs sous les yeux et autour de la mâchoire. Une maigreur qu'il devait déplorer, mais qui ne nuisait nul ement à

son expression de macho pur porc.

- Noble Cruikshank ! Merde alors !

- Tu le connais ?

- Pas personnel ement. Il a été viré de la police en 1994 pour intimité excessive avec la bouteil e. Il a disparu en mars dernier alors qu'il travail ait sur une affaire en tant que privé.

- Et tu connais tous ces petits secrets parce que... ?

- Tu te souviens de Peter ?

- Ton mari ?

- Mon ex-mari. Un client lui a demandé d'éplucher les comptes de l'Église de la miséricorde divine et d'en profiter pour s'intéresser aux faits et gestes de sa fil e oeuvrait pour cette institution et qui a disparu el e aussi. Buck Flynn, c'est le nom du client, avait déjà engagé un détective, Cruikshank, mais il avait disparu au beau milieu de son enquête.

- Je croyais que Peter était avocat.

- J'ai eu la même réaction que toi. Mais il se trouve que Peter est d'origine lettonne et la mère de Flynn aussi. C'est pour ça que Flynn lui a confié l'affaire. Parce qu'il était du clan.

- La môme Flynn a disparu ici ?

- Il y a des chances. Helen, c'est son prénom, appartenait à L’ Eglise de la miséricorde divine. Son père en était un important donateur.

- Aubrey Herron, c'est un gros poisson. Flynn ne s'est pas posé de questions quand Cruikshank a cessé de lui donner des nouvel es ? !

- Apparemment, il était connu pour prendre des cuites mémorables.

- Flynn avait engagé un poivrot ?

- Il ne l’a découvert qu'après coup.' Il l’avait déniché sur Internet. Les personnes disparues, c'était sa spécialité à Cruikshank, et il travail ait aussi bien à Charleston qu'à Charlotte. Tu comprends maintenant que, la fois d'après, Flynn ait préféré jeter son dévolu sur quelqu'un partageant avec lui des valeurs héritées de son patrimoine balte.

- Qu'est-ce que Cruikshank pouvait bien fabriquer avec le portefeuil e de Pinckney dans sa poche ? s'est étonnée Emma, exprimant tout haut la question qui me turlupinait.

- Il serait tombé dessus par hasard ?

-L'aurait piqué ?

- Reçu de quelqu'un qui l'aurait trouvé ou volé ?

- Pinckney dit qu'il l’a perdu en février ou en mars. C'est l'époque où Cruikshank s'est suicidé.

- Vraisemblablement suicidé, ai-je corrigé.

-Juste. Peut-être que quelqu'un' tombant sur un pendu dans les bois, lui a fourré ce portefeuil e dans la

poche.

- Faut avoir un sens de l’humour plutôt macabre.

- Ou vouloir créer la confusion au moment de l’identification ?

- Le portefeuil e se trouvait bien dans la poche de droite, n'est-ce pas ?

Peut-être que Cruikshank a emprunté, trouvé ou fauché cette veste sans même se rendre compte qu'il v avait un portefeuil e dans la poche. Tu te souviens si Pinckney a parlé d'une - veste qu'il aurait perdue ?

Emma a secoué la tête.

Pourquoi Cruikshank n'avait-il sur lui aucun effet personnel ?

- Les gens qui ont l'intention de se suicider abandonnent souvent tout derrière eux.

Emma a laissé passer un moment avant de poser la question suivante :

- Pourquoi avoir choisi la forêt Francis Marion ? Et comment s'y est-il rendu ?

- Je reconnais bien là votre esprit percutant, madame le coroner. Pour ce qui était des réponses, nous n'en avions aucune de percutante à

proposer, ni el e ni moi.

- Je peux conserver la feuil e de L’AFIS ?

- C'est pour toi que je l'ai imprimée.

Je déposais le papier sur la pail asse quand Emma a repris :

- Ton Cruikshank, il s'est vraiment pendu tout seul ?

- Le Cruikshank de Peter.

- Et Peter est ici, à Charleston ?

- Oh oui.

Emma m'a gratifiée d'une grimace lascive. Cel e que je lui ai retournée m'aurait valu de remporter L’US Open du roulement d'yeux.

Il n'était pas loin de neuf heures du soir quand je suis rentrée à La Mer sur des kilomètres. Dans la cuisine, deux des plans de travail croulaient sous les pêches et les tomates. Nous étions mardi, Peter avait dû tomber sur le marché fermier de Mount Plaisant.

Pour L’heure, vautré sur le canapé du bureau avec Boyd, il suivait un match de base-bal à la télé. Les White Sox étaient en train de se faire mettre une raclée parles Twins.

10-4. Les Sox étaient l’équipe que Peter avait adorée au temps de sa jeunesse à Chicago. quand ils avaient instal é à Charlotte leur camp d'entraînement pour équipes associées, il en était retombé amoureux. Je lui ai annoncé sans ambages que Cruikshank était mort.

- Tu te fous de moi ?

Il s'est redressé, m'accordant tout à coup une attention pleine et entière. Contrairement au chien, qui n'a pas dévié les yeux du bol de pop-corn à moitié vide.

- Il s'est pendu.

- Tu es sûre que c'est lui ?

- Correspondance indubitable sur les douze points de L’ AFIS. Peter a déplacé un coussin. Je me suis laissé tomber à côté de lui. Boyd a profité de ce que je racontais à son maître mes aventures avec l’homme des bois puis avec Pinckney pour se déployer discrètement vers le bol, n'avançant que d'un poil à la fois.

- Et comment Cruikshank a fait pour se retrouver avec le Portefeuil e de ce type ?

- Va savoir !

- Emma compte avoir avec lui une autre conversation à coeur ouvert ?

- Oh, certainement'

Boyd a penché la tête sur le côté. Puis,' sans lâcher Peter des yeux, il a passé un grand-coup de langue sur le pop-corn. Peter à attrapé le bol et l’a posé sur la table, derrière nos têtes.

Boyd, à qui l’optimisme ne fait jamais défaut, a sauté sur le canapé pour se vautrer contre moi. Je lui ai gratté l'oreil e distraitement.

- Le suicide ne fait aucun doute ? a demandé Peter.

Question tout aussi percutante que cel es d'Emma tout à l'heure et pour laquel e je n'avais pas plus de réponse que je n'avais d'explication pour cette fracture de la sixième vertèbre cervicale.

- Quoi ? a insisté Peter, comme je tardais à répondre.

- Ce n'est probablement qu'un détail.

Il a terminé sa Heineken, reposé le bol à sa place initiale et s'est instal é de façon à m'écouter attentivement.

Je lui ai décrit la fracture que présentait la vertèbre sur l’apophyse articulaire et le pédicule gauche.

- Qu'est-ce qu'el e a d'étrange ?

- Ça ne correspond pas aux traumatismes qui résultent des pendaisons. Surtout que le noeud coulant se trouvait derrière la tête et non pas sur le côté. Et ce n'est pas tout. Le squelette de Dewees présente une fracture identique exactement au même endroit.

- Et c'est capital?

- Tu ne trouves pas suspect que je ne sois jamais tombée de ma vie sur un trauma de ce type et que, subitement, j'en découvre deux, coup sur coup ?

- Tu as une explication ?

- Plusieurs, mais aucune qui me convainque.

L'indécision est le sésame qui vous ouvre l'esprit.

Boyd a posé son menton sur mon épaule, le museau à quelques centimètres du pop-corn. Je l’ai repoussé sur le côté. Il s'est à moitié affalé sur mes genoux.

- Et toi, ta journée ?

- Génial, non ? Un vrai couple marié ! s'est exclamé Peter avec un sourire d'une oreil e à l’autre.

- Époque révolue. Et je n'ai pas le souvenir qu'el e ait été si géniale.

- On est toujours mariés.

- D'un coup de coude, j'ai repoussé Boyd afin de me lever. Il a émigré sur les genoux de Peter. Celui-ci, les deux mains levées, s'écriait déjà : « Je n'ai rien dit, je n'ai rien dit ! »

Et d'ajouter qu'il avait poursuivi son repérage à l'Église de la miséricorde divine.

Je me suis laissé retomber contre le dossier du canapé.

- Tu as rencontré Herron ?

Il a fait non de la tête.

- Mais j'ai noyé les employés sous une avalanche de mots terrifiants : procès, mauvaise gestion, détournement de fonds destinés à des oeuvres caritatives.' J'ai même évoqué une fail ite générale où ils perdraient tout, excepté leur Pot de chambre.

- J'en ai froid dans le dos !

- Eux aussi. Grâce à quoi Herron me recevra jeudi matin.

Mon portable a choisi ce moment pour sonner. J'ai regardé le nom affiché à l'écran.

Emma.

- Gul et a découvert où créchait Cruikshank. C'est du côté de Calhoun Street, pas loin de la MUSC. Il y est passé et il a réussi à arracher le proprio au spectacle de Rocky sur DVD. Apparemment, Cruikshank louait l’appart' depuis près de deux ans, mais il n'y a pas remis les pieds depuis le mois de mars. Un vrai humanitaire, ce Harold Parrot.

Trente jours après la date de paiement du loyer, il a entassé les affaires de Cruikshank dans des cartons, a changé les serrures et a

reloué l’endroit.

- Et les cartons ?

Les sourcils haussés en point d’interrogation, Peter a dessiné des lèvres le mot Cruikshank. J’ai fait oui de la tête, pendant qu'Emma poursuivait.

- Il les a descendus à la cave, considérant que Cruikshank s'était tiré à la cloche de bois. Il a eu peur de s'en débarrasser au cas où l’autre viendrait réclamer ses affaires.

Gul et a eu l'impression que Parrot avait la trouil e de Cruikshank. Je dois al er là-bas demain matin avec lui. Ça te dit de venir ?

- Où ça?

Emma m'a dicté l’adresse.

- À quel e heure '?

Peter a pointé le doigt sur sa poitrine.

- Neuf heures.

- On se retrouve sur place ?

- Ça me paraît idéal.

Le tapotement du doigt de Peter sur sa poitrine s'est, comment dire, accéléré.

- Ça t'embête si Peter nous accompagne ?

- Plus on est de fous, plus on rit.

La journée a mal commencé et, après, c'est al é de mal en pis. Emma a téléphoné un peu avant huit heures pour me demander si ça ne m'ennuyait pas trop d’al er au rendezvous sans el e parce qu'el e avait passé

une mauvaise nuit. el e avait déjà annoncé au shérif que j'étais engagée officiel ement comme consultante sur ce cas et requis de la part de ses services une coopération pleine et entière.

Il y avait de l’amertume dans sa voix. À l'évidence, ça lui coûtait d'admettre que son corps ne suivait plus.

Je lui ai assuré que tout irait bien et j'ai promis de la rappeler, sitôt la visite terminée.

Quand je suis entrée dans la cuisine, Peter refermait le clapet de son portable. Il venait d'avoir Flynn au téléphone. Celui-ci avait été heureux de savoir que son détective avait été retrouvé et consterné d'apprendre dans quel es circonstances. Il était surtout ravi que Peter rencontre bientôt le révérend Herron.

Peter avait également contacté un copain à la police de CharlotteMecklenburg. Lamort de son ancien col ègue ne l'avait pas surpris. Il l’avait bien connu et à l’en croire Cruikshank était le genre de type qui se fourre le baril et dans la bouche et attend que quelqu'un veuil e bien presser la détente. L'Explorer de Gul et était déjà garé le long du trottoir lorsque nous avons tourné de Calhoun Street dans une large avenue plantée de lauriers et de sureaux qui se terminait en impasse. Le charme de ce quartier jadis résidentiel et cossu avait disparu depuis longtemps sous l'action des bul dozers.

Bureaux et commerces frottaient leurs briques neuves aux crinolines d'anciennes demeures qui s'agrippaient bec et ongles à leur passé confédéré. L'adresse indiquée par Emma nous a conduits jusqu'à une survivante de la guerre de Sécession.

Architecture typique de Charleston : façade étroite sur la rue et vaste sur l’arrière; vérandas sur les côtés à l'étage comme au rez-de-chaussée. J'ai remonté la contre-al ée à pied, flanquée de Peter. Les nuages empêchaient que la chaleur batte des records, mais l’humidité avait pris la relève. En L’espace de quelques secondes, mes vêtements me col aient à la peau.

Tout en marchant, j'ai détail é le bâtiment. Bois vermoulu, peintures écail ées et une façade plus ornementée que le Pavil on de Brighton. MAGNOLIA MANOR, indiquait une plaque ouvragée au-dessus de la porte. De magnolia, nenni ! Et pas la moindre fleur à l’horizon. Juste sur le côté

de la maison un enchevêtrement de kudzu.

La porte d'entrée était ouverte. Franchir le seuil nous a fait passer d'une chaleur accablante et sirupeuse à une chaleur à peine moins accablante mais tout aussi sirupeuse. Ce qui avait servi autrefois d'élégant vestibule était à présent l’entrée de l'immeuble et comportait tout l’attirail requis pour remplir cette fonction: L’escalier avec sa rampe, le plafonnier et les appliques. Le mobilier, clairsemé, avait le charme d'un cabinet dentaire: commode en stratifié, divan en vinyle, fleurs en plastique, chemin de couloir en plastique, corbeil e à papier en plastique. Cel e-ci débordait de publicités à jeter. Deux rangées de plaques signalétiques laissaient supposer que la maison avait été divisée en six appartements. En dessous et à droite des sonnettes, une carte écrite à la main indiquait le numéro du gardien. Je l’ai composé. Parrot a répondu à la troisième sonnerie. Je me suis identifiée. Il a expliqué qu'il était déjà à la cave avec le shérif et m'a indiqué comment les rejoindre: en prenant la porte à gauche au fond de l’entrée.

J’ai lait signe à Peter de me suivre.

La porte de la cave était bien à l’endroit indiqué. Et grande ouverte.

- A priori, ai-je soufflé à Peter, ce n'est pas la sécurité qui a convaincu Cruikshank d'élire ce vieux manoir pour y instal er ses pénates.

C'est sûrement la déco intérieure. Plus avant-garde, tu meurs. Ou le nom. Magnolia Manor, ça vous a un certain panache.

Les voix de Gul et et de Parrot nous parvenaient du sous-sol. Le temps de descendre jusqu'à eux, la température a chuté d'au moins six degrés. En bas, ça puait tant la rouil e et le moisi qu'on ne savait plus s'il valait mieux respirer par le nez ou par la bouche.

La cave était tel e qu'on pouvait s'y attendre : un sol en terre battue, un plafond bas, des murs en brique et mortier. Les quelques concessions au xxe siècle incluaient une antique machine à laver et son séchoir, un chauffe-eau et des lampes halogènes accrochées à des câbles effilochés.

Un amas d'objets au rebut: piles de revues, caisses en bois, lampes déglinguées, outils de jardinage, tête de lit en laiton.

Gul et et Parrot se tenaient à l'autre bout de la sal e, de part et d'autre d'un établi supportant un carton ouvert. Gul et tenait un dossier dans une main et le feuil etait de l’autre.

Au bruit de nos pas, les deux hommes se sont retournés.

-Encore un peu et vous ferez partie du décor !

Personnel ement, j'ai rien contre. Du moment que tout le monde comprend bien le sens des mots frontière et terrain.

Un vrai sens de l’accueil, ce Gul et !

J'y suis al ée d'une amabilité quelconque avant de présenter Peter, réduisant au strict minimum mes explications quant à ce qui pouvait pousser un avocat à s'intéresser à l’ancien locataire de M. Parrot.

- Votre M. Cruikshank était un gars sacrément occupé, a fait remarquer le shérif.

- Vous savez, je ne m'intéresse à lui qu'indirectement..., s'est défendu Peter.

- Ce type a choisi ma vil e pour se tuer, l’a coupé Gul et. Par conséquent il me concerne.

Vous êtes libre de traîner ici avec le toubib, si le coeur vous en dit.

Mais si vous comptiez enquêter de votre côté, vous pouvez laisser ces idées au vestiaire.

Peter n'a pas pipé.

- Miz Rousseau m'a dit que vous recherchiez une jeune dame du nom d'Helen Flynn, a repris Gul et sur ce ton inexpressif qui était le sien.

- En effet.

- Puis-je vous demander pourquoi, maître ?

- Elle a rompu les ponts avec son père et il s'inquiète.

- Et quand vous aurez retrouvé cette jeune dame ?

- Je préviendrai son papa.

Gul et est resté si longtemps à fixer Peter que j'ai cru qu'il al ait lui demander de partir.

- Ne le prenez pas mal. Ma gosse aussi a coupé toute relation avec moi. J'aimerais comprendre pourquoi.

Le shérif a refermé le dossier.

- Tenez ! Voilà une lecture qui devrait vous passionner.

13 .

Gul et a retourné le dossier pour que nous puissions en lire l'étiquette : Flynn Helen, suivi d'une date correspondant à la période où Flynn avait engagé Cruikshank.

L'ayant remis à Peter, il a recommencé à fourrager dans le carton, sortant des chemises au hasard pour en lire l'intitulé.

Peter a parcouru le dossier Helen Flynn.'

J'observais Parrot. C'était un vieux Noir avec des cheveux crépus séparés par une raie, et maintenus en place à grand renfort de gel. Un Nat King Cole en mail ot de corps de l’armée.

Et nerveux comme un type qui s'attend à recevoir un coup dans les reins.

- C'est vous qui avez embal é ces cartons, monsieur ? lui a demandé le shérif.

- Pas ceux avec les dossiers. Eux, ils sont exactement comme Cruikshank les a laissés.'

J'ai rangé les autres.

Il a pointé le doigt sur une pile de caisses.

- Vous avez bien rassemblé absolument tout ce que possédait M. Cruikshank, n'est-ce pas, monsieur Parrot ? Rien n'a été perdu, rangé ail eurs ou autre chose de ce genre ?

- Non, tout est là, bien sûr !

Les yeux de Parrot sont passés de Gul et à moi pour finalement se fixer sur le sol.

- Mais j'ai pas fait de liste, si c'est ce que vous voulez savoir. J'ai juste mis tout en vrac dans les cartons.

- Ah-ah.

Le shérif l’a embroché du regard.

Parrot s'est passé la main sur le crâne. Pas un poil sur sa tête n'a bougé. Sa crinière était plus rigide que du glaçage sur un beignet. Des secondes ont passé. Une minute tout entière.

Quelque part, hors de vue, un robinet s'est mis à goutter. Parrot a refait son geste sur les cheveux. Puis il a croisé les bras, les a laissé retomber. Le shérif gardait les yeux vril és sur lui. Gul et a fini par briser le silence.

- Ça ne gêne personne si j'emporte certaines affaires appartenant à M. Cruikshank pour les mettre en sécurité, hein, monsieur ?

- Faut pas une autorisation pour ça ? Un papier plus ou moins officiel ?

Pas un muscle du visage de Gul et n'a tressail i.

Parrot a levé les mains.

- OK, OK, shérif. Pas de problème. Je voulais seulement faire au mieux dans le cadre de la loi. Je dis ça à cause du droit des locataires et le reste. Il y avait en tout huit cartons. Je me suis emparée de celui contenant les dossiers. Peter et Gul et en ont emporté chacun deux autres. J'ai profité de ce que les hommes faisaient un second voyage au sous-sol pour appeler Emma de L’Explorer du shérif.

Elle avait encore la voix faible bien qu'el e prétende se sentir mieux. Je lui ai dit que nous partions pour le bureau du shérif. Elle m'a remerciée et m'a demandé à être tenue informée.

Vingt minutes après notre départ de Magnolia Manor, Peter s'engageait à la suite de Gul et dans le parking du bureau du shérif du comté de Charleston. Ce bâtiment en brique et en stuc de plusieurs étages s'élevait sur Pinehaven Drive, dans le nord de la vil e.

Deux trajets ont suffi pour transporter les cartons jusqu'à une petite sal e de conférences.

Laissant Gul et prévenir la police municipale, j'ai commencé à examiner les affaires de Cruikshank. Peter a pris le dossier Helen Flynn, pendant que j'ouvrais un premier carton.

Il contenait des serviettes et des affaires de toilette: dentifrice ; rasoirs jetables ; crème à raser ; shampooing ; poudre pour les pieds. Le deuxième renfermait le matériel de cuisine: assiettes et tasses en plastique; quelques verres; ustensiles bon marché.

Dans le carton n° 3, des provisions : plusieurs sortes de flocons de céréales ; des plats préparés de spaghetti et macaroni complètement desséchés

; des boîtes de

soupe Campbel ; des haricots cuits; des Beenie Weenies. J'ai replié les rabats.

- Il n'était pas porté sur la cuisine gastronomique.

Plongé dans son dossier, Peter a grogné un vague assentiment. Le carton n° 4

contenait un réveil, des draps et des couvertures. Le 5

étant bourré d'oreil ers, Le 6 accueil ait la garde-robe.

- Des découvertes passionnantes ? a demandé Peter tout en prenant des notes.

- Un batail on de chemises usées.

- Ah ouais ?

- Et il aimait le marron.

- Mmm’ a fait Peter en barrant la phrase qu’il venait d'écrire.

- Des mail ots de bain Dale Evans. Pas facile d'en trouver, de nos jours.

- Mmm.

- Des porte-jarretel es.

- Quoi ?

Peter a relevé la tête. J'ai brandi sous son nez une chemise de travail marron.

- Tu es d'un drôle, mon lapin en sucre.

- Et toi ? Intéressante, ton exploration ?

- Il utilisait une sorte de système d'abréviation.

J’ai traversé la pièce pour al er voir ce dont il parlait.

- Un mélange de chiffres, de lettres et de courtes phrases.

20/2

LM

Cl 9-6

Ho-6-2

ab Cl-8-4

CD cl 9-4

mp no

No F

23 i/o

21/2

LM

Cl 2-4

OK stops

Ho 7-2

Ab Cl-8-5

CD c-8-1

??

No F

3l i/o

22/2

LM

No Cl

???

AB Cl-8-4

cD cl-t2-4

NoF

c 9-6

28i/27 o

si/so rec ! photos

- Ç'est probablement la date, ai-je dit en désignant la première ligne de chaque groupe.

20 février, 21, etc.

- Toi, tu damerais le pion à Rejewski en personne ! a déclaré Peter avec un grand sourire.

J'ai attendu qu'il s'explique. Il a laissé passer un petit moment.

- Enigma... ça ne te dit rien ?

- J'ai secoué la tête. Je n'avais pas la moindre idée de ce dont il parlait.

- Mais si ! La machine à chiffrer utilisée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale !Elle était actionnée par rotor. Rejewski a réussi à en percer le code grâce à ses connaissances en mathématique théorique.

-O Savant Letton, tu restes à la hauteur de ta réputation. Retour aux cartons. Une découverte m'attendait dans l’avant-dernier, le n°

7.

Son contenu - rames de papier, enveloppes, calepins vierges, stylos à bil e, ciseaux, Scotch, agrafeuse, trombones, élastiques et agrafes -donnait à penser que Cruikshank avait un coin bureau dans son appartement. Le plus important, c'était une boîte cylindrique.

Que je me suis empressée d'ouvrir.

A L’intérieur, six CD.

Etiquette vierge sur cinq d'entre eux.

Sur le sixième, un nom écrit au marqueur noir: Flynn Helen. Mon adrénaline s'est mise à bourdonner. Pour s’apaiser aussitôt. Pourquoi ? Parce que j'étais déçue.

Mais qu'avais-je espéré lire sur cette étiquette ? Sépulture inconnue sur l'île de Dewees?

- Peter !

- Mmm...

- Peter !!!

Il a relevé la tête. J'ai brandi le CD.

Ses sourcils sont remontés jusqu'à ses cheveux. Une exclamation al ait suivre quand Gul et est entré dans la pièce. J'ai tourné le bras vers lui.

- Vous avez un ordinateur sur lequel nous pourrions visionner ça?

- Suivez-moi.

Dans son bureau, le shérif a pris place dans un fauteuil en cuir à peine plus petit qu'un terrain de basket.

Avant enfoncé quelques touches, il a levé la main en l’air. J'ai glissé le CD

entre ses doigts. Il a recommencé à jouer sur son clavier. En ronronnant, l’ordinateur a entrepris de renifler les informations contenues sur le CD. Gul et a tapé sur d'autres touches avant de nous inviter du geste à venir nous placer derrière lui.

L'écran était parsemé de petits carrés : des dossiers JPEG. Gul et a double-cliqué sur le premier. Une image a envahi l'écran. Un bâtiment en brique de deux étages avec une porte au centre et des baies vitrées des deux côtés' Pas d’inscription ou d'enseigne sur la porte ou les baies.

Pas de panneau avec le nom de la rue ou le numéro de l’immeuble permettant de situer ce bâtiment. Et impossible de voir ce qu'il y avait à

l’intérieur: des stores vénitiens bouchaient la vue.

- À voir le grain et la profondeur de champ minime, ça a dû être pris au zoom, ai-je fait remarquer.

- Bien vu, a acquiescé Peter'

J'ai demandé au shérif si l’endroit lui rappelait quelque chose.

- Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas Rainbow Row. À part ça, ça peut être n'importe où.

Les photos suivantes montraient ce même bâtiment sous différents angles. Sur aucune, rien dans le champ qui puisse nous servir de repère - immeuble voisin ou mobilier urbain.

- Passez à cel e-là, ai-je dit en désignant une image sur laquel e on voyâit quelqu'un sortant du bâtiment.

Gullet a double-cliqué.

L'individu, un homme de taille moyenne et à la constitution robuste, avait des cheveux sombres et portait un cache-nez et un imperméable fermé par une ceinture. Il ne regardait pas l'appareil et ne semblait pas se douter qu'il était photographié.

L'image suivante montrait un autre homme en train de sortir de l’immeuble. Les cheveux foncés lui aussi, mais plus grand et plus musclé que le premier. Plus jeune aussi, probablement. Celui-ci portait un jean et un coupevent. Comme le premier, il ne se savait pas photographié. La prochaine personne à sortir de l'immeuble était une Noire avec des cheveux blonds. Grande. Très grande.

Le CD comportait un total de quarante-deux photos. Toutes ou presque représentaient quelqu'un entrant ou sortant du bâtiment: un gamin, le bras en écharpe ; un vieux coiffé d'un chapeau Til y ; une dame avec un porte-bébé sur la poitrine.

- On passe à un autre dossier ?

J’ai désigné une icône sur la barre d'outils.

Gul et a cliqué sur la flèche située à droite du petit écran bleu. Puis il a marqué une hésitation.

- Cliquez sur liste détail ée, lui ai-je ordonné en m’efforçant de ne pas prendre un ton trop autoritaire.

Gullet a double-cliqué sur la dernière option. Des colonnes de texte sont apparues à l'écran. La quatrième indiquait la date et l'heure auxquel es les dossiers JPEG avaient été créés.

Peter a énoncé tout haut ce que nos yeux nous disaient. À savoir que les photos avaient toutes été prises le 4 mars, entre huit et seize heures. Je lui ai soufflé tout bas :

- Tu as le numéro de la hotline de Rejewski ?

Le Savant Letton a ignoré l'ironie.

Revenu à la page de présentation des photos, Gul et a ouvert le dossier de la première image.

- Donc Cruikshank vivait encore le 4 mars, a-t-il fait remarquer de sa voix monocorde. Et il surveil ait cet endroit.

- Ou quelqu'un d'autre, qui lui a remis ce CD.

- Finalement, ça n'a pas grande importance puisqu'il s'est suicidé. Me regardant par-dessus son épaule, il a ajouté :

- Car il s'agit bien d'un suicide, n'est-ce pas, madame ?

- Ce pourrait être...

Je me suis interrompue, cherchant mes mots.

- Ce pourrait être un peu plus compliqué que ça.

Gul et a pivoté de façon à me regarder bien en face,

Peter a posé une fesse sur la commode: la parole m'était donnée. J'ai décrit le trauma présent sur la sixième vertèbre cervicale de Cruikshank. Le shérif a écouté mes explications sans m'interrompre. J'ai conclu mon exposé en mentionnant que le squelette récupéré à Dewees présentait un trauma identique.

- Dans les deux cas, il s'agit d'un individu de sexe masculin, de race blanche et âgé d'une quarantaine d'années, a déclaré Gul et et sa voix, sans être enthousiaste, révélait pour une fois un petit intérêt.

J'ai hoché la tête.

- Ça n'est peut-être qu'une coïncidence, a-t-il ajouté,

- Peut-être, mais aussi énorme que le Serengeti !

S'étant retourné face à l’ordinateur, il a repris :

- Si Cruikshank ne s'est pas tué lui-même, qui l’y a aidé, et pourquoi ? Et que signifient toutes ces photos du même endroit ?

- Le lieu en soi n'a peut-être qu’un intérêt secondaire, l’essentiel étant les sujets photographiés.

- En tout cas, c’est le seul CD qui soit étiqueté Helen Flynn, a remarqué Peter.

Regardons les autres !

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Ils étaient tous vierges.

- Vous avez fouil é tous les cartons ? a demandé Gul et.

Il m'en reste un à voir.

Retour en troupeau à la sal e de conférences.

Le dernier carton avait contenu de la mayonnaise Hel man dans une vie antérieure.

Peter et Gul et m’ont regardée en ouvrir les rabats. Des livres; des photos dans des cadres ; un album; un trophée ; des souvenirs de la police.

Pas de CD.

- Revenons un peu en arrière, a dit Gul et pendant que je refermais le carton. En quoi ce bâtiment intéressait-il Cruikshank ? Est-ce lui qui le fe surveil ait ou quelqu'un d'autre ?

Et dans ce cas, qui ? Et pourquoi ?

- Et, alors, comment ces photos ont-el es abouti entre ses mains ? a précisé Peter.

Après un moment de réflexion, j'ai énuméré sur mes doigts diverses possibilités.

-Un, Cruikshank a pris les photos lui-même. Deux, on lui a donné ce CD. Trois, on lui a remis une carte mémoire de photos numériques à développer. Quatre, il a reçu ces photos par voie électronique.

- Autrement dit, a conclu Peter, nous n’avons aucune idée de la façon dont il les a obtenues.

- Non. Mais nous savons une chose significative.

Les deux hommes ont tourné les yeux vers moi.

- Que faut-il avoir pour graver des photos sur un CD, que ce soit à partir d'un appareil photo, d'une carte mémoire ou d'un site Web ? Et que faut-il avoir aussi pour recevoir des courriels ou sauvegarder des dossiers ?

- Un ordinateur, ont répondu Peter et Gul et en choeur.

- Il y a fort à parier que Cruikshank en avait un. Et peut-être aussi un appareil photo numérique.

De colère, les yeux de Gul et se sont rétrécis. Du moins m'a-t-il semblé, mais j'ai pu l'imaginer.

- Ce cher M. Parrot ne va pas tarder à recevoir ma visite !

-Est-ce qu'on peut emporter ça ? ai-je demandé avec un geste du bras qui englobait le carton n° 8 et celui contenant les dossiers. Gul et a passé les pouces dans son ceinturon. Sa lèvre inférieure a doublé

de volume. Des secondes se sont écoulées sans que j'arrive à savoir s'il avait décidé d'ignorer ma demande ou si, au contraire, il y réfléchissait. Finalement, il a remonté son pantalon en même temps qu'il expulsait un long soupir.

- Le fait est que je manque de personnel en ce moment. Et puisque Miz Rousseau a assez confiance en vous pour vous avoir engagée... Je ne vois pas le mal qu'il pourrait y avoir à ce que vous fourriez votre nez dans ces cartons. Assurez-vous seulement d'en faire un inventaire détail é et n'oubliez pas de le signer. Je ne mentionne pas les questions de sécurité.

Il s'est arrêté là. Inutile d'enfoncer les portes ouvertes.

Nous venions d’arriver à Mount plaisant quand mon portable a sonné. C’est Peter qui conduisait .J’ai réussi à extirper le téléphone du fouil is de mon sac. L’écran indiquait un numéro local que je ne connaissais pas. J'ai pensé un instant à ne pas prendre l’appel, et puis, je me suis dit: Et si ça concernait Emma i

J'aurais dû suivre ma première impulsion.

14.

- Comment ça va, doc ?

Une nanoseconde de flottement et j'ai reconnu la voix. Le Plancton !

- Comment avez-vous eu ce numéro ?

-Ça vous épate, hein ?

-J e ne donne pas d'interview, monsieur Winborne.

- Vous avez vu mon papier dans le Post & Courier? Sur la découverte à Dewees ?

Silence radio de mon côté.

- Le rédac' chef en bave des ronds de chapeau. J'ai le feu vert pour le suivi.

J'ai continué à me taire.

- J'ai donc des petites questions à vous poser.

- Je ne donne pas d'interview, ai-je répété lentement de ma voix la plus glaciale, copiée des flics et des douaniers.

- Ça ne dépassera pas une minute.

- Non ! (Prononcé sur un ton inflexible.)

- C'est dans votre intérêt…

- Je raccroche. Ne rappelez plus.

- Je ne vous le conseil e pas.

- Vous avez toujours votre Nikon, monsieur Winborne ?

- Bien sûr.

- Eh bien, moi, je vous conseil e de le jeter là où le soleil ne...

- C'est à propos de ce corps que vous avez dépendu dans la forêt Francis Marion.

Ça a marché, je suis restée en ligne.

- Ce type s'appel e Noble Cruikshank, c'est un ancien flic de Charlotte. Le plancton avait une taupe !

- D'où tenez-vous ce renseignement ? ai-je demandé d’une voix qui rivalisait de chaleur avec un iceberg.

- Doc... (Soupir déçu.) Vous savez bien que mes sources sont confidentiel es. Mais les faits sont exacts, n’est-ce pas ?

- Je n'ai rien à vous confirmer.

Peter me jetait des regards perplexes. Je lui ai indiqué par signes de garder les yeux sur la route.

- Il y a un détail qui me turlupine...

A en juger d'après son ton lent et posé, il avait dû voir trop de Columbo à la télé.

- Cruikshank était un ancien flic recyclé dans le privé. Il y a tout à croire qu'il était sur une affaire au moment où il est mort... Qu'est-ce qui pourrait bouleverser un type comme lui au point de n'avoir plus d’autre solution que de se pendre ?

Silence persistant de mon côté.

- Et les caractéristiques dimographiques! Un individu de sexe masculin, de race blanche et de quarante et quelques années... ça vous évoque quelqu'un ?

- Keanu Reeves.

Winborne a ignoré l’ ironie. Ou alors il ne l’a pas comprise.

- Je disais donc que j'enquête' pour-essayer de savoir sur quoi travail ait Cruikshank au moment où il s’est pendu. Vous n’auriez pas une petite idée par hasard ?

- Je vous vous laisse à vos suppositions.

- Justement. Je me demande s'il n'y aurait pas des liens entre Cruikshank et le squelette que vous avez exhumé sur l'île.

- Je vous conseil e de ne rien publier. Et pour une quantité de raisons.

- Donnez-m'en une.

- D'abord, un suicide est loin d’être un scoop, quand bien même le pendu de la forêt serait Noble Cruikshank. Ensuite, au cas où ce serait lui, je doute fort que ses anciens col ègues apprécient de vous voir traîner son nom dans la boue. Enfin, c'est une grave atteinte à l'éthique que de divulguer des informations sur la mort de quelqu’un avant que la famil e ait été prévenue. Et ça, c’est valable pour toutes les victimes, quel es qu'el es soient.

- J’y penserai.

- Maintenant je raccroche. Si jamais vous me prenez encore une fois en photo, monsieur Winborne, je vous traîne devant les tribunaux. Sur ce, j'ai coupé.

- Le salaud !

J'en aurais lancé mon portable à travers le pare-brise, tel ement j' étais furieuse.

- On déjeune ? a demandé Peter.

J'ai seulement hoché la tête, incapable de dire un mot.

Juste après Shem Creek' Peter a tourné de Coleman Boulevard adans Live Oak Drive, une rue résidentiel e ombragée par des chênes envahis de lianes. Un nouveau tournant à gauche dans Haddrel Street, puis un autre encore, et nous avons abouti à un terrain vague recouvert de gravier tenant lieu de parking.

Tout au bout, coincée entre la Wando Seafood Company et le Magwood & Sons Seafoods, s'élevait une bâtisse délabrée manifestement construite par des ouvriers qui n'avaient strictement rien en commun, à commencer par la langue. Ce lieu, connu dans le voisinage sous le nom d'Epave du « Richard et Charlène », n'est autre qu'un restaurant. Aucun panneau ne le signale. C'est le secret le mieux gardé de tout Charleston.

En gros, son histoire se résume à ceci: pendant l’ouragan Hugo, un bateau de pêche, Le Richard et Charlene, s'est retrouvé projeté sur un terrain où s'élevait un restaurant. Voyant en cela un présage, la patronne du troquet a décidé de rebaptiser son établissement pour lui donner le nom de l'épave. Maintenant, calez-vous confortablement dans votre fauteuil. Vous êtes parti pour entendre une légende...

L'évènement ci-dessus s'est passé en 1989. L'épave est toujours là de nos jours, à côté du restaurant. Quant aux patrons, ils continuent à professer le plus grand mépris pour toutes les formes de marketing, notamment pour les enseignes publicitaires.

Une dal e de béton en guise de sol, des ventilateurs au plafond, une véranda protégée par des moustiquaires. Et, si vous devez attendre une table, des bières que vous prenez vous-même dans la glacière en respectant le code de l’honneur. La formule plaît, L'Epave fait toujours sal e comble. Aujourd'hui, à quatre heures et demie de l'après-midi, l'endroit était inhabituel ement tranquil e. Le service ne commençait que dans une heure.

Quel e importance, nous étions assis. Et puis c'est comme ça, à L'Epave. La façon de passer commande est aussi simple que les plats inscrits au menu. Le client coche son choix sur la liste déposée sur chaque table avec des crayons de couleur. Peter a choisi le panier de crevettes, le gumbo et le pudding au citron vert en spécifiant qu'il voulait des portions Richard. J'ai opté

pour un panier d'huîtres, tail e Charlene. Coca light pour moi, blonde de Caroline pour Peter.

Le top de la nourriture en pays Dixie.

- Dis-moi si je me trompe, a dit Peter, une fois les boissons servies. Le type qui t'a appelée, c'était un journaliste, n'est-ce pas ?

- Ce rat ! C'est lui, déjà, qui a rappliqué sur mon chantier à Dewees !

- Il a un diplôme en criminologie ?

- J'ai l'air d'avoir été sa conseil ère d'orientation scolaire, à ce petit con ?

ai-je jeté d'une voix stridente, encore trop énervée pour pouvoir m'exprimer normalement. En tout cas, il en sait bien plus qu'il ne devrait.

- Il doit avoir un informateur.

- Nan, tu crois ?!

- Ç'est bon, a laissé tomber Peter.

Il a avalé une gorgée de bière et s'est renversé contre son dossier dans une attitude destinée à me faire comprendre que, de son côté, la conversation était terminée tant que je ne me serais pas reprise en main. Je me suis abîmée dans la contemplation de la moustiquaire. Des mouettes volaient autour des chalutiers amarrés au dock. D'une certaine manière, leur bal et al ègre et plein d'espoir a eu sur moi un effet appaisant.

Quand la serveuse a apporté les plats, j’ai présenté mes excuses à Peter.

- Ça n'a rien à voir avec toi.

- No problemo, a-t-il répondu en pointant une crevette sur moi. Ce que je voulais dire, c'est que pas mal de journalistes sont branchés sur les fréquences des services de secours.

- J'y ai déjà pensé. Winborne a pu effectivement apprendre la découverte du pendu par des transmissions radio, mais jamais son identité.

- Une taupe au bureau du coroner ou du shérif ?

- Peut-être.

- À ta morgue ?

- C'est possible.

- A moins que...

Peter a laissé sa phrase en suspens.

Mon beignet s'est arrêté à mi-chemin de ma bouche.

-A moins que quoi ?

- Emma... Elle a peut-être des obligations que tu ignores…

Cette idée m’était déjà venue à l’esprit. Je n’avais pas oublié la chaleur qu’el e avait déployée pour plaider la cause de Winborne, al ant jusqu’a dire que sa présence à Dewees ne gênerait en aucun cas l’enquête.

J’ai gardé mes remarques pour moi, tout en me disant que Peter soulevait un point important.

D’Emma, la conversation est passée à Katy, puis à la mère de Peter qui devait subir une opération à la hanche; ensuite à ma famil e et à notre voyage à Kiawah, il y avait déjà vingt ans de ça.

Sept heures moins le quart. Le temps avait passé sans que je m'en aperçoive. Boooon.

Peter a insisté pour régler la note. Paiement en liquide, l’Epave ne prenant pas les cartes de crédit

Au moment où nous arrivions à la maison, Peter m'a demandé si je ne voulais pas l'aider à éplucher les dossiers de Cruikshank.

- J'aimerais bien, mais je suis à la bourre avec mes copies d'archéo.

- Ça ne peut pas attendre un jour ?

- Je dois rendre les notes demain, c'est le dernier jour. En plus, j’ai un rapport à pondre pour les services d’archéologie de l'État. Je ne te parle même pas de ce qui peut me tomber sur le crâne.

- Tant pis, je m'y col erai tout seul, a répondu Peter sur un ton pleurnicheur.

Son air de chien battu lui a valu un petit coup de poing dans l'épaule.

- Demande à Rejewski de te filer un coup de main !

Sur ce conseil ponctué d'un sourire éclatant, je suis montée dans ma chambre.

- J’ai appelé Emma.' Elle était sur répondeur. J'ai laissé un message. A neuf heures, toutes mes copies étaient notées et les résultats expédiés par courriel à la secrétaire de la chaire d’archéologie de L’UNCC qui les transmettrait aux services de la scolarité.

J’ai rappelé Emma. Toujours sur répondeur. J'ai raccroché. À dix heures, mon rapport sur la sépulture indienne de Dewees était achevé. Y joignant une estimation sur la valeur culturel e de ce site, je l'ai envoyé par courriel A l'Institut d'archéologie et d'anthropologie de Caroline du Sud. Copies au Département des Archives historiques de Caroline du Sud et à

Dan Jaffer, à L’USC section Columbia.

Ces choses étant faites, je me suis calée en arrière pour débattre avec moi-même de l'opportunité d'adresser ou non mes conclusions au promoteur. Dickie Dupree était retors, c'était un fait, mais le chantier de fouil es se trouvait bel et bien sur un terrain qui lui appartenait. Mon évaluation du site risquait d'avoir une incidence sur ses décisions, pour ne pas dire sur son projet d'urbanisation tout entier. Dieu nous en préserve.

- Qu'est-ce que tu en penses, Birdie ?

Le chat, couché sur mon bureau, a roulé sur le dos et tendu ses quatre pattes aussi loin qu'il le pouvait.

- Tu as bien raison.

Ayant trouvé l'adresse de Dupree dans l'annuaire d'Internet, je lui ai envoyé copie de mon courrier aux Institutions concernées. Peter et Boyd étaient toujours dans le bureau.

Ni l’un ni l’autre ne prêtait attention au film qui passait à la télé, un vieux succès avec Bob Hope. Peter, avachi sur le divan, les pieds sur la table basse, un bloc-notes sur les genoux, était plongé dans le dossier Helen Flynn.

Boyd était couché à côté de lui.

Le carton avec les dossiers ainsi que la caisse n° 8 étaient posés l’un à côté de l’autre sur le rebord de la fenêtre.

A l'écran, un homme décrivait les zombis comme étant des êtres avec des yeux morts, qui suivaient aveuglément les ordres qu'on leur donnait en se fichant bien du résultat. «

Comme les démocrates, vous voulez dire ? », lui demandait Bob Hope.

À ces mots, Peter s'est esclaffé, la tête rejetée en arrière.

- Tu ne te sens pas visé ?

- C’est de l’humour ! a rétorqué ce grand démocrate de Peter. Boyd a soulevé une paupière .M'apercevant sur le pas de la porte, il s'est laissé tomber par terre.

-c’est dans ce film que Bob Hope a ses meil eures répliques, a déclaré Peter en pointant son stylo sur la télé.

- Il s'appel e comment, déjà ?

Les vieux films avaient été l’une de nos passions à l’époque où nous avions fait connaissance et pendant nos premières années de mariage.

- Ghost Breakers.

- Je croyais que c'était avec les Bowery Boys ?

- Brr ! s'est écrié Peter. Comment peux-tu confondre avec Ghost Chasers !

Un rire m'est monté aux lèvres, tant la vue de Peter vautré dans le canapé m'était familière. Surtout que la lumière placée dans son dos empêchait qu'on voie ses rides. Subitement, j'ai pris conscience d'une chose à laquel e je ne m'attendais pas : à savoir qu'il ne se passait pas on jour sans que je pense à mon ex-mari, ne serait ce qu’un bref instant. Et cela, alors que nous ne vivions plus ensemble depuis déjà un certain temps et que nous menions chacun des vies bien séparées.

Le rire est mort sur mes lèvres.

- Ç'est quoi, le sujet ? ai-je demandé sur un ton particulièrement blasé.

- Paulette Goddard a hérité d'un château hanté. Les répliques de Bob Hope sont des classiques du genre.

- Le déchiffrage du code, ça avance ?

Il a secoué la tête.

- Je suis al ée prendre le carton avec les affaires de Cruikshank et me suis instal ée sur le canapé, la boîte par terre entre mes pieds. La première chose que j'en ai sortie était une statuette représentant un joueur de base-bal . LIGUE DES CHAMPIONS, 24 JUIN

1983, spécifiait la plaque sur le socle en bois. Je l'ai posée sur la table basse. Une bal e de base-bal couverte de signatures est venue l’y rejoindre. En voyant ces deux souvenirs côte à côte, je me suis demandé s'ils étaient liés. Toutes sortes de pensées se sont formées dans mon esprit. Cruikshank avait joué dans une ligue. Mais où et à quel poste ? S'agissaitil d'une équipe réputée ou d'une équipe qui ne s'était hissée en finale de championnat que cette année-là, en 1983, comme l’indiquait le trophée ? Et quel temps faisait-il en ce jour de victoire ? Il pleuvait ? La chaleur était intenable ? Le score avait-il été serré ? L'équipe n'avait-el e remporté la victoire qu'au dernier moment, grâce à une frappe extraordinaire qui avait fait hurler les spectateurs ? Cruikshank était-il en possession de cette bal e parce que c'était lui qui avait gagné la course autour du terrain ? Ses coéquipiers l’avaient-ils félicité à grand renfort de coups de poing dans le dos ? Et après, étaient-ils al és se taper une bière tous ensemble en décortiquant la partie ?

Ce moment de victoire, Cruikshank l'avait-il revécu les années suivantes, tout seul en face de son bourbon ? Etait-il retourné sur le terrain ? Juste pour le revoir, pour sentir à nouveau le poids de la batte entre ses mains, pour réentendre le bruit de la bal e quand el e rebondit hors du gant ?

S’était-il interrogé sur sa vie, sur ce qui avait fait qu’el e avait si mal tourné pour lui ?

A côté de moi Peter gloussait. À l'écran Bob Hope ricanait : »Les fil es me surnomment le Pèlerin parce que chaque fois que je danse avec une nana, je fais un petit pas sur la voie du progrès »

J'ai sorti du carton deux photos encadrées. La première représentait cinq soldats en uniforme se tenant par les épaules. Cruikshank était le dernier à gauche.

Je l’ai observé plus attentivement. Il clignait des yeux,probablement à cause du soleil. Son visage était moins émacié, mais on devinait déjà la tête qu'il aurait quelques années plus tard.

En voyant ses cheveux coupés très court, d'autres pensées m'ont effleurée.

Avait-il fait son service militaire ou choisi de se planquer en entrant dans la garde nationale ? Il était trop jeune pour avoir été envoyé au Vietnam. La seconde photo montrait des hommes en uniforme sombre réparti en rangs rectilignes. À. coup sûr, l'académie de police,le jour de la remise des diplômes.

Il y avait d'autres souvenirs de la police, rangés dans une boîte ronde en métal : des insignes de col en laiton provenant des différentes unités où Cruikshank avait servi ; un double de son badge de policier; des barrettes de couleur, Manifestement des décorations remises pour faits glorieux. Une chemise brune en piteux état contenait son diplôme de L’académie de police, plusieurs attestations de formation spécialisée et d'autres photos : Cruikshank serrant la main à un haut gradé de la police ; Cruikshank avec trois hommes en costume; Cruikshank et un autre flic sur fond d'église, en présence de Bil y Graham.

Ma pêche dans le carton m'a également rapporté un briquet Zippo avec le logo de la police de Charlotte-Mecklenburg, un porte-clefs, un couteau de poche et une pince à cravate, le tout frappé du même logo. Et encore : un insigne de la police de CM ; des menottes ; des clefs ; un porte-jarretel es à

frous-frous. Enfin : une boucle de ceinture Sam Browne qui ne datait pas d'hier et un holster éraflé.

Tout cela est passé du carton sur la table.

Il restait encore un livre et plusieurs enveloppes tout au fond de la caisse. J'en ai pris une, de grande tail e et fermée par un cordon. Je l'ai vidée sur mes genoux : des instantanés. Flous et virant au sépia sur les bords. Sur toutes les photos, la même femme blonde au nez retroussé, avec des taches de rousseur. Un visage tout droit sorti de La Petite Maison dans la prairie. Sur certaines, el e était seule ; sur d'autres, avec Cruikshank. Sur quelques-unes seulement, ils étaient avec tout un groupe : soirées de Noël ; séjour au ski : pique-nique. A en juger d'après les coiffures et les vêtements, ces photos remontaient à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. J’ai regardé au dos. Une seule portait une légende: Noble et Shannon, Myrtle Beach, juil et 1976.

Sur cel e-là, Cruikshank et la dame, en mail ot de bain, étaient al ongés l’un à côté de l’autre à plat ventre sur une couverture, le menton dans les mains.

Sur la dernière photo, Noble et Shannon souriaient comme si le monde entier ne devait jamais vieil ir.

Mais ce sourire, j'étais loin de m'y associer. Je survolais en esprit un lieu affreusement sombre.

Le fameux « instant Kodak » les avait immortalisés debout, l’un devant l’autre, les mains tendues, les doigts entrelacés. Elle, en robe bain de soleil courte avec des fleurs blanches dans les cheveux; lui, en veste bleu pâle. Devant eux, un genou en terre et grimaçant à la caméra, un faux Elvis Presley en tenue idoine, lunettes de soleil et combinaison de satin blanc à sequins. La bannière au-dessus des têtes permettait d'identifier le lieu: la chapel e des mariages Viva Las Vegas.

Fixée pour l'éternité, la naissance d'un mariage condamné. Souvenir jadis chéri et devenu vieille photo reléguée au fond d'une enveloppe. Les paupières me brûlaient.

Involontairement, mon regard a dévié vers Peter. J'ai dû me forcer pour reporter les yeux sur la table où s'étalaient les affaires de Cruikshank.

Vision peu réconfortante.

Ces objets il ustraient toute une vie, cel e d'un homme qui avait eu des amis, qui avait servi son pays, qui avai été flic, qui avait joué au base-bal et qui avait été marié.

Une vie à laquel e il avait finalement décidé de mettre fin. Mais cette décision était-elle bien la sienne ?

Mes yeux se sont reportés sur les photos de Shannon et Noble à Myrtle Beach.

Mariage foutu. Vie foutue.

À l'écran, quelqu'un demandait à Bob Hope s'il ne pensait pas que Paulette Goddard devrait vendre son château. À quoi il répondait qu'el e ferait mieux de garder le château et de vendre les fantômes.

Le rire de Peter a transpercé l'armure de ma fausse indifférence. Combien de fois avait-il ri avec moi?

Fait le clown pour moi ? Acheté des fleurs pour moi alors que nous étions sans le sou ?

Fait la danse du slip pour me dérider ? Pour quel e raison son rire s'était-il arrêté ? A quel moment ?

Devant cette triste col ection étalée devant moi, Je me sentais accablée. Accablée par le naufrage du mariage de Noble et Shannon ; accablée par la mort de Cruikshank, point d'orgue à un désastre ; accablée par l'échec de mon propre mariage et par la confusion des émotions qui se livraient batail e en moi. C'était trop !

Oppressée, je me suis levée du divan.

- Tempe ? a dit Peter, étonné.

Trébuchant sur le carton de Cruikshank, je me suis précipitée hors de la pièce sans même savoir où j’al ais.

J'avais besoin d'air. D'océan. D'étoiles. De vie.

Ouvrant brutalement la porte d’entrée, j'ai dévalé le perron. Peter m'avait déjà rejointe.

M'attrapant par l'épaule, il m'a obligée à me retourner et m'a serrée dans ses bras. Là, dans le jardin, devant la maison.

- C'est bon, c'est bon. Hé, Tempe. Tout va bien, disait-il en me caressant les cheveux.

Au début, j’ai résisté puis, la tête enfouie dans sa poitrine, j'ai laissé libre cours à mes larmes.

Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés ainsi, moi pleurant à gros sanglots, Peter me consolant avec de petits bruits apaisants. Quelques secondes plus tard. mais peut-être était-ce des siècles, une voiture, apparue dans Ocean Drive, a freiné à hauteur de la maison et s'est engagée dans

l'al ée. J'ai relevé les yeux. Dans l'éclat argenté du clair de lune, on distinguait parfaitement que le conducteur était seul.

La voiture s'est arrêtée complètement. Une jeep ? Un petit quatre-quatre

?

La portière s'est ouverte. Peter s'est contracté. Un homme a posé le pied à terre et a contourné le capot.

Un homme mince et grand. Très grand même.

Ah, Dieu !

Il s'est immobilisé, il uminé en contre-jour par les phares. Mon coeur a fait un bond dans ma poitrine.

Je n'ai pas eu le temps de crier son nom. Il était remonté en voiture et démarrait sur les chapeaux de roues.

Un faisceau de lumière a balayé le jardin dans un crissement de pneus. Et les feux arrière ont rapetissé jusqu'à n'être plus que deux points rouges minuscules.

15.

Grimpant les marches du perron deux à deux, je me suis engouffrée dans la maison, le coeur battant à tout rompre. Mon portable, vite ! J'ai tapé une lettre sur le clavier Quatre sonneries. Le répondeur s'est mis en marche.

Message en français puis en anglais.

J’ai recommencé. Raté ! La nervosité me rendait maladroite. Même touche, même résultat.

- Mais décroche, merde !

- Dis-moi au moins qui c'était !

Peter me suivait de pièce en pièce comme un toutou, Boyd sur les talons. Troisième essai sur le R du clavier.

Une voix mécanique m'a informée que mon correspondant n' était pas joignable.

- Allez, coupe cette machine !

J’ai lancé l’appareil sur le divan. Il a rebondi par terre. Boyd est al é flairer l’objet de ma vindicte.

- Parle-moi, veux-tu ! a dit Peter sur le ton qu'utilisent les psychiatres pour apaiser les patients saisis d’ hystérie. Dis-moi qui c'était. Deux ou trois respirations à fond pour me calmer et je me suis tournée face à lui.

- Andrew Ryan.

Un instant s'est écoulé, le temps pour Peter de passer mentalement en revue son carnet d'adresses.

- Le flic du Québec ?

J'ai acquiescé.

Quel e idée de se pointer pour repartir il ico sans un mot !

- Il nous a vus ensemble'

Une minute de plus d'exercice cérébral. Synapse.

- Ah... Parce que vous deux…

Il a haussé les sourcils et a pointé le doigt sur moi puis sur L’al ée où Ryan se trouvait l’instant d'avant.

- Et il est fâché ?

- À ton avis ?

J'ai rappelé RYan encore deux fois. Il avait coupé son portable. J'ai fait ma toilette, branchée sur pilote automatique. Lait démaquil ant. Crème hydratante. dentifrice.

- Nous n'étions plus des étudiants qui s'étaient juré fidélité, quand même !

Nous étions des grandes personnes. Ryan était quelqu'un de raisonnable. Je lui expliquerais et nous en ririons tous les deux.

A condition qu'il m'en donne la chance, ce macho !

Ecrasée par le doute, j'ai mis longtemps à m'endormir.

À neuf heures, le lendemain matin, j'étais d'humeur à casser mon téléPhone.

Non ! À l'écrabouil er dans les chiottes et à tirer la chasse en espérant que ses débris de métal et de plastique iraient se perdre dans un pays du tiersmonde. Le Bangladesh ferait L’affaire. Ou l'un de ces pays qui se terminent en stan. Mais avant ça, à sept heures et quart, premier coup de téléphone.

- Bonjour, ma'am. Dickie Dupree, à l’appareil. Je viens de jeter un oeil à mes courriels.

Et al ez donc ! Aux Sudistes d'en rajouter une couche !

- Vous vous levez aux aurores, monsieur Dupree.

- Je suis tombé sur votre rapport. L'idée d'avoir bientôt affaire à des bureaucrates bornés me réjouit.

- Vous m'en voyez ravie, monsieur. J'ai pensé que vous aimeriez être au courant des conclusions de mon expertise.

- Ce que je n'aime pas, c'est que vous racontiez à ces gens de la capitale que mon terrain recèle des vestiges inestimables.

- Ce n'est pas exactement ce que j'ai dit.

- Ce n'est pas loin en tout cas. Votre rapport risque de me causer un sacré retard, et ce retard me causer un préjudice énorme.

- Je regrette que mes conclusions puissent interférer avec vos projets, mais il est de mon devoir de décrire en toute honnêteté ce que les fouil es ont fait apparaître.

- C’est à cause de conneries de ce genre que le pays va à vau-l'eau !

L'économie est en pleine débandade; les gens brail ent qu'ils n'ont plus de travail, plus de toit. Je m'acharne à fournir des emplois et des logements décents et qu'est-ce que ça me rapporte ? Des emmerdements, un point c'est tout.

Je me suis abstenue de répliquer que ses vil as de Dewees seraient vendues des mil ions de dol ars à des richards qui étaient tout sauf à la rue.

- Maintenant, un connard à qui les diplômes tiennent lieu de jugeote va déclarer mon terrain patrimoine national.

- Je suis désolée que mes résultats contrarient vos projets.

- Contrarient ? C'est comme ça que vous voyez les choses ?

La question me paraissant relever de la rhétorique, je n'ai pas considéré nécessaire d'y répondre.

- Mais la situation dans laquel e je me retrouve grâce à vous dépasse de loin la simple contrariété !

- Vous auriez dû demander aux services culturels d'expertiser ce terrain avant de vous lancer dans un projet immobilier, ai-je riposté sur mon ton le plus ferme.

- Nous verrons qui contrarie qui, Miz Brennan. Moi -aussi, j'ai des amis. Et croyez-moi, ce ne sont pas des crétins de gratte-papier !

Sur ce, il a raccroché.

La dernière phrase de ce crapaud de Dupree méritait réflexion. Avait-il l’intention de me faire tabasser par un sbire ? D'ordonner à

Colonel de me sauter à la gorge ?

Mais s'en prendre à moi était aussi bête qu'inutile. Ça ne résoudrait pas son problème.

J'ai rappelé Ryan. Toujours aux abonnés absents.

Je me suis levée.

Coup de téléphone suivant à huit heures et quart, pendant que je prenais mon petit déjeuner à la cuisine. Du café et un de ces drôles de muffins apportés par Peter.

Canneberges et pignons, curieux mélange. L'autre jour, déjà, ça m'avait laissée perplexe. J'avais même relu l'étiquette deux fois. Birdie dévorait ses croquettes à bel es dents.

Boyd, d'humeur mendiante, avait le menton sur mon genou.

- Ici Gul et.

- Bonjour, shérif.

Lui aussi, il a fait l'impasse sur les phrases de politesse.

- Je quitte Parrot à l’instant. À force de lui titil er la mémoire, il a fini par se souvenir d'un carton qui aurait pu se retrouver séparé du lot.

- Et qui aurait contenu un ordinateur et un appareil photo ?

- Il est resté très évasif, se rappelant vaguement qu’il s' agissait d'

équipement électronique.

- Et qu'est-ce qui lui serait arrivé, à cette caisse baladeuse ?

- Son fils aurait pu l'embarquer par mégarde.

- Ah, les gosses !

- Je lui ai donné une heure pour débattre du sujet avec son rejeton. Je vous rappel e dès que j'en sais davantage.

A mon tour de passer des coups de fil.

Emma, toujours sur répondeur.

Ryan aussi. L'abonné que vous cherchez à joindre...

Exaspérant ! Si j'avais pu remonter la ligne jusqu'à la bonne femme qui avait enregistré le message, je lui aurais fait rentrer ses deux textes dans la gorge, le français et l'anglais.

Deuxième essai à huit heures et demie ; troisième à neuf heures moins le quart. Sans plus de succès.

J'ai raccroché, L’estomac noué par cette même crainte bizarre. Où avait donc disparu Ryan ? Pourquoi avait-il débarqué ici sans même me prévenir ?

Pour m'espionner ? Pour me coincer avec Peter ?

À neuf heures, j'ai rappelé Emma. Décidément, c'était la journée répondeur

! Le même message m'a demandé mon nom et mon numéro.

Curieux, quand même, qu'el e ne me rappel e pas après quatre messages !

me suis-je dit en rinçant mon couvert avant de le mettre dans le lave-vaissel e. Ce n'était pas son genre. Surtout qu'el e savait que je m'inquiétais. Il est vrai qu'il lui arrivait souvent de ne pas décrocher, pour ne pas tomber sur des gens qu'el e voulait éviter.

Mais je ne faisais pas partie du lot. Enfin, pour autant que je sache. Il est vrai aussi que j'appelais très rarement. Alors que maintenant j'étais dans la même vil e qu'el e. Aurait-el e peur de me voir empiéter sur son intimité ? Peut-être que je l’agaçais avec ma sol icitude, que je la mettais mal à l'aise ?

Regretterait-el e de m'avoir confié son secret ?

M'évitait-el e parce que le fait de me voir lui rappelait trop sa maladie ?

Et si el e ne me rappelait pas justement parce qu'el e était vraiment mal ?

En un instant, ma décision était prise.

Je suis al ée col er mon oreil e à la porte de la chambre de Peter, à l'autre bout de la maison.

- Peter ?

- Je le savais, que mon Chéri Bibi viendrait gratter à ma porte ! Une minute, que j'al ume des bougies et que je mette un disque de Barry White. Du Peter tout craché. Moi, je fonds. Pas vous ?

- Il faut que j'ail e voir Emma.

La porte s'est ouverte sur un Peter, une serviette autour du cou et le visage à moitié enduit de crème à raser.

- Tu m'abandonnes encore ?

- Désolée. Un truc inattendu.

J'avais décidé de ne pas lui parler de la maladie d'Emma pour ne pas trahir la confiance de mon amie.

Il a compris qu'il ne tirerait rien de moi.

- Parce que, si tu me racontes tout, il faudra que tu me tues après ?

- Quelque chose comme ça.

Il a haussé un sourcil.

- C'est en rapport avec la Légion étrangère française ?

- Non.

Mieux valait changer de sujet.

- Gul et vient d'appeler. Il y a des chances pour que ce soit le fils de Parrot qui ait fauché l’ordinateur de Cruikshank.

- Tu crois que le shérif nous laissera examiner le disque dur ?

- Certainement. Ce n’est pas vraiment un mordu de la technique et il m’a dit qu'il était à court de personnel en ce moment. Grâce à Emma, il me considère comme faisant partie de l'équipe. Enfin, plus ou moins.

- Tiens-moi au courant.

- Tu arriveras à recharger ton portable et à l’avoir avec toi ?

Mon ex est la dernière personne de tout L’hémisphère occidental à avoir fait l’acquisition d'un portable. Hélas, ses premiers pas dans le monde de la communication sans fil se sont arrêtés là. D'habitude, son Black Berry gît, déchargé, sur la commode de l’entrée ou bien au fond d'une poche, quand ce n'est pas dans la boîte à gants.

Il m'a répondu par un salut, la main au képi.

- Je veil erai au bon entretien de l'appareil, capitaine.

- Et pas de quartier avec l'Église de la miséricorde divine, maître. Des paroles qui se révéleraient bien mal choisies..,

La demeure d'Emma était tel ement « vieil e Caroline du Sud » qu'on l'aurait volontiers habil ée d'une robe à crinoline ou à cerceaux. Les deux étages de sa façade pêche aux fenêtres rehaussées de blanc et à doubles vérandas se dressaient fièrement à l'ombre d'un magnolia géant au milieu d'un jardin serti d'une gril e en fer forgé.

À l'époque où nous avions fait connaissance, Emma était en pleine négociation pour l’achat de cette maison. Elle était tombée amoureuse de ses parements en bois travail é, de son jardin et de sa situation, dans Duncan Street, à quelques minutes de l'université de Charleston et du centre hospitalier,

Comme le prix auquel el e était proposée à la vente dépassait de loin ses capacités financières, sa joie n'en avait été que plus grande quand le vendeur avait accepté son offre.

Synchro parfaite car, les années suivantes, l’immobilier avait battu des records. Le petit pan d'histoire acquis par Emma valait aujourd'hui une jolie fortune. Bien qu'el e ait à rembourser pour son prêt des mensualités élevées, Emma n'envisageait pas de vendre, préférant rogner sur toutes les dépenses qui ne concernaient pas la nourriture et la maison.

La pluie tombée la nuit précédente avait chassé la canicule qui accablait la vil e prématurément. Dans l'air frais de cette matinée, tous les détails étaient magnifiés, le grincement des gonds rouil és du portail lorsque je l’ai poussé, le ciment gondolé par une racine du magnolia qui serpentait à fleur de terre, les effluves du laurier-rose, de jasmin, de myrte et de camélia qui montaient du jardin.

Emma a ouvert la porte en peignoir et en chaussons.

Elle avait la peau pâteuse, les lèvres desséchées et fendil ées. Des mèches grasses s'échappaient du foulard en indienne noué sur sa tête. J'ai fait de mon mieux pour cacher mon étonnement.

- Salut, copine.

-Toi alors ! Tu es plus insistante qu'une réclame sur Yahoo !

- Sauf que je ne viens pas te vendre des produits miracles pour faire doubler de volume le pénis de ton mec.

- T'inquiète, j'ai une loupe, a répondu Emma du tac au tac. Allez, entre !

a-t-el e ajouté avec un sourire forcé.

Elle a reculé d'un pas pour me laisser passer. Une odeur de pin et d'encaustique a remplacé le parfum des fleurs.

L'intérieur de la maison ne trahissait en rien les promesses de l’extérieur. La double porte devant moi, en acajou, donnait sur un imposant vestibule. À

gauche, un escalier tournant menait à l'étage ; à droite, s'ouvrait un grand salon.

Partout, des tapis de Chiraz et du Bélouchistan recouvraient les planchers étincelants.

- Du thé?

- À condition que tu me laisses le faire, ai-je déclaré avec force. Je l’ai suivie dans la maison. L'épuisement d'Emma transparaissait dans chacun de ses gestes. En traversant l’enfilade de pièces, j'ai vite compris où

disparaissait l’argent de mon amie. Partout des meubles qui dataient de bien avant que les pères fondateurs ne plongent leurs plumes dans l'encre. Si jamais mon amie avait un besoin d'argent rapide, el e n'aurait qu'à vendre l'une de ses innombrables antiquités pour vivre tranquil ement jusqu'au prochain mil énaire. Rien que pour en établir le catalogue, il faudrait des mois de travail à Christie's. La cuisine avait la tail e d'une supérette. Emma s'est assise à une table ronde en chêne. Je me suis chargée de remplir la bouil oire. Tout en sortant les sachets de thé du buffet, je l'ai mise au courant de l’existence des cartons de Cruikshank. Elle a écouté sans faire de commentaires.

- Lait et sucre ? ai-je demandé en versant l’eau bouil ante dans la théière. Elle a désigné un oiseau en porcelaine sur le plan de travail. Je suis al ée le prendre ainsi qu'un brick de lait dans le réfrigérateur et j'ai repris mon tour d'horizon de la situation. Emma buvait son thé à petites gorgées. J'ai parlé de l’ordinateur absent, des photos sur le CD, des fractures bizarres que les deux victimes avaient aux cervicales. Emma a posé quelques questions.

La conversation se déroulait le plus amicalement du monde. Il était temps de passer à un mode un peu plus agressif.

- Je peux savoir pourquoi tu n’as pas répondu à mes appels ?

Emma m'a regardée comme le conducteur à qui un gamin des rues demande s'il peut lui nettoyer son pare-brise, et qui ne sait pas s'il doit lui dire merci ou l’envoyer balader.

plusieurs secondes ont passé. Reposant délicatement sa tasse, el e a semblé prendre une décision.

- Je suis malade, Tempe.

- Je sais.

- Le traitement n'a pas d'effet.

- Je sais aussi.

- Ce coup-ci, je suis ratiboisée.

J'ai eu le temps de lire la douleur dans ses yeux avant qu'el e ne détourne le visage.

- Je ne suis plus capable de faire mon boulot.

L’autre jour, déjà, et aujourd’hui pas davantage. J’ai un squelette non identifié qui m’attend et un ancien flic suicidé qui pourrait bien ne pas s’être tué lui-même, d'après ce que tu me dis. Et qu’est-ce que je fais ? Je roupil e chez moi.

- Le Dr Russel t’a prévenue que tu serais peut-être fatiguée. Emma a eu un rire sans humour.

- Elle ne me voit pas dégueuler tripes et boyaux.

J’ai voulu protester. Elle m'a coupée d’un geste de la main.

- Je n'irai pas mieux. Il faut que je m’habitue à cette idée. Ses yeux se sont arrondis.

L’instant d’après, el e les baissait sur sa tasse.

- Je ne suis pas toute seule. Je dois tenir compte des gens qui travail ent avec moi et des habitants de cette vil e qui m’ont élue à mon poste. Une rafale de vent a dansé de l'autre côté de la fenêtre, joyeuse, inconsciente de l’angoisse qui régnait de ce côté-ci du carreau. La bouche sèche, j'ai objecté :

- Rien ne t'oblige à prendre des décisions radicales dans l’instant.

- Non, mais bientôt.

J'ai reposé ma tasse. Le thé était froid, je n'y avais pas touché. Lui poser la question ?

Dehors le caril on tintait doucement.

- Ta soeur est au courant ?

- Les yeux d'Emma se sont relevés sur moi. Ses lèvres se sont ouvertes. J'ai cru qu'el e allait me rembarrer, me dire de me mêler de mes affaires. Elle s'est contentée de secouer la tête.

- Comment s'appel e-t-elle ?

- Sarah Purvis, a-t-el e répondu d'une voix à peine audible.

- Tu sais où la joindre ?

- Elle vit à Nashvil e, son mari est médecin.

- Tu veux que je la contacte ?

- Comme si ma vie l’intéressait !

Emma s'est levée de table et a marché jusqu'à la fenêtre. Je l'ai suivie. Debout derrière el e, j'ai posé mes mains sur ses épaules. Pendant un moment, nous n'avons pas échangé un mot.

- J'aime bien les gypsophiles, a dit Emma en regardant une touffe de fleurs blanches délicates dans le jardin. Ils en vendent au marché. Et de ça aussi, a-telle ajouté en désignant un buisson de tiges vertes et blanches terminées par de longues feuil es minces. Tu sais ce que c'est ?

J'ai secoué la tête.

- Du tabac à lapin. Autrefois, ici, dans les Basses Terres, la tisane de tabac à lapin était considérée comme le meil eur anti-rhume. A la campagne, les gens continuent d'en fumer contre l’asthme. On appel e ça aussi la vie éternel e. Je l’ai planté...

Elle s'est interrompue pour prendre une longue inspiration saccadée. J'en ai eu la gorge serrée. J'ai réussi à lui dire d'une voix égale de ne pas s'enfermer dans sa coquil e.

Le silence est retombé et a perduré. Emma a hoché la tête.

- N'appel e pas ma soeur..., a-t-el e dit sans se retourner. Puis el e a poussé un long soupir.

- Pas encore.

Je l’ai quittée. Je suis remontée en voiture, agitée par toutes sortes d'émotions : L’inquiétude quant à l’avenir de mes relations avec Ryan; l'énervement que me causaient ces deux affaires : Cruikshank et l’inconnu de Dewees ; l'angoisse pour Emma et la rage face à mon impuissance. Tout en roulant dans la lumière de ce matin sublime, je me suis forcée à

ravaler mes inquiétudes, ma colère et mes doutes pour les remodeler en un sentiment neuf et positif.

S'il n'était pas en mon pouvoir de reconstituer la moel e de mon amie, de lui rendre la vie que des cel ules malignes s'acharnaient à lui prendre, je pouvais en revanche la soulager de ses soucis professionnels en mettant tout mon savoir à son service. Oui, j'al ais faire en sorte d'apporter des réponses à

toutes les questions que soulevaient ces squelettes.

Une résolution obstinée venait de prendre forme dans mon coeur. Pendant ce temps-là, les Basses Terres se préparaient à livrer un nouveau secret. Un troisième cadavre al ait être découvert au cours des vingtquatre heures suivantes, et il m'offrirait autre chose que des os desséchés.

16.

Mue par la décision que je venais de prendre, je suis retournée à la MUSC. Pourquoi ?

Parce qu'il ne m'est pas venu à l'esprit une idée meil eure que cel e consistant à poursuivre mon analyse des cas CCC-2006020277 et CCC2006020285. Ayant réussi à mettre la main sur un employé de la morgue, je lui ai expliqué qui j'étais en spécifiant que j’agissais à la demande du coroner. Dès que les civières ont été apportées dans ma sal e, j’ai extrait les sixièmes vertèbres cervicales des housses renfermant respectivement les restes de Cruikshank et ceux du squelette exhumé à Dewees.

J'al ais les analyser au microscope en paral èle.

Le type de fracture était bien similaire. Bon. Déjà un point sur lequel je ne m'étais pas trompée.

Cause de ces fractures, maintenant. Et lien éventuel entre ces deux cas. Après un moment de réflexion, j'ai décidé d'étudier la terre récupérée par Topher dans la sépulture de Dewees. Pourquoi ? Là encore, parce que je n'avais pas d'idée meil eure.

Tout d'abord, placer dans l'évier une bassine en acier rectangulaire et la couvrir d'un tamis. Ensuite, prendre l’un des trois sacs-poubel e au pied du chariot supportant les restes de l’inconnu de l'île et en défaire le petit fil de fer qui le fermait. Enfin, verser une couche de cette terre dans le tamis et agiter délicatement.

La partie sablonneuse de la terre s'est écoulée dans la bassine à travers les mail es.

Cail oux, coquil ages, débris d'oursins, d'étoiles de mer, de mol usques et de crabes sont restés dans le tamis. Les ayant examinés à la loupe, j'ai vidé le tamis et versé une nouvel e couche de terre. Mêmes pierres et vestiges de vie marine.

J'en étais au deuxième sac quand une sorte de virgule a retenu mon attention. Elle était si petite que j'avais fail i la rater, enfoncée qu'el e était à l’intérieur d'une coquil e brisée.

Un filament ? Un fil ?

J'ai extrait ce coquil age du tas à l’aide d'une pince et l'ai placé dans ma paume.

Laquel e était recouverte d'un gant, bien évidemment. Il mesurait moins de trois centimètres. De couleur marron et enroulé sur lui même, il avait un aspect plus rond et plus trapu que ceux qu'on trouve d'habitude sur les plages. Retour au chariot pour vérifier la provenance exacte de la terre que j'examinais en ce moment. D'après l'étiquette écrite par Topher, c'était cel e qui avait été directement en contact avec les os.

Debout devant l'une des pail asses qui couraient le long des murs, j'ai dégagé le filament de la coquil e très délicatement et l’ai positionné au centre d'une petite plaque de verre que j'ai pris soin de recouvrir d'une autre plaque avant de l'examiner au microscope.

Est apparue une ligne recourbée un peu floue.

J'ai fait le point.

Cette ligne était un cil. Noir, de surcroît.

Je réfléchissais aux implications résultant de cette découverte quand mon portable a sonné. Le numéro à l'écran était précédé du chiffre 843. Le code d'ici. Ce n'était donc pas Ryan.

Déçue, j'ai retiré un gant et enfoncé la touche de mise en communication.

- Ici Gul et. On a récupéré un PC portable de marque Del Latitude et un appareil photo numérique Penlax Optio 5.5.

- Et tout cela n'était qu'un malheureux malentendu.

- Exactement. Parrot père se confondait en excuses. Parrot fils avait manifestement connu des moments plus agréables.

- Et maintenant ?

- Pas une seule photo en mémoire. Ou c'est Cruikshank qui n'avait rien photographié ou c'est Parrot Junior qui a tout effacé pour couvrir ses arrières. Quant à l’ordinateur, il est protégé par un mot de passe qu'on n’a pas réussi à

craquer.

- Je peux essayer ?

Gul et a laissé passer une pause.

- Vous vous y connaissez en électronique ?

Mon oui a retenti avec plus de conviction que je n'en avais en réalité, n'ayant jamais tenté d'entrer par effraction dans la mémoire d'un ordinateur. Il est vrai que je me suis toujours servie d'un mot de passe pour protéger mon PC, mais de là à me faire passer pour Sherlock Holmes...

D'ail eurs, à l’autre bout de la ligne, le silence assourdissant s'est prolongé plusieurs secondes. Puis:

- Ça ne peut pas faire de mal. Et puisque Miz Rousseau vous accorde toute sa confiance et que mes adjoints n'ont plus une danse de libre sur leur carnet de bal...

- Je suis à la morgue.

- Soyez-y encore dans une heure !

Rien d'autre n'est sorti de l’examen du reste de la terre. Je refermais le dernier sac quand le shérif est arrivé. S'étant débarrassé de son paquet sur une pail asse, il a plié ses lunettes et les a rangées dans sa poche de poitrine en laissant sortir une branche.

Son regard s'est attardé un moment sur les deux chariots, dans mon dos.

- Miz Rousseau est là ?

- Non, el e est prise par une affaire qui requiert toute son attention. Venez voir.

Il s'est approché du microscope. J'ai inséré sous l'oeil eton l’une des deux vertèbres fracturées. Il l’a regardée sans faire de commentaire. J'ai changé de vertèbre. Il a relevé les yeux vers moi.

Je lui ai expliqué que le premier spécimen provenait de Cruikshank,le second de L’inconnu de l'île.

- Ils se sont tous les deux cassé un os du cou, a fait remarquer Gul et sur son ton si traînant qu'il semblait presque ennuyé.

- Exactement.

- Comment ils ont fait ?

- Je ne sais pas.

Ayant inséré la plaque avec le cil dans l'appareil, je l'ai prié de se pencher à nouveau sur l'oeil eton.

- Je regarde quoi, là ?

- Un cil.

Gul et est resté plusieurs secondes col é à l’oculaire avant de m'accorder un regard tout aussi inexpressif que le premier.

- Ça vient de la sépulture sur l'île.

- Il y a deux mil iards d'habitants sur la planète. Ca fait combien de mil iards de cils ?

- Celui-ci provient de la terre qui était directement en contact avec un corps enfoui à quarante-cinq centimètres de profondeur.

Le visage de Gul et n'a trahi aucune émotion.

- Et ce cil est noir, alors que l’inconnu était blond.

- Il ne proviendrait pas de quelqu'un de votre équipe ?

J'ai secoué la tête.

- Les étudiants qui ont retiré la terre sont tous les deux blonds, eux aussi. Il est possible qu'un des sourcils touffus du shérif se soit haussé d'un mil ionième de mil imètre.

- Les sourcils, ça marche pour l'analyse d'ADN ?

- Uniquement pour L’ADN mitochondrial.

Il n'a pas réagi.

- C'est L’ADN qui permet d'identifier l’ascendance maternel e. Explication hyper simplifiée mais juste.

Il a hoché la tête. S'étant levé, il est al é sortir du sac en plastique qu'il avait laissé sur la pail asse un carnet à souches contenant des formulaires de transfert de scel és.

J'ai inscrit la date avant de signer la feuil e.

Gul et m'a remis L’exemplaire me revenant et a fourré l’autre dans la poche intérieure de sa veste. Son regard s'est à nouveau posé sur les chariots.

- Vous avez découvert quelque chose qui relie ces deux gars l'un à l'autre

?

- Non.

- Sauf qu'ils ont tous les deux trouvé le moyen de se briser le cou.

- Oui, sauf ça.

- S'il existe un lien entre ces types, nous avons un double homicide. Simple hypothèse, bien sûr.

- Bien sûr.

- Un tueur en série ? i

« Allez savoir », lui ai-je signifié d'un haussement d'épaules, pour préciser que ces deux victimes se connaissaient peut-être.

- Je vous écoute.

- Ou alors ils ont pu être tous les deux témoins de quelque chose qui a fait qu'on les a tués.

Pas même une crispation n'a contracté les traits de Gul et. J'ai insisté :

- Peut-être qu'ils étaient tous les deux mêlés à quelque chose.

- Comme quoi ?

- Drogue, contrefaçon, enlèvement du fils de Lindbergh.

- Simple hypothèse.

- Simple hypothèse.

- Mon adjoint chargé des opérations spéciales a découvert de quel bâtiment il s'agissait.

Mon visage a dû changer d'expression sans que je m'en rende compte - et vraisemblablement révéler ma confusion -, car le shérif a jugé bon de se montrer plus explicite.

- Celui en photo sur le CD de Cruikshank. Mon gars dit que c'est une clinique, dans Nassau Street.

- Une clinique privée ? Financée par qui ? ai-je demandé, comprenant enfin.

- L'EMD. L'Eglise de la miséricorde divine.

- Herron et sa bande ? Putain ! Est-ce qu'Helen Flynn aurait travail é dans cel e-là ?

- Je comprends maintenant que votre jules s'intéresse à ces gens. Mais, chez nous, son diplôme en droit ne fait pas de lui un flic. Si nous considérons qu'il y a eu meurtre, et je ne dis pas que nous en soyons là, je ne veux pas qu'un type à grosses bottes débarque dans ma vil e pour jouer les cow-boys et s'amuse à foutre la trouil e à d'éventuels suspects.

Il ne m'a pas paru nécessaire de mentionner que Peter n'était pas mon petit ami ni qu'il ne portait jamais de grosses bottes.

Le doigt pointé sur moi, Gul et m'a avertie de ne pas lui laisser la bride sur le cou.

- Si votre gars dérape, c'est moi qui trinquerai.

A quoi j'ai rétorqué :

- Vous vous occuperez de la clinique ?

- Pour L’heure, je ne vois pas ce qui justifierait une tel e décision. Vous me trouvez le mot de passe de cet ordinateur et vous m'appelez. Sinon, je le remets à la SLED

Comprendre : à la police nationale de Caroline du Sud.

- Et on se retrouvera les derniers dans la file d’attente, vous ne croyez pas ?

Gul et a pris le temps de remettre ses Ray-Ban.

- A vous de jouer, ma'am.

Le shérif parti, j'ai appelé Emma. Elle m'a dit de laisser tomber le cil et le coquil age. Elle demanderait à Lee Ann Mil er de les expédier au laboratoire de la police scientifique.

Je rne suis donc remise aux vertèbres fracturées.

Plus tard, après avoir photographié cil et coquil age, je les ai placés dans des sachets et remis à une technicienne en lui précisant que je rentrais chez moi. Il était deux heures de l’après-midi.

En route, j'ai appelé Peter sur son Black Berry. Pas de réponse. L'inverse m'aurait étonnée.

L'idée de m'introduire dans le disque dur de Cruikshank m'excitait tellement que je ne me suis pas arrêtée pour déjeuner. Arrivée à La Mer sur des kilomètres,j'ai emmené Boyd faire une courte promenade de santé sur la route. Après quoi, munie d'un sandwich au jambon et au fromage, je me suis instal ée à la table de la cuisine.

L'ordinateur s'est ouvert sur l'écran bleu de Windows.

Là, le curseur a clignoté, attendant de recevoir le mot de passe. J'ai commencé par les plus souvent utilisés : 123123, 123456.1A283C. Raté.

Les initiales de Cruikshank ? Sa date d'anniversaire ?

Je suis al ée chercher la sortie d'imprimante de L’AFIS portant toutes les données relatives à Noble Carter Cruikshank.

J'ai essayé NCC, CCN, etc., en incluant ou non sa date de naissance. Dans le bon sens et à L’envers. J'ai écrit à l’envers chacun des noms, puis j'ai regroupé les lettres différemment. Après quoi, j'ai interverti les chiffres et les lettres.

Aucun résultat.

CMPD : police de Charlotte-Mecklenburg.

J'ai essayé toutes les combinaisons possibles en associant ces lettres au nom et à la date de naissance de Cruikshank.

Rien.

Shannon. J'ignorais son deuxième prénom ainsi que son nom de jeune fil e. Je ne connaissais pas non plus leur date de mariage. Tout ce que je savais, c'est que la photo, sur la plage avait été prise en juil et 1976. J’ ai essayé d'autres combinaisons.

Le curseur s’entêtait.

Base-bal . J’ai sorti le trophée du carton. 24 juin 1983. Ajouter la date de naissance à cel e du championnat de la ligue. Combiner toute ses données dans l’ordre, puis dans le désordre. À l’envers.

Toujours bloqué.

L'adresse de Cruikshank, maintenant. plus chacune des dates inscrites sur le relevé d’AFIS.

À quatre heures et demie, j’étais à court d’idées.

- Ce qui me manque, c’est des infos perso.

Au son de ma voix, Boyd a bondi sur ses pattes.

- Tu m'en veux toujours pour cette promenade ratée?

Il a ouvert la gueule et laissé pendre sa langue pourpre.

- ce qu’il y a de bien avec vous, les chows-chows, c’est que vous n’êtes pas rancuniers.

Il a penché la tête sur le côté, les oreil es pointées en avant.

- T'es d'ac', si je passe aux dossiers ?

Ayant fermé l’ordinateur, je suis al ée dans le bureau. Boyd a trottiné à ma suite. Le carton contenant les dossiers de Cruikshank était toujours sur le rebord de la fenêtre. Je l’ai emporté sur la table basse et me suis assise sur le canapé.

Boyd s'est hissé d'un bond près de moi. Nos regards se sont croisés. Il s'est laissé retomber sur le plancher

La boîte renfermait. une quarantaine de chemises, épaisses ou plates, mais toutes portant une date et un nom écrits à la main. J'ai parcouru les étiquettes. Les dossiers étaient rangés par ordre chronologique. On savait tout de suite d'après les dates à quel moment Cruikshank avait travail é sur plusieurs affaires en même temps. Il y avait des trous. Vraisemblablement, ils correspondaient à ses périodes de beuverie.

J'ai sorti le dossier le plus ancien.

Murdock, Deborah Anne. Août 2000. T.

Il contenait les éléments suivants:

Des notes abrégées, similaires à cel es qui se trouvaient dans le dossier d'Helen Flynn.

Des chèques annulés tirés sur un compte joint au nom de Deborah et Jason Murdock ; le dernier, daté du 4 décembre 2000.

Des photos d'un couple entrant ou sortant d'un restaurant, d'un bar ou d'un motel.

Des lettres signées Noble Cruikshank et adressées à Jason Murdock, Moncks Corner, en Caroline du Sud, couvraient la période al ant de septembre à novembre 2000.

Inutile d'en lire deux pour se faire une idée du tableau. Deborah était bien la dame sur les photos. Et son compagnon n'était pas Jason.

Dossier suivant : Lang, Henry. Décembre 2000.T.

Même turbin. Notes, chèques, photos, rapports. Ce

cas-là avait demandé six mois de boulot à Cruikshank. Cette fois, c'était l'époux qui sortait du droit chemin.

Au suivant : Todman, Kyle. Février 2001. T.

Un antiquaire qui soupçonnait son associé de le gruger. En un mois de temps, Cruikshank avait révélé l’escroquerie au grand jour. L'un après L’autre, ces dossiers faisaient apparaître une tristesse identique: conjoints qui se trompaient;parents qui ne s’occupaient pas de leurs enfants; ados qui fuguaient. Peu de ces histoires se terminaient bien. Que disaient-el es, au bout du compte : si vous aviez des soupçons, il y avait de fortes chances pour qu'ils soient justifiés.

Six heures quinze. que fabriquait donc Peter ? Et Ryan ?

J'ai vérifié mon portable. Pas de message et la batterie était chargée. Evidemment !

Retour aux dossiers . Ethridge, parker. Mars 2002. T.

L’une des plus grosses chemises de tout le carton.

Parker Ethridge, cinquante huit ans, vivait seul. En mars 2002, son fils était passé le chercher chez lui pour une partie de pêche de quelques jours prévue depuis longtemps.

Ethridge n’était pas là. On ne l’avait jamais revu. Ethridge Junior avait donné son congé à Cruikshank en mai 2003. Toute une année d’enquête pour un résultat nul.

Franklin, Georgia. Mars 2004. T.

Une étudiante de dix neuf ans qui avait disparu de son dortoir à l’université de Charleston, en novembre 2003. Quatre mois plus tard, l’enquête de police n'aboutissant pas, les parents avaient engagé Cruikshank. Mission réussie. Georgia s’était instal ée Ashevil e, en Caroline du Nord, avec un fabricant de bijoux bouddhiste.

Poe, Harmon. Avril 2004.

Chômeur. Aperçu pour la dernière fois au Centre médical de Virginie Ralph H. Johnson.

Disparition signalée par un ami.

Friguglietti, Sylvia. Mai 2004.

Une dame âgée qui vivait dans une résidence pour personnes handicapées. Retrouvée flottant entre deux eaux dans la baie, près de Patriot's Point. Coup d'oeil à la pendule, nouvel e vérification de mon portable. Huit heures moins huit, et personne ne m'avait appelée.

Découragée, j'ai fait rouler mes épaules et me suis étirée. Boyd a soulevé des paupières lourdes de sommeil.

- Enfin, la perte de temps n'aura pas été totale.

Il a fait rouler ses yeux en arrière avant de les reposer sur moi.

-J'aurai appris que le T inscrit sur l'étiquette signifie que l’affaire est terminée.

Boyd n'a pas eu L’air convaincu. Ça ne m'a pas impressionnée. Je savais que j'étais sur la bonne voie.

J'ai laissé retomber mes bras et repris mes recherches.

Snype, Daniel. Août 2004.

Disparu alors qu'il était venu visiter Charleston, en provenance de Savannah, en Géorgie. Bil et de retour en car inutilisé. Disparition signalée par sa petite-fille, Tiffany Snype.

Walton, Julia. Septembre 2004. T.

Épouse en fuite retrouvée à Tampa, en Floride, en compagnie d'un jules. Certains des dossiers les plus récents ne contenaient que des coupures de presse et quelques notes écrites en abrégé. Pas de chèques. Pas de photos. Pas de rapports, mais des articles de journaux qui faisaient tous état de la disparition de quelqu'un.

- S'agit-il d'affaires que Cruikshank était chargé d'élucider ?

Boyd n'avait pas de réponse à cette question. Et pas non plus à la question suivante

- Cruikshank s’intéressait-il à ces personnes disparues pour une autre raison ?

J'ai ouvert un dernier dossier et lu l’article qu’il contenait. Un nom a aussitôt retenu mon attention.

17.

Homer Winborne, voilà le nom qui avait retenu mon attention. Placé en chapeau d’un article d’une seule colonne découpé dans le Moultrie News du 14

mars et qui relatait la disparition d'un certain Lonnie Aikman en 2004.

Une résidente de Mount Plaisant supplie les habitants de Charleston de ne pas baisser la garde, de continuer à rechercher son fils Lonnie, 34

ans, qui n’a pas été revu depuis maintenant deux ans.

« Il a tout simplement .disparu, dit Susie Ruth Aikman.

Il m'a dit: "À tout à l'heure,' Mam » et depuis, je ne l’ai plus revu. »

La police étant impuissante. à localiser son fils,

Mme Aikman s'est adressée à un voyant qui lui a déclaré que son fils se trouvait dans la région de Charleston. Consulter un extralucide a été

pour el e le recours ultime. « Quand vous perdez quelqu'un, vous vous raccrochez à tout ce qui peut nourrir votre espoir », explique-t-el e. Mme Aikman a col é des affiches dans le quartier demandant à

quiconque posséderait une information de la contacter personnel ement ou de s'adresser à la police de Charleston ou au bureau du shérif. Elle précise que son fils, atteint de schizophrénie, était sous traitement au moment de sa disparition. Elle craint qu'il n'ai été enlevé et ne soit «

retenu quelque part contre son gré »..

Lonnie Aikman mesure 1,73 mètre-et pèse 72 kilos.

Il a les yeux verts et les cheveux bruns.

Cruikshank avait entouré l'âge d'Aikman,la date de sa disparition et le mot schizophrénie.

Plusieurs détails des différentes coupures de presse étaient également entourés au stylo. Apparemment, Cruikshank col ectionnait les articles traitant de personnes disparues. Pourtant, ces dossiers-là n'avaient ni rapport d'enquête ni chèque émanant d'un client pouvant donner à penser qu'il avait été

engagé pour résoudre ces affaires. La question était donc : pour quel e raison s'y intéressait-il?

Deux de ces dossiers ne contenaient que des notes écrites à la main. Le premier s'intitulait Helms Wil ie, l’autre Montague Unique. Compte tenu de leur place dans le carton, il était à croire que le policier les avait ouverts peu de temps avant de mourir.

Pourquoi ? Et qui étaient ces gens ? C'était agaçant de ne pas pouvoir répondre à ces questions.

Dresser une liste des affaires non résolues me permettrait peut-être d'y voir plus clair.

Je m'y suis attelée.

Ethridge, Parker : Homme, blanc, 58 ans, 1,69 mètre, 61 kilos, cheveux gris, yeux bleus.

Vu pour la dernière fois en mars 2002.

Moon, Rosemarie : Femme, noire, 28 ans, 1,59 mètre, 47 kilos, cheveux roux, yeux bruns.

Vue pour la dernière fois en novembre 2002. Toxicomane, prostituée.

Watley, Ruby Anne : Femme, noire, 39 ans,

1,64 mètre, 63,5 kilos, cheveux noirs mi-longs, yeux bruns. Vue pour Ia dernière fois en juil et 2003. Toxicomane, prostituée.

Poe, Harmon : Homme, blanc, 39 ans, 1,80 mètre, 70 kilos, cheveux bruns, yeux bruns.

Vu pour la dernière fois en avril 2004. Toxicomane.

Snype, Daniel: Homme, noir,27 ans, 1,64 mètre, 54,5 kilos, cheveux blonds mi-longs, yeux bruns,

Vu pour la dernière fois en juin 2004. Toxicomane. Prostitué.

Aikman, Lonnie : Homme, blanc,34 ans, 1,73 mètre, 72,5 kilos, yeux verts, cheveux bruns. Vu pour la dernière fois au printemps 2004. Schizophrène.

L'inconnu de Dewees ne correspondant à aucune de ces descriptions, je l’ai ajouté à la liste.

CCC-2006020277: Homme, blanc, ente 35 et 50 ans, entre 1,77

mètre et 1,84 mètre, cheveux blonds. Fracture de Ia vertèbre C-6. Entail es sur la douzième côte, la douzième vertèbre thoracique et les vertèbres lombaires supérieures.

Enseveli à Dewees.

L'article consacré à la disparition d’Aikman remontait au mois de mars. En découvrant le cadavre à Dewees, Winborne aurait-il imaginé que nous étions tombés sur Lonnie ?

D’où son insistance ?

Cruikshank, lui, l’avait découpé au plus tôt le jour de sa publication, soit le 14 mars. Ou plus tard. Le dossier Aikman était-il celui qu’il avait ouvert en dernier? Mais ceux intitulés Hems et Montague, qui ne comportaient aucun article de journal, à' quoi correspondaient-ils.|

Que signifiaient toutes ces abréviations ?

Je m'efforçais de tirer un sens de toutes ces notes que j'avais prises quand une voix à claironné depuis l'entrée : « C'est le célèbre livreur de pizza. »

Un cliquètement de clefs atterrissant sur un meuble est venu ponctuer cette annonce et Peter s’est encadré dans la porte.

Il portait un pantalon beige et un haut de ton criard qui ressemblait fâcheusement a une chemise de bowling. Une casquette des Hornets complétait sa tenue.

Boyd l’a accueil i en traçant des ronds autour de ses jambes, entrecoupés de bonds pour flairer la boîte tâchée de gras que le célèbre livreur tenait entre ses mains.

- J’en ai pris une grande, au cas où tu serais à la maison et mourrais de faim. C’est exprès que tu es dans le noir ?

Immergée dans ma liste, je n’avais pas vu le soir tomber. Pourtant, il était à peine huit heure vingt à ma montre.

- C'est drôle qu’il fasse nuit si tôt.

- Une tempête mahousse nous fond dessus. Toute l’île se barricade. On a des lattes ou des panneaux pour boucher les ouvertures ?

- Triste nouvel e, Peter. Les Hornets ont émigré à La Nouvel e-Orléans.

- j’aime bien les couleurs, a fait Peter en retirant sa casquette pour en admirer le logo.

- Pourpre et turquoise ?

- Pas turquoise, barbare ! bleu sarcel e ! Des tons choisis par Alexandre Julian en personne et que la Ligue toute entière nous envie.

- Ca ne change rien au fait que l'équipe a quitté Charlotte. Peter a lancé sa casquette sur un meuble.

- On peut savoir ce que tu fais ?

Ouvre l’oeil et le bon ! m'ont aussitôt grésil é mes centres nerveux. Quoi? Y aurait-il danger ?

J’ai rétorqué d'une voix agacée:

- Ç'esr Tempe qui a le contrôle du territoire !

-Je peux savoir ce que tu faisais ? a répété Peter sans s'énerver.

- J’examinais les dossiers de Cruikshank.

- On a retrouvé son PC ? Ça donne quelque chose ?

J'ai secoué la tête.

- J'ai essayé en vain tous les mots de passe possible imaginables. Où estce que tu as traîné toute la journée ?

- J’étais pris au piège de l'enfer fiduciaire' Qu'est-ce qui est marron et noir, et fait joli sur les comptables ?

J’ai levé les deux mains en signe d'ignorance tout en sachant pertinemment que je n’aurais pas dû.

- Un doberman Pinscher.

- C'est nul !

- Mais vrai ! Ces types se rabattent sur la compta parce qu'ils n'ont pas le charisme nécessaire pour devenir des hommes d'affaires'

- Tu as interrogé Herron sur Helen Flynn ?

- Ce bon révérend a considéré que nous devrions commencer par l'examen des livres comptables... Ne me regarde pas comme ça ! J'ai êtê

engagé par le papa pour savoir où avait disparu son pognon. Sa fil e, c'est un problème secondaire.

- Tu as dit à Herron que Cruikshank était mort ?

- Oui.

- Sa réaction ?

- Ahurissement, tristesse et souhait sincère que son âme connaisse le repos. Et toi, tu as levé un lièvre en épluchant ces dossiers ?

- Peut-être bien.

Nous sommes sortis dans la véranda. Sous l’effet du vent, le ventilateur tournoyait sans même être al umé.

J’ai apporté des assiettes et des serviettes. Peter a servi les parts de pizza. Tout en mangeant, je lui ai expliqué ce que j'avais appris.

- Le T sur l'étiquette signifie que l’affaire est terminée.

- C'est déjà un début.

- C'est exactement ce que j'ai dit à Boyd.

A son nom, le chien a pointé les oreil es sans écarter pour autant son museau du bord de la table.

- Un bon nombre des dossiers ouverts récemment ne contiennent que des coupures de presse sur des personnes disparues. J'ai établi une liste pour voir s'il n'y avait pas répétition du mode opératoire... C'est quoi, ça ? ai-je demandé en désignant des petites boules noires racornies disséminées sur ma pizza.

- Des grains de cassis. Et ensuite ?

Depuis 2002, Cruikshank a ouvert des dossiers sur deux femmes et quatre hommes qui ont disparu dans la région de Charleston, sans avoir reçu le moindre chèque d'un client ni envoyé aucun rapport d’enquête. Il y a aussi deux dossiers qui ne comportent que des notes.

- Autrement dit, des gens qu'il n'a pas été chargé officiel ement de retrouver.

- C'est ce que je Pense aussi.

Peter s'est donné un temps de réflexion avant de demander si l’inconnu de Dewees pourrait être l’un de ces disParus.

- Sur le plan physique, on ne peut pas vraiment parler de correspondance.

- Et qui sont tous ces gens ?

- Parmi les hommes, il y a un Noir et trois Blancs. Leur âge va de vingtsept â cinquante-huit ans. L'un donne dans la prostitution, deux sont des toxicos, le quatrième « st schizophrène. Les deux femmes sont des Noires de vingt-huit et trente-neuf ans. Toutes les deux des prostituées qui se droguent.

- Tu crois qu'il pourrait s'agir-d'une sorte de tueur en série qui prendrait pour cible des marginaux qui ne manqueront à personne, comme les putes et les drogués ?

- Je connais pas la date exacte à laquel e Aikman et l’inconnu de Dewees ont disparu.

Mais entre la disparition d’Ethridge et cel e de Moon il y a un laps de temps de huit mois, et huit mois aussi entre Moon et Watley. Après ça, l’interval e passe à neuf mois pour Poe, et à deux mois pour Snype. S'il s’agit d’une série, la progression dans le temps est atypique.

- les tueurs en série ne sont pas des gens atypiques, en général ? a demandé Peter en se resservant une part de pizza.

- Des hommes et des femmes, noirs et blancs, âgés de vingt-sept à cinquante-huit ans, on en trouve à la pel e.

- Tu laisses de côté les ados rebel es et les étudiantes à cheveux longs avec la raie au milieu ?

Visiblement, mon ex faisait référence aux victimes préférées de John Gacy et Ted Bundy.

- Te voilà profileur, maintenant ?

- Oh, juste un savant letton, doublé d'un livreur de pizza.

- C'est l’idée de qui, ces grains de cassis ?

- D'Arturo.

Nous sommes restés un moment à écouter les vagues marteler le rivage. Finalement, c'est moi qui ai brisé le silence :

- L'article sur Lonnie Aikman a été écrit par Homer Winborne. Comme il est paru dans le Moultrie News du 14 mars, on peut en déduire que Cruikshank était encore vivant à cette date.

- Winborne, c'est le journaliste qui s'est pointé sur ton chantier ?

J'ai hoché la tête.

- Tu l’as appelé.

- Je compte le faire.

- Des nouvel es de monsieur... ?

- Non.

Ayant repris de la pizza, je suis partie à la pêche aux grains de cassis, les alignant sur le bord de mon assiette.

- Tu ne serais pas un peu psychorigide sur le front de la gastronomie ?

- Je ne trouve pas que le cassis et l'anchois se marient si bien que ça. Dis-moi plutôt comment ça c’est passé, avec Herron.

-Je ne L’ai pas vraiment rencontré.

Peter m’a relaté par le menu ses entretiens avec les comptables de L’EMD. À

l'entendre, il avait passé une journée mortel e. Je lui ai fait part de l'information que m'avait transmise Gul et, à savoir qu'un type du bureau du shérif avait reconnu le bâtiment en brique sur le CD de Cruikshank.

- Ah ouais ? a réagi Peter, la bouche pleine.

- C'est une clinique privée financée par L’EMD.

- Où ça?

- Dans Nassau Street.

Les mâchoires de Peter se sont immobilisées, puis il a avalé sa bouchée.

- C'est là que travail ait Helen Flynn. En tout cas, qu'el e a travail é à un certain moment.

- C'est ce que je me suis dit. Ça explique que Cruikshank ait surveil é l’endroit.

Peter s'est essuyé la bouche et a réduit sa serviette en boule avant de la jeter dans son assiette.

- Gul et va s'en occuper ?

- Il ne considère pas L’inconnu de Dewees et Cruikshank comme des priorités. J'ai eu beau lui montrer les fractures sur les deux vertèbres, ça ne l'a pas convaincu qu'ils aient pu être assassinés.

- Et si je...

- Gul et est absolument contre l'idée que tu contactes qui que ce soit à cette clinique. Il a été très clair là-dessus.

- En quoi est-ce que ça pourrait gêner...

- Pas question !

- Et pourquoi, je te prie ? i

Il avait pris un ton coupant que je ne connaissais que trop bien, mon exmari étant de ces gens qui n'acceptent pas qu'on leur barre la route.

- S'il te plaît, Peter. Ne complique pas mes relations avec Gul et. Il nous laisse déjà fourrer notre nez dans des dossiers que nous ne sommes pas censés consulter. On a aussi l’ordinateur de Cruikshank . Ce serait trop bête de perdre ces avantages. En tout cas, je me refuse à prendre ce risque. Je dois aider Emma à résoudre ces deux affaires.

-Tu en as déjà fait un max. À son tour de se col eter avec Gul et. C’est el e le coroner !

Mes yeux ont dévié sur la nuit, de l’autre côté de la moustiquaire. Au delà d’une masse bosselée que je savais être la dune, les vagues formaient une ligne argentée.

Je me suis décidée.

- Emma est malade.

- Comment ça, malade ?

je lui ai expliqué ce qu’était le lymphome non hodgkinien et lui ai appris qu’Emma faisait une rechute.

- Oh, c'est trop triste, Tempe.

Il a posé sa main sur la mienne. Nous n’avons plus rien dit. Dehors, l’océan explosait en ovations tonitruantes.

Mes pensées étaient entièrement focalisées sur Emma. Cel es de Peter ?

Je n’aurais su le dire. Sur Helen Flynn ? Sur l'équilibre budgétaire de l’EMD ?

Sur le code utilisé par Cruikshank dans ses dossiers ? Sur le dessert ?

Etonné de notre silence, Boyd a poussé mon genou avec son museau. Je lui ai tapoté le crâne et me suis levée pour débarrasser les reliefs de pizza. Ce moment m’a paru tout indiqué pour changer de sujet.

- Je suis tombée sur un cil en examinant la terre autour du corps de l’inconnu de Dewees. Noir, le cil or ce type était blond.

- Tout le monde n'a pas les cils noirs ?

- Si, avec du mascara.

- Tu crois qu'il provient de la personne qui l’a enseveli ?

- En tout cas, les étudiants qui l’ont exhumé ont tous les deux les cheveux clairs.

- Le principe d'échange de Locard, a déclaré Peter en m'adressant un grand sourire de savant.

- Tu m'épates !

Et c'était vrai, car il venait de faire référence à un concept que nous connaissons bien, nous, les criminalistes. Selon Locard, quand deux objets entrent en contact, il se produit obligatoirement un transfert de particules de l'un à L’autre. L'escroc et la banque. Le tireur isolé et la branche d'arbre sur laquel e il est assis. Le meurtrier et le trou qu'il a creusé dans le sable. Tout criminel porte sur lui des traces provenant du lieu de son crime, de même qu'il laisse derrière lui des traces témoignant de sa présence.

- Tu l'appel es, ton journaliste ? a demandé Peter.

Coup d'oeil à ma montre. Il était presque dix heures.

- Plus tard. Je voudrais jouer encore avec les dossiers de Cruikshank.

- À propos de dossiers, qu'est-ce qui pousse un comptable à franchir la ligne jaune ?

Visiblement, Peter était parti pour une série d'histoires drôles. Je me suis contentée de le regarder.

- Le fait de voir inscrit dans ses annales que c'est ce qu'il a fait l'année dernière.

Je me suis laissé choir dans le canapé. Yo ! s'est exclamé mon subconscient stressé à la vue de la casquette de Peter.

De quoi s'agissait-il ? De la NBA ? Des Hornets ? De leurs couleurs pourpre et turquoise

?

Non, pas turquoise. Bleu sarcel e.

En anglais: teal.

Comme Jimmie Ray Teal. Un nom que j’avais lu dans le journal. Mais quand ? Ah oui !

le matin du jour où s'était terminé le stage d’archéologie. Il y avait moins d'une semaine.

Peter vaquait de pièce en pièce. Il devait être en train de boucher les fenêtres en prévision de la tempête. Je lui ai crié :

- C'est quel jour, qu'ils ramassent les ordures ?

- Ça, tu m'en demandes trop. pourquoi ?

C'était lundi dernier que j'étais al ée déposer un paquet de journaux dans l’abri à poubel es situé sur l’avant de la maison, près de la rue.

- Pourquoi ? a répété peter.

Munie, d'une lampe torche, j’ai dévalé le perron. À présent, le vent malmenait sérieusement les palmiers.

L'orage était tout près. Dans cinq minutes ce serait le déluge. Ayant rabattu le toit de l’abri, j'ai sorti le casier en plastique bleu réservé

aux papiers.

J’ai commencé par le fond, vérifiant la date de parution à la lumière de ma lampe électrique et glissant sous mon pied les journaux qui ne m’intéressaient pas.

A mi-hauteur de la pile, un bruit de moteur m’est parvenu. Une voiture venait de tourner dans Ocean Boulevard. J'ai continué mes recherches. Les phares se rapprochaient.

Hourrah,la première section du journal du 19 mai! Le vent tordait les pages entre mes mains.

La voiture ralentissait. Je n'y ai pas prêté attention.

Section économie, petites annonces, nouvel es locales et de L’Etat. Arrivée à hauteur de la maison, la voiture s'est arrêtée. J'ai relevé la tête, éblouie par les phares pointés sur la poubel e. Ryan ?

J'ai ressenti comme un flottement au creux de la poitrine. La voiture ne repartait pas.

Bizarrement, el e ne s'engageait pas non plus dans la contre-al ée. J'ài levé la main en visière.

Le conducteur a fait vrombir son moteur. Les pneus ont crissé, faisant gicler la terre.

Quelque chose a filé droit sur moi.

J’ai levé les mains en l’air, le journal s'est envolé.

18.

Quelque chose de dur a rebondi sur mon coude et une douleur fulgurante est remontée jusqu'à mon épaule en même temps que du liquide dégoulinait le long de mon bras. De la bière, à en juger par l’odeur.

De la torche que je tenais dans ma main valide, j'ai balayé le terrain devant moi. Au pied de l’abri à poubel es quelque chose a bril é dans le noir. Une canette de bière.

Jetée par des jeunes en mal de rodéo ?

Vous parlez d'une rigolade !

Lancée sciemment contre moi ?

En tout cas, le journal était à présent dispersé dans toute la cour, certaines sections plaquées par le vent contre les poubel es. Ayant récupéré le tout, je suis rentrée dans la maison.

Peter, instal é dans le bureau, prenait des notes dans un calepin. Voyant que je me tenais le bras, il a ironisé.

- Tu fais la grève surprise ?

Au moins, il m'épargnait une nouvel e plaisanterie sur les expertscomptables.

- Un connard qui passait en voiture m'a jeté une bouteil e de sa bagnole.

- Tu as mal ? s'est-il inquiété'

- Un peu de glace et je ne sentirai plus rien.

- Je lui ai raconté l'incident. Cependant' un soupçon se levait en moi. D’abord cette voiture inconnue garée devant la maison dimanche dernier, tôt le matin, et maintenant cette attaque. Les jeunes qui font des rodéos avec des voitures volées n'ont pas pour habitude de prendre les gens pour cible, et encore moins de s’arrêter pour les regarder sous le nez. Voulait-on me faire passer un message ? me signifier qu'on en avait contre moi ? Qui ça, Dickie Dupree ? J'avais intérêt à surveil er mes arrières.

Le coude enveloppé dans de la glace, j'ai relu l’article paru le vendredi précédent. dans Post & Courier.

Et ajouté Jimmie Ray Teal à ma liste des personnes disparues.

Jimmie Ray Teal : Hornme, 47 ans. Vu pour la dernière fois le 8 mai partant de chez son frère, Jackson Street, pour se rendre chez le médecin.

Je m'interrogeais sur la race de Teal quand un autre nom m'est venu à l'esprit: Matthew Summerfield, le fils du conseil er municipal. Encore un qui manquait à l'appel. Et que j'ai inscrit dans ma liste.

Summerfleld, Matthew IV : Homme blanc, 18 ans.

Vu pour la dernière fois 28 février quittant la place du Vieux Marché. Toxicomane.

Sauf que son profil ne col ait pas vraiment avec les autres disparus de Charleston. Mais quel était-il, ce profil ?

Je me suis endormie au fracas de la tempête mahousse, pour reprendre l’expression de Peter.

Toutes sortes de rêves décousus ont peuplé ma nuit : Ryan, un bébé dans les bras ; Gul et criant des choses que je ne comprenais pas ; un mendiant édenté tendant une casquette des Hornets ; Emma me faisant signe de la rejoindre dans une pièce obscure et moi, incapable de bouger un pied pendant qu'el e reculait et reculait jusqu'à se fondre dans le noir.

C'est la sonnerie de mon portable qui m'a réveil ée.

En al ongeant le bras pour l’atteindre, j'ai ressenti une vive douleur au coude.

- Ici Gul et.

On entendait des conversations et des sonneries de téléphone dans le fond.

- Et un de plus ! Ça nous en fait trois.

Mon ventre s'est contracté.

- Découvert par des pêcheurs au fond d'un baril échoué sur la plage, au sud de Fol y Beach. Le secteur étant sous juridiction du comté, c'est nous qui sommes commis. Miz Rousseau est toujours indisposée. Elle a dit de vous mettre sur le coup. Vous voilà donc coroner de facto, jeune dame. À sept heures du matin, la jeune dame en question n’était pas d'attaque pour lancer une réplique percutante. Tout en cherchant à tâtons de quoi écrire, el e s'est donc contentée de demander au shérif qu'il lui explique le chemin.

- Non. Rendez-vous à la morgue dans une demi heure. Je n'ai pas envie de poireauter si vous vous perdez.

J'ai réagi aigrement, tout en comprenant qu'il avait probablement raison.

- A quoi rime tant de presse ?

-Ç'est bientôt marée montante.

Jean, T-shirt, queue-de-cheval et rimmel. En deux temps trois mouvements, j'étais au rez-de-chaussée.

Peter était déjà parti. Pour une nouvel e journée de torture à calculer des taux actuariels, je suppose. Dans la cuisine, Boyd et Birdie se jaugeaient du regard de part et d'autre d'un bol renversé d'où s'écoulait un reste de céréales. Le chat s'est enfui à ma vue. Le chien s'est assis, du lait sur les babines.

- Tu es pris la patte dans le sac, chow-chow.

J'ai déposé le bol dans l'évier. M'étant versé un café, j'ai examiné mon bras.

Mon bleu serait certainement spectaculaire et passerait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

En me voyant décrocher sa laisse, Boyd a été pris de frénésie. J'ai couru avec lui jusqu'au trottoir. Le jardin était couvert de palmes arrachées et d'autres débris.

Après avoir arrosé l'abri à poubel es, le pied de la boîte aux lettres et une branche tombée, Boyd a voulu s'engager sur la route. J'ai dû tirer fort pour le ramener à la maison. Il faisait danser ses sourcils avec l'air de me demander si je n'étais pas devenue folle.

- Ç'est pour te punir du bazar, avec les corn flakes !

À ces mots, ses sourcils se sont agités de plus bel e.

Un gâteau au muesli dans le ventre, je suis partie pour le CHU. Le shérif m'attendait devant la porte de la morgue.

Il a pris la bretel e qui franchit l’Ashley et relie James Island au continent et a mis cap au sud. Très vite, des panneaux ont indiqué Fol y Beach. Gul et m'a mise au courant dé la situation tout en conduisant. Des pêcheurs; un baril; un corps.

Pas grand-chose de neuf depuis son coup de téléphone.

J'ai voulu savoir pourquoi le coroner avait requis ma présence. Il a répondu que le corps ne serait sûrement pas beau à voir.

De l'autre côté de la fenêtre, le paysage défilait - rnaisons, arbres et poteaux électriques.

Gul et n'a pas entamé d'autre conversation. Il lançait des regards furtifs à mon coude.

Et puis merde ! À quoi bon jouer les fiers-à-bras? Si quelqu'un s'était mis en tête de me harceler, autant que le shérif soit prévenu. Qu’il sache qu'on m’avait prise pour cible hier soir et aussi que Peter avait aperçu une voiture suspecte garée devant la maison dimanche matin.

- Vous avez volé dans les plumes de quelqu’un depuis votre arrivée ? a demandé Gul et sans se départir de son ton habituel, dénué de toute expression.

- J'ai envoyé bouler un journaliste du nom de Homer Winborne.

- Il est inoffensif.

- Et Richard Dupree, le promoteur ?

- Lui, c'est un diplomate-né. Je m’étonne que le département d'Etat ne l’ait pas encore recruté.

- Il est inoffensif?

Petite hésitation avant d' acquiescer.

- En général.

Et en particulier ? mais, je n’ai pas insisté.

Quinze minutes après le pont sur l’Ashley, Gul et a tourné dans une petite route qui s’enfonçait dans les marais. Spartinas et joncs dressaient leurs tiges vers un ciel d’un bleu sans nuage. La terre, entre les touffes, scintil ait d’une couleur ambrée. J’ai baissé ma vitre.

Une odeur ardente de vie primitive en décomposition a frappé mes narines, mélange d’huîtres, de crabes appelants et de mil ions d’invertébrés plus anciens que le temps.

Ragail ardie, j'ai ouvert les vannes de la communication.

- Vous savez que la Caroline du Sud a plus de marécages qu'aucun des autres qui bordent l'Atlantique ?

Gullet m’a jeté un regard en coin.

- les gars du labo ont fini d'analyser le portefeuil e de Pinckney.

- Des choses intéressantes, en plus du permis de conduire ?

- Pas vraiment. Des coupons pour repas gratuits, une carte de réduction pour une épicerie, un bil et de loterie, soixante-quatre dol ars et un préservatif de tail e XL.

- Un optimiste, ce Pinckney !

- Sur bien des Points'

J'ai passé le reste du voyage à admirer les aigrettes dont on apercevait les corps blancs et les pattes grêles au-dessus de l'eau noires, entre les ondulations des hautes herbes.

Quand Gul et a coupé le moteur, je n'avais qu'une idée très vague de l’endroit où nous nous trouvions

Devant nous, deux huttes se dressaient à l'ombre d'un massif de houx monumental.

Derrière, on devinait un ponton qui s'avançait dans l’eau, mais je n'aurais su dire si cette eau était cel e de la rivière Stono ou cel e de L’Atlantique plongeant un tentacule dans cette partie de L’estuaire. Deux véhicules étaient stationnés. Une voiture de police, son gyrophare al umé et sa radio grésil ante, et une camionnette noire. Au moment où je me suis extirpée de l’Explorer du shérif, des merles à

ailes bleues se sont envolés dans un tohu-bohu de cris rauques. Un gars en uniforme est descendu de la voiture de patrouil e pour venir saluer Gul et. À

son nez de faucon et à ses traits tail és à la serpe, j'ai reconnu L’agent H

Tybee.

- Shérif... M'dame. (Main au chapeau par deux fois.) La victime a été découverte par un monsieur dénommé Oswald Moultrie quand il est venu vérifier ses nasses, ce matin. Il habite là-bas. (Mouvement du menton en direction de la première hutte.)

Il a cru qu'il était tombé sur le trésor de Barbe Noire ? a demandé Gul et, les yeux rivés sur le ponton derrière Tybee.

- Je ne connais pas la réponse à cette question, a répliqué l'agent, manifestement peu porté à rigoler. Nous avons délimité le lieu suivant vos instructions et tout laissé en l'état.

- Vous lui avez fait signer une déclaration ?

- Oui, monsieur.

- L’autre hutte est habitée ?

- Cel e avec l'auvent rouge appartient à son frère, Leland Moultrie. Deux hommes étaient assis devant cette hutte et fumaient. Copie conforme l'un de L’autre: noirs, maigres et portant des lunettes en plastique de couleur grise. A tout prendre, les frères Moultrie.

Gul et s’est dirigé vers la jetée. Je lui ai emboîté le pas. Le bras d’eau était étroit.

Tel ement, même, qu’à certains endroits, deux bateaux n’auraient pu se croiser. La mer était basse, et ce ponton branlant, juché sur ses poteaux maigrelets, enfoncés dans la vase, avait quelque chose des aigrettes aperçues en chemin.

Lee Ann Mil er et un autre agent du shérif y avaient pris position, du côté rivage. Nous les avons rejoints.

Echange de salutations. L’agent, qui s'appelait Zamzow, n’avait pas l’air dans son assiette.

Les laissant à leurs spéculations sur le pourquoi du comment le baril avait pu remonter le bras de mer jusqu’ici, j’ai escaladé le ponton. Un relent âcre et rance perçait sous l’odeur de végétation saline en décomposition. Bloquant mes oreil es aux suggestions des uns et des autres sur les moyens de hisser ce baril sur le rivage, je me suis concentrée. Ce ponton était pourvu en contrebas d'une plateforme utilisée pour écail er et vider les poissons. Pour l’heure, el e servait de plateau-repas aux mouches. Deux nasses rouil ées étaient posées sur un côté; sur l'autre, il y avait une hache à long manche appuyée contre le montant de bois.

J’ai regardé en bas.

L'eau était d'un vert presque noir, la boue noire et visqueuse. Des crabes minuscules couraient en biais dans tous les sens', brandissant leurs pinces comme des gladiateurs leurs boucliers. Çà et là, on remarquait des empreintes à trois pointes laissées par des oiseaux.

Le baril gisait plus loin, à demi submergé, tel e une épave poussée par l’orage. Des traces de bottes y menaient et en repartaient. Tout autour, la boue piétinée révélait les efforts des Moultrie pour remonter leur prise jusque sur le rivage.

Une chaîne entourait le baril. Certains anneaux semblaient corrodés, d'autres encore solides. Le baril, comme la chaîne, portait la trace de coups. Le couvercle, posé à l’envers sur la boue, présentait une profonde rainure sur tout son pourtour.

À l'intérieur du baril,’ un crâne chauve et un visage d'une pâleur d'autant plus atroce qu'il trempait dans une eau marronnasse, gorgée de boue. J'étais prête. Je suis al ée retrouver les autres.

- À première vus, il s'agit d'un baril de pétrole.

- Rouil é comme un clou de cercueil, a dit Lee Ann Mil er. Les sigles ou les lettres sont effacés depuis un bon bout de temps probablement.

- Le baril est vieux, mais pas la chaîne. Faites des gros plans et mettez la hache sous scel és. Ils ont dû tail ader les anneaux avec le côté tranchant de la lame et faire sauter ensuite le couvercle en se servant du côté émoussé.

- Leland prétend qu'il a sauté tout seul’, est intervenu Zamzow.

- C’est possible.

Comment vous voulez qu'on sorte le corps ? a demandé Lee Ann Mil er. On appelle tout le monde à la rescousse ? Ça serait mieux, non ?

- Absolument. Il y a peut-être autre chose à l'intérieur.

- Dès que j'ai entendu le mot baril, j'ai décidé de prendre le fourgon qui pue et un hectare de plastique. Ce n’est pas la première fois que je me retrouve à transporter des bébés de ce genre

Elle m'a gratifiée d'un de ses sourires d'un kilomètre de large.

- Approchez le véhicule, a ordonné le shérif.

Zanzow s'est immédiatement exécuté. S'adressant à Mil er, Gul et a demandé si el e avait pensé à se munir de chaînes.

- J'ai des cordes.

- Des cuissardes ?

Elle a acquiescé d'un hochement de la tête peu enthousiaste.

- eh bien on va passer des cordes autour de ce baril et tirer des lignes pour le hisser jusqu'au bord.

Après, on le transportera avec le diable.

Lee Ann a jeté un coup d'oeil à la vase.

- Ça doit grouil er de serpents, là-dedans.

- Doit y avoir des mocassins d'eau et peut-être aussi un ou deux crotales, a laissé tomber Gul et sans la moindre compassion.

Elle est partie vers le fourgon et en est revenue, chargée d’une paire de cuissardes en caoutchouc et de deux rouleaux de corde en polypropylène jaune. Ayant déposé le tout à nos pieds. el e s'est lancée dans une séance de photos.

Tybee a déplacé la voiture de patrouil e, guidé par Zamzow. Puis celui-ci a attaché deux cordes au pare-chocs et les a tirées jusqu'au bout du ponton. Tybee est resté au volant.

Mil er et Zamzow sont venus nous rejoindre, le shérif et moi. Personne ne manifestait le désir de chausser les cuissardes.

- La nana que je suis n'a rien d'une ondine, a déclaré Lee Ann.

- Moi, je nage pas ! a décrété Zamzow, le teint aussi vert qu'un paysage de Monet.

Piqués sur leurs chaises de jardin, les frères Moultrie nous observaient. La chaleur montait. La marée n'al ait pas tarder à s'y mettre aussi. Derrière nous, les mouches faisaient la java au-dessus des entrail es de poisson desséchées.

Je me suis emparée des cuissardes. Mes sneakers retirés, j'ai enfoncé les pieds tout au fond des jambes et remonté les bretel es sur mes épaules. M'étant al ongée à plat ventre sur le ponton, j'ai pris une grande inspiration avant de me laisser tomber dans la vase. Lee Ann Mil er m'a lancé des gants. Je les ai fourrés sous mon bras.

La boue était glissante mais ferme. J'ai atteint le baril sans encombre, à petits pas précautionneux, effarouchant les crabes sur mon chemin. De près, la puanteur était intenable, j'avais le coeur au bord des lèvres. J’ai pris soin d'enfiler les gants avant d'attraper le couvercle pour le repositionner sur le baril. L'ayant solidement enfoncé en tapant dessus avec une pierre, j’ai retiré mes gants et signalé qu'on m'envoie une ligne Zamzow m'a lancé une première longueur de la corde. J'ai confectionné un noeud coulant et l’ai fait passer autour de la partie émergée du baril.

Puis j'ai roulé la corde sur une longueur d'environ quarante-cinq centimètres et j'ai tiré fort, pour bien serrer le noeud.

M'agrippant au baril, j'ai avancé de quelques pas pour al er me placer derrière. Sous mes doigts. La rouil e s'effritait et tombait dans la boue. Arrivée à la limite de l’eau, j'ai balayé des yeux le paysage alentour. A priori, pas de serpent roulé en boule prêt à jail ir.

Une profonde inspiration, et je suis repartie

La pente était plus raide que prévu. Un pas de plus, j'avais déjà de l’eau jusqu'au tibia; un autre encore, et j'en avais au-dessus des genoux. Non sans déraper plusieurs fois, j'ai réussi à gagner l'arrière du baril. Je baignais maintenant jusqu'à la tail e dans une eau triste et noire. Sur un signe de ma part, Zamzow m'a lancé une seconde ligne. J'ai fait un noeud coulant au bout et l’ai posée sur le baril. Ayant rempli mes poumons à fond, je me suis accroupie et j'ai enfoui la tête dans l’eau. Sensation de froid quand l’eau a recouvert mon visage.

Les paupières serrées, j'ai tenté de faire passer le noeud coulant autour de la partie submergée du baril.

Las, la corde m'échappait. J'ai dû sortir la tête de l'eau plusieurs fois pour remplir d'air mes poumons.

Accroupie dans l’eau, je creusais la boue pour faire passer la corde sous le baril, mais mon coude endolori me gênait dans mes efforts. Je refaisais surface pour la quatrième fois quand Gul et a hurlé:

- Stop !

J'ai relevé la tête vers lui, ma frange dégoulinant d'eau plaquée sur mes yeux. Le shérif fixait la rive derrière moi.

- Qu’est-ce qu'il y a ? ai-je demandé entre deux halètements.

- Ne bougez pas !

Il avait prononcé son ordre sans élever le ton et sans la moindre expression.

Au lieu de lui obéir, je me suis retournée.

Mon coeur s'est arrêté de battre.

19.

Un al igator ! À deux mètres de moi sur le rivage.

Au mieux, à deux mètres vingt. Les écail es couvertes de boue, la gorge blanc-jaune, la mâchoire remplie de dents pointues.

Et pointée sur moi !

Sous mes yeux ahuris, l'animal s'est laissé glisser dans l'eau et a disparu sous la surface.

Tirant de toutes mes forces sur mes membres, j'ai foncé vers le ponton, le coeur battant à tout rompre.

Gul et a sauté dans l'eau et dérapé dans la vase. Se rattrapant au baril, il a tendu la main vers moi. Je l'ai harponnée de mes doigts pleins d'argile pour me hisser hors de l'eau. Douleur atroce au coude. Ma main glissante a échappé à la poigne de Gul et.

Sous l'effet de l'adrénaline, j'ai refait surface à la vitesse d'une fusée.

Lançant une épaule en avant, j'ai roulé sur moi-même à tâtons dans l'eau noire.

Où était le baril ?

Et l’al igator, nom de Dieu ?

Mue par le désespoir, j'ai fait un bond de grenouil e, trouvé le fond avec mes mains, ancré mes deux pieds dans la vase et sorti la tête hors de l'eau. Gul et a sifflé, me désignant une corde lancée dans l'eau.

- Hisse ton cul, cocotte ! hurlait Lee Ann Mil er. Hisse ton cul !

À côté d'el e, un des frères Moultrie brandissait un objet, les yeux rivés sur un point dans mon dos.

Zamzow aussi fixait quelque chose à gauche derrière moi.

Mes cuissardes remplies d'eau m'empêchaient d'avancer, transformaient en réalité mes cauchemars de la nuit précédente. Bandant mes muscles, j'ai pataugé vers la corde, comprenant que c'était le crocodile qui était derrière moi. Mais était-il vraiment là, car c'est sur ma gauche qu'a soudain jail i un geyser d'éclaboussures. Dans un instant, des crocs al aient se refermer sur moi.

- Tire ! a hurlé Lee Ann.

J'avais atteint la corde. Je m'y suis accrochée, un genou dans la vase, et j'ai entrepris de me hisser. Bientôt les mains de Gul et m'ont attrapée et, sous mes pieds, j'ai senti la terre ferme.

Flageolant sur mes jambes, je suis restée un moment pliée en deux. De l'eau sale s'échappait de mes cuissardes.

Relevant les yeux, j'ai aperçu Lee Ann, le visage rayonnant, les deux pouces levés en l’air.

- Je ne savais pas que les al igators aimaient l'eau salée, ai-je lâché entre deux halètements.

- Çui-là, c'est pas un pinail eur, a expliqué l'un des Moultrie. Il a choisi un cou de poulet dans son seau d'amorces et l'a lancé dans la rivière en amont. Des V renversés ont ondulé vers le bord. L'animal avait piqué

sur la

proie.

Nous avons attendu une vingtaine de minutes sur le ponton en buvant du café et en regardant l'al igator faire le guet, enfoui dans la vase dix mètres plus haut, ne laissant apparaître que le bout de sa gueule et la crête de ses vertèbres. Difficile de savoir s'il somnolait ou s'il nous tenait à l'aeil, prêt à

défendre son dîner.

- La mer ne descendra pas plus bas, a déclaré Gul et en secouant par terre le marc au fond de sa tasse. Quelqu'un a envie de défier Ramon au catch ?

Car tel était le nom de cet animal, dont Oswald Moultrie nous avait dit aussi qu'il avait ses habitudes dans cette crique.

- Moi, tant qu'à faire. Vu que je suis déjà trempée...

Trempée, c'était peu dire. Il n'y avait pas un seul centimètre de mon corps qui ne soit couvert de boue.

- Si c'est pour nous prouver que vous n'avez pas peur des crocodiles, vous nous avez déjà convaincus ! a dit Lee Ann.

- Je n'en ai pas peur, en effet.

Ce qui était en gros la vérité. Si j'ai peur de quelque chose, c'est des serpents. Une peur panique, mais je n'en ai pas soufflé mot.

- J'ai de quoi rigoler ! s'est exclamé Zamzow. S'il se pointe vers nous, je lui loge une bal e dans le cerveau.

Et de brandir le fusil de chasse Remington qu'il venait de sortir du coffre de la voiture de police.

- À quoi bon le tuer ? Une bal e sur sa route, et il fera demi-tour, a fait observer le shérif.

Lee Ann ramassait les tasses. Je lui ai remis la mienne en lui demandant de dire aux Moultrie de sortir les boissons, puis je me suis laissé glisser à bas du ponton de la même façon que précédemment.

Pataugeant dans la boue, j'ai contourné le baril de

manière à me placer face au rivage.

Gul et avait raison. La mer remontait. L'eau arrivait maintenant presque au ras du couvercle.

Ce coup-ci, nous étions convenus d'un plan: une fois la corde passée sous le baril, je guiderais la remontée en le tenant par le haut pendant que Gul et et Zamzow le hisseraient à l'aide de deux lignes auxiliaires attachées au fond. Ce plan a fini par marcher, non sans quelques déboires.

J'ai dû m'y reprendre à trois fois pour arriver à glisser la seconde corde autour du baril.

Soufflant et dégoulinant, j'ai serré à mort les deux noeuds coulants et vérifié qu'ils tenaient bien. Apparemment, tout était solidement arrimé.

J'ai fait signe à Gul et, qui a fait signe à Mil er, qui a fait signe à Tybee, qui a lancé le moteur de la voiture de police.

Les cordes se sont tendues lentement. Le baril a bougé, puis a basculé en arrière et a repris sa place.

Gul et a agité la main. Lee Ann a crié. Le moteur a vrombi encore. Retenant ma respiration, je me suis accroupie dans l'eau dans la position du joueur de base-ball qui se prépare à bloquer la bal e et j'ai poussé des deux épaules sur le fond du baril. Sans résultat.

J'ai poussé encore, les poumons en feu.

Enfin, j'ai senti un mouvement. Je me suis redressée dans un bruit de succion et de raclage. Le baril émergeait de l'eau et remontait la pente couverte de boue.

Gul et m'a rejointe et nous avons continué à pousser pendant que Zanvow guidait la manoeuvre. Le baril s'élevait peu à peu, les flancs ruisselant d'une eau dégoûtante qui se déversait par les fissures.

Une éternité plus tard, il était au sec, plus haut que la limite de l’eau à marée haute. Restait à le hisser jusqu’en haut de la berge, où Lee Ann nous attendait à côté d’une civière, son-appareil photo-autour du cou. Ça n’a pas été une mince affaire non plus.

Sans un mot, Leland Moultrie m'a désigné un robinet extérieur près de sa maison. Je m'y suis dirigée, portée par un sentiment de gratitude. Ayant retiré les

cuissardes, je me suis penchée et j'ai fait couler de l’eau sur mes cheveux et mon visage. Son frère Oswald est ressorti de sa cabane, une serviette à la main. Je l'aurais embrassé.

Lee Ann prenait toujours des photos quand je suis revenu de mon décrassage. Du liquide continuait à s’écouler du baril. Qui était a l'intérieur ?

Quelqu'un qui était mort depuis des dizaines d'années ? Depuis deux ou trois ans?

Depuis une lune à peine ? Le corps était-il boursouflé et décoloré par son séjour dans l'eau de mer? Les chairs rongées par les prédateurs à carapace ou à nageoire qui avaient réussi à s'introduire dans le baril par une fissure du métal?

Au cas où l'autopsie serait impossible, Emma me demanderait-el e d'analyser aussi ces os ?

Quel était l'âge du capitaine et pourquoi la reine s’efforçait-el e de porter dès bibis affreux ?

Soudain une idée m'a traversé l'esprit: et si corps enfermé dans le baril était celui d'un des disparus que recherchait Cruikshank ?

Helen Flynn ? Non, c'était trop abominable !

Du haut d'un perchoir invisible, un animal a lancé un cri. Son appel m’a ramenée à l'instant présent.

Lee Ann poussait un diable en direction du baril. Le tenant incliné, Gul et a donné un grand coup de façon à faire glisser les poignées du diable sous le baril. Lee Ann est repartie vers le fourgon du coroner avec sa cargaison sous les regards attentifs de Tybee et de Zamzow.

Et voilà ! Mon travail était achevé. À Lee Ann et aux agents du shérif de charger le fourgon.

Propres comme des sous neufs, les agents !

Appuyée contre la voiture de Tybee, j'ai lacé mes sneakers et je suis al ée prendre mon sac dans l'Explorer de Gul et. Me coiffer, à présent. Le rétroviseur m'a renvoyé mon image. Mauvaise idée que d'avoir mis du rimmel, ce matin.

Laissant Tybee et Zamzow sur place pour filmer une vidéo des lieux et poursuivre l'interrogatoire des Moultrie, Gul et a pris le chemin du retour derrière le fourgon de la morgue, non sans avoir étalé soigneusement un grand plastique sur les sièges avant de son Explorer.

À la morgue, Lee Ann s'est occupée du déchargement pendant que je prenais une douche et enfilais une tenue de chirurgien. Un quart d'heure plus tard, je la rejoignais dans le sas d'entrée, près du portail en fer.

- Où est Gul et ?

- Il a été appelé.

- Par son couturier ?

- Peut-être bien, a répondu Lee Ann en riant, mais je le soupçonne plutôt d'être en train de reluquer son petit quatre-quatre chéri sous toutes les coutures. Cela dit, ce n'est pas parce qu'il soigne son apparence qu'il n’a pas de jugeote. Il demande que vous le teniez au courant des résultats de l'analyse.

- Vous avez appelé Emma ?

Lee Ann a hoché la tête.

- Elle a dit de l'ouvrir. Ce boulot me revient de droit. On saura alors qui, de vous ou des pathologistes,remporte le cigare.

- Vous al ez rester ?

-J e ne raterais pas le spectacle pour tout l'or du monde. Ayant attribué au cas le numéro CCC-2006020299, el e a préparé une étiquette que j'ai tenu sur le baril puis sur la chaîne pendant qu’el e les prenait en photo.

- La chaîne est en bon état, a-t-el e fait remarquer, l'oeil vissé à l'appareil, mais le baril, alors, ce n'est plus qu'un paquet de rouil e.

- Ce n'est peut-être pas le même métal.

- Ou bien on a utilisé une chaîne neuve pour entourer un vieux baril. Le temps d'achever la séance de photos, une mare de magma nauséabonde s'était formée sur le sol en ciment. Nous avons inspecté l'extérieur du baril. Comme on pouvait s'y attendre, tous sigles et inscriptions en avaient disparu.

- Iil doit y avoir un bon nombre de sociétés qui fabriquent des barils de deux cents litres.

- Des douzaines, a renchéri Lee Ann.

Ayant pris quelques polaroids supplémentaires à toutes fins utiles, el e est partie pour revenir un instant plus tard, munie d'un pied-de-biche et d'une tronçonneuse.

- Alors, cocotte, comment vous voulez que je m'y prenne ?

- Tant qu'à faire, frappez un bon coup !

- Les coups, ça me connaît. J'ai travail é pour Tex Avery. Et d'enfiler de longs gants en cuir avant de s'emparer d'une pincemonseigneur. Elle a coincé le bord du couvercle entre les mâchoires de son instrument et tenté de faire levier. Sans résultat.

- Vous l'avez sacrément enfoncé. Ça fait ventouse.

- C'est vrai que je n'y suis pas al ée de main morte.

Ayant réussi à soulever le bord sur une partie, el e a introduit le pied-debiche dans l’ouverture et appuyé de toutes ses forces sur le manche. La moitié du couvercle a sauté d'un coup dans une cascade d'éclats de rouil e. Elle a ensuite faufilé ses doigts à l’intérieur et poussé à différents endroits du pourtour. Puis el e a saisi le bord et tiré en l'air violemment. Le disque de métal s'est retrouvé entre ses mains.

Une odeur d'humidité et de renfermé s'est échappée du baril, odeur d'algue en décomposition, d'eau salée éventée et de mort. Le couvercle déposé par terre, Mil er s'est emparée d’une lampe torche. Nous avons plongé les yeux à l'intérieur.

La forme, d'un blanc cireux, était humaine tout en ne l'étant pas, imitation grotesque d'un être humain assis sur les talons, la tête entre les jambes.

- Celui-là, c'est pas dit qu'il soit de votre rayon, a dit Lee Ann, les narines pincées.

Je n'en étais pas aussi sûre. En situation d'humidité, il arrive souvent que l’hydrogénation et l’hydrolyse des graisses du corps produisent une substance graisseuse d'aspect souvent cireux, connue sous le nom d’adipocire ou cire des tombes.

Une fois formée, cette matière qui contient des acides gras et du glycérol peut perdurer longtemps sous forme d'emplâtre et maintenir ensemble les tissus adipeux, l’enveloppe corporel e et les traits de la face alors que la décomposition s'est poursuivie à l’intérieur et que les organes ne sont plus que de la soupe. Je suis tombée plusieurs fois sur ce cas.

- Le corps a été introduit par les pieds et ensuite tassé, a dit Lee Ann.

- Ou bien on a forcé la victime à entrer dans ce baril et à s'accroupir.

- En tout cas, el e est nue.

- Et petite, on dirait.

J'avais parlé tout haut, sans même m'en rendre compte, emportée comme toujours dans un tourbil on de tristesse et de colère.

- Une femme ? a demandé Lee Ann, el e aussi prise au piège des émotions.

- Je préfère ne pas m'avancer pour l’instant.

Mais je connaissais déjà la réponse pour avoir vu dans ma vie tant de femmes tabassées, épouses, étudiantes, bel es-fil es, serveuses ou prostituées. La victime était du type “petit modèle”, celui qui reçoit les coups. Transformant ma colère en source d'énergie, j'ai désigné le sable.

- Il y en a des kilos. Ajoutés pour alourdir le baril, probablement.

- Z'auraient mieux fait de mettre des pierres, a dit Lee Ann. Un coup d'hélice, un début d'érosion, et le sable s'échappe par les trous. Résultat, le baril remonte du fond et se met à flotter.

- On sort la victime sur la table ?

Nous avons abaissé le chariot avec des gestes soigneux, le tenant bien paral èle au sol, comme si nous craignions de bousculer son occupante. Précaution inutile.

Elle n'en était plus à ça près.

Ayant chaussé des lunettes de protection, Lee Ann a branché sa scie et découpé le baril dans le sens de la longueur, sans oublier le fond. Et nous avons retiré la partie supérieure.

La victime était sur le dos, tassée au fond du baril, la tête baissée entre ses jambes repliées. L'adipocire présentait des marques d'abrasion là où les genoux et les tibias avaient frotté contre la paroi.

Pendant que je m'étais changée, Lee Ann avait aussi étalé un drap en plastique sur un second chariot.

Ayant retiré ses lunettes et ses gants en cuir, el e l’a roulé près du baril. Nous en avons retiré. le plateau amovible et l'avons posé par terre. Les mains protégées par des gants chirurgicaux, nous nous sommes préparées à déplacer la victime. J'ai pris la tête, Lee Ann les fesses.

- Prête ? m'a-t-elle demandé d'une voix tendue.

J'ai hoché la tête.

J'ai soulevé de deux centimètres, juste pour voir si les chairs ne se délitaient pas.

- C'est bon.

Un centimètre après l’autre, nous avons dégagé le corps en tirant très délicatement quand ça coinçait. Le baril a libéré lentement sa prisonnière. Nous l’avons tenue en l’air un moment pour que le liquide fétide s'égoutte ; puis, à mon ordre, nous avons fait en même temps un pas sur le côté et déposé le corps sur le plateau amovible. Ensuite, nous avons replacé le plateau sur le chariot.

J'ai fait le tour de la victime.

Les chairs étaient abominablement distendues, la peau et les cheveux transformés en bouil ie. Cependant, les parties génitales permettaient d'affirmer qu'il s'agissait bien d'une femme. Evidemment.

Le laps de temps passé dans le baril l’avait figée en position foetale et l’on aurait dit qu'el e se protégeait des indignités qui l’attendaient encore, du fait qu’el e était décédée mort non naturel e. Qu'"el e se protégeait de moi, de Lee Ann, du batail on de gens qui tous ensemble al aient reconstituer l’horreur de ses derniers instants et analyser tous les aspects de la dégradation subie par son corps emprisonné dans l’eau.

D'un côté, j'éprouvais l'envie irrationnel e de couvrir sa nudité, de la protéger de nos silhouettes en tenue de chirurgien, des lumières trop vives, des ampoules qui clignotaient et de nos instruments étincelants ; d'un autre, je savais que ça ne lui serait d'aucune aide. De même que l’inconnu de l'île, de même que l’homme dans l'arbre, cette femme dans le baril devait retrouver son identité.

Je me suis juré de la lui rendre, de découvrir le nom qui la reliait au monde des vivants, de mettre un terme à cet anonymat qui empêchait qu'el e soit pleurée par ses proches et que soient reconnues les tortures qu'el e avait subies.

Je l'ai fait rouler sur le dos, aidée de Lee Ann, pour que cel e-ci puisse la photographier.

Ensuite, nous avons tenté, par de légères pressions, de redresser ses membres recroquevil és.

- Cette pauvre fil e ! a soupiré Lee Ann. On dirait un contorsionniste coulé dans du béton. Si on veut arriver à un résultat, va fal oir y al er plus fort. Nous avons augmenté notre pression. Les bras ont cédé, l'un après l'autre, et nous avons pu les al onger de part et d'autre du corps. Aux jambes, à présent. Lee Ann a appuyé sur le genou droit pendant que je tirais sur la chevil e. La rigidité a fini par céder.

Au moment où la jambe s'est al ongée, pfuit ! :une petite boule a roulé du ventre de la victime jusqu'à sa hanche.

- Nom de Dieu, qu'est-ce que c'est que ça ? s'est écriée Lee Ann, exprimant tout haut ma pensée.

20.

-Abaissons l’autre jambe !

Sur mes indications -Lee Ann se chargeant du genou, moi de la chevil e -, nous avons réussi à la déplier, el e aussi, grâce à une bonne coordination entre nous.

Le ventre était un gouffre rempli d'une gelée pourrie d'où s'élevait une puanteur qui aurait vidé des vil ages entiers de leur population. Respirant avec la bouche, j'ai fait le tour de la

Table pour venir voir cette petite boule de plus près.

Sous cette même cire graisseuse qui enduisait les chairs de la femme, on reconnaissait des poils bruns et soyeux.

Des fils ? Des cheveux ?

J'ai fait rouler la boule du doigt. Elle était à la fois ferme et mol e, comme un fruit trop mûr.

Ou de la chair.

Subitement, j'ai compris.

C'était de la fourure !

Sous le regard attentif de Lee Ann, j'ai creusé dans la cire. Est apparue une patte décharnée. Puis une autre.

Les yeux ronds, Lee Ann a entrepris de dégager les pattes arrière sans proférer un son.

En joignant nos efforts, nous avons extrait un animal roulé en boule de cette marinade en décomposition. Corps boursouflé, pelage râpé.

- Fido, Felix, Flopsy ? a demandé ma compagne.

L'espèce était impossible à reconnaître.

En tout cas, ce n'est pas un lapin. Il a la gueule plate et les pattes avant et arrière de la même longueur.

J'ai sondé plus bas et découvert une longue queue mince.

- Voyons les dents.

Lee Ann a ouvert les mâchoires pendant que je tenais la tête. Un chat !

Je me suis représenté le mien, Birdie. Cette femme avait été jetée dans un baril avec son animal de compagnie, comme de vulgaires déchets. Je me suis retenue pour ne pas abattre mon poing sur l’acier inoxydable. Concentre-toi, Brennan. C'est la seule façon de mener à bien l'enquête. J'ai rouvert les yeux.

- Il ne reste plus qu'à découvrir son nom !

Lee Ann a poussé le chariot jusqu'à une sal e d’autopsie. En premier lieu, j'ai examiné les doigts de la victime dans l’espoir de récupérer ses empreintes, ne serait-ce que partiel ement. De son côté, Lee Ann s'est occupée de trouver un technicien pour faire des radios. Le temps qu'il vienne à bout de sa tâche, nous avons rempli les formulaires.

Sans échanger un mot.

Les radios livrées, Lee Ann les a réparties sur les boîtes lumineuses puis, aidée du technicien, el e a transféré le corps sur la table d'autopsie pendant que je me déplaçais le long du négatoscope pour examiner les images gris et blanc des entrail es de cette femme.

Le cerveau et les organes n'étaient plus que de la bouil ie. Les yeux ne portaient plus trace de liquide vitreux. Pour cette victime, l'analyse se réduirait à l'étude du squelette.

Mon terrain de prédilection.

Je me suis concentrée sur les radios des os. À première vue, ni fracture ni anomalie.

Pas d'implants, de plaques ou de vis. Aucun corps étranger, comme une bal e ou un quelconque objet en métal.

- Nous n'aurons pas besoin des lumières de Bernie Grimes. Elle n'a ni dents ni prothèse.

- C'est une femme âgée? a demandé Lee Ann.

- Entre deux âges. Elle ne relève pas de la gériatrie.

J'avais répondu sur un ton distrait, intriguée que j'étais par une petite tache blanche de la tail e et de la forme d'un grain de riz, visible sur les deux dernières radios.

Lee Ann est venue me rejoindre.

- Super, les angles de vue pour le chat, a-t-el e jeté sans se retourner au technicien qui avait pris les radios. Et médail e d'or pour la rapidité, Kyle.

- J'avais peur de ne...

J'ai interrompu le technicien pour désigner la tache,

Elle était située sur le dos du chat, à la base de son cou, bien au milieu.

- Ç'est un corps étranger ? a demandé Lee Ann.

- Bizarre, ça apparaît sur les deux radios.

Je suis retournée au chariot. À l’aide d'un scalpel,j'ai pratiqué une incision dans le cou de l'animal,

Trente secondes de sondage, et un minuscule cylindre est apparu. L'ayant déposé dans le creux de ma main, je l’ai montré à mes deux compagnons.

- Je sens que vous al ez nous dire ce que c’est ! s'est exclamée Lee Ann.

- C'est une puce électronique qui sert à identifier les animaux. C'est en verre biocompatible. À l’intérieur du tube, il y a une bobine et un circuit miniature. Ça s'implante sous la peau, entre les omoplates, à l’aide d'une seringue hypodermique.

- Et ce sont les Contrôleurs de Matrix qui s'en chargent ?

- Les vétérinaires. L’opération prend moins d’une minute. Mon chat en a un, il ne le sait même pas.

- Et ça marche comment ? s'est enquise Lee Ann sur un ton dubitatif.

- La puce contient un numéro d'identification pré-programmé lisible par un scanner. Le scanner envoie un signal radio de basse fréquence à la bobine et cel e-ci renvoie le numéro d'identification. Ce numéro est dirigé ensuite sur un fichier central où sont conservées toutes les informations relatives au propriétaire de l'animal.

- Comme ça, si jamais Sac à poils prend la poudre d'escampette, vous pourrez le récupérer.

- A condition qu’il ait la chance d’être ramassé par quelqu'un qui l’aura fait scanner.

- C'est quand même un comble que ce soit plus facile d'identifier un chat qu’un être humain ! Et el e marche combien de temps, cette puce ?

- En théorie, soixante-quinze ans.

- Où est-ce qu'on trouve des scanners capables de lire ces machins-là ?

- Chez les vétérinaires, les fourrières, les associations de défense des animaux. C'est assez courant.

- Autrement dit, nous avons peut-être là le fameux pistolet fumant du salaud qui a fait le coup.

- Pas vraiment. Mais on peut identifier la victime, oui.

Mil er m'a présenté un sachet en le tenant ouvert.

J'y ai fait glisser le tube. Puis el e a demandé à Kyle de se mettre en chasse d'un vétérinaire capable de scanner la puce.

Le technicien sorti, nous avons entrepris l'examen de la dame.

- Vous croyez que c'est une Blanche ? a demandé Lee Ann en regardant ce qui restait du visage.

- D'après les radios, le crâne et l’architecture faciale sont plutôt caucasiens.

- Sur quoi vous basez-vous pour dire qu'el e est d'âge moyen ?

- L'arthrite qui est peu développée, les spicules osseux à l’endroit où les côtes s'attachent au sternum... Vous croyez que vous arriverez à retirer les symphyses pubiennes ?

- Sous votre direction, sûrement !

Elle est partie chercher une scie de butée.

J'ai placé un appuie-tête en caoutchouc sous le cou de la femme. Ce qui restait de sa face ne permettait guère d'imaginer les traits qu'el e avait eus de son vivant. Elle n'avait plus de paupières et ses orbites étaient remplies de cette substance cireuse qui adhérait à ses os. Elle n'avait pas non plus de cils, de sourcils ou de cheveux.

Lee Ann est revenue. Elle a retiré les symphyses pubiennes pendant que je prenais des photos et les a mises à tremper dans le bac. J'en étais à faire un dernier gros plan du visage quand un détail a attiré mon attention. Ayant posé mon appareil, je me suis penchée sur le cou de la victime. Une cannelure d'environ quatre mil imètres creusait la chair friable, un sil on étroit qui ne faisait pas la moitié de mon petit doigt. Trace post mortem ? Laissée par un objet en contact avec le cou à l’intérieur du baril ? Due à des prédateurs marins ?

Munie d'une loupe, j'ai passé le doigt sur ce creux.

Les bords en étaient nets et précis. Impossible que ce sil on soit le résultat de grignotements.

J'ai entendu la porte s’ouvrir et se refermer, puis des pas s'approcher et Lee Ann dire quelque chose. Entièrement absorbée par mon examen, je n'ai pas relevé les yeux. Je scrutais le trajet de ce sil on, ainsi que l’état des chairs audessus et en dessous. Le creux faisait une ligne horizontale qui al ait en s'agrandissant sur la gauche du cou et perdait de sa régularité. Les tissus voisins présentaient des abrasions.

- Qu'est-ce qui vous intrigue comme ça ?