Ça ne rate jamais. Il suffit que vous soyez sur le point de mettre la touche finale à votre grand succès de la saison pour que quelqu'un vienne foutre la pagail e dans toute l’opération.
D'accord, j'exagère, mais pas tant que ça. En tout cas, c'est exactement ce qui s'est passé ce jour-là, lorsque mes stagiaires en archéologie ont fait inopinément une découverte dont les conséquences al aient être nettement plus troublantes que la mise au jour d'un foyer ou d'un fragment de poterie à quelques minutes de la fermeture d'un chantier de fouil es. Nous étions le 18 mai, l'avant-veil e de la fin du stage que je dirigeais à Dewees, l'une des îles de l’archipel au nord de Charleston, en Caroline du Sud. J'avais vingt étudiants sous ma houlette.
Et un journaliste sur le dos.
Qui plus est, doté d'un QI de plancton !
- Seize corps ? s'est-il exclamé en sortant son carnet à spirale. Les victimes ont été identifiées ?
Visiblement, son cerveau de sous-développé lui présentait des images tirées d'une saga type serial kil er.
- Il s'agit de tombes préhistoriques, ai-je rétorqué.
Il a levé les yeux au ciel, deux fentes étroites entre des paupières gonflées.
- Putain, des Indiens antiques !
- Des Indiens d'Amérique !
- Ils m'ont envoyé couvrir des macchabées indiens !
Zéro pointé en politiquement correct, le journaleux.
- Qui ça « ils » ? ai-je demandé sur un ton glacial.
- Ceux du Moultrie News, le canard d'East Cooper.
Charleston, comme Rhett l’explique à Scarlett dans Autant en emporte le vent, est une vil e marquée par la grâce réconfortante du passé. Y abondent les demeures datant d'avant la guerre de Sécession, les rues pavées et les marchés en plein air. Le coeur de la ville, appelé la Péninsule, est délimité par deux rivières, l'Ashley et la Cooper, en fonction desquel es les habitants de Charleston se définissent: ils sont soit de West Ashley, soit d'East Cooper. Ce quartier-là comprend Mount Plaisant et trois îles : Sul ivan, l'île aux Palmiers et Dewees. Situé sur cette dernière, notre site archéologique entrait dans la chasse gardée du quotidien pour lequel travail ait le Plancton.
- Et vous êtes ?
- Homer Winborne
Avec sa panse d'amateur de fast-food et son ombre portée en forme d'aiguil es de montre arrêtées sur cinq heures, c'était le jumeau de Homer Simpson.
- Comme vous pouvez le voir, nous sommes occupés, monsieur Winborne.
- Ce n'est pas interdit de creuser, ici ?
- Nous avons un permis en règle. Des immeubles d'habitation doivent être construits sur ce terrain prochainement.
- Ben alors, à quoi bon tout ce boulot ?
La sueur dégoulinait sur son front. Il a sorti un mouchoir. J'ai repéré une tique partie à l'assaut de son col.
- Je suis anthropologue à l’université de Caroline du Nord, section de Charlotte. Ce stage d'étudiants est organisé à la demande de l'Etat. Si le premier terme de ma déclaration était strictement conforme à la vérité, le second l'était beaucoup moins. En fait, voilà comment les choses s'étaient passées.
Tous les ans au mois de mai, l’enseignante chargée du cours d'archéologie du Nouveau Monde à l’UNCC organise un stage de fouil es facultatif à l'intention des étudiants. Mais cette année, à la fin du mois de mars, el e a annoncé qu'el e ne pourrait pas s'en occuper car el e avait accepté un poste à Purdue. Ayant passé son hiver à envoyer des CV, le stage lui était complètement sorti de la tête.
La cata ! Pas de prof et pas de chantier non plus !
Ces stages sur site comptent parmi les TD préférés des étudiants en anthropologie et celui-ci, comme toujours, avait fait le plein d'inscriptions. Le départ inattendu de ma col ègue avait plongé le département dans la panique.
Bien qu'à la fac j'enseigne l’anthropologie légale et que dans ma vie professionnel e je travail e sur des morts qui me sont adressés par les coroners et les médecins légistes, il se trouve que j'ai débuté ma carrière sous la casquette d'archéologue. Pour soutenir ma thèse de doctorat, j'ai analysé des mil iers de squelettes préhistoriques exhumés dans le nord de l'Amérique. Le sachant, le président du département m'avait suppliée de prendre la relève, faisant valoir combien les étudiants comptaient sur moi. Et puis ce serait un retour à mes racines. Deux semaines à la plage, un second salaire, ça ne se refusait pas ! Encore un peu et il m'aurait offert une Buick !
À cela, j'avais répondu qu'il ferait mieux de s'adresser à Dan Jaffer, mon confrère en Caroline du Sud, et par ail eurs spécialiste en archéologie bio moléculaire.
En effet, des affaires pouvaient requérir ma présence à Charlotte auprès du bureau du directeur de la Santé, ou bien à Montréal, au Laboratoire de sciences judiciaires, les deux institutions pour lesquel es je travail e régulièrement en tant que consultant.
Ma proposition d'engager Dan Jaffer avait embal é le patron de la chaire d'archéo.
Hélas, el e n'était pas réalisable : Dan Jaffer partait pour l'Iraq. Cependant, quand je l’avais contacté pour lui demander où emmener les étudiants, il m'avait parlé d'un site funéraire voué à la destruction si l’on n'empêchait pas très vite le promoteur d'y déployer ses bul dozers. Cet homme, comme de juste, restait sourd à ses demandes de mener des sondages préliminaires.
J'avais donc contacté les services d'archéologie de Caroline du Sud pour leur demander l'autorisation de creuser quelques tranchées à Dewees. Permission accordée grâce à la recommandation de Dan.
Au grand dam du promoteur.
C'est ainsi que je me retrouvais sur cette île de Dewees avec vingt étudiants en licence.
Et, en ce treizième et avant-avant-dernier jour de stage, en compagnie du Plancton.
Ma patience se délitait comme une corde usée.
Nom ? a demandé Winborne sur le ton qu'il aurait pris pour se renseigner sur une graine de gazon.
J'ai bien fail i le planter là. Je me suis retenue. Mieux valait lui offrir cette menue satisfaction pour éviter qu'il ne s'incruste. Avec un peu de chance, il tomberait raide mort en entendant mon nom.
- Temperance Brennan.
-Temperance ? a-t-il répété, amusé.
- Oui, Homer.
Il a haussé les épaules.
- C’est pas courant.
- On m'appelle Tempe.
- Comme la ville de l’Utah ?
- D'Arizona.
- Exact. De quel groupe d'Indiens s'agit-il ?
- Probablement des Sewees.
- Comment vous avez deviné qu'il y en avait ici ?
- Ç'est un col ègue de l’université de Caroline du Sud, section Columbia, qui me l'a dit.
- Et lui, il a appris ça comment ?
- En remarquant des monticules lors de son repérage des lieux, dès qu'il a entendu parler de ce projet immobilier.
Winborne s'est tu, le temps de gribouil er dans son carnet. Peut-être espérait-il accoucher d'une question intel igente en gagnant du temps. De loin me parvenaient les bavardages des étudiants et les tintements de leurs seaux. Une mouette a crié audessus de ma tête. Une autre lui a répondu.
- Des monticules ?
Avec des questions pareil es, il ne risquait pas d'entrer en lice pour le prix Pulitzer.
- Ces sépultures ont été recouvertes de coquil ages et de sable.
- Quel intérêt à les fouil er ?
Ma coupe était pleine. Il était temps que je déverse sur la tête de ce con mes talents de journaliste kil er.
Comprendre : que je le noie sous le jargon.
- Les pratiques funéraires des populations indigènes de la côte sud-est nous demeurent mal connues. Ce site pourrait corroborer aussi bien que réfuter certaines théories ethno-historiques couramment acceptées selon lesquel es les Sewees appartiendraient au groupe cusabo. A en croire plusieurs sources, les Cusabos avaient pour tradition de dépouil er les cadavres de leur chair et de conserver les os dans des boîtes ou dans des paquets. D'autres sources parlent de corps empilés à la façon d'un échafaudage pour s'assurer que la décomposition sera achevée au moment de les transférer dans des fosses communes.
- Putain, mais c'est dégueulasse !
- Pas plus que de retarder la décomposition du cadavre en le vidant de son sang et en injectant à la place des conservateurs chimiques, des cires et des parfums, puis de le maquil er pour lui donner l’air vivant et de l’enfermer enfin dans un cercueil qu'on placera temporairement dans une chambre froide tenue hermétiquement fermée.
Winborne m'a regardée comme si je parlais sanskrit.
- Quel e horreur ! Et qui fait ça ?
- Nous.
- Ben dites donc ! Et vous avez trouvé quoi, ici ?
- Des ossements.
- Des os et rien que ça ?
À présent, la tique remontait le long de son cou. Le prévenir ? Non, qu'il ail e se faire foutre ! Il était trop exaspérant.
Je lui ai débité mon baratin standard en commençant par le paragraphe policier, à savoir: ce qui, dans les fouil es, intéresse flics et coroners.
- Un squelette raconte l’histoire d'un individu. Son sexe ; son âge ; sa tail e ; son ascendance. Dans certains cas, ses antécédents médicaux et la cause du décès.
A suivi le paragraphe archéologique. Précédé d'un coup d'oeil ostentatoire à ma montre.
- Les ossements des temps anciens nous apportent une foule de renseignements sur des populations éteintes. Comment ces gens vivaient, mouraient, s'alimentaient; de quel es maladies ils souffraient... Le regard de Winborne s'est déplacé au-dessus de mon épaule. Je me suis retournée.
Un étudiant s'approchait de nous. Pieds nus, son torse bronzé couvert de débris d'origine organique ou pas. Court sur pattes et vaniteux, Topher Burgess, avec ses lunettes à monture d'acier et ses favoris, avait tout du gros vilain pirate à casquette en tricot qui col e aux basques du capitaine Crochet.
- Y a un truc bizarre en 3-Est.
- J'ai attendu qu'il poursuive. Il n'a pas développé.
Pas étonnant. Aux examens, ses réponses tiennent la plupart du temps en une seule phrase. Avec dessins à l'appui.
- Bizarre?ai-je répété pour l’inciter à poursuivre.
- Il a l’air articulé.
Une phrase complète ! Gratifiant, mais pas plus éclairant pour autant. D'un geste de la main, je lui ai signifié de préciser sa pensée.
- On trouve ça intrusif.
Topher a fait passer le poids de son corps d'un pied sur l'autre. Une sacrée masse à remuer.
- Je viens voir dans une minute.
Sur un hochement de tête, il est reparti lourdement vers sa tranchée.
- Qu'est-ce que ça veut dire, « articulé » ? a demandé le journaliste. La tique, parvenue jusqu'à son oreil e, semblait considérer plusieurs itinéraires possibles.
- Disposé conformément à l'alignement anatomique. C'est rare dans les sépultures secondaires où les cadavres sont ensevelis, une fois qu'ils n'ont plus de chair.
Habituel ement, dans ces fosses communes, les os sont entassés pêle-mêle, parfois col és les uns aux autres en paquets. Mais il arrive qu'on tombe sur des squelettes articulés.
- Vous expliquez ça comment ?
- Les raisons sont multiples. Le décès a pu se produire juste avant qu'on referme la fosse. Ou alors au cours de la transhumance, et le clan n'a pas eu le temps d'attendre que la décomposition soit achevée.
Dix secondes de gribouil age pendant lesquel es la tique a filé se cacher quelque part.
- Et « intrusif », ça veut dire quoi ?
- Que la chose en question a été enterrée après coup. Vous voulez y jeter un coup d’oeil
?
- J'en meurs d'envie, littéralement.
De nouveau, Winborne a porté son mouchoir à son front. Cette fois-ci, avec un soupir que lui aurait envié plus d'un comédien. Ma patience avait atteint ses limites.
- Vous avez une tique à l'intérieur du col.
Il s'est mis à gigoter à une vitesse que je n'aurais jamais crue possible de sa part, compte tenu de son gabarit. Plié en deux, il a tiré sur son col en se donnant de grandes tapes sur le cou. La tique a atterri dans le sable. Elle s'est remise sur ses pattes aussitôt. Question d'habitude, je suppose. Les éjections, el e connaissait !
Je suis partie vers la tranchée en slalomant entre les hautes herbes aux épis dressés dans l’air épais, immobiles.
On n'était qu'au mois de mai, mais le mercure atteignait déjà les 32 °C. Une chance que ce stage n'ait pas été programmé en été ! Et pourtant je suis de ces gens qui adorent les Basses Terres.
J'avançais d'un pas rapide, ravie de laisser Winborne en carafe. Mesquin ?
Oui. Mais je n'avais pas de temps à perdre avec un crétin de journaliste. Et puis l’avais la conscience pure : je l'avais prévenu, pour la tique. Une radio brail ait un air que je ne connaissais pas, martelé par un groupe que je ne connaissais pas et dont j'oublierais le nom aussitôt qu'on me l'aurait dit. Même si cette musique hurlait moins que le heavy metal dont raffolaient ordinairement les étudiants, j'aurais préféré n'avoir dans les oreil es que le bruit des mouettes et des vagues.
M'étant arrêtée pour attendre Winborne, j'ai promené les yeux sur le chantier. Deux tranchées d'exploration étaient déjà remblayées. La première n'avait rien révélé. La seconde avait fait apparaître des ossements humains, preuve évidente du bien-fondé des soupçons de Jaffer.
Des étudiants s'activaient auprès de trois sondages encore béants. Les uns maniaient la truel e ou transportaient des seaux, les autres passaient la terre dans des tamis en fil de fer posés sur des tréteaux.
Dans la partie la plus à l’est, Topher prenait des photos sous les regards intéressés du reste de son équipe, assise par terre en tail eur. Winborne m'a rejointe, hors d'haleine, à deux doigts de l'apoplexie. Le voyant s'éponger entre deux halètements, j'ai eu un mot compatissant.
- Sacrée chaleur !
Il a acquiescé d'un hochement de tête, rouge comme une glace à la framboise.
- Ça va?
- Au quart de poil.
Je reprenais déjà ma route vers Topher quand il a stoppé mon élan.
- On a de la visite.
Demi-tour, toute. Un type en polo rose et pantalon kaki fonçait droit sur nous à travers les dunes, sans dévier d'un mètre sa trajectoire. Petit, et même à peine plus grand qu'un enfant, il avait des cheveux gris argent coupés ras. Je l'ai reconnu sur-le-champ:
Richard L. Dupree, dit « Dickie », entrepreneur de son état. Et gros dégueulasse.
Il était accompagné d'un basset dont la langue et le ventre raclaient quasiment le sable.
D'abord le journaliste, maintenant le promoteur ! Y a pas à dire, c'était mon jour de merdes !
Fort de son bon droit, Dupree arborait un air satisfait de mol ah taliban. Le basset, à la traîne, s'emmêlait les pattes dans les herbes. Tout le monde a entendu parler de l'espace individuel, cette zone de vide entre autrui et soi-même indispensable à la survie de chacun. En ce qui me concerne, el e mesure quarante-cinq centimètres. Que quelqu'un l’envahisse et je me crispe aussitôt.
Il y a les gens qui se col ent à vous parce qu'ils ont la vue basse ou sont durs de la feuil e; d'autres pour se conformer à leurs us et coutumes. Ce n'était pas le cas de Dickie. Lui, il était persuadé que la proximité multiplie par dix la force des mots.
Ignorant Winborne, il s'est arrêté à trente centimètres de moi. Les bras croisés, il m'a dévisagée entre ses paupières mi-closes.
- Vous aurez fini demain, j'imagine.
Un constat plus qu'une question.
- Oui.
J'ai reculé.
- Et après ?
Il avait un visage d'oiseau et des os pointus sous sa peau rose et translucide.
- J'adresserai un rapport préliminaire aux services d'archéologie de l'État dès la semaine prochaine.
Le basset est venu me renifler la jambe. Il devait frôler les quatre-vingtdix ans.
- Colonel ! Tu veux bien être poli avec la petite dame !... Ne faites pas attention, a-t-il ajouté en
relevant les yeux sur moi. Il commence à se faire vieux.
La petite dame a gratifié Colonel d'une caresse derrière l’oreil e. Laquel e était pelée.
- C'est quand même dommage d'être obligé de décevoir ses clients à cause d'un paquet de vieux
Indiens, a enchaîné Dupree.
Il m'a décoché un sourire qui devait, selon lui, entrer dans la catégorie «
Gentlemen du Sud » et résultait, selon moi, d'une pratique assidue devant son miroir pendant qu'il se coupait les poils du nez.
- Nous sommes nombreux dans le pays à considérer le patrimoine comme une chose qui n'est pas dénuée de valeur. On ne peut quand même pas laisser ces choses-là empêcher la marche du progrès.
Je n'ai pas répondu.
- Vous comprenez la situation dans laquel e je me retrouve, madame.
- Oui, monsieur. Absolument.
Situation que j'abhorre, en ce qui me concerne, car l'argent y est roi. De l’argent gagné par n'importe quel moyen, excepté ceux qui pourraient mener en taule. Et tant pis pour les forêts tropicales, les marécages, le littoral, les dunes ou la culture indigène pré coloniale ! Dickie Dupree n'aurait pas hésité à raser le temple d'Artémis si par malheur il s'était élevé là où il souhaitait faire surgir de terre un immeuble de standing.
Derrière nous, Winborne se faisait tout petit. N'empêche, il ne perdait pas une miette de la conversation.
- Et que dira votre rapport ?
Nouveau sourire, version shérif de Mayberry.
- Que ce terrain recouvre un site funéraire datant d'avant Christophe Colomb.
Le sourire de Dupree a tenu bon malgré un léger vacil ement. Conscient de la tension, ou peut-être simplement par ennui, Colonel m'a quittée pour s'intéresser au journaliste.
Je me suis essuyé la main sur mon jean coupé au ras des genoux.
- Vous connaissez aussi bien que moi ces ronds de-cuir de Columbia. Un rapport en ce sens me bloquera pendant un bon moment. Ce retard me coûtera des fortunes.
- Les sites archéologiques ne sont pas des denrées renouvelables, monsieur Dupree.
Quand ils disparaissent, c'est à tout jamais. En mon âme et conscience, je ne peux pas laisser vos considérations personnel es influencer mes conclusions.
Le sourire s'est évanoui, remplacé par un regard glacial.
- C'est ce que nous verrons !
Menace quelque peu adoucie par l'accent traînant des Basses Terres.
- Exactement, monsieur. Nous verrons.
Ayant extrait un paquet de Kool de sa poche, Dupree a embrasé une cigarette en protégeant la flamme de sa main. L'al umette jetée au loin, il a tiré une longue bouffée. Puis, sur un hochement de tête, il est reparti à travers les dunes, Colonel sur les talons.
- Monsieur Dupree !
Il s'est arrêté mais ne s'est pas retourné.
- Marcher dans les dunes est une infraction au règlement sur le respect de l’environnement.
Balayant ma remarque de la main, il a repris sa route.
Me voyant étouffer de rage et de détestation, Winborne a fait remarquer :
- Dickie n'aura pas vos suffrages pour le titre de l’ Homme de l’année. Je me suis retournée. Le journaliste dépiautait un Juicy Fruit. Je l’ai regardé d'un oeil mauvais l’enfourner dans son bec. Il a capté le message et s'est retenu de jeter le papier par terre comme Dupree son al umette. Sans un mot, j'ai opté pour un tournant à 180° qui m'a placée sur la droite ligne menant au 3-Est. Derrière moi, Winborne traînait les pieds.
À mon arrivée, le silence s'est fait parmi les étudiants. Quatre paires d'yeux m'ont regardée sauter dans la tranchée et m'accroupir. Topher m’a remis une truel e.
Je me suis laissé envelopper par le parfum de la terre fraîchement remuée. Et par une autre odeur, douçâtre et fétide cel e-là. A peine un effluve, mais là et bien là. Incontestablement. Et contre toute attente. Mon ventre s'est contracté.
À quatre pattes, j'ai examiné le truc bizarre repéré par Topher et qui sail ait à mi-hauteur de la paroi, côté ouest: un segment de colonne vertébrale. Au-dessus de moi, les étudiants y al aient de leurs explications.
- On grattait. Vous savez, pour prendre des photos de la stratigraphie.
- On a vu des taches dans la terre.
Topher a ajouté quelques détails succincts, mais je n'écoutais pas. Armée de ma truel e, je déblayais la terre pour obtenir une vue en coupe de la chose ensevelie.
Et mon appréhension al ait croissant à chaque pel etée retirée. Au bout d'une demi-heure, une épine dorsale est apparue, puis un bord supérieur de bassin. Je me suis laissé tomber sur les fesses. Un frisson a parcouru mon cuir chevelu : la peur.
Doux Jésus !
Les os tenaient encore ensemble, attachés par les muscles et les ligaments.
La première mouche est arrivée avec force bourdonnements. Dans le soleil, son corps vert bril ait d'un éclat iridescent. M'étant relevée, j'ai frotté mes genoux pour en faire tomber la terre. Je devais trouver un téléphone au plus vite.
Dickie Dupree avait du mouron à se faire.
Et pas seulement à cause des Sewees de L’ancien temps.
2.
Les habitants de Dewees ne sont pas peu fiers de l'intégrité écologique de leur île qu'ils doivent, affirment-ils, au fait qu'el e est située de « l'autre côté de la voie d'eau».
En effet, 65%de leur petit royaume de 485 hectares est protégé par la loi du littoral et 90% n'est pratiquement pas viabilisé. Les résidents aiment que les choses demeurent «
sauvages sur le pied de vigne». Résultat : pas de pelouses tondues ni de haies bien tail ées.
Pas de pont non plus pour relier l'île au continent.
Pour qui ne possède pas de bateau, un seul moyen d'accès : le bac. Les routes ne sont pas goudronnées et seuls les services de la voirie et les livreurs sont autorisés à utiliser des moteurs à combustion. Pardon, j'al ais oublier l’ambulance et les véhicules des pompiers, camion-citerne et tout-terrain. Mais s'ils privilégient la sérénité, n'al ez pas croire que les habitants du cru soient des naïfs invétérés.
Vous voulez que je vous dise ? La nature, c'est super en vacances. En revanche, quand il s'agit de signaler une mort suspecte, c'est une vraie chierie. Mes étudiants fouil aient tout au bout de l'île, au sud-est, entre le lac Timicau et l’océan Atlantique.
Dans cette région de forêt maritime, les portables ne captaient pas. Ayant désigné Topher responsable du chantier, j'ai remonté la plage jusqu'au sentier en cail ebotis permettant de traverser les dunes sans risque pour l’environnement et je me suis glissée au volant d'un des six karts électriques mis à notre disposition. Je tournais la clef de contact quand un paquet a atterri sur le siège du passager, bientôt suivi de fesses moulées dans du polyester. Winborne ! Obnubilée par l’idée de dégotter un téléphone, je ne l'avais pas entendu marcher derrière moi.
Je n'ai pas réagi. Autant garder ce crétin à l'oeil plutôt que de le laisser fourrer son nez partout sans surveil ance.
J'ai embrayé ou, plutôt, effectué ce qu'il convient de faire pour qu'un kart à moteur électrique veuil e bien démarrer.
Winborne a plaqué une main sur le tableau de bord et passé l'autre bras autour d'un des montants soutenant la toile du toit.
J'ai commencé par suivre Pelican Flight, le long de l’océan. Parvenue à Dewees Inlet, j'ai viré à droite et laissé derrière moi le pavil on édifié à l'intention des pique-niqueurs, la piscine, les tennis et le centre de nature. J'ai pris à gauche et grimpé la col ine avant de redescendre vers le lagon. Arrivée à l’embarcadère, je me suis tournée vers Winborne.
- Terminus.
- Pardon ?
- Comment êtes-vous arrivé sur l'île ?
- Par le bac.
- Vous al ez rentrer à terre par le même moyen.
- Pas question !
- Comme vous voudrez.
Winborne a dû se méprendre sur le sens de ma phrase, car il s'est enfoncé dans son siège.
- Si vous préférez rentrer à la nage, libre à vous !
- Vous ne pouvez pas...
- J'ai dit: Terminus. On descend !
J'ai laissé mon kart près du chantier de fouil es.
- Un étudiant le ramènera.
Winborne s'est extrait du véhicule, les traits crispés, signe de son vif mécontentement.
- Je vous souhaite le bonjour, monsieur Winborne.
Ayant tourné dans Old House Lane, j'ai franchi des gril es en fer forgé représentant plus ou moins des coquil ages et me suis retrouvée sur l’aire de stationnement des services municipaux : caserne de pompiers; traitement des eaux; services administratifs; résidence du responsable de l'île. L'impression d'être le premier humain à émerger de son trou sain et sauf après l’explosion d'une bombe à neutrons.
Des bâtiments intacts et pas un survivant.
Frustrée, j'ai refait le tour du lagon en sens inverse pour al er me garer à l’arrière d'une demeure en bois composée de deux ailes reliées par une impressionnante véranda. Huyler House est l’unique concession des habitants de Dewees au désir d'écluser une bière ou de passer la nuit sur l'île que pourrait manifester un étranger. La maison abrite quatre chambres doubles, un minuscule restaurant et le centre d'activités sociales de l'île. Ma destination. Je m'y suis dirigée d'un pas vif. Bien que préoccupée par l’effroyable découverte des étudiants, je n'ai pu m'empêcher d'admirer les efforts déployés par l'architecte pour que cette demeure qui n'avait pas dix ans d'âge crée l’il usion d'avoir survécu à des siècles de soleil et d'embruns. Bois vieil i plus salissures naturel es, égalent effet ancien garanti.
Effet inverse de celui que produisait la dame en train de sortir par une porte latérale. Car si el e ne donnait pas l’impression d'être une jeunesse, el e était à coup sûr beaucoup plus âgée qu'el e ne le paraissait. À en croire la légende locale, Althea Hunneycut Youngblood -Honey pour les intimes -vivait déjà sur l'île au temps où le roi Guillaume III en fit don à
Thomas Cary, en 1696.
Sa biographie, objet de spéculations continuel es, remporte malgré tout l’adhésion générale sur certains points bien précis. À savoir qu'el e a posé le pied pour la première fois à Dewees bien avant la Seconde guerre mondiale, invitée par les Coulter Huyler qui régnaient sur l'île un peu comme des tyrans depuis qu'ils l’avaient achetée, en 1925. Vie à la dure, sans électricité ni téléphone. De l'eau puisée grâce à un moulin à vent. Pas vraiment mon idée du bonheur balnéaire.
Honey avait débarqué à Dewees lestée d'un mari.
Le fait est admis de tous, même s'il y a plusieurs variantes sur la façon dont le monsieur endossa le rôle de conjoint. Quoi qu'il en soit, à la mort dudit mari, Honey continua de venir à Dewees. Plus tard, ayant d'épousé un Reynolds à qui les Huyler avaient vendu l'île en 1956 -oui-oui, les R. S. Reynolds de l'aluminium ! -, Honey put agir à sa guise.
Elle décida de s'établir sur l'île définitivement.
En 1972, les Reynolds vendirent leurs terres à une société d'investissement. Au cours des dix années suivantes, quelques vil as furent construites.
La première à voir le jour fut cel e de Honey, une petite maison basse qui surplombe la crique de Dewees. En 1991, lorsque fut fondée l’IPP -le partenariat pour la préservation de l'île -, Honey s'y fit engager comme naturaliste par l'association.
Personne ne connaît son âge, la vieil e dame n'étant pas encline à partager ses secrets.
En revanche, tout le monde sait qu'avec el e la conversation débute invariablement par une référence au temps qu'il fait. Comme il fal ait s'y attendre, el e m'a lancé: «La journée sera chaude», sitôt qu'el e m'a aperçue.
- Oh, oui, Miss Honey. C'est sûr et certain.
- Je pense qu'on dépassera même les 30°C.
Dans les discours de cette gente aïeule, voyel es et syl abes ont tendance à vivre leur vie propre. Toutefois, de longues conversations avec el e m'ont convaincue qu'el e est tout à fait capable de prononcer les mots comme il se doit.
- Je n'en doute pas un instant, ai-je renchéri et, sur un sourire, j'ai voulu poursuivre mon chemin.
- Remerciez Dieu, ses anges et ses saints pour l'invention de la climatisation.
- Absolument, madame.
- Vous fouil ez toujours du côté de la vieil e tour ?
- Pas très loin, en effet.
Elle voulait parler d'un mirador édifié pendant la Seconde Guerre mondiale en vue de repérer les sous-marins ennemis.
- Vous avez découvert des choses intéressantes ?
- Oui, madame.
- Formidable. Nous pourrions exposer quelques uns de ces nouveaux spécimens au centre de nature.
Sûrement pas celui pour lequel je suis là, ai-je pensé par-devers moi et, avec un grand sourire, j'ai tenté de la contourner une nouvel e fois. Dans le soleil, ses cheveux blancs et bouclés étincelaient d'un éclat bleuté.
- Je passerai vous voir sur votre chantier, un de ces jours. Il faut bien que je me tienne au courant des événements. Vous ai-je déjà dit...
- Excusez-moi, Miss Honey, mais je suis un peu pressée.
J'étais bien désolée de devoir l’interrompre, mais je devais à tout prix trouver un téléphone.
- Bien sûr, bien sûr... Que fais-je des bonnes manières ? s'est-el e écriée en me tapotant le bras. De
toute façon, vous en aurez bientôt fini, n'est-ce pas ? Je vous emmènerai pêcher. Mon neveu est revenu à Charleston et il a une petite merveil e de bateau.
- Vraiment ?
- Ça oui ! Même que c'est moi qui le lui ai donné. Je ne peux plus barrer comme autrefois, mais j'aime toujours pêcher. Il nous organisera une jolie sortie en mer. Oh, je ne me gênerai pas pour lui crier dessus, s'il le faut, vous pouvez me croire !
Sur ce, el e s'est élancée sur le chemin, le dos droit comme un pin loblol y. Ayant grimpé deux à deux les marches du perron, j'ai fait irruption dans le centre d'activités sociales.
Aussi désert que les services publics. Où étaient les gens ? Se serait-il passé des choses que j'ignorais ?
M'autorisant à pénétrer dans le bureau, j'ai foncé jusqu'au téléphone et appelé les renseignements.
Deux sonneries et la réponse : « Services du coroner du comté de Charleston. »
-Temperance Brennan à l'appareil. J'ai appelé le coroner il y a environ une semaine. Le coroner est de retour ?
-Un moment, je vous prie.
Quand j'avais cherché à joindre Mme le coroner Emma Rousseau peu après mon arrivée à Charleston, j’avais appris à ma grande déception qu'el e était en Floride. Ses premières vacances en cinq ans. Mauvaise organisation de ma part. J'aurais dû lui envoyer un courriel avant de débarquer, mais ça ne marche pas comme ça, entre nous.
Notre amitié n’a pas besoin de contacts réguliers. Chaque fois que nous nous retrouvons, c'est comme si nous nous étions quittées trois heures plus tôt.
- Elle vous prend dans un instant, m'a dit l’opérateur.
En attendant, je me suis rappelé notre première rencontre. C'était il y a huit ans, ici même, à Charleston, où j'étais venue donner une conférence à l’université. Infirmière de formation, Emma venait d'être élue coroner du comté et ses conclusions dans une affaire - mort indéterminée-se voyaient remises en cause par la famil e du défunt. Décidée à obtenir l’avis d'un tiers -le mien-, mais craignant que je refuse d'étudier le dossier, el e n’avait fait ni une ni deux-et avait débarqué à ma conférence chargée d'un grand récipient en plastique contenant les os faisant litige.
Epatée par son culot, j'avais accepté de lui rendre service.
- Emma Rousseau.
- J'ai un mec dans une bassine qui meurt d’envie de te serrer la pince. Y a mieux comme blague, mais on se la répète chaque fois.
- Cloches de l'enfer, Tempe ! Tu es à Charleston ?
Pour ce qui était d'étirer les voyel es, Emma n’était pas encore au niveau de Miss Honey, mais el e la talonnait.
- Parmi tous les messages laissés sur ton répondeur, tu en trouveras un te disant que je supervise un
stage à Dewees pour des étudiants en archéologie. C’était bien, la Floride
?
- Chaud et moite. Tu aurais dû me prévenir, j'aurais reporté mon voyage.
- Si tu t'es enfin décidée à prendre un congé, c'est que tu devais en avoir sacrément besoin.
Elle n'a pas embrayé sur ce thème. Elle m'a demandé si Dan Jaffer avait été mis au placard.
- Non. Simplement envoyé en Iraq jusqu'à la fin du mois.
- Tu as fait la connaissance de Miss Honey ?
- Oh là, oui.
- Je l’adore, cette vieil e pisse-vinaigre.
- Ouais, c'est le mot qui convient. Dis donc, Emma, je crois que j'ai un problème.
- Accouche.
- C'est Jaffer qui m'a refilé l'idée de fouil er ce site. Il pensait qu'il renfermait peut-être une sépulture sewe. C'était bien vu. On a trouvé des os dès le premier jour.
Précolombiens typiques. Desséchés et blanchis. Avec pas mal de dommages post mortem.
Elle ne m'a pas interrompue par une question ou une exclamation.
- Ce matin, mes étudiants ont repéré autre chose. Un cadavre récent, enterré à quarante-cinq centimètres de profondeur environ. Il a l'air entier. Des tissus mous maintiennent encore les vertèbres. Je l’ai dégagé au maximum des possibilités sans rien abîmer autour et je me suis dit que je ferais mieux de prévenir qui de droit. Je ne sais pas de qui il s'agit, pour l'île de Dewees.
- Le shérif a tout pouvoir pour les crimes, mais pour les causes d'une mort suspecte, c'est moi qui l’emporte. Des hypothèses ?
- Aucune qui implique les Sewees avant les colonisations.
- À ton avis, c'est récent ?
-Pendant que je retirais la terre, les mouches affluaient comme à la soupe populaire.
Il y a eu une pause. A coup sûr, Emma jetait un coup d'oeil à sa montre. Je serai là d'ici grosso modo une heure et demie.
- Tu as besoin de quelque chose ?
- D’une housse à cadavre.
J'étais al ée attendre Emma sur le quai. Elle est arrivée à bord d'un bimoteur Sea-Ray.
Elle avait les cheveux ramassés sous une casquette de base-bal et le visage plus émacié que dans mon souvenir. Elle portait des lunettes de soleil Dolce & Gabbana, un jean et un T-shirt jaune avec les mots Coroner du comté de Charleston écrits en lettres noires.
Je l'ai regardée abaisser les pare-battage, effectuer la manoeuvre d'accostage et nouer une aussière à la bitte d'amarrage. M'ayant passé la housse, el e a sauté sur le quai, chargée de son matériel de photo.
Dans le kart, je lui ai expliqué que j'étais retournée entre-temps sur le site. J'avais délimité à l'aide de pieux un carré de trois mètres de côté et j'avais déjà pris toute une série de photos. Je lui ai décrit en détail ce que j'avais remarqué. Surtout, je l’ai prévenue que mes étudiants étaient complètement abasourdis.
Emma parlait peu. Elle avait l’air distrait, ail eurs. Peut-être pensait-el e que je lui avais dit tout ce qu'el e devait savoir. Tout ce que je savais, en fait. De temps à autre, je lui jetais un regard en coin.
Impossible de déchiffrer son expression. Ses lunettes de soleil et les passages incessants de l’ombre au soleil et du soleil à l'ombre m'empêchaient de distinguer clairement ses traits.
J’ai gardé pour moi que cette affaire me laissait un sentiment de malaise, que j'avais peur de m'être trompée et de l’avoir dérangée pour rien. Et tout aussi peur d'avoir vu juste.
Une tombe au bord d'une plage isolée avec un corps en décomposition... On pouvait imaginer à cela plusieurs explications. Toutes impliquaient une mort qui n'était pas naturel e et un cadavre dissimulé.
Extérieurement, Emma semblait calme. Des cadavres, el e en avait vu comme moi des dizaines, pour ne pas
dire des centaines. Corps calcinés, têtes coupées, bébés momifiés, membres enveloppés dans des sacs en plastique. Ce n'est jamais facile. Je me suis demandé si chez el e l'adrénaline se déversait comme chez moi, c’est-àdire par giclées.
- C'est un de tes étudiants, ce type ?
Sa question m'a arrachée à mes pensées. J'ai suivi son regard. Homer Winborne !
Profitant que Topher avait le dos tourné, cette raclure prenait des photos du site à l'aide d'un petit appareil numérique !
- Le salaud !
- Je prends ta réaction pour un non.
- C'est un journaliste.
- Il ne devrait pas prendre de photos.
- Il ne devrait pas se trouver là, pour commencer.
Bondissant hors du kart, je me suis précipitée sur lui.
- Qu'est-ce que vous faites, putain ?
Les étudiants se sont figés.
- J'ai raté le bac, a répliqué Winborne en baissant l'épaule en même temps qu'il cachait sa main droite dans son dos.
- Votre Nikon, tout de suite.
Mon ton était coupant comme un rasoir.
- Vous n'êtes pas habilitée à confisquer un objet m'appartenant.
- Magnez-vous le cul loin d'ici tout de suite ou j'appel e le shérif qui se chargera de vous fournir un transport gratuit.
- Docteur Brennan..., s'est interposée Emma en arrivant à notre hauteur. En apercevant l'inscription sur son T-shirt, Winborne a plissé les yeux.
- Ce monsieur pourrait peut-être s'écarter et regarder de loin, a suggéré le coroner d'une voix conciliante.
J'ai dévié le regard sur el e, incapable de trouver une réponse adéquate à lui faire tel ement j'étais fumasse.
«Il n'en est pas question» manquait de panache, « Et puis quoi encore ? »
d'originalité.
D'un signe de tête à peine perceptible, Emma m'a signifié de ne pas céder à la colère.
Winborne avait raison, naturel ement. Je n'étais pas autorisée à me saisir d'un bien qui lui appartenait. Pas plus que je ne l'étais à lui donner des ordres. Avec les journalistes, mieux vaut toujours calmer le jeu, ne pas s'en faire des ennemis. Sur ce point-là, Emma avait raison.
Peut-être aussi pensait-el e aux prochaines élections au poste de coroner du comté ?
Allez savoir !
- Qu'il regarde d'où il voudra mais pas d'ici.
Réplique qui ne valait pas mieux que cel es rejetées auparavant.
- À la condition que vous nous remettiez votre appareil photo. Pour plus de sécurité, a précisé Emma en tendant la main.
Winborne y a déposé son Nikon, accompagnant son geste d'un sourire satisfait à mon adresse. Je n'ai pu me retenir de marmonner que tout ça, c'était du baratin.
- À quel e distance souhaitez-vous que M. Winborne se tienne ?
- Que diriez-vous du continent ?
Comme l'avenir devait le démontrer, la présence ou l’absence de Winborne ne faisait guère de différence car, dans les heures suivantes, je franchirais une étape au-delà de laquel e mon travail sur ce chantier de fouil es, mes projets d'été et mes opinions sur la nature humaine seraient totalement bouleversés.
3.
À l'aide de bêches à long manche, Topher et un autre étudiant du nom de Joe Horne ont entrepris de découper des tranches dans le carré de trois mètres de côté. A quinze centimètres de la surface, une décoloration est apparue. Les experts sont entrés en action.
Tout d'abord, Emma a photographié et filmé les lieux en vidéo. Puis, à nous deux, nous avons retiré la terre autour de la tache à la truel e et Topher l'a passée au tamis.
C'est vrai qu'il était un peu braque, mais, pour le tamisage, il était champion. Tout au long de l'après-midi, les autres étudiants sont venus constater l'avancement des travaux, mais leur zèle d'enquêteurs en herbe al ait décroissant à mesure que le nombre de mouches augmentait. Sur le coup de quatre heures, nous avions exhumé un corps dont les ossements étaient grosso modo en connexion anatomique: un torse, plusieurs os appartenant aux membres, un crâne et une mandibule, le tout empaqueté dans des restes de tissu décomposé et surmonté par des mèches de cheveux blond pâle.
Emma avait tenté à plusieurs reprises de contacter par radio le shérif du comté de Charleston. Chaque fois, el e s'était entendu répondre que Junius Gul et était sur une affaire de violence conjugale.
Winborne nous filait le train comme un chien de chasse un lapin de garenne. La chaleur et l'odeur empirant, il ressemblait maintenant à une grosse flaque sur le trottoir.
À cinq heures, les étudiants se sont entassés dans les karts pour al er prendre le bac.
Topher s'était porté volontaire pour creuser aussi longtemps qu'il le faudrait.
C'est donc en sa compagnie et cel e d'Emma que j'ai continué à chasser les cal iphoras en suant à grosses gouttes.
Je n'ai pas vu partir Winborne. À un moment, pendant que nous enfermions les derniers os dans la trousse à cadavre, j'ai relevé les yeux : il n'était plus là. Je me suis dit qu'il s'était tiré pour retrouver son rédac' chef et son clavier d'ordi. Emma n'a pas eu l'air de s'en faire. Il y avait peu de chances pour que ce cadavre fasse la une des journaux. Le nombre d'homicides perpétrés dans les limites du comté de Charleston ne dépassait pas les vingt-six par an pour une population de trois cent mil e habitants susceptibles d'y être pour quelque chose. De plus, a-t-el e souligné, nous avions pris garde de ne nous parler qu'à
voix basse pendant l'exhumation et de ne pas crier hourrah quand nous tombions sur quelque chose d'intéressant.
Winborne ne disposait donc d'aucune information risquant de compromettre le bon déroulement de l'enquête.
Et quand bien même les médias se saisiraient de l'affaire... ça pouvait être un plus: inciter les gens à signaler la disparition d'un individu et, finalement, faciliter l'identification du cadavre ! Je n'étais pas convaincue, mais j'ai gardé mon opinion pour moi. Ce bout de terrain, c'est Emma qui en avait la charge. Notre première vraie conversation, nous l'avons tenue sur le chemin du port. Le soleil bas qui filtrait à travers les arbres projetait sur le sol des rayures cramoisies.
L'air iodé était imprégné du parfum des pins et des marais. Hélas, des relents pestilentiels nous parvenaient par bouffées de la housse que nous avions pourtant pris soin de placer sur le siège arrière, et cela malgré le déplacement du véhicule. Mais, finalement, peut-être était-ce de nous-mêmes que ces miasmes émanaient.
Une bonne douche et un shampooing, voilà ce dont j'avais besoin ! Et mes vêtements, je les jetterais au feu.
- Tes premières impressions ? a demandé Emma.
- Les os sont en bon état, mais la décomposition des tissus mous est plus avancée que je ne l'imaginais au début, en découvrant les premières vertèbres. En gros, il ne reste que quelques ligaments et un peu de tissu musculaire au creux des articulations. La puanteur vient surtout des vêtements.
- La victime était nue, et son corps enveloppé dans ses vêtements, c'est ça ?
- Ouais.
- Le temps écoulé depuis la mort, à ton avis ?
- Impossible à dire sans avoir étudié les inclusions d'insectes.
- Je ferai appel à un entomologiste. Mais en gros ?
J'ai levé les épaules en signe d'ignorance.
- Entre deux et cinq ans, je dirais. Compte tenu du climat et de la profondeur à laquelle le corps était enfoui.
- En tout cas, on a récupéré pas mal de dents ! s'est félicitée Emma, pensant déjà à l’identification.
- Tu parles ! Dix-huit dans les alvéoles, huit dans la terre et trois dans le tamis.
Et on a aussi des cheveux !
- Oui.
- Des cheveux longs !
- Sans intérêt pour déterminer le sexe, si c'est à ça que tu penses. Prends Tom Wolfe, Wil ie Nelson.
- Fabio.
Pas mal vu. Je l'adore cette nana.
Je lui ai demandé où el e comptait emporter les restes.
- À la morgue de la MUSC. (Comprendre : école de médecine de Caroline du Sud.) C'est là qu'on conserve tout ce qui relève de ma juridiction. Ce sont les pathologistes du centre hospitalier universitaire qui pratiquent les autopsies pour nous. Mon anthropologue légal et mon dentiste y enseignent aussi. Dans le cas présent, j'imagine que je n'aurai pas besoin de faire appel à un pathologiste.
- Non, le cerveau et les organes ont disparu depuis longtemps. Tu devras te contenter de L’autopsie du squelette. Tu vas avoir besoin de Jaffer.
- Il est en Iraq.
- Il sera rentré le mois prochain.
- Je ne peux pas attendre aussi longtemps.
- Moi, je suis coincée avec ce stage d'archéo.
- Il ne se termine pas demain ?
- Si, mais je dois rapporter l'équipement à L’UNCC, pondre mon rapport et noter le travail des étudiants...
Elle n'a pas réagi.
- Et puis, j'ai peut-être des cas qui m'attendent à
Charlotte... Ou à Montréal, ai-je ajouté avec plus de force comme el e continuait à se taire.
Nous avons roulé un moment dans un silence troublé seulement par le cri des rainettes et le ronron du moteur. Au bout d'un moment, Emma a repris la parole, mais d'une voix changée, plus douce, avec une tranquil e insistance.
- Il y a forcément quelqu'un qui pleure la disparition de ce type. La vision de la tombe solitaire que nous venions de découvrir s'est imposée à moi et un souvenir remontant à des années m'est revenu à l'esprit: Emma se pointant à ma conférence avec son cadavre litigieux dans un baquet. J'ai cessé de me trouver des excuses pour rester en dehors de l'histoire. Nous n'avons recommencé à parler qu'au moment d'embarquer et de larguer les amarres, pour nous taire à nouveau dès qu'Emma a mis les gaz, une fois franchie
la zone de non-turbulence. Nos paroles se perdaient dans le vent, le bruit du moteur et les gifles de l'eau sur la proue du bateau.
J'avais laissé ma voiture au port de l'île aux Palmiers, cette bande de terre hérissée d'immeubles située entre l'île de Sul ivan et cel e de Dewees. Le fourgon de la morgue s'y trouvait également. Le transbordement de notre triste cargaison n'a pris que quelques minutes.
- Je t'appel e, m'a dit Emma juste avant de repartir sur le bras de mer qui sépare l'île du continent.
Ces deux mots et rien d'autre. Je n'ai pas discuté. J'étais crevée et de mauvaise humeur parce que j'avais faim. Je n'avais qu'une envie en trois points
: rentrer à la maison, prendre une douche et avaler le potage à la crevette et au crabe qui m'attendait dans le réfrigérateur.
En marchant le long du quai vers ma voiture, j'ai aperçu Topher Burgess qui descendait du bac. L'ipod aux oreil es, il avait L’air de ne pas m'avoir remarquée.
Je l’ai suivi des yeux jusqu'à sa Mazda.
Drôle de gamin, quand même ! Intel igent certes, mais loin d'être bril ant. Accepté par les autres, et pourtant toujours dans son coin. Comme moi à son âge.
Assise dans ma Mazda, j'ai sorti mon portable et vérifié à la lumière du plafonnier que je captais le réseau. Quatre barres sur l'écran. T messages. Appelants inconnus. Il était maintenant vingt heures quarante-cinq.
Déçue, j'ai remis L’appareil dans mon sac et quitté le parking. Ayant traversé l'île, j'ai tourné dans Palm Boulevard. Circulation fluide. Encore deux semaines de bon. Après, les routes seraient bouchées par des mil iers de voitures, comme les col ecteurs d'eaux pluviales par les dépôts.
J'habitais une vil a en bord de mer, une thébaïde de cinq chambres à coucher et six sal es de bains, prêtée par une amie. Quand il s'était agi pour el e de quitter l'île de Sul ivan pour un endroit correspondant mieux à son nouveau statut social, Anne n'avait pas mégoté sur les mètres carrés. Sa nouvel e demeure aurait pu accueil ir la Coupe du monde de foot. Après deux tournants dans des rues adjacentes me rapprochant de la plage, j'ai suivi Océan Boulevard et me suis engagée dans la contre-al ée pour me garer sous la maison. De L’autre côté, aucun vis-à-vis pour me barrer la vue.
Les fenêtres étaient noires. Je n'avais pas prévu de rentrer à la nuit tombée. Sans prendre le temps d'al umer la lumière, j'ai filé droit vers la douche extérieure.
Après vingt minutes passées sous l'eau chaude à faire mousser sur mon corps menthe et romarin, j'étais raisonnablement requinquée. Mes vêtements, fourrés dans un sac en plastique, ont pris la direction de la poubel e. Pas question de bousil er la Maytag d'Anne en voulant les décrasser.
Dissimulant ma nudité sous une serviette, je suis rentrée dans la maison par l’arrière et je suis montée dans ma chambre. Slip, T-shirt et cheveux bien brossés.
Sublime.
Vérification de mes messages pendant que ma soupe chauffait. Néant. Où était donc passé Ryan ?
Lestée de mon portable et de mon plateau, je sui sortie dans la véranda. Avachie dans un rocking-chair, j'ai admiré la vue.
Anne a baptisé sa maison La Mer sur des kilomètres, et ce n'est pas du bluff. L'horizon s'étire de La Havane à Halifax.
Il y a un truc avec l'océan: une minute plus tôt, j'étais en train de manger et, maintenant, voilà que la sonnerie de mon portable me réveil ait en sursaut devant un bol et une assiette vides ! Et je ne me souvenais même pas d'avoir seulement fermé les yeux !
- Yo.
- Ce n'était pas la voix que j'espérais entendre.
En dehors des étudiants membres d'une fraternité, il n'y a que mon exmari pour s'acharner à dire « yo ». J'ai répondu « Ouais, mec ! », trop fatiguée pour trouver une réplique intel igente.
- Ça va, le chantier ?
Je me suis représenté les os à présent déposés à la morgue de la MUSC et j'ai revu le visage d'Emma au moment de quitter le dock. Je n'ai pas eu envie d'entrer dans les détails.
- Normal.
- Tu termines demain ?
- J'ai des trucs à régler qui pourraient prendre plus de temps que prévu. Birdie va bien ?
- Ton chat passe vingt-quatre heures sur vingt-quatre à surveil er mon chien. Il considère que Boyd lui a été envoyé par les puissances des ténèbres pour lui gâcher la vie, et Boyd est persuadé que Birdie est une peluche montée sur ressorts.
- Lequel des deux est le mâle alpha ?
- Birdie, sans L’ombre d'un doute. Tu rentres bientôt à Charlotte ?
- Je ne sais pas encore. Pourquoi ?
Du côté de Peter, un ton trop insouciant pour être honnête. Du mien, une méfiance marquée.
- Hier, au bureau, j'ai reçu la visite d'un monsieur qui a des problèmes financiers avec Aubrey Herron, le télé-évangéliste. Apparemment, sa fil e aurait été embringuée dans le groupe de ce cher révérend. Aubrey Herron est à la tête d'une congrégation qui sévit dans tout le sudouest du pays et a pour nom l'Eglise de la miséricorde divine. En plus des locaux où est instal é son siège, el e possède un studio de télévision et sponsorise des dispensaires à l'intention des démunis en Caroline du Nord et du Sud ainsi qu'en Georgie. Elle supervise également plusieurs orphelinats, dans divers pays du tiersmonde. Les adhérents compensent la petitesse de leur effectif par un militantisme acharné.
- " Éternel e est la Miséricorde Divine », ai-je cité, reprenant le slogan par lequel le révérend conclut toujours ses émissions.
- « Emarge à un Mil ion de Dol ars », m'a corrigée Peter, grand amateur des dictons populaires.
- Et le problème de ton client était... ?
- Il n'a reçu aucun rapport financier de la part de cette institution qu'il a pourtant subventionnée. Sa fil e a coupé les ponts avec lui et le révérend Herron ne montre aucun empressement à répondre à l’une ou l'autre de ses questions.
- Le papa ne pourrait pas engager un détective privé ?
- Il L’a fait. Le gars a disparu à son tour.
- Le triangle des Bermudes ?
- Les petits hommes verts.
- Tu es avocat, Peter. Pas limier à la PJ.
- Il y a de l’argent à la clef.
- Je t'en prie !
Il n'a pas réagi.
- Le papa est vraiment inquiet ?
- Il frise la folie, tu veux dire.
- Il a peur pour son fric ou pour sa fil e ?
- Question perspicace. En réalité, Flynn m'a engagé pour étudier les comptes de l'Eglise de la miséricorde divine. Il veut que je leur mette la pression. Si, en leur foutant la trouil e, je découvre des choses sur sa fil e, ce sera toujours ça de gagné. J'ai proposé de rendre visite au révérend.
- Pour lui faire passer le goût des sermons ?
- Tu connais ma sagacité en matière de droit.
J'ai réalisé brusquement où Peter voulait en venir.
- Tu téléphones parce que L’EMD a son siège à Charleston ?
- J'ai appelé Anne. Elle m'a proposé d'habiter la vil a. Si tu n'as rien contre, bien sûr.
Mon soupir aurait fait la fierté de Homer Winborn s'il l’avait poussé luimême.
- A partir de quand ?
- Dimanche, si c'est possible.
- Si tu y tiens, me suis-je entendue dire alors que j'avais des mil ions de raisons contre cette proposition.
Une sonnerie m'a indiqué un double appel. Le numéro tant attendu s'est affiché en rouge sur le cadran de mon portable.
- Faut que je te quitte, Peter.
J'ai pris la communication. Montréal.
- Il n'est pas trop tard ?
- Il n'est jamais trop tard, ai-je répliqué en souriant - mon premier sourire depuis la découverte du corps.
- Pas trop seule ?
- J'ai laissé mon numéro sur le mur des chiottes pour hommes du resto d'à côté.
- J'adore quand tu deviens sentimentale parce que je te manque trop. Andrew Ryan est flic à la Sûreté du Québec, section des Crimes contre la personne ; moi, anthropologue auprès du Laboratoire de sciences judiciaires et de
médecine légale du Québec. Vous voyez le tableau : plus de dix ans que nous travail ons ensemble sur des homicides.
Et depuis quelque temps, sur des choses plus personnel es. Dont l'une, justement, réagissait déjà au son de sa voix.
- Bonne journée sur ton chantier ?
Re-soupir. Lui faire part de ma découverte ? Attendre ?
Mon hésitation ne lui a pas échappé.
- Quoi ?
- On est tombés sur un cadavre. Un squelette en connexion anatomique et présentant des restes de tissus mous. Avec ses habits à côté.
- Récent, le cadavre ?
- Oui. J'ai appelé le coroner. On a exhumé le corps à nous deux. Il est à la morgue, maintenant.
Si Ryan est charmant, attentionné et drôle, il peut aussi être ennuyeux comme la pluie.
Par conséquent, je savais déjà ce qu'il al ait me dire avant même que les mots ne sortent de ses lèvres.
- Comment tu fais pour te retrouver toujours dans le pétrin, Brennan ?
- Mes CV sont hyper bien rédigés.
- On requiert tes compétences ?
- J'ai mes étudiants, je ne peux pas les laisser tomber.
Une bouffée de vent a agité les palmiers. Là-bas, au pied de la dune, les vagues martelaient le sable.
- Ça va, je sais déjà que tu vas t'en occuper !
Je n'ai répondu ni par oui ni par non. Je me suis contentée de lui demander comment al ait sa fil e, Lily.
- Aujourd'hui, match de deuxième division. Un petit score de trois portes claquées. Sans verre brisé ni bois cassé. J'en conclus que la visite se passe bien.
Lily est un élément nouvel ement apparu dans la vie de Ryan. Et vice versa. Pendant près de vingt ans, le père et la fil e n'ont rien su l'un de l’autre. Et, un beau jour, le contact s'est établi par le truchement de la mère, Lutetia. Enceinte à l'âge de dix-neuf ans, cel e-ci était retournée dans sa famil e aux Bahamas sans prévenir Ryan des conséquences biologiques du week-end passé avec lui. A l'époque, Ryan était en pleine révolution personnel e. Ayant abandonné les bancs de la fac, il faisait feu de tout bois sous prétexte de goûter à la contre-culture. Dans les îles, Lutetia s'était mariée.
Divorcée quand Lily avait douze ans, el e était revenue en Nouvel eÉcosse avec sa fil e.
Mais, en terminale, Lily avait mal tourné. Sorties tardives, fréquentations douteuses, arrestation pour possession de drogue. Lutetia connaissait la chanson, étant el e-même passée par là. Quand el e avait appris que son amant d'antan était devenu flic, el e avait considéré qu'il était aussi de son devoir à lui de sauver leur fil e désormais adulte. Si la nouvel e qu'il était père avait eu sur Ryan l'effet d'un uppercut au plexus, il ne s'était pas défilé pour autant, au contraire. Il se donnait du mal pour assumer sa paternité et son voyage actuel en Nouvel e Ecosse était la meil eure preuve de sa bonne volonté, puisqu'il l’accomplissait dans l'espoir de pénétrer le monde de sa fil e. Mais Lily ne lui facilitait pas la tache. Il n'y avait qu'un seul remède, la patience. Et je le lui ai dit.
- Message reçu, ô sage d'entre les sages ! a ironisé Ryan, sachant pertinemment qu'il m'arrive aussi d'avoir des prises de bec avec ma fil e Katy.
- Tu comptes rester longtemps à Halifax ?
- Ça dépendra. Je n'ai pas perdu tout espoir de te retrouver dans le Sud, si tu dois y rester un bout de temps.
Ah. merde !
- Ça risque d'être difficile. Peter vient de m'appeler à l’instant. Il doit venir ici un jour ou deux.
Ryan a attendu que je poursuive.
- Il a une affaire à régler à Charleston et Anne lui a proposé d'habiter ici. Qu'est-ce que je pouvais dire ? C ‘est sa maison et il y a assez de lits pour coucher le Sacré Col ège au grand complet.
- Assez de lits ou de chambres ?
Par moments, chez Ryan, le mot tact rime avec boulet de canon.
-Tu me rappel es demain ? lui ai-je dit pour clore le sujet.
- Tu effaceras ton numéro du mur des chiottes pour hommes ?
- A ton avis ?
Ces conversations avec Peter et Ryan me laissaient les nerfs à fleur de peau. Peut-être aussi que cette petite sieste impromptue avait chassé mon envie de dormir.
Comprenant que je ne trouverais pas le sommeil, j'ai enfilé un short et emprunté le chemin en cail ebotis qui mène à la mer, à travers les dunes. C'était marée basse. Entre les dunes et la ligne où venaient mourir les vagues, cinquante mètres de plage me tendaient les bras. Des mil ions d'étoiles clignotaient au-dessus de ma tête. Tout en marchant dans l’eau, j'ai laissé
vagabonder mes pensées.
Peter, mon premier amour. Le seul pendant plus de vingt ans. Ryan, le premier type sur qui j'avais parié après la trahison de Peter. Katy, ma fil e merveil euse et insouciante, bientôt diplômée de L’université.
La triste sépulture découverte aujourd'hui.
Cette pensée là, je m'y suis attardée. Les morts violentes constituent la base de mon travail. J'ai beau en voir presque quotidiennement, je ne m'y habitue pas.
Avec le temps, j'en suis venue à considérer la violence comme la façon qu'ont les gens agressifs d'exercer systématiquement leur pouvoir sur plus faible qu'eux.
Habitude qui se répète jusqu'à devenir une manie. Mes amis me demandent comment je peux faire ce travail,
C’est simple : je veux détruire ces fous avant qu'ils ne détruisent d'autres innocents.
La violence n'est pas seulement une agression physique, c'est également une agression de l'âme, et el e affecte cel e du prédateur autant que cel e de sa proie.
Elle affecte l'âme des personnes endeuil ées, l'âme col ective de toute l’humanité. Elle nous diminue tous.
Mourir dans l'anonymat équivaut selon moi à subir une ultime insulte dans sa dignité d'être humain. Cela signifie passer l'éternité sous une plaque portant le nom Inconnu: Cela veut dire : être enseveli dans une fosse anonyme sans qu'il soit fait état de votre nom; sans que ceux qui s'inquiètent de vous sachent ce que vous êtes devenu. C'est une offense. Si, pour ma part, Je n’ai pas le pouvoir de rendre la vie à une victime, j’ai celui de lui rendre son nom. De donner à ceux qui restent la possibilité, toute relative, de faire leur deuil. En ce sens, j'aide les morts à s'exprimer, à prononcer leur dernier adieu. Parfois même, je contribue à révéler au grand jour ce qui leur a ôté la vie. De toutes ces réflexions, il m'est apparu sans peine que je ferais ce qu'Emma attendait de moi. Parce que je suis comme je suis ; parce que c'est ainsi que je ressens les choses.
Non, je ne me défilerais pas.
4 .
Étendue dans mon lit, j'ai regardé L’aube poindre par la baie coulissante et un jour nouveau colorer l’océan, les dunes et la terrasse. J'avais oublié de baisser les stores.
Refermant les yeux, j'ai pensé à Ryan. Sa phrase sur les chiottes, prévisible, était censée al éger l'atmosphère. Mais comment aurait-il réagi s'il avait été là ? S'il avait vu le cadavre ? Quand même, je n'aurais pas dû
m'énerver. Surtout qu'il me manquait. Un mois déjà que je ne l'avais pas vu. J'ai pensé à Peter, Peter le séducteur, le charmeur, le traître adultère. Cent fois je m'étais dit et redit que je lui avais pardonné. Mais, alors, comment expliquer que je ne demande pas le divorce, que je ne reprenne pas ma liberté
?
D'accord, il y avait les avocats et la paperasse. Mais était-ce bien la raison ?
M'étant retournée sur le côté, j'ai remonté la couette sous mon menton et pensé à Emma.
Elle al ait m'appeler pour me demander d'autopsier ce cadavre. Quel e réponse lui donnerais-je ?
Je n'avais aucune raison de refuser. D'accord, Charleston n'était pas mon terrain d'action habituel, mais Dan Jaffer ne serait pas rentré avant plusieurs semaines.
Côté logement, Anne me laissait sa Mer sur des kilomètres aussi longtemps que je le souhaitais et Ryan avait parlé de venir m'y rejoindre après son séjour en Nouvelle-
Écosse.
Ma fil e serait encore quatre semaines au Chili pour un stage intensif d'espagnol –«
Cervantes y Cerveza », littérature et bière à volonté. Peu importe, ça viendrait clore le diplôme de Bachelor of Arts qu'el e aurait mis six ans à boucler. Eh oui !
Retour à Emma. Emma et cet inconnu de l'île qui était au coeur du problème.
A vrai dire, mes étudiants n'avaient pas besoin de moi pour rapporter à l’université l'équipement utilisé pendant le stage. Et, moi, je pouvais très bien les noter ici et envoyer mes attestations à la fac par courriel. Idem pour le rapport de fouil es destiné aux services archéologie de Caroline du Sud.
Mon labo de Montréal? Un coup de téléphone m'apprendrait s'ils avaient besoin de moi.
Que l'aire donc ?
Facile : prendre mon petit déj' . Un calé et un bagel.
Je me suis levée.
Toilette rapide et queue-de-cheval. En deux temps trois mouvements, j'étais prête.
C’est probablement ça qui m'a poussée à choisir la carrière d'archéologue: on n'a pas besoin de se maquil er pour al er au bureau ; on n'a pas à passer des heures devant sa glace à s'inonder de gel coiffant.
Tous les jours, c'est vendredi, journée relax par excel ence. Et encore plus relax que ça.
Je me suis chargée de faire gril er le pain, Mr Coffee de passer le café. A présent, le soleil était levé et la chaleur grimpait.
Je suis une droguée de l'info. C’est quelque dont je ne peux pas me passer. Quand je suis chez moi, ma journée commence invariablement par CNN
et journal - The Observer à Charlotte, La Gazette à Montréal. Plus l'édition téléchargée du New York Times. Quand je suis en voyage, je me rabats sur USA Today et la presse locale. J'avale même les magazines people, quand je suis aux abois.
Comme à La Mer sur des kilomètres, le journal n'était pas livré, j'ai grignoté mon bagel en épluchant le Post & Courier de jeudi que j'avait seulement survolé.
Une famil e tout entière avait trouvé la mort dans l'incendie de son appartement. À
l’origine du désastre, un court-circuit électrique. Un homme attaquait un fast-food en justice pour avoir découvert une oreil e dans sa salade de chou.
D'après la police et les organismes sanitaires, aucun des employés de la chaîne de production de ladite salade n'avait à déplorer la perte d'une oreil e. La justice avait réclamé des tests d’ ADN.
Un certain Jimmie Ray Teal n’avait pas été revu depuis le lundi 8 mai, à trois heures de l’après-midi quand il avait quitté l’appartement de son frère dans Jackson Street pour se rendre chez le médecin. Un appel à témoin était lancé.
Mes cel ules grises ont hissé le drapeau. Le cadavre de Dewees ?
Impossible. Onze jours plus tôt, Teal respirait encore, alors que l'inconnu enfermé dans la housse à cadavre ne s'était pas empli les poumons d’oxygène depuis deux ans au moins.
J'en étais arrivée à la section hebdomadaire consacrée aux nouvel es des différents quartiers quand mon portable a retenti. Numéro connu. Le spectacle al ait commencer.
En habituée des combats de rue, Emma est al ée droit lu but.
- Tu veux qu'ils gagnent ?
Mot pour mot, le discours que je m'étais tenu pendant que je marchais le long de la plage.
Ma réponse s'est réduite à un seul mot : « Quand ? »
- Demain matin, neuf heures.
- Où?
J’ai noté L’adresse.
À dix mètres du bord, deux marsouins bondissaient dans les vagues. Dans le soleil du matin, leurs dos bleu gris scintil aient d'un éclat de porcelaine. Je les ai regardés pointer le nez et disparaître dans un monde qui m'était inconnu. J'ai terminé mon café en me demandant dans quel monde inconnu j'étais sur le point de plonger moi-même.
Le reste de la journée s'est déroulé sans incident notoire. Sur le chantier de fouil es, j'ai commencé par expliquer aux étudiants comment les choses s'étaient passées la veil e, après leur départ, puis je leur ai ordonné de remblayer les tranchées pendant que je prendrais les dernières photos et noterais d'ultimes observations.
Après quoi, tous ensemble, nous avons nettoyé les outils - pel es, truel es, pinceaux et tamis -et rapporté les karts au débarcadère. À six heures, L’Aggie Gray nous ramenait sur le continent.
CE soir-là, l'équipe au grand complet s'est retrouvée au Boat House de Breach Inlet autour de grands plats d'huîtres et de crevettes. Ensuite, la véranda de La mer sur des kilomètres nous a tous accueil is pour une ultime séance de travail. Après avoir débattu de ce qu'ils avaient appris pendant le stage, les étudiants ont vérifié une dernière fois que tous les objets et ossements découverts avaient été répertoriés. Sur le coup de neuf heures du soir, ils ont réparti l'équipement dans leurs différents véhicules et pris la route sur un dernier au revoir.
Aussitôt, le cafard qui survient toujours à la fin d'un travail en équipe a pointé le bout de son nez. Bien sûr que j'étais soulagée de les voir partir, car qu'est-ce qu'ils pouvaient m'exaspérer avec leurs bavardages, leurs pitreries et leur inattention ! J'al ais enfin pouvoir me consacrer au squelette en toute liberté d'esprit.
Pourtant, leur jeunesse formidable me manquait déjà. Ils avaient de l'énergie à revendre et un enthousiasme éclatant. Leur absence me laissait au coeur un sentiment de vide.
Je suis restée dehors encore un moment, enveloppée dans le silence de cette maison à un mil ion de dol ars.
Bizarrement, le calme alentour me paraissait sinistre, pas du tout apaisant. J'ai fait le tour des pièces pour éteindre les lumières et suis montée dans ma chambre. Là, j'ai ouvert tout grand la baie vitrée pour laisser entrer le bruit des vagues sur le sable.
À huit heures et demie, le lendemain matin, je m'engageais sur les montagnes russes du pont qui enjambe la Cooper et relie le chapelet d'îles et Mount Pleasant à la vil e de Charleston proprement dite. Cet ouvrage postmoderne, dont le tablier excessivement pentu repose sur des montants colossaux, me fait toujours penser à un tricératops d'acier revu et corrigé par un impressionniste. Il s'élève si haut que chaque fois qu'el e l’emprunte, Anne a les doigts tout blancs aux jointures, tel ement el e se crispe sur son volant. L'université se trouve dans la partie nord-ouest de la péninsule, à michemin entre la citadel e et la vieil e vil e. La nuque chauffée par le soleil, j'ai suivi la route 17
.jusqu'à l'avenue Rutledge, puis serpenté à travers le campus jusqu'à l’aire de stationnement mentionnée par Emma.
Là, après la rue Sabin, j'ai tourné en direction d'un bâtiment en brique appelé simplement: Hôpital principal.
Ayant repéré L’entrée de la morgue grâce aux indications d'Emma, j'ai grimpé à pied la rampe y conduisant et appuyé sur la sonnette placée à côté d'un haut-parleur rectangulaire. Quelques secondes plus tard, un moteur a ronronné et l'un des deux battants du portail métal ique peint en gris s'est ouvert.
Emma avait une mine épouvantable, le teint blafard et des poches sous les yeux de la tail e d'une valise de week-end. Je ne parle même pas de ses vêtements froissés.
Elle m'a accueil ie avec un Hé tranquil e, comme si de rien n'était. J'y ai répondu par un Hé identique.
Je sais, ça peut paraître bizarre, mais c'est comme ça qu’on se salue chez nous, dans le Sud.
- Ça va bien ? lui ai je demandé en prenant sa main dans la mienne.
- Une migraine de cheval.
- On n'est pas à la bourre, tu sais, puisque j'ai décidé de rester.
- Je me sens mieux maintenant, a-t-el e dit tout en appuyant sur un bouton.
Le portail s'est refermé.
- On peut remettre ça à plus tard, quand tu iras mieux.
- Je vais très bien, je t'assure !
Son ton, gentil mais ferme, ne laissait pas place à la discussion. Elle m'a fait grimper une autre rampe en béton. Sur le palier, deux portes anti-incendie en acier et une troisième, normale. Les premières devaient mener aux
chambres froides, L’autre donner accès à des parties plus animées de l’hôpital : urgences, obstétrique, cardio, réa. Là, les employés travail aient sur du vivant, Nous, nous étions la face cachée de la médail e : notre matériau, c'était la mort.
- On est là, a déclaré Emma en indiquant du menton l'une des deux portes métal iques.
Nous nous y sommes dirigées. Emma a tiré la poignée vers el e. Un air glacé, parfumé à la chair putréfiée, a déferlé sur nous.
La sal e mesurait grosso modo cinq mètres sur six.
Y étaient rangés une douzaine de chariots à plateaux amovibles. La moitié d'entre eux supportaient une housse à cadavre plus ou moins renflée. Emma s'est emparée d'un chariot sur lequel reposait une housse piteusement plate. Ayant débloqué le frein de la pointe de son pied, el e l’a poussé dans le couloir pendant que je lui tenais la porte ouverte. Un ascenseur nous a transportées à un étage supérieur. Sal es d'autopsie. Vestiaire. Portes menant à des endroits que j'aurais été bien en peine de nommer.
Emma parlait peu. J'ai évité de la bombarder de questions.
- À toi de jouer, aujourd'hui, puisque tu es l’anthropologue, a-t-el e déclaré pendant que nous passions des tenues de chirurgien. Je te servirai d'assistante, tu me donneras tes ordres.
Elle entrerait le résultat de mes analyses dans le registre général des cas plus tard, en même temps que ceux des autres experts. Elle ne rendrait ses conclusions qu'une fois toutes les infos en main.
Dans la sal e d'autopsie, el e a commencé par s'assurer que nous avions bien l’ensemble des documents se rapportant à L’affaire. Ayant inscrit son numéro sur une carte d'identification, el e a pris des photos de la housse avant l'ouverture. J'en ai profité pour al umer mon ordinateur portable et accrocher des feuil es de rapport à ma planchette écritoire. Pour les codes, je me conformerais au système en vigueur ici.
- Numéro du cas ?
- Je lui ai attribué le code 02: indéterminé, a expliqué Emma. Et d'ajouter en consultant la carte d'identification:
- C'est notre deux cent soixante-dix-septième cas cette année. J’ai donc reporté le code CCC-2006020277 sur ma feuil e.
Emma a étalé un drap sur la table d'autopsie et placé un tamis au-dessus de l'évier. Ces préparatifs achevés, nous avons passé des tabliers qui s'attachaient à la tail e et au cou, abaissé les masques sur nos bouches et enfilé
des gants. Alors seulement, Emma a ouvert la housse.
Les cheveux avaient été rangés dans un petit récipient en plastique, les dents récupérées dans la terre dans un autre. Je les ai tous alignés sur la pail asse.
Le squelette était tel que j'en avais gardé le souvenir : à peu près intact et ne présentant des restes de tissu mou desséché que sur quelques vertèbres ainsi que sur le tibia et le fémur de la jambe gauche. N'étant plus tenus par les articulations, les os s'étaient mélangés pendant le transport. Nous avons commencé par en extraire tous les insectes visibles à l'oeil nu pour les conserver dans des fioles. Puis nous avons nettoyé soigneusement chaque os de la terre qui y était col ée, la gardant el e aussi afin de l’analyser plus tard. Petit à petit, le squelette s' est entièrement reconstitué. Vers midi, nous en avions terminé avec cette partie fastidieuse du travail. Deux bassines et quatre fioles trônaient sur la pail asse, un squelette complet et en parfaite connexion anatomique reposait sur la table, les os des doigts et des orteils étalés en éventail comme dans les catalogues de fournitures biologiques.
Brève coupure pour un déjeuner rapide à la cafétéria. Emma a pris un grand Coca et un Tell-O ; moi, des frites et un sandwich se prétendant au thon. A une heure, nous étions de retour dans la sal e d'autopsie. J'ai établi l’inventaire des os en prenant soin de noter à quel côté ils appartenaient, le droit ou le gauche, pendant qu'Emma prenait d'autres photos. Puis el e a quitté la sal e en emportant le crâne, la mâchoire et les dents afin de les faire radiographier.
Elle est revenue au moment où je me disais que la victime était sûrement un homme, compte tenu de la tail e de ses os et de la grosseur de ses attaches musculaires.
- Prête pour le sexe ? lui ai-je lancé.
- Ah, chéri, si tu savais comme j'ai mal à la tête !
Y a pas à dire, el e me plaisait cette nana !
Je me suis emparée d'une moitié de pelvis.
- Os pubien volumineux, branche inférieure épaisse, angle sous-pubien évoquant plus un V qu'un U', ai-je déclaré en désignant la face avant. J'ai retourné l'os et promené mon doigt à l’intérieur d’une cavité située sous la large lame pelvienne.
- Entail e de sciatique étroite.
- Tu penches pour un chromosome y ?
J’ai hoché la tête.
- Voyons le crâne.
Emma me l’a passé.
- Grandes arêtes frontales, bordure orbitale émoussée.
Il y avait aussi une grosse bosse sur l’arrière au milieu. Quand on se balade avec un occiput aussi protubérant, on devrait y inscrire son code postal.
- Un mec de bas en haut.
- Ouais.
J’ai inscrit Masculin dans mon rapport d'analyses.
- Son âge ? a demandé Emma.
En règle générale, les dernières molaires apparaissent aux alentours de vingt ans, à peu près au moment où le squelette appose un point d’orgue à sa constitution.
Le dernier os à cesser de grandir et à effectuer sa fusion est un petit chapeau situé tout au bout de la clavicule, côté gorge. Quand on a à la fois fusion claviculaire et dents-de sagesse, on est en droit de penser qu’on a un adulte sous les yeux.
J’ai demandé à Emma si toutes les molaires étaient sorties. Elle a hoché la tête. J'ai pris la clavicule.
- L'épiphyse médiane est fusionnée. Ce n'est plus un gamin. Au pelvis maintenant. Cette fois encore, la face qui m'intéressait était la ventrale, cel e qui du vivant de cet individu avait embrassé sa jumel e de l'autre côté.
Chez les adultes encore jeunes, ces faces présentent une topologie de bocage qui ressemble assez à la région de Shenandoah. Avec l'âge, les hauteurs s' affaissent et les creux se comblent.
- Les symphyses pubiennes ont un aspect lisse avec un renflement sur le pourtour.
Voyons voir tes radios.
Emma a al umé le négatoscope et sorti dix rectangles noirs d'une petite enveloppe. Je les ai disposées sur deux rangées, mâchoire du haut et mâchoire du bas, en veil ant à poser chaque dent à la place qui lui revenait. Au cours de la vie, les alvéoles et les canaux des racines se remplissent de dentine secondaire. Plus une dent est vieil e, plus el e apparaît opaque sur les radios.
Ces quenottes là me criaient : mi-parcourt entre jeunesse et âge moyen. Toutes les molaires avaient encore leurs racines et les couronnes présentaient une usure minime.
- L'état des dents concorde avec ce que disent les os.
- Traduction ?
- Dans les quarante ans. Mais garde en tête que les hommes sont loin d'être tous pareils.
- Tu es bien bonne ! a ironisé Emma. La race ?
Retour au crâne.
Déterminer la race, c'est la galère, le plus souvent. En l’occurrence, ça n’a pas été le cas. Vue de profil, la partie inférieure du visage ne révélait aucun signe de prognathisme et les os du nez se rejoignaient en formant un angle aigu. Quand à l’ouverture nasale, el e était resserrée avec un bord inférieur effilé et une pointe osseuse au milieu.
- Nez mince et proéminent, profil facial plat...
L'orifice vers l'oreil e interne est ovale, ai-je ajouté en éclairant l’ouverture à l'aide d'une lampe de poche.
C’est très net.
J’ai relevé la tête. Emma avait les yeux fermés et se frottait les tempes lentement, en petits cercles.
- Je vérifierai sur Fordisc 3.0 dès que j'aurai pris les mesures, mais ce type a tout du Caucasien.
- Blanc, de sexe masculin, âgé d'environ quarante ans.
- Pour plus de sûreté, je dirais entre trente-cinq et cinquante.
- Temps écoulé depuis la mort ?
J’ai désigné les fioles sur la pail asse.
- Ton entomologiste devrait pouvoir te fournir une estimation précise. On a là-dedans pas mal de carapaces vides de pupes, de coléoptères morts et d'autres insectes dont il ne reste que des fragments.
- Les insectes, ça prend un temps fou et j'aimerais bien entre ce cas dans le NCIC sans perdre de temps.
Elle voulait parler du Centre national d'information sur les crimes. Sous l'égide du FBI, cette base de données informatisée regroupe plusieurs fichiers dont l'un répertorie les casiers judiciaires, L’autre les personnes en fuite, un troisième les biens dérobés, un quatrième les personnes signalées disparues, un cinquième les morts non identifiés.
Quand on demande une recherche, mieux vaut préciser une tranche de temps réduite si on ne veut pas être noyé sous un raz de marée d’informations.
- A priori, je dirais entre deux et cinq ans. Mais, à ta place, je prendrais quand même un interval e plus grand pour ne pas rater une possibilité. J'inscrirais un à cinq.
Emma a hoché la tête.
- Si le NCIC ne donne rien, j'éplucherai les dossiers des personnes disparues dans la région.
- Les dents devraient t'aider. Avec tout le métal que ce type avait dans la bouche...
- L'odontologiste établira la charte lundi.
Emma a recommencé à se frotter les tempes. Je voyais bien que ça n'al ait pas, même si el e prétendait le contraire.
- Je vais mesurer les os de la jambe pour déterminer sa tail e. Elle a acquiescé d'un geste vague et demandé si j'avais d'autres signes distinctifs à lui communiquer.
J'ai secoué la tête. Je n'avais repéré ni trauma guéri, ni anomalie congénitale. Aucun signe particulier.
- Cause du décès ?
- Rien ne me saute aux yeux d'emblée. Pas de fracture, pas d'impact de bal e, pas de traces laissées par un instrument pointu. Pour le moment, nada. Mais je regarderai les os au microscope quand ils auront été entièrement nettoyés.
- Tu veux des radios du corps entier ?
- Tant qu'à faire...
Je venais de commencer à mesurer un fémur quand le portable d'Emma a sonné. Je l'ai entendue s’éloigner vers la pail asse. Le bruit d'un clapet de téléphone qu'on ouvre m'est parvenu.
Silence. Elle écoutait.
- Je peux supporter.
Ton méfiant, suivi d'une pause.
- En sale état ?
Pause plus longue.
- Qu'est-ce qui vient, après ça ?
La tension dans sa voix m'a fait relever les yeux.
Emma me tournait le dos. Toutefois je n'avais pas besoin de voir son visage pour deviner que quelque chose de grave était en train de se passer.
5.
Emma a jeté son portable sur la pail asse et s’est immobilisée, les yeux fermés. On voyait qu'el e faisait des efforts pour calmer les coups de tambour qui lui martelaient le crâne.
La migraine, je connais en long, en large et en travers. J'en ai assez bavé pour savoir que la volonté ne change rien à l'affaire. Rien ne calme la douleur qui provient de la dilatation des vaisseaux à l'intérieur du crâne, hormis le temps et le sommeil. Et les médicaments.
Je me suis remise à mes mesures. Plus tôt j’en aurais fini avec l'estimation de la tail e, plus tôt el e pourrait rentrer chez el e et s'écrouler. Quant à l' appel qu'el e venait de recevoir, si el e ne voulait pas m' en parler, libre à el e. J'ai entendu la porte s'ouvrir puis se refermer.
Abandonnant mon rapport d'ostéométrie, je me suis assise devant mon ordinateur portable. Un instant plus tard, la porte s'est rouverte. Le carrelage a résonné sous des pas. Je venais d'entrer la dernière donnée. A présent, le programme al ait commencer les calculs.
Derrière moi Emma a déclaré qu'el e avait examiné les vêtements.
- Pas de ceinture, de chaussures ou de bijou. Rien dans les poches, aucun effet personnel. Le tissu est putréfié et les étiquettes à peine lisibles, mais je dirais que le pantalon est un 38 américain. À supposer que ce soit le sien, ce type n'était pas un minus.
- Non, il mesurait entre un mètre soixante-dix-sept et un mètre quatrevingt-quatre. Je me suis décalée pour lui permettre de voir l'écran. Elle a lu les résultats et s'est dirigée vers la table.
- Qui es-tu, grand Blanc de quarante ans ? a-t-el e murmuré tout en caressant le crâne.
Sois gentil, dis-nous ton nom !
Sa voix, aussi tendre que son geste, était d'une tel e intimité que j'aurais pu éprouver un sentiment de voyeurisme en la regardant si je n'avais si bien connu à quoi correspondait son émotion.
De nos jours, grâce aux séries télé - dont certaines sont fort mal documentées, c'est le moins qu'on puisse dire-, le public considère l’ ADN
comme L’ Excalibur de la justice moderne. Hol ywood a engendré un mythe selon lequel la double hélice permettrait de résoudre tous les mystères, d'ouvrir toutes les portes, de réparer toutes les erreurs. Vous avez un os ? Pas de problème. Extrayez-en une petite molécule. Dans cinq minutes, vous aurez un miracle !
Malheureusement, ça ne marche pas comme ça quand on a un corps non identifié. M.
ou Mme X existe dans le vide, dépouil é de tout ce qui pourrait le relier à la vie. Ce terme de non identifié signifie bien que l’on ne dispose d'aucune information sur le défunt, sur son état de santé, sur le lieu où il habitait ou sur sa famil e. Pas facile, dans ces circonstances, de mettre la main sur une brosse à dents qui lui aurait appartenu ou sur un vieux chewing-gum qu'il a mâchonné.
On n'a rien. Tout ce qu'on a, ce sont les données fournies par le squelette. Cel es qui correspondaient au cas CCC-2006020277 pouvaient désormais être entrées dans le fichier des personnes disparues. Peut-être découvrirait-on par croisement des individus présentant plus ou moins les mêmes caractéristiques que notre victime. Si le nombre de ces gens n'était pas astronomique, Emma pourrait alors réclamer leurs dossiers médicaux et dentaires et contacter des membres de leur famil e pour prélever sur eux des échantil ons d'ADN.
J'ai baissé le haut de mon gant afin de jeter un coup d'oeil à ma montre. Cinq heures moins le quart.
- Huit heures qu'on bosse. Voici ce que je propose : on arrête pour aujourd'hui et tu demandes des radios du corps entier. Lundi, je les regarde et j'examine les os au microscope pendant que ton dentiste établit la charte des dents. Après, tu balances la soupe dans le NCIC.
Emma s'est retournée. À la lumière des néons, son visage ressemblait à de la chair d'autopsie.
- Je me sens guil erette comme une pinsonnette, a t-el e lâché sur un ton lugubre.
- C'est quoi, une pinsonnette ?
- La femel e du pinson ?
- Toi, tu rentres te coucher !
Elle n'a pas discuté.
Dehors, L’air était lourd et humide. L'heure de pointe battait son plein. Les gaz d'échappement se mélangeaient aux relents d'air salé qui montaient du port. On avait beau n'être qu'en mai, la vil e avait déjà son odeur d'été. Nous avons descendu la rampe côte à côte. Au moment de nous séparer, Emma a marqué une hésitation. J'ai cru qu'el e al ait me parler du coup de téléphone.
Elle m'a simplement souhaité bon week-end et s’est éloignée d'un pas pesant.
La voiture était une fournaise. J'ai baissé la vitre et enfoncé dans le lecteur un CD de Sam Fisher. People Living, Mélancolique à souhait, changeant. Exactement ce qui convenait à mon humeur.
Un orage se préparait. Je m'en suis aperçue en franchissant le pont audessus de la Cooper aux éclairs qui se bousculaient à l'est, pressés de se mettre en position.
Je dînerais à la maison. Je ne m'arrêterais qu'un instant chez Simmons's Seafood, le temps d'acheter quelque chose à me mettre sous la dent. Le magasin était désert. Ce qui restait de la pêche du jour reposait sur de la glace pilée dans des caisses en acier.
À la vue des espadons, toutes les cel ules de mon hypothalamus ont dressé la tête.
Aussitôt imitées par les gardes-chiourme de ma conscience. Pêche trop abondante !
Déclin des populations ! Non-respect des quotas !
Très bien. D'ail eurs, ne disait-on pas que l’espadon était contaminé au mercure ?
Mon regard a dévié sur le mahi-mahi.
Aucune protestation de la part du despote qui siège dans mon cerveau. Comme d'habitude, j'ai dîné dehors en regardant la nature exécuter son bal et en trois actes.
Playbil l’aurait décrit comme suit: Scène I : la lumière du soleil s'estompe lentement. La nuit chasse le jour. Scène II : des éclairs veinés projettent des étincel es sur un fandango de nuages noirs
tirant sur le vert. Scène III : fondu au gris. La pluie martèle les dunes et les palmiers malmenés par le vent.
J'ai dormi comme un bébé...
Pour me réveil er dans une lumière de plein soleil tamisée par les volets. Et au son d'une tambourinade.
Assise dans mon lit, j'ai essayé de repérer d'où venaient les coups.. Un ouragan aurait-il arraché un volet pendant la nuit ?
Quelqu'un se serait-il introduit dans la maison ?
Neuf heures moins vingt, annonçait le réveil.
Le temps de passer une robe de chambre, et je me suis avancée sur la pointe des pieds jusqu'en haut de l’escalier. Trois marches plus bas, je me suis accroupie de façon à voir la porte d'entrée. Une tête et des épaules se dessinaient dans l'oeil de boeuf en verre dépoli.
La tête a pressé un instant son nez contre la vitre.
Les coups ont repris.
M'épargnant à moi-même la grande scène du III, j'ai remonté l’escalier, toujours en tapinois, pour al er jeter un oeil par la fenêtre d'une chambre à coucher qui donnait sur le devant de la maison. Comme il fal ait s'y attendre, le dernier joujou sur roues de Peter faisait un baiser d'Esquimau à ma Mazda. Revenue dans ma chambre, j'ai sauté dans les vêtements que je portais la veil e et me suis propulsée en bas.
Au moment où j'atteignais la porte, les coups ont cédé la place à des grattements.
Des grattements qui sont devenus frénétiques quand j'ai retiré le verrou de sécurité.
J'ai tourné la poignée.
La porte s'est ouverte à toute volée sur un chow-chow dont le bond s'est terminé sur ma poitrine. Pas facile de garder l'équilibre. Surtout que Boyd entamait déjà une cavalcade autour de mes chevil es et que sa laisse nous ligotait tous les deux.
Rendu nerveux par L’agitation générale, Birdie a jail i des bras de Peter toutes griffes dehors, les oreil es aplaties en position aérodynamique. Que ce long voyage en voiture l’ait perturbé ou que le bonheur de retrouver la liberté lui fasse perdre la tête, toujours est-il que le chien a coursé
le chat de l'entrée jusqu'au fond de la maison, sa laisse valdinguant derrière lui. Passant par la sal e à manger, il est revenu dare-dare dans la cuisine.
- Bonjour, Charleston ! s'est écrié Peter sur le ton de Robin Wil iams dans Good Morning Vietnam I
Et de m'écraser contre son coeur.
Je l’ai repoussé de mes deux mains à plat sur sa poitrine.
- Mais enfin, Peter, à quel e heure tu t'es levé ?
- Y a pas d'heure pour les braves, Chéri-bibi.
- Epargne-moi tes surnoms idiots.
- Oui, mon petit haricot au beurre.
Un bruit de vaissel e cassée a retenti. Intimant à Peter l’ordre de fermer la porte, j'ai foncé à la cuisine. Il m'a emboîté le pas.
Boyd reniflait le contenu d'une boîte à biscuits cassée en mil e morceaux sous l'oeil circonspect d'un Birdie hors d'atteinte, juché qu'il était en haut du réfrigérateur.
- Ce sera la première chose que tu rachèteras pour Anne, ai-je lancé à Peter.
- C'est déjà sur ma liste.
Boyd a relevé un museau couvert de miettes et s'est replongé dans ses Lorna Doones.
Je suis al ée lui remplir un bol d'eau.
- Tu ne lui as pas trouvé de place dans un chenil ?
- Tu sais combien il aime la plage.
- Il aimerait le Goulag si la nourriture y était abondante.
J’ai déposé le bol par terre. Boyd s'est mis aussitôt à laper, sa longue langue pourpre ressemblait à une anguil e lui sortant de la gueule. J’ai préparé le petit déjeuner pendant que Peter déchargeait la voiture. Litière pour le chat, pâtées respectives pour les deux animaux, onze sacs de nourriture pour les créatures à deux pattes, un gros porte-documents, une housse à vêtements et un petit sac marin.
Du Peter tout craché. Le grand jeu pour la bouffe, la pédale douce pour la garde-robe.
Avec un cou qui fait deux tail es de plus que son torse, mon ex-mari ne trouve jamais de chemises qui lui ail ent. Qu'à cela ne tienne. Dans les années 1970, époque à laquel e je l'ai rencontré, il s'est forgé un système vestimentaire à trois étages dont il n'a jamais dévié. Short ou jean chaque fois que c'est possible ; veste de sport quand l'occasion requiert un minimum de style ; costume cravate pour les plaidoiries au palais. Il portait aujourd'hui une chemise de golf Rosasen en tissu écossais à losanges, un pantalon coupé aux genoux et des mocassins. Sans chaussettes.
J'ai sorti d'un sac un énième carton d’oeufs.
Tu n'as pas peur qu'on manque ?
— Faut bien ça pour un temps aussi court.
— Je vois que tu t'es donné du mal.
Absolument ! s'est-il exclamé avec son sourire épanoui de Janis « Peter »
Petersons. Je me suis dit que tu ne m'attendais peut-être pas pour le petit déjeuner.
En fait, je l'attendais dans la soirée.
- J'étais sur le point de dépasser la maison quand j'ai vu l'autre voiture. Je me suis retournée, un oeuf dans la main.
- Quel e autre voiture ?
Il me décochait déjà un grand clin d’oeil, toujours signé Janis « Peter »
Petersons.
- Cel e qui était garée devant la maison, pardi ! J'ai pris sa place.
- Quel e marque, la voiture ?
Peter a haussé les épaules.
— Grosse et de couleur sombre. Une quatre-portes. Où est-ce que je mets le Birdier ?
J'ai désigné la buanderie. Peter y a disparu avec le bac du chat.
Perplexe, j'ai commencé à battre les oeufs. Qui avait pu venir ici si tôt, et un dimanche matin ?
Probablement un touriste qui essayait de repérer sa vil a en bordure de mer, a dit Peter en commençant à moudre le café. Les maisons se louent souvent du dimanche au dimanche.
—
L'entrée dans les lieux ne se fait jamais avant midi.
J'ai retiré les tranches de pain mises à gril er et les ai remplacées par deux autres.
—
C'est vrai. Mais quelqu'un a bel et bien quitté cette place. Peutêtre qu'il s'était arrêté pour programmer son OnStar avant de prendre la route pour Toledo.
J'ai tendu à Peter les sets et les couverts' Il les a disposés sur la table. Boyd est venu poser le menton sur ses genoux. Peter l'a gratté derrière l'oreil e.
- Ton stage s'est bien terminé? Tu feras de la plage aujourd'hui ?
- je lui ai parlé du squelette découvert à Dewees.
- Merde alors !
- J'ai rempli une tasse de café et la lui ai tendue ainsi qu'une assiette avant de m'asseoir en face de lui. Boyd à émigre de son genou vers le mien.
- Un Blanc dans les quarante ans. Rien qui laisse supposer une mort suspecte.
- Sauf le fait qu'il ait été enseveli clandestinement.
- Oui, sauf ça. Tu te rappel es Emma Rousseau ?
Peter a ralenti sa mastication et levé sa fourchette.
- Une brune avec des cheveux longs et des nénés à vous faire...
- c’est el e, le coroner du comté de Charleston. Elle entrera les données de l'inconnu dans le fichier du NCIC, quand le dentiste aura établi la charte des dents.
Boyd s'est ébroué et m'a rappelé sa présence par de petits coups de truffe sur mon genou. Et son intérêt pour mes oeufs.
- Combien de temps tu comptes rester ici ? m'a demandé Peter.
- Aussi longtemps qu'Emma aura besoin de moi. Il se trouve que l’anthropologue légal du-comté est en voyage. Parle-moi un peu de ton affaire Herron.
- le client s'est plaint mercredi. Patrick Bertolds Flynn. Buck, Pour les intimes.
Peter a fini ses oeufs.
- Un cul serré, je te dis pas ! Je lui propose un café, il me répond qu'il ne prend pas de produits dopants. Comme si je lui offrais une ligne !
Peter a écarté son assiette. Au bruit produit par son geste, Boyd a refait le tour de la table. Peter lui a donné un triangle de pain gril é.
- Une attitude de sergent instructeur. Mais le regard franc.
- Une analyse de caractère vraiment objective. Tu m'impressionnes ! Et ce monsieur est un vieux client à toi ?
- Inconnu jusqu'à l’autre jour. Sa mère s'appel e Dagnija Kalnis. Une Lettonne, comme tu t'en doutes.
(C’est pour ça qu'il m'a choisi. En tant que membre du clan..
- Qu'est-ce qu'il voulait ?
- Pour le faire accoucher, j'ai dû prendre les forceps.
Il tournait autour du pot, revenant sans cesse à la Bible, à tous ces gens plus malheureux que nous et à la responsabilité qui doit animer les chrétiens. Chaque fois qu'il disait « engagement » ou « devoir », je faisais un trait sur mon agenda. Arrivé au million, j'ai abandonné.
Ce discours ne menant nul e part, je n'ai pas réagi.
Peter a pris mon silence pour un reproche.
- T’inquiète, il croyait que je prenais des notes. Tu reveux du café ?
J’ai hoché la tête. Les deux tasses remplies, Peter s’est mis à se balancer sur sa chaise.
- Bref, Flynn et un troupeau de copains férus comme lui de la Bible ont versé des fonds à Herron pour son Église de la miséricorde divine. Mais ces bons garçons se sentent un peu désorientés ces derniers temps, face à ce qu'ils désignent sous les termes d'«
opacité financière ».
Un petit raclement de griffes s'est fait entendre en provenance du plan de travail, puis du carrelage: Birdie venait de quitter la pièce à fond de train. Le regard de Boyd n'a pas dévié d'un centimètre de l’assiette de Peter.
- Il y a un peu plus de trois ans, la fil e de ce Flynn, Helen, s'est raccrochée el e aussi à la locomotive Herron. Elle s'est engagée dans l'aide aux démunis et a travail é dans différentes cliniques subventionnées par le révérend, passant de l’une à L’autre selon les besoins.
Au bout d'un moment, el e a rué dans les brancards. D'après son papa, qu'el e appelait régulièrement, el e se plaignait sans cesse tout en continuant d'affirmer que c'était formidable d'apporter son soutien à une oeuvre aussi admirable.
Peter a soufflé sur sa tasse avant d'aspirer une gorgée de café.
- Peu à peu, les appels se sont espacés. Chaque fois qu'el e téléphonait, c'était pour râler que sa clinique manquait de médicaments, que la maintenance y était inexistante et qu'on y grugeait les patients. À son avis, l'Église falsifiait les comptes. Ou alors c'était le responsable du dispensaire qui se remplissait les poches.
Peter, lui, s'est rempli une nouvel e tasse.
- Flynn admet qu'il n'a pas voulu écouter sa fil e, considérant qu’el e l’était lancée dans une de ses croisades en faveur des pauvres comme ça la prenait régulièrement. À vrai dire, il n'était pas ravi-ravi de son choix de carrière. Il aurait préféré la voir animée par une vocation plus traditionnel e. Bref, les relation
entre Helen et son vieux sont devenues de moins en moins chaleureuses. Mais c'est vrai qu'il n'a rien d'un boute-en-train.
- Si je comprends bien, Flynn et ses amis aimeraient avoir un compte rendu détail é sur la façon dont leur argent est dépensé. La question est: pourquoi maintenant ?
- Oui. Pour d'obscures raisons, Herron se fait tirer l'oreil e. Que ces raisons soient liées à une mauvaise gestion ou à un défaut de communication, L’EMD étant trop occupée à sauver des âmes perdues.
- Et Buck Flynn n'apprécie pas de se voir ignoré.
- Exactement. Le fric est donc la raison première de ma mission. Mais il y a un à-côté : Helen ne donne plus signe de vie à son père. Et, là non plus, Herron ne se met pas en quatre pour fournir une explication. À mon avis, si Flynn s'intéresse à la compta du révérend Herron, c'est en partie parce qu'il est blessé dans sa fierté et dans son arrogance, et en partie parce qu'il se sent coupable vis-à-vis de sa fil e.
- Elle a disparu depuis combien de temps ?
- Plus de six mois qu'il est sans nouvel es.
- Et Mme Flynn ?
- Morte, il y a des années. Helen est sa seule enfant.
- Et c'est maintenant seulement qu'il se décide à la rechercher ?
La dernière fois qu'il l’a eue au téléphone, ça s'est terminé en pugilat. Helen a dit qu'elle ne le rappel erait plus jamais. Il n'a pas cherché à la joindre. S’il s'inquiète aujourd'hui, c'est parce qu'il a décidé d'entamer une enquête financière et qu'il voudrait profiter de l’occasion pour en savoir davantage sur sa fil e à travers moi. Enfin, c'est ce qu'il prétend... il est un peu psychorigide, a ajouté Peter en me voyant hausser les sourcils de surprise.
- Il a déjà interrogé Herron sur sa fil e ?
- Il a essayé. Mais c'est aussi coton d'avoir un rendez-vous avec le révérend qu'avec le pape. A en croire des gens de l’entourage de Herron, Helen aurait dit à des responsables qu'el e envisageait de changer de job et qu'el e était en pourparlers avec une clinique de Los Angeles. Une entreprise qui avait plus d'envergure.
- C'est tout ?
- Flynn a réussi à convaincre les flics d'interroger la propriétaire de l’appart' où vivait sa fil e. D'après ce qu'el e dit, Helen lui a annoncé son déménagement par une lettre à laquel e étaient joints le dernier loyer et la clef. Helen a laissé des affaires dans l’appartement, mais rien de valeur. D'ail eurs, c'est plus une studette qu'un appartement.
- Compte bancaire ? Carte de crédit ? Relevés de téléphone portable ?
- Helen ne croyait pas aux vertus des biens terrestres.
-Peut-être que ce n'est pas plus grave que ça : un déménagement sur la côte Ouest sans prévenir qui que ce soit.
- Peut-être.
J'ai réfléchi un moment. Cette histoire ne tenait pas debout.
- Si Flynn est l’un de ses généreux donateurs, pourquoi Herron refuse-til de le voir ?
-Je suis d'accord avec toi. Pour quelqu'un qui a reçu un mil ion et demi de dol ars de Flynn, Herron ne se remue pas des masses pour l’aider à retrouver sa fifil e. Et le Flynn, il met bien du temps à s'inquiéter de la disparition de sa gamine. Quoi qu’il en soit, ma mission première c’est l’argent. Peter a vidé sa tasse et l’a reposée sur la table.
- « Aboulez le pognon ! », comme dirait ce grand humanitaire de Jerry McGuire.
6.
Pour sa première sortie, après le petit déjeuner, Peter a décidé d'al er renifler l’atmosphère du côté de l’ EMD. Je me suis instal ée dans la véranda avec vingt cahiers bleus sur les genoux et un chien à mes pieds. La faute en revient-el e à l'océan, aux textes que je devais corriger, toujours est-il que je n'arrivais pas à me concentrer. La sépulture clandestine sur l'île de Dewees, le squelette sur la table de la morgue et le visage d'Emma creusé par la douleur me repassaient sans cesse devant les yeux. Elle avait voulu me dire quelque chose, hier, sur le parking, et el e s'était ravisée. Était-ce en rapport avec ce coup de téléphone ? Visiblement, la nouvel e qu'on lui avait annoncée l’avait bouleversée. De pouvait-il bien s'agir ?
Etait-ce en rapport avec le squelette ? Mais alors, ferait-el e de la rétention d'information
? Non, improbable.
Je me suis remise à la tâche jusqu'à n'en plus pouvoir. À une heure passée de quelques minutes, j’ai consulté la table des marées et lacé mes Nike. Trois kilomètres de course sur la plage avec Boyd. La haute saison n'ayant pas encore débuté, les autorités étaient plus coulantes sur les heures réservées aux chiens sans laisse. Boyd s'est amusé à bondir dans les vagues et moi, à
marteler le sable durci par la marée, semant l’un comme l’autre le désarroi parmi les bécasseaux.
Au retour, j'ai coupé par Ocean Boulevard pour acheter le journal. Après une douche rapide, je me suis intéressée à la contribution de Peter aux menus des jours prochains.
Exploration effectuée avec l’aide appuyée de Boyd. Six variétés de charcuterie, quatre fromages différents, une sauce sucrée à l’aneth et trois pains : un normal au seigle et un à l'oignon. Salade de chou, salade de pommes de terre et plus de chips que n'en contiennent les entrepôts de Frito-Lay.
Peter n'a pas que des qualités, mais pour ce qui est de remplir un gardemanger, il sait y faire. À partir de son pain de seigle, de son pastrami, de son gruyère et de son chou, je me suis concocté un sandwich hautement artistique destiné à être arrosé d'un Coca light. Je les ai transportés dans la véranda avec dix tonnes de journaux. Une heure et demie de bonheur grâce au New York Times, sans compter les mots croisés. Toutes les nouvel es qui méritent d'être publiées, dit la pub.
J’adore.
Après avoir grignoté toute la croûte du pain et un petit bout du pastrami, je n'avais plus d'objection à partager ce qui restait de mon sandwich avec le chien. Quand j'ai pris cette décision, il somnolait à mes pieds. Dix minutes plus tard, alors que j'étais plongée dans la lecture du Post & Courier, il ne me restait quasiment rien de mon déjeuner. En cinquième page de la section locale, juste au-dessous de la pliure, un gros titre a accroché mon regard par sa grandiose al itération : Buried Body on Barrier Beach -
Découverte d'un corps à Barrier Beach.
Charleston, Caroline du Sud. Au cours d'un stage de fouil es archéologiques sur l'île de Dewees, les étudiants n'ont pas exhumé que les restes d'Indiens. Cette semaine, en effet, ils ont mis au jour un cadavre tout ce qu'il y a de plus contemporain. La responsable du chantier, le Dr Temperance Brennan, du Département d'anthropologie de UNC - Charlotte, s'est refusée à tout commentaire.
Il semblerait cependant qu'il s'agisse d'un adulte.
Selon Topher Burgess, un étudiant de l'équipe, le corps était empaqueté dans du tissu et enseveli à moins de trente-cinq centimètres de la surface du sol. D'après ses estimations, cet individu, non encore identifié, serait mort au cours des cinq dernières années. Bien que la police n'ait pas été appelée sur les lieux, Emma Rousseau, coroner du comté de Charleston, a jugé la découverte suffisamment importante pour superviser en personne les travaux d'exhumation. Elue deux fois à ce poste, Mme Rousseau a fait récemment L’objet de critiques pour la façon dont ses services avaient traité le cas d'un individu décédé à bord d'un bateau de plaisance, l'an dernier. Les restes de l’inconnu ont été transportés à la morgue du Centre hospitalier universitaire de Caroline du Sud.
Le personnel de l'établissement s'est refusé à tout commentaire.
Homer Winborne,
envoyé spécial du Post &
Courier.
Un mauvais cliché en noir et blanc nous montrait, Emma et moi, à quatre pattes dans la tranchée. Ses pieds, mon visage.
J’ai foncé à l’intérieur de la maison, Boyd sur les talons. Attrapant le premier téléphone qui me tombait sous la main, j’ai enfoncé les touches. Mes gestes étaient tel ement saccadés que j’ai dû m’y reprendre à deux fois. Merde, Emma était sur répondeur ! J’ai attendu la fin du message en passant d’une pièce à l’autre sans raison.
Long bip.
- Tu as lu le journal ? Réjouis-toi, on fait les gros titres !
 force de circuler, j'avais abouti sur la terrasse. Je me suis laissé tomber sur le divan.
J’en ai bondi dans la seconde, permettant à Birdie de fuir hors de ma vue.
- Il a frappé fort, ton Winborne. Le Moultrie News le lui suffisait pas ! Il a fal u qu'il place son torchon dans le Post & Courier. Il ira loin, ce garçon !
Je le savais bien, que je parlais a une machine, mais j’étais incapable d'endiguer mon propre flot.
- Pas étonnant que...
- Allô !
Emma avait la voix brouil ée comme si el e venait de se réveil er.
- Je disais : pas étonnant qu'il t'ait refilé son Nikon, il avait un autre appareil sur lui, ce ver de terre. Et même toute une flopée si ça se trouve !
- Tempe !
- Un polaroid dans son short ! Un grand-angle dans son -Bic ! Un caméscope miniature scotché à la quéquette ! Va savoir. Tous les scénarios sont possibles.
- Tu as fini ? a demandé Emma.
- Tu as lu L’article ?
- Oui.
- Et alors ?
J'en aurais écrasé le combiné.
- Alors quoi ?
- Tu n'es pas furieuse ?
- Bien sûr que si, t'as vu la photo? J'ai un cul énorme ! T'as fini de fulminer ?
Fulminer, c'était le mot.
- Notre objectif, c'est d'identifier le squelette, a repris Emma d'une voix neutre. Le fait qu'on en parle peut avoir du bon.
-Tu me l’as déjà dit vendredi.
- Eh bien, c'est toujours d'actualité.
- Cet article risque de mettre la puce à l'oreil e du tueur.
- À condition que ce type ait été, tué. Il a pu mourir d'overdose et ses potes ont paniqué.
Ils l’ont enterré là-bas en croyant qu'on ne le retrouverait pas. On n’a peut-être rien de plus qu'une infraction au chapitre dix-sept: élimination d'un cadavre par des moyens illégaux.
- Attention, je vais mordre !
- Admets-le, tu es juste fumasse de t'être fait avoir par Winborne. Mais, tu sais, cet inconnu est sûrement pleuré par quelqu'un. Si ce quelqu'un est d'ici et tombe sur l’article, il nous appel era peut-être...
Jc n'ai pas répondu, me contentant d'un mouvement de la main signifiant que je n'en croyais pas un mot.
Boyd, qui me regardait du couloir, en a fait danser ses sourcils d'ahurissement tant il était désorienté par mon geste.
- A demain matin, a dit Emma.
Ces fouineurs de journalistes ! Ces salopards ! Ce salaud de Winborne !
Remontée à l'étage, j'ai col é mon front contre le miroir de la sal e de bains. La glace m'a paru froide.
J'ai rempli d'air mes poumons et l’ai expulsé lentement.
J’admets que j'ai un sale caractère et que je réagis parfois trop violemment. Après, je m'en veux. Mais j’en veux tout autant à ceux qui suscitent en moi de tel es réactions.
Emma avait raison, l’article n'était pas si méchant. Finalement, Winborne n'avait fait que son boulot. Il nous avait bien manipulées. J'ai pris une autre respiration.
En réalité, c'était contre moi que j'étais furibarde. Pour m'être fait avoir par ce plancton !
Je me suis examinée dans le miroir.
Des yeux bril ants, couleur noisette. D'aucuns diraient un regard intense. D'autres parleraient des pattes d’oie. Mais les yeux restent quand même ce qu’il y a de mieux chez moi.
Des pommettes hautes ; un nez un tantinet trop petit ; un ovale qui tenait encore le coup; des cheveux gris çà et là, mais le blond miel est toujours à la barre.
Je me suis reculée afin de me voir en pied.
Un mètre soixante-cinq. Cinquante-quatre kilos cinq cents. Pas si mal, en fin de compte, pour une nana qui affiche plus de quarante ans au compteur.
J'ai scruté mon reflet. Une voix que je connaissais bien a retenti dans mon cerveau : Fais ton boulot sans te laisser distraire, Brennan. Concentre-toi sur ta tâche et mène-la jusqu'au bout.
Boyd, qui s'était approché de moi à pas de loup, m'a gentiment donné un petit coup de museau sur le genou.
- Tu veux savoir ? lui ai-je lancé tout haut. Que Winborne ail e se faire foutre !
Ses sourcils ont été pris de folie.
- Et son torchon avec !
Boyd a agité la tête pour me signifier son plein accord. Je l’ai caressé entre les oreil es.
M'étant baigné le visage, je me suis maquil ée, puis j'ai remonté mes cheveux sur le sommet de mon crâne. Après quoi, je suis redescendue au rezde-chaussée. Je remplissais les plats des animaux quand la porte d'entrée a claqué.
- Coucou, chouchoute ! Je suis de retour !
Peter, les bras chargés de courses.
- Tu as invité tout ton batail on de Marines à dîner ?
- Semper Fi ! a répondu mon ex en portant la main au front.
- Comment ça s'est passé avec Herron ?
Peter a profité que je rangeais dans le réfrigérateur un pot de harengs marinés sorti du sac pour se faufiler entre la porte et moi et attraper une Sam Adams qu'il a décapsulée en la coinçant sous la poignée d'un tiroir. J'ai ravalé mon commentaire. Les sales habitudes de Peter ne me concernaient plus.
- Ce n'était qu'un tour de reconnaissance.
Traduisant sa Pensée, j'ai insisté.
- Tu n'as Pas réussi à l’approcher ?
- Non.
- Qu'est-ce que tu as fait, alors ?
- J’ai regardé des gens chanter et célébrer le Seigneur à grand bruit. Le spectacle terminé, j'ai montré la photo d'Helen à quelques fidèles.
- Et ?
- Être à ce point dénué du sens de l'observation, c'est carrément spectaculaire !
- Personne ne se rappelait d'el e ?
Peter a sorti un portrait de sa poche et l’a posé sur la table. Je me suis rapprochée.
Apparemment, c’était un agrandissement de photo de passeport ou de permis de conduire' Y était représentée une jeune femme au regard fixe et à l’air sévère, les cheveux séparés par une raie-au milieu et attachés sur la nuque. Avec ses traits réguliers mais d’une douceur insipide, el e n'était pas jolie, non. Surtout, rien ne la distinguait d'un mil ier d'autres fil es de son âge.
-J'ai tail é une bavette avec sa propriétaire. Elle ne m’a pas appris grandchose, sinon qu'Helen était polie, payait son loyer en temps et heure. et ne recevait personne. Sans que je lui demande rien, el e m'a confié qu'Helen paraissait angoissée vers la fin. Son départ l’a surprise. Avant de recevoir la lettre avec la clef et le chèque du loyer, el e n'avait pas la moindre idée qu'el e s'apprêtait à partir.
J’ai regardé à nouveau le visage sur la photo. Des traits qu'on oubliait facilement, une tail e moyenne, un poids moyen. Aucun témoin ne fournirait de renseignement exploitable.
- Ç'est la seule photo que Flynn avait de sa fil e ?
- La seule qui soit postérieure au lycée.
- Ç'est drôle, non ?
- Flynn est un drôle d’oiseau.
- Tu m'as bien dit qu’il avait engagé un détective, n'est-ce pas ?
Peter a hoché la tête.
- Oui, un ancien flic de Charlotte-Mecklenburg, Noble Cruikshank.
- Et il a tout bonnement disparu ?
- Il a cessé d’envoyer ses rapports et de retourner les appels. de Flynn. J'ai creusé un peu. Cruikshank n’est pas dans la course pour figurer sur l’affiche de la police de Charlotte. Il a été prié de rendre son uniforme en 94. pour abus de substance dangereuse.
- Cocktail d’alcool et de drogue ?
- Jimmy B, c’est tout. Il ne risque pas non plus de remporter le prix du meil eur enquêteur de l’année.
Apparemment, ce coup de disparaître, c’est assez dans ses habitudes. Il accepte un boulot, touche une avance et va se cuiter.
- Et ça suffit pour être renvoyé de la police ?
- il semblerait qu'il soit également fâché avec les écritures. C'était d'ail eurs son plus gros problème aux yeux de ses supérieurs.
- Flynn ne savait pas que Cruikshank buvait et n'avait plus sa licence l’autorisant à exercer ?
- Il l’a engagé sur le Net.
- Ç'est risqué.
- L'annonce disait qu'il était spécialisé dans la recherche des personnes disparues. C’est la compétence que recherchait Flynn. Et il aimait bien aussi que Cruikshank travail e à Charlotte et à Charleston.
- Quand est-ce qu'il l’a engagé ?
- En janvier. Environ deux mois après qu'Helen n'a plus donné signe de vie. D'après Flynn, sa dernière conversation avec Cruikshank remonte à fin mars. Ce jour-là, Cruikshank lui a dit qu'il était sur une piste, mais sans s'étaler. Après ça, plus rien.
- Cruikshank avait un endroit particulier où il aimait al er se saouler?
- Non. Il al ait souvent à Atlantic City, une fois à Las -Vegas. Celà dit, ses clients ne se plaignent pas tous de lui. La plupart de ceux que j'ai contactés estiment qu'ils en ont eu pour leur argent.
- Comment tu as dégotté leurs noms ?
- Cruikshank avait fourni des références à Flynn.
J'ai commencé par ceux de la liste. Ils m'ont mené à d'autres.
- Que sais-tu de ses derniers faits et gestes ?
- Qu'il n'a pas encaissé le chèque de Flynn pour le mois de février et que son compte bancaire et sa carte de crédit n'ont enregistré aucun mouvement depuis le mois de mars. Il est dans le rouge à la banque pour un montant de deux mil e quatre cents dol ars et il a un crédit de quatre dol ars cinquantedeux sur sa carte. Son dernier paiement pour le téléphone remonte à février. Depuis, sa ligne a été coupée.
- Il a bien une voiture !
- On ne sait rien sur ses déplacements.
- Un téléphone portable ?
- Coupé au début du mois de décembre pour défaut de paiement. Ce n'était pas la première fois.
- De nos jours, un privé sans portable ?
- Peut-être qu'il aime faire cavalier seul, a émis Peter en haussant les épaules. Et passer ses coups de fil à partir de son fixe.
- Il a de la famille ?
- Il est divorcé et sans enfant. Une séparation difficile. Sa femme est remariée. Elle n’a plus de. contact avec lui depuis des années.
- Des frères et soeurs ?
Peter a secoué la tête.
- Enfant unique. Ses parents sont morts. C’était déjà un ours au temps oU
il etait dans la police de Charlotte. Il ne frayait avec personne. Après une pause, j'ai demandé :
- Qu'est-ce que tu feras si tu n'arrives pas à obtenir un rendez-vous de Herron ?
- N'ayez crainte, gente dame ! s'est exclamé Peter, le doigt levé vers le ciel. Le Savant Letton vient seulement d'entrer dans la danse. Ce surnom de Savant Letton, Peter l’avait déjà à l'époque où j'ai fait sa connaissance, alors qu’il n’était encore qu'un étudiant en droit. Je ne sais pas de qui il le tient. Je le soupçonne de se l’être donné luimême. Je me suis remise à ranger les provisions. J’ai mis la feta au frais. Peter a incliné sa chaise en arrière et posé les talons sur le bord de la table.
J'ai ouvert la bouche pour objecter. Non. pas mon problème. Celui d’Anne. Elle n’avait qu’à ne pas l’inviter.
- Et toi, Chéri-bibi ? La matinée a été bonne ?
Je suis al ée chercher le journal et l’ai ouvert à la page de l'article.
- Pas mal, l’al itération, a réagi Peter en découvrant le titre.
- Pure poésie.
Il s'est plongé dans la lecture.
- Visiblement, tu n'es pas contente que ce gamin ait parlé à la presse.
- C'est l'article tout entier qui me fout en rogne.
Topher, je n'y avais même pas pensé. Quand Winborne l’avait-il donc interrogé?
Comment s'était-il débrouil é pour le convaincre de répondre à ses questions ?
- Pas mal non plus, la photo.
J'ai fusil é Peter du regard.
- C'est quoi, cette histoire de bateau de plaisance dans laquel e ton amie a merdé?
- Je n'en ai pas la moindre idée.
-Tu lui demanderas ?
- Sûrement pas !
Les poivrons gril és, la confiture et la pâte à tartiner saveur saumon sont al és dans le réfrigérateur; les biscuits au chocolat et les pistaches dans le placard. Je me suis retournée vers Peter.
- Un homme est mort et sa famil e l’ignore encore.
Pour moi, c'est une intrusion dans leur vie privée. Tu trouves que j'exagère ?
Peter a haussé les épaules.
- Une info est une info...
Il a vidé son verre de bière.
- Tu sais ce qu'il te faut ?
- Quoi donc ? (Ton méfiant.)
- Un agréable pique-nique.
- J'ai mangé un sandwich à trois heures.
Peter a fait retomber sa chaise sur ses quatre pieds, et s'est levé. Me tenant par les épaules, il m'a fait pivoter et m'a gentiment poussée hors de la cuisine.
- Va noter tes devoirs ou faire ce que tu veux. On se retrouve sous la tonnel e à huit heures.
- Je ne sais pas, Peter.
En fait, je savais très bien. Et d'autant mieux que toutes les cel ules de mon cerveau agitaient le drapeau rouge.
Pendant vingt ans j'avais été mariée avec Peter.
Nous n'étions séparés que depuis quelques années. Si des problèmes avaient assombri notre union, l'attirance sexuel e n'avait jamais fait partie du lot. Jeunes mariés, nous faisions l'amour comme des fous, et nous le ferions toujours aujourd'hui si Peter ne s'était pas aventuré en zone interdite. Or, ma libido avait une façon de le considérer qui ne laissait pas de m'inquiéter. Ma relation avec Ryan marchait bien, je ne voulais pas la mettre en péril. La dernière fois que j'avais passé une soirée en tête à tête avec Peter, nous nous étions retrouvés à jouer les ados qui se pelotent sur la banquette arrière d'une Chevrolet.
Manifestement, Peter n'était pas porté sur les atermoiements.
- Eh bien moi, je sais pour deux. Va !
- Mais...
- Il faut que tu manges, il faut que je mange. Nous le ferons ensemble avec le sable pour invité.
Un sentiment profondément ancré dans ma psyché veut que l'idée de nourriture soit liée à cel e d'activité partagée. Quand je suis seule chez moi, je me sustente de surgelés ou de plats à emporter. Si je suis en voyage, j'appel e le room service. Dans les deux cas, j'invite à ma table des animateurs télé : Letterman, Raymond ou Oprah.
Ne pas dîner en tête à tête avec moi-même avait de quoi me tenter. Surtout que Peter était fin cuisinier.
Néanmoins, mieux valait mettre les points sur les I.
- Mais que ce soit bien clair, Peter ! Ne te fais pas d' il usion romantique.
- Ben voyons, bien sûr que non !
7.
J'ai noté encore trois rapports de stage avant de piquer du nez. Avachie sur les oreil ers de mon lit, entre veil e et sommeil, j'ai vogué d’un rêve à l’autre. Rêves décousus et dépourvus de sens dans lesquels je courais sur la plage ou répartissais des ossements sur une table d'autopsie, aidée par Emma. Dans l'un d'eux, j’assistais à une réunion des Alcooliques Anonymes et il y avait là Ryan, Peter et un grand type blond qui discutaient entré eux sans que je puisse entendre ce qu'ils se disaient ni déchiffrer leur expression, car ils se tenaient obstinément dans l’ombre.
Je me suis réveil ée, entourée d’une lumière orangée. Dehors, le vent faisait claquer les palmes contre la rambarde du balcon. Le réveil indiquait huit heures dix.
Dans la sal e de bains, la vue de ma frange m’a précipitée sur-le-champ sur le robinet : el e n’avait rien trouvé de mieux que de se mettre à
l’horizontale pendant mon sommeil. L'ayant humectée, j’ai saisi ma brosse dans l’espoir de lui redonner forme. A mi-chemin de cette entreprise titanesque, je me suis arrêtée.
Pourquoi me donnais-je tout ce mal ? Et tout à l’heure, déjà, quand je m'étais maquil ée
? J'ai jeté ma brosse au loin et dévalé l’escalier. La maison d'Anne est reliée à la plage par une longue al ée en cail ebotis qui traverse la dune. A l'endroit le plus élevé, se dresse une tonnel e. Peter s'y trouvait déjà, et sirotait un verre de vin dans les derniers rayons du soleil. Ses cheveux étincelaient. Les cheveux de Katy. Ils se ressemblent tant tous les deux, que je ne peux jamais regarder l’un sans avoir l’autre devant les yeux.
Peter avait dégotté une nappe, des bougeoirs en argent, un petit vase de fleurs et un seau à glace. Deux couverts étaient mis et une glacière attendait par terre dans un coin.
J'étais pieds nus, il ne m'avait pas entendue approcher. J'ai stoppé net, envahie brusquement par un sentiment de perdition étrange qui m'empêchait presque de respirer.
Sans être une adepte du précepte selon lequel toute âme n'a qu'un seul et unique compagnon, je dois reconnaître qu'à la seconde où j'ai rencontré Peter, une force inexplicable m'a littéralement attirée vers lui et j'ai su dans l'instant qu'il serait mon mari.
L'attirance que j'éprouvais était de l’ordre de la fusion nucléaire.
Chaque fois que nos mains se frôlaient, j'avais l’impression de partir à la renverse. Plus tard, mon coeur s'embal ait dès que je le repérais dans une foule. En le voyant aujourd'hui, en remarquant ses rides sous son bronzage, son front qui se dégarnissait, je n'ai pu m'empêcher de penser combien son visage m'était familier. Pendant plus de vingt ans, ce visage avait été la première chose que je voyais en me réveil ant le matin.
J'avais encore présente à la mémoire l’expression de crainte mêlée d'admiration que j'avais lue dans ses yeux à la naissance de notre fil e. Sa peau, je L’avais caressée des mil iers de fois, j'en connaissais les moindres pores ; j'avais suivi des doigts les creux et les méplats de ses traits, exploré le trait de tous les muscles qui composaient son visage. Ses lèvres aussi, je les connaissais.
Ces lèvres d'où étaient sortis tant de mensonges.
Et, chaque fois, mon coeur s'était déchiqueté un peu plus en découvrant la vérité.
Aujourd'hui, la page était tournée. Pas question de retomber dans le piège.
- Hé, mec !
Au son de ma voix, il a bondi sur ses pieds.
- J'ai cru que tu m'avais posé un lapin.
- Excuse-moi, je m'étais endormie.
- Une table près de la fenêtre, madame ?
Je me suis assise. Une serviette en travers du bras, Peter a extrait un Coca du seau à glace et me l'a présenté, le goulot posé sur son poignet, l'étiquette face à moi. Je suis entrée dans le jeu.
- Excel ente année !
Peter a rempli mon verre, puis il a servi la nourriture. Salade de crevettes aux épices, truite fumée, salade de langoustine, asperges marinées, brie, tapenade et pain noir coupé en petits carrés.
Je ne crois pas que ex-mon mari pourrait survivre en un lieu éloigné de tout bon traiteur.
Nous avons mangé en regardant les rayons du soleil passer du jaune à l'orange puis au gris. L'océan était calme, les rouleaux et les vagues venaient mourir sur le rivage en une douce symphonie. De temps à autre, un oiseau lançait un cri et d'autres lui répondaient.
Au moment où le gris du ciel virait au noir, nous avons réglé son compte à la tarte au citron. Peter a débarrassé la table. Après, nous nous sommes instal és, chacun dans un transat, les pieds sur la balustrade.
- La plage te réussit, Tempe. Tu es superbe.
Il n'était pas mal non plus dans sa version ébouriffée. Néanmoins, j'ai jugé préférable de réitérer ma mise. en garde d'avant le dîner.
- Pas d'il usion romantique, Peter.
- Je ne peux pas mentionner le fait que tu es jolie ? s'est-il ébahi en prenant l’air innocent.
De faibles lumières jaunes s'al umaient dans les maisons le long du rivage. Encore une journée qui s'achevait. Nous avons regardé le jour céder la place à la nuit en silence, les cheveux soulevés par la brise. Et Peter a repris d'une voix plus basse:
- S'il est une chose que j'ai du mal à me rappeler, c'est pourquoi nous nous sommes séparés.
- Parce que tu es horripilant et spectaculairement infidèle.
- Les gens changent, Tempe.
Je me suis abstenue de répondre, aucune réplique intel igente ne me venant à l’esprit.
- Tu ne te dis jamais...
Par bonheur, la sonnerie de mon portable lui a coupé le sifflet.
- Comment va la plus bel e femme du monde ?
Ryan !
- Bien.
Reposant les pieds par terre, je me suis retournée dans ma chaise longue.
- Débordée, aujourd'hui ?
- Pas trop.
- Du nouveau sur ton squelette ?
- Non.
Peter s'est versé du chardonnay et a levé un Coca dans ma direction. J'ai fait non de la tête.
Des grésil ements se sont fait entendre sur la ligne. Ou alors Ryan avait perçu de la réticence dans ma voix, car il a demandé :
- Je t'interromps au mauvais moment ?
- Je finis de dîner.
Une mouette a crié.
- Sur la plage ? a demandé Ryan.
- La nuit est si bel e.
Réponse idiote. Ryan connaît parfaitement mes habitudes lorsque je suis seule pour dîner.
- Peter a préparé un pique-nique.
Cinq longues secondes se sont écoulées avant qu'un sinistre « Je vois » ne parvienne jusqu'à moi.
- Tout se passe bien avec Lily ?
- Ouais.
Nouvel e pause prolongée, puis :
- Je te rappel e plus tard, Tempe.
Coupé.
- Des complications ? s'est enquis Peter.
J'ai secoué la tête.
- Je crois que je vais rentrer. Merci pour le dîner. C'était vraiment bien.
- Tout le plaisir était pour moi.
Je repartais vers la maison quand Peter m'a appelée. Je me suis retournée.
- Quand tu seras prête à m'écouter, je voudrais te parler. J'ai repris mon chemin, les yeux de Peter vril és dans mon dos. Je les sentais très bien.
Mon petit somme de l’après-midi m'a tenue éveil ée jusqu'à trois heures passées. À
moins que ce ne soit l'énervement, les causes ne manquaient pas. A commencer par Ryan à qui j'avais fait de la peine tout à l'heure. Ryan que j'avais appelé plusieurs fois dans la journée sans succès. Mais avait-il vraiment de
la peine ? N'étais-je pas en train de faire de la parano ?
Car, finalement, c'était lui qui était parti pour al er voir Lily en Nouvel eÉcosse. Dans cette Nouvel e-Écosse où vivait également la mère de Lily. Il y avait aussi Emma.
Manifestement, la personne qui l’avait appelée samedi lui avait appris une mauvaise nouvel e, Aurait-el e des ennuis à cause de cette histoire de bateau de plaisance ?
Troisième sujet d'angoisse: qui avait pu se garer devant la maison ce matin ? Dickie Dupree ? Il m'avait menacée, même si je n'avais pas pris ses paroles au sérieux. Aurait-il décidé de mettre ses menaces à exécution ? Il n'agirait sûrement pas lui-même, mais il pouvait demander à quelqu'un de m'intimider physiquement.
Dickie Dupree aurait-il quelque chose à voir avec le squelette exhumé à Dewees ? Non. Là, j'al ais probablement trop loin.
Et L’homme de glace ? Avait-il vraiment été contaminé par des bactéries ?
Passer cinq mil e ans dans les Alpes pour terminer sous forme de casse-croûte pour les microbes, c' était désespérant.
Pourquoi y avait il deux orthographes au mot ketchup ? Pourquoi castup ?
D'où venait ce nom ?
A force de me retourner dans mon lit pendant des heures et des heures, je me suis réveil ée le lendemain bien plus tard que prévu. Le temps d’arriver à l’hôpital.
il était dix heures bien sonnées.
Emma était déjà là, le dentiste légal aussi. Un hippopotame moulé dans un survêt' qu'il devait avoir dégotté dans une braderie d'invendus de Kmart. Emma me l’a présenté sous le nom de Bernie Grimes.
Une poignée de main dont on ne sait pas comment se dépêtrer : trop mol e pour qu'on retienne les doigts, trop col ante pour qu'on puisse les lâcher. Je me suis libérée avec un grand sourire. Il m'a souri en retour et brusquement il s'est mis à ressembler à un silo à grain empaqueté dans du velours bleu.
Emma avait déjà sorti le squelette de la chambre froide. Il était étendu sur le même chariot que samedi, une grande enveloppe marron posée sur son thorax.
Les radios dentaires étaient déjà accrochées sur la boîte à lumière. Grimes nous a décrit point par point les caractéristiques morphologiques du cas CCC-2006020277, son hygiène buccale et toute son histoire dentaire: cel e d'un fumeur qui ne se lavait pas les dents tous les jours ; qui snobait le fil dentaire ; qui avait du tartre en quantité énorme, des plombages et des caries non traitées.
Bref, un type qui n'avait pas vu un dentiste pendant plusieurs années avant sa mort.
J'écoutais à peine les explications, tel ement j'étais impatiente de me mettre au travail.
Son discours achevé, Grimes a quitté la sal e avec Emma pour remplir avec el e le dossier du cas et L’enregistrer dans le fichier du NCIC. Restée seule dans la salle, j'ai examiné les radios des os l'une après l'autre. Crâne. Membres supérieurs. Membres inférieurs. Bassin. Rien. Cela ne m'a pas étonnée.
Je suis passée au torse.
Les côtes n'étant plus maintenues en place par de la chair, le technicien d'autopsie les avait posées à plat et radiographiées d'au-dessus. Rien de suspect dans la colonne de droite. J'étais presque arrivée au bout de la colonne de gauche quand j'ai repéré une petite ligne sombre en forme de croissant à
l’extrémité de la douz,ième côte, côté colonne vertébrale. Je suis al ée prendre cette côte sur le chariot afin de l’examiner au microscope. La marque, petite, était bien là, sur le bas de la côte. A l’oeil eton, on aurait dit une minuscule entail e bordée d'un renflement osseux.
Entail e provoquée par une lame de couteau ? -ce qui pourrait signifier que l'inconnu avait été poignardé - ou produite post mortem par une bêche, voire par un coquil age ou un crustacé ? J'avais beau bouger la côte sous l'oeil eton, augmenter le grossissement, ajuster la lumière, impossible de répondre à cette question.
Revenant aux radios, j'ai examiné les clavicules, le sternum, les omoplates et le reste des côtes. Normal sur toute la ligne.
Je suis passée à la colonne vertébrale. Les vertèbres avaient été radiographiées séparément, posées à plat comme les côtes, puis tournées sur le côté et rangées en respectant la connexion anatomique.
Quand il y a coup de couteau, c'est souvent l'arrière de la vertèbre qui reçoit le choc, la voûte postérieure.
J’ai examiné toutes les radios des vertèbres. Sur aucune d'el es, ces surfaces-là n'étaient clairement visibles.
Retour au squelette pour une analyse de tous les os au microscope à la lumière d'une lampe fluorescente, en les retournant dans tous les sens sous la lentil e grossissante afin d'examiner en détail chacun des éléments les constituant.
Rien d'anormal jusqu'au moment où je suis arrivée à l'épine dorsale.
Tout sur terre est spécialisé, y compris les vertèbres. Les sept cervicales ont pour spécialité de supporter la tête et d'assurer la mobilité du cou ; les douze thoraciques de maintenir la cage thoracique ; les cinq lombaires de former le creux du dos. Quant aux cinq qui constituent le sacrum el es sont la partie queue de la ceinture pelvienne. À
fonctions différentes, formes différentes.
C'est la sixième cervicale qui a retenu mon attention.
Mais j'ai été trop succincte dans mes explications. En fait, les vertèbres du cou ont d'autres tâches que cel e de soutenir la tête. L'une d'entre el es est de fournir un passage bien protégé aux artères qui rejoignent l’arrière du cerveau. Qui dit passage dit petit trou -ou foramen - pratiqué dans le pédicule, qui est une minuscule plate-forme osseuse située entre le corps de la vertèbre et son arc. Le cas CCC-2006020277
présentait sur l’apophyse articulaire une fracture verticale qui se déployait en zigzag le long du pédicule gauche, sur le côté du trou près du corps.
J'ai rapproché la vertèbre de l’objectif.
Et découvert également une ligne aussi fine qu'un cheveu sur la partie arrondie du trou.
Aucun signe indiquant la guérison.
Et à l'articulation aussi.
Pas de doute possible: ces deux fractures indiquaient que l'os était frais au moment du trauma.
Cet homme avait subi cette blessure aux alentours de l’heure où il était décédé.
Renversée sur le dossier de ma chaise, j'ai réfléchi à la situation. C-6. Le bas du cou.
Chute ? Un impact violent et brutal résultant d'une chute peut al er jusqu'à briser les vertèbres. Toutefois, les fractures produites dans ce cas-là sont le plus souvent de nature compressive et affectent en général le corps de la vertèbre. Or, là, la fracture se trouvait à l’articulation. Et sur le pédicule. Strangulation ? D'ordinaire, le petit os situé à l'avant de la gorge et qui s'appel e l'hyoïde ne sort pas indemne d'une strangulation. Coup du lapin ? Plus que douteux.
Coup au menton ? Sur la tête ?
Malgré tous mes efforts d'imagination, il ne me venait à l’esprit aucun scénario expliquant la blessure que j'avais sous les yeux. Frustrée, j'ai repris mon examen.
Et découvert autre chose.
La douzième vertèbre thoracique présentait deux entail es similaires à cel e que j'avais repérée sur la douzième côte. La première et la troisième lombaires présentaient également des entail es, une chacune. Entail es aussi incompréhensibles que la fracture de la vertèbre du cou. Et toutes ces entail es étaient situées sur le côté ventre.
Des marques de couteau ? Il faut avoir frappé drôlement fort pour atteindre par-devant une vertèbre lombaire ! Avoir traversé tout l’abdomen !
Pour enfoncer un couteau jusque-là, il faut mettre le paquet. Et, dans ce cas-là, les entail es sont grossières, alors que cel es-ci étaient extrêmement fines. Produites à l'évidence par un instrument très pointu. Qu'est-ce qui avait bien pu se passer ?
J'étais toujours plongée dans mes spéculations quand Emma est revenue. Je lui ai demandé si Grimes était parti. Elle a hoché la tête. Elle avait le teint encore plus blafard que tout à l'heure, et cela accentuait ses cernes noires sous les yeux.
- Le dossier est rempli. A présent, tout dépend du shérif. Bien que le NCIC soit opérationnel vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept et cela tous les jours de l'année, seuls les agents des autorités fédérales ou de l'État sont habilités à entrer des données dans le fichier.
- Gul et s'en occupera tout de suite ?
« Va-t'en savoir ! », m'a-t-el e signifié en levant les deux mains en l'air. Elle a approché une des chaises rangées le long du mur et s'y est laissé tomber, les coudes sur ses genoux.
- Ça ne va pas?
Elle a haussé les épaules.
- Tout me paraît tel ement dérisoire, parfois.
J'ai attendu qu'el e poursuive.
- Je doute que Gul et appose sur ce cas l’autocol ant À traiter en priorité. Et même s,il le fait, quel es chances a-t-on de tirer le numéro gagnant ?
D'après les nouveaux règlements, pour entrer dans le fichier un adulte signalé disparu, il faut qu'il soit handicapé, victime d'un désastre, d'un enlèvement ou d'une agression ou encore qu'il soit personnel ement en danger.
- C'est-à-dire ?
- Qu'il ait disparu en compagnie d'un individu et dans des circonstances prêtant à croire que sa sécurité est en danger.
- Mais alors, une foule de signalements n'entrent jamais dans le système !
Tu veux dire que notre gars peut très bien ne pas être dans le fichier même si sa disparition a été signalée ?
- L'idée à la base de cette nouvel e réglementation, c'est que les adultes qui disparaissent le font le plus souvent volontairement. Des maris qui se tirent avec leur maîtresse ; des épouses exaspérées qui veulent goûter à la vraie vie; des débiteurs fauchés.
- La jeune mariée qui met les voiles, ai-je ajouté en pensant à une affaire qui avait récemment fait la une des journaux.
- Ce sont les cas comme ceux-là qui façonnent la pensée col ective, a dit Emma en tendant les pieds et en s'étirant en arrière. C'est vrai que la plupart des adultes qui disparaissent cherchent seulement à échapper à leur vie. Et ça, aucune loi ne l'interdit.
S'il fal ait entrer tout le monde dans le fichier, le système exploserait.
Elle a fermé les yeux. Lui tournant le dos, je me suis avancée vers le chariot.
- Ce type-là, je doute fort qu'il ait tout bonnement disparu. Viens voir. J'étais en train de positionner les vertèbres quand un boum sinistre a retenti.
Je me suis retournée d'un bond.
Emma gisait sur le carrelage.
8.
Emma avait atterri sur le crâne. Recroquevil ée, la tête rentrée dans les épaules, les membres repliés sous el e de sorte que son dos formait une bosse, on aurait dit une araignée desséchée au soleil.
En un bond j'étais auprès d'el e et j'appliquais deux doigts contre sa gorge. Pouls faible mais régulier.
- Emma !
Pas de réponse.
J'ai reposé délicatement sa tête par terre, la joue contre le carrelage, avant de me précipiter dans le couloir.
- Au secours ! Un médecin, vite !
Une porte s'est ouverte sur un visage.
- Emma Rousseau s'est évanouie. Appelez les urgences.
Les sourcils sont remontés jusqu’à la racine des cheveux, la bouche s'est arrondie.
- Vite ! Ne Perdez Pas de temps !
Le visage s'est retiré. Je suis repartie en courant auprès de mon amie. Un instant plus tard, deux infirmiers entrés en trombe dans ma sal e transféraient Emma sur un chariot tout en me bombardant de questions.
- Que s'est-il passé ?
- Elle s'est écroulée.
- Vous l’avez bougée ?
- Juste roulée sur le côté pour libérer la trachée artère.
- Des problèmes médicaux ?
J'ai regardé l’infirmier en papil otant.
- Est-ce qu'el e était sous traitement ?
- Comment aurais-je pu le savoir ? Je me suis sentie affreusement inutile.
- Poussez-vous, s'il vous plaît.
Les roues en caoutchouc ont gémi sur le carrelage.
Un léger grincement et un déclic ont ponctué la fermeture de la porte. Emma avait les yeux fermés. Un tuyau partait de son bras gauche pour rejoindre une poche suspendue à une équerre au-dessus de sa tête. Le ruban adhésif blanc qui le maintenait en place se voyait à peine sur sa peau. Comme el e paraissait minuscule et fragile dans ce lit d'hôpital ! Emma, cette force de la nature, cette boule d'énergie. M'approchant sur la pointe des pieds, j’ai pris sa main dans la mienne. Elle a ouvert les yeux.
- Excuse-moi, Tempe.
Sa réaction m'a abasourdie. C'était moi la coupable, moi qui n'avais pas pris en considération sa faiblesse.
- Repose-toi, Emma. Nous parlerons plus tard.
- J’ai le lymphome non hodgkinien.
- Quoi ?
Le déni. Le refus d'entendre ce qu'el e me disait alors que je comprenais parfaitement de quoi il s’agissait.
Le LNH, lymphome non hodgkinien. Rien à voir avec le joueur de hockey, a-t-elle ajouté en souriant faiblement.
Un froid glacial s'est répandu en moi.
Depuis quand ?
- Un certain temps déjà.
- c’est combien, pour toi, un certain temps ?
- Plusieurs années.
- De quel type ?
- Question stupide puisque je ne savais quasiment rien de cette maladie.
- Le plus courant. À larges cel ules B diffuses.
-Des mots prononcés sans l'ombre d'une hésitation pour avoir été lus ou entendus des mil iers de fois.
Mon Dieu, quel e horreur ! J'ai dégluti avec peine.
- Tu es suivie ?
Elle a hoché la tête.
- Je fais une rechute. Je suis sous protocole CHOP. Vincristine, prednisolone, doxorubicine et cyclophosphamide. Avec tous les cytotoxiques que je prends, je peux attraper toutes les saletés qui passent. Un staphylocoque, et je risque de rester sur le carreau.
J'aurais aimé pouvoir fermer les yeux, chasser tout ça de ma tête. Je les ai gardés grands-ouverts' Et c'est avec le sourire de rigueur que j'ai déclaré qu'el e al ait s'en sortir.
- Une guil erette pinsonnette comme toi !
- Samedi, j'ai appris que je ne réagissais pas au traitement aussi bien que prévu.
C'était donc ça, la mauvaise nouvel e qu'el e avait reçue à la morgue !
Avait-el e voulu m'en parler sur le parking de l’hôpital et s'était-el e ravisée en me voyant obnubilée par le squelette ? L'avais-je découragée de se confier à moi, d’une manière ou d'une autre ?
- Ce n'était donc pas la migraine, l'autre jour ?
- Non.
- Tu aurais dû me prévenir. Tu pouvais me faire confiance !
Elle a haussé les épaules.
- A quoi bon t'embêter, tu ne peux rien y changer.
- Les gens qui travail ent avec toi sont au courant ?
Regard évasif.
-J'ai maigri et j'ai moins de cheveux. Mais je peux encore travail er...
- Oh, je n'en doute pas un instant.
Je lui ai caressé la main. Je la comprenais. Emma était quelqu'un qui prenait son devoir très au sérieux. Qui l’accomplissait quoi qu'il lui en coûte. Sur ce point, nous étions des clones, el e et moi.
Sur ce point seulement, car il y avait chez el e des aspects qui n'existaient absolument pas chez moi. Une volonté de puissance? Le désir d'être reconnue ?
Un besoin panique de bril er ? Je n'aurais pas su le dire exactement. En tout cas, ce roulement de tambour la poussait à agir, alors que moi, j'y étais complètement Sourde.
Incapable de trouver les mots justes, je me suis rabattue sur les clichés.
- Ces derniers temps, on a fait des pas de géant dans le traitement des lymphomes.
- C'est vrai.
Elle a levé la main en l'air. J'ai appliqué ma paume contre la sienne. Sa main est retombée sur le lit.
Lymphome à grandes cel ules B diffuses. Teneur élevée. Cancer destructeur et rapide.
J’ai ressenti comme une brûlure derrière les paupières. Cette fois encore, j'ai réussi à garder les yeux ouverts. Et le sourire a tenu bon sur mes lèvres. Un air des Bad Boys a brusquement jail i de la table de nuit.
- Mon portable ! s'est écriée Emma.
- Tu as téléchargé le thème de COPS ?
Geste impatienté d'Emma.
- Dans le sac en plastique, avec mes vêtements !
La musique s'est interrompue avant que je réussisse à sortir l'appareil. Emma a consulté le journal des appels et enfoncé le bouton de connexion. Je sais, j'aurais dû protester.
Lui dire qu'el e devait se reposer, ne rien faire. À quoi bon ? Elle n'en ferait qu'à sa tête.
En cela aussi nous étions clones.
- Emma Rousseau.
La voix à l’autre bout de la ligne est parvenue jusqu'à moi, grêle.
- J'étais coincée, disait Emma.
« Coincée ! », ai-je répété tout bas.
Elle m'a fait chut de la main.
J'ai levé les yeux en l'air. Elle a pointé sur moi un doigt menaçant.
- Qui a téléphoné pour prévenir ?
Réponse impossible à déchiffrer.
-Où ça?
Emma a mimé le geste d'écrire. Je lui ai passé un stylo et un bloc-notes pris dans mon sac. Elle a griffonné quelques mots maladroitement, emberlificotée qu'el e était dans tous ses tuyaux.
- Qui dirige les opérations ?
Longue explication à l’autre bout de la ligne.
- Donnez-moi les détails.
Elle a changé le téléphone d'oreil e et je n'ai plus rien entendu. Elle a baissé les yeux sur son poignet, y cherchant sa montre qui n'y était plus. Comme el e pointait le doigt sur la mienne, j'ai tendu mon bras sous son nez.
- Ne touchez pas au corps. Je serai là dans une heure.
Elle a raccroché. Écartant la couverture, el e a pivoté sur les fesses. Je me suis interposée en bloquant ses genoux de mes deux mains.
- Il n'en est pas question. Il n'y a pas deux heures, tu étais dans les pommes.
- Les résultats de mes analyses sont satisfaisants pour tout ce qui touche aux fonctions vitales. Le toubib des urgences a dit que c'était juste un coup de fatigue dû aux médicaments.
- De la fatigue ! Alors qu'un peu plus tu laissais ta cervel e sur le carreau
?!
- Je te dis que tout va bien, maintenant.
Mais c'était au-dessus de ses forces, même pour quelqu’un d'aussi solide qu'el e.
Quand el e a voulu faire un pas, ses genoux se sont dérobés et el e s'est rattrapée de justesse à la tête du lit. « Je vais très bien, Je vais très bien
! », a-t-el e répété à mi-voix, les yeux fermés, tout en s'efforçant d'obliger son corps à lui obéir.
Je n'ai pas perdu mon temps à discuter. Ayant décrispé ses doigts, je l’ai forcée à s'al onger et j'ai remonté la couverture sur el e jusqu'à sa tail e. Elle continuait à résister d'une voix faible.
- Je ne peux pas, j'ai trop à faire.
- Tu ne vas nul e part sans l’autorisation d'un médecin !
Le coup d'oeil qu'el e m'a jeté m'a mise KO. Emma n’avait ni mari ni enfant. Pas d'amoureux non plus, pour lutant que je sache. Elle m'avait bien parlé d'une soeur qu'el e ne voyait pas, mais ça remontait à des années. Emma était seule dans la vie.
- Tu as des amis qui peuvent s'occuper de toi ?
- Des batail ons entiers. Je ne suis pas une fana de la solitude comme tu as l’air de le croire.
Elle a chassé une miette inexistante sur la couverture.
- Je ne crois rien du tout, ai-je rétorqué, répondant à son mensonge par un autre mensonge.
Un interne des urgences est entré dans le box à ce moment-là. Les cheveux gras, la mine de quelqu'un qui n'était pas rentré chez lui depuis l'époque où Reagan était à la Maison Blanche. Le rectangle en plastique sur sa blouse indiquait qu'il s'appelait Bliss -
bonheur. Mais peut-être avait-il épinglé
ce nom inventé de toutes pièces. Histoire de remonter le moral des patients de façon subliminale. Le bonheur soit avec vous !
- Vous pouvez dire à madame que ce n'est pas encore aujourd’hui que je ferai don de mes organes ? lui a lancé Emma.
Relevant les yeux du dossier de mon amie, Bliss a déclaré qu'el e était en pleine forme.
- Maintenant, vous voulez dire ! Parce qu'il y a deux heures, el e était sans connaissance !
- Le traitement qu'el e suit met parfois les malades sur le flanc, m'a répondu le médecin: Courir un marathon n'est peut-être pas conseil é dans son cas, mais el e peut partir d'ici.
Et d'ajouter en se tournant vers Emma :
- Il va de soi que vous devez rester en contact régulier avec votre médecin traitant.
Emma m'a fait une grimace de victoire, le pouce levé en l’air.
- Elle veut se remettre au boulot immédiatement !
- Ce n'est pas la meil eure des choses à faire dans l'immédiat. Rentrez chez vous et reposez-vous, le temps de récupérer vos forces.
- Rassurez-vous, je ne suis pas dans l'équipe de footbal de Caroline du Sud.
- Vous faites quoi dans la vie ? a-t-il demandé sur un ton fatigué tout en inscrivant quelque chose dans le dossier.
- Madame est le coroner du comté, ai-je répondu à la place d'Emma. Bliss s'est arrêté d'écrire.
- Je me disais bien aussi que votre nom ne m'était pas inconnu. Une infirmière a passé la tête. Bliss lui a demandé de débrancher Emma.
- Votre amie a raison, a déclaré Bliss en refermant le dossier. Prenez la journée. Si vous ne vous reposez pas, ça peut recommencer. L’interne n'était pas sorti depuis cinq secondes qu’ Emma était déjà au téléphone avec le bureau du shérif. Gul et était absent. Elle a annoncé à la standardiste qu'el e al ait venir en personne déposer un dossier à entrer de toute urgence dans le fichier du NCIC.
Débranchée et rhabil ée, el e est sortie du box. Je la suivais comme un toutou, décidée à faire tout ce qu'il fal ait pour qu'el e rentre chez el e ou, tout du moins, à ne pas la lâcher d'une semel e. Au cas où el e s'écroule encore. Ensemble, nous avons renfermé le CCC-2006020277 dans sa housse et laissé à un technicien la tâche de le rapporter en chambre froide. Tout en rangeant les radios et la paperasse, j'ai bassiné Emma pour qu'el e rentre se coucher sans rien obtenir d'autre qu'un « je vais bien » obstiné. À peine le pied dehors, j'ai cru que je me dissolvais dans une cuve de miel en fusion. Quant à Emma, el e descendait déjà la rampe au pas de. course. Dans l’intention probable de me planter là. A bout d'arguments, j'ai lancé une dernière salve.
- Emma. Il fait 35 "C à l’ombre. Rien n'est important au point de ne pas pouvoir attendre jusqu'à demain.
La phrase est sortie de mes lèvres plus sèchement que je ne l’avais voulu. Elle a laissé échapper bruyamment un soupir agacé.
- Le type qui vient de m'appeler est un de mes enquêteurs. On a retrouvé un corps dans les bois.
- Il peut s'en occuper tout seul.
- Il pourrait s'agir d'une affaire sensible.
- Toutes les morts sont sensibles.
- Parce qu'à ton avis je ne m'en suis pas aperçue, au bout des deux premiers mil iers d'affaires que j'ai traitées ?
Je l’ai dévisagée d'un air pincé. Elle a repoussé une mèche sur son front.
- C'est bon, excuse-moi. En fait, on recherche un jeune de dix-huit ans qui a disparu depuis près de trois mois. Il sortait d'une longue dépression. Il n'a rien emporté avec lui.
Ni fric, ni passeport, ni souvenirs d'aucune sorte.
- Les flics penchent Pour le suicide ?
Emma a hoché la tête.
- Oui, bien qu'on n'ait pas retrouvé de lettre explicative. Ni le corps. Mon enquêteur croit qu'il pourrait s'agir de lui.
- Eh bien, qu'il s'en occupe !
- Je ne peux pas me permettre la moindre erreur sur ce coup-là. Le papa est un politicard du coin. Un type pas facile, proche du pouvoir en place et qui sait faire entendre sa voix. Le cocktail est explosif.
Cette histoire de bateau de plaisance devait toucher
Emma plus que je ne l’imaginais.
- Sur quoi se base ton enquêteur pour arriver à cette conclusion ?
- Le pendu est accroché à un arbre qui se trouve à moins de trois kilomètres du dernier endroit où le gamin a habité.
Je me suis représenté la scène. Vision par trop familière.
- Le père a été prévenu ?
Emma a secoué la tête.
- J’ai proposé un plan B.
- Eh bien, tu l'appel es et tu lui dis que toute priorité est accordée à l’enquête sur son fils. Qu'un corps vient d'être retrouvé, mais son identification est rendue compliquée par le temps écoulé, qui plus est, exposé aux intempéries comme il l'était. Bref, que tu aurais besoin de faire appel à un expert de l'extérieur.
Emma a évidemment pigé au quart de tour, comme d’habitude.
- C’est moi qui autorise les analyses. Le coût ne sera pas un obstacle.
- J'aime bien quand tu te montres raisonnable.
Elle a souri faiblement.
- Tu ferais ça pour moi ? Vraiment ?
- Et toi, tu as vraiment toute autorité pour me confier cette affaire ?
- Oui.
- Eh bien alors, où est le problème ? Mais à une seule condition : tu rentres tout droit chez toi. Promis ?
- Avec un bémol. Je Passe d'abord chez le shérif déposer le dossier du squelette de Dewees et je lui arrache la promesse de l’entrer tout de suite dans le fichier. Pendant ce temps-là, tu surveil eras le décrochage du corps. On reste en contact par téléphone.
- Après ta sieste !
- Ouais, ouais.
- Nous voilà avec quelque chose qui ressemble à un plan !
9.
Voilà ce qu'Emma savait de ce jeune qui avait disparu.
Enfant perturbé, Matthew Summerfield IV appartenait à une lignée qui n'admettait pas l’imperfection. Sa mère. née Sal y Middleton, descendait du Middleton, député au Premier Congrès continental. Son père, militaire'
sorti de Citadel régnait tel un monarque sur le conseil municipal de Charleston.
Matthew IV avait bien essayé de marcher sur les traces de Matthew III, mais celui-ci, partisan de la fermeté en amour, l’avait chassé du toit familial pour avoir' fumé de l'herbe comme un méprisable plébéien. Recueil i par des copains, Matthew IV s'était fait des sous en vendant aux touristes une composition extraordinaire de treize variétés de pois pour la soupe et le hoppinjohn, qui n'était autre qu'un mélange de riz et de haricots achetés au Piggly Wiggly du coin et re conditionnés par ses soins. Le 28
février, après avoir quitté son étal au marché d'East Bay Street, dans la vieil e vil e, le jeune Mat avait à peine eu le temps d’arriver à Meeting Street qu'il s'était évanoui en fumée. Il avait dix-huit ans.
Suivant les indications d'Emma, j’ai franchi le Wando et pris la direction du nord. La forêt nationale Francis Marion est une plaine triangulaire de cent vingt-cinq mil e hectares, bordée au nord par la Santee, à l’est par le bras de mer séparant l’archipel du continent et à l’ouest par le lac Moultrie. Sévèrement endommagée par l’ouragan Hugo en 1989, la flore est repartie depuis avec une vigueur de jungle brésilienne, au point que j'ai craint pendant tout le trajet de passer sans le voir devant le théâtre des opérations.
Angoisse bien inutile, car une armada de véhicules était stationnée sur le bas-côté: plusieurs voitures de police, gyrophare al umé ; un fourgon de la morgue; une jeep des services forestiers; une Chevrolet Nova hors d'âge et deux quatre-quatre. Leurs occupants, vêtus à l’identique de pantalons de treil is ou de jeans coupés au genou, étaient appuyés contre les pare-chocs. Et tout ce petit monde affichait la même expression de curiosité, se racontant déjà
l’histoire dans sa
tête.
Pas une voiture de la presse à l'horizon. Ce bonheur n'al ait pas durer, à en juger par le nombre de spectateurs.
En plus de cette assemblée occupée à bayer aux corneil es, il y avait là un flic en uniforme et deux jeunes Noirs. Des explications d'Emma, j'ai compris qu'il s'agissait des ados qui avaient eu la chance de découvrir le corps. Des gars d'environ seize ans, qui arboraient la tenue gangsta typique : crâne rasé, sweat de joueur de basket gigantesque et jean pendant à
l’entrejambe.
Le flic était un gars de petite tail e avec des yeux bruns presque noirs et un nez mince et pointu qui devait lui valoir le surnom de Faucon. En dépit de la chaleur et de l’humidité accablantes, il n’avait pas un faux pli à son pantalon et le bord de son chapeau était parfaitement paral èle à ses sourcils. C’est vers ce petit groupe que je me suis dirigée, chargée de mon paquetage. En m'entendant approcher, le flic a suspendu son interrogatoire et plaqué
sur ses traits une expression neutre que je pouvais interpréter à ma guise. Pourquoi pas comme de L’arrogance ? Son badge l’identifiait comme étant H. Tybee.
Les gamins, bras croisés, sur la poitrine; me jaugeaient en penchant si bas la tête sur le côté qu’ils n'étaient pas loin de se gratter l’oreil e avec l’épaule. Trois mecs jouant les durs.
Je me suis présentée, expliquant que j’étais là à la demande du coroner. Tybee a réagi en désignant les bois d’un mouvement de la tête.
- Le mort est par là-bas.
Par là-bas ?
- Ces deux gars du cru prétendent qu’ils savent que dal e. Lesdits gars du cru ont quitté leur posture « avachis sur les jambes » pour échanger des sourires satisfaits.
Je me suis adressée au plus grand.
- Comment vous appelez-vous ?
- Jamal.
- Qu’est-ce qui s'est passé, Jamal ?
- On l’a déjà dit.
- Redites-le-moi.
Il a haussé les épaules.
- On a aperçu un truc qui pendait de l’arbre. C’est tout.
- Vous avez reconnu cette personne ?
- L'était trop amochée.
- Que faisiez-vous dans les bois ?
- On aime bien la nature.
Nouvel échange de sourires.
Un bruit de moteur nous a tous fait tourner les yeux vers la route. Une Ford Explorer blanche au flanc frappé d'une étoile bleue a émergé du virage et s'est arrêtée derrière une voiture de patrouil e.
Un homme en est descendu, suivi d'un chien. Un type de haute tail e, frisant le mètre quatre-vingt-dix et arborant un torse de boxeur. Il était en treil is et lunettes d’aviateur.
Le chien, marron, devait avoir du retriever parmi ses ancêtres.
Encore un peu et j'al ais me sentir pas assez habil ée pour l’occasion. La prochaine fois, j'emmènerais Boyd.
L'homme s'avançait vers nous avec une prestance de gouverneur. Les mots Shérif Junius Gul et étaient brodés sur sa chemise d'un blanc éclatant. Jamal a décroisé les bras pour fourrer ses mains dans ses poches. N'a pu s'y cacher que le bout de ses doigts.
- Bonjour monsieur, a dit Tybee en touchant le bord de son galurin. La dame dit qu'el e remplace le coroner.
- Je sais. Apparemment, c'est le cas. J'ai eu Miz Roosa au téléphone. Le chien est parti vers les bois et a levé la patte au pied de plusieurs arbres.
Gul et m'a évaluée de haut en bas avant de me tendre la main. Une poignée de main de casse-couil es et une voix dénuée de toute intonation pour me demander si j'étais le toubib de Charlotte.
- Plus exactement, anthropologue légale.
- D'habitude, Miz Rousseau utilise les services de Jaffer.
- Il est à l'étranger, comme el e a dû vous le dire.
- Ça sort un peu de L’ordinaire, mais la décision en revient à Miz Rousseau. Elle vous a fait le topo ?
J’ai hoché la tête.
- Le gamin vivait à moins de deux kilomètres d'ici avec toute une flopée de drogués.
OK, le shérif n'était pas de ces gens qui s'extasient quand ils résument les faits.
- Z'avez vu le corps ? a-t-il demandé sur un ton toujours aussi plat.
- Je viens seulement d'arriver.
- C'est plus que de la purée pour les vers, a lancé Jamal et son sourire narquois s'est élargi jusqu'à lui dépasser de la figure.
Gul et a tourné la tête lentement, le visage totalement inexpressif, presque ennuyé.
Un silence inconfortable s'est instal é.
- Tu ne manques pas de respect aux morts, fiston. D’accord ?
Jamal a haussé les épaules.
- Z’avez pas vu sa tête, au type !
Gul et lui a planté son doigt costaud dans le sternum.
-Tu veux bien fermer ta gueule un petit moment et écourter la suite ?
Cette purée pour les vers, comme tu dis. est une âme du Seigneur au même titre que nous tous. Même toi, fiston, il se pourrait bien que tu fasses partie du lot !
Gul et a retiré son doigt.
Les deux jeunes ont manifesté soudain un intérêt démesuré pour leurs pompes.
- Là-bas, a repris le shérif en se tournant vers moi, il y a un chemin qui mène au marais.
Ce n'est pas un endroit apprécié des touristes ou des gens du coin. La pêche n’y est pas fameuse et li y a trop de bestioles. pour qu'il soit agréable d'y camper.
J'ai hoché la tête.
-J'espère que vous ne vous attendiez pas à une partie de plaisir. Nouveau mouvement de la tête de ma part, cette fois dans le sens latéral.
- En tout cas. j'en connais un qui n’est pas dérangé, a fait remarquer le shérif en voyant son chien s'élancer dans le sous-bois.
Et de suivre son toutou.
Je leur ai emboîté le pas,' me branchant intérieurement sur le mode
« scène de mort ». a partir de cet instant, ma perception du monde extérieur al ait être entièrement focalisée sur l'affaire. Rien de ce qui s'y rapportait ne pourrait m’échapper, une touffe d'herbe trop abondante, un rameau brisé, une odeur particulière ou un insecte minuscule. La mêlée humaine autour de moi s'effacerait pour n'être plus qu'un brouhaha indistinct.
Dans cette partie-là, la forêt était un mélange de pins loblol y, d’autres résineux, de hêtres et de ciguës géantes. De l’enchevêtrement de cornouil ers, de noisetiers et de broussail e qui constituait le sous-bois montait un parfum de végétation chauffée par le soleil.
Gul et avait choisi une cadence rapide. Nous avancions sur un sol détrempé et doux sous les pas au milieu d'une fol e géométrie d'ombre et de lumière produite par le soleil qui se faufilait entre les branches. Par moment, un bruissement de feuil es révélait la fuite d'un animal étonné.
À une vingtaine de mètres de la route, les arbres s'espaçaient pour former une petite clairière. Le marais s'étendait à droite. Sa surface noire et lisse n'était troublée çà et là que par une libel ule ou un insecte aquatique. Figés dans un étonnement primordial, les pins de la berge plongeaient leurs troncs dans une encre noire où l’on voyait affleurer leurs racines vertes, noueuses et moussues.
À cinq mètres de là se dressait un chêne blanc solitaire. Un corps se balançait à la branche la plus basse, raclant presque la terre du bout de ses pieds. Vision d'horreur dont je ne pouvais arracher mon regard. Quel drame pouvait pousser un homme à une tel e extrémité ? Par quel e torture spirituel e, par quel e angoisse son âme était-elle passée pour qu'il en vienne à introduire sa tête dans un noeud coulant et à sauter dans le vide ?
Des hommes en uniforme et en civil bavardaient entre eux. Les moulinets qu'ils faisaient pour chasser les mouches et les moustiques révélaient de grandes auréoles sombres sous leurs bras.
Une femme était occupée à tourner une vidéo de la scène. Une corpulence de bûcheron et des cheveux bouclés d'une teinte roux cuivré qui ne devait rien à mère Nature. Elle portait deux appareils photo autour du cou et une chemise sur laquel e s'étalait le logo du coroner du comté de Charleston. Je suis al ée me présenter à el e. Son nom : Lee Ann Mil er.
- Ça vous ennuie si je jette un coup d'oeil au corps ?
- Entrez dans la danse, cocotte !
Me gratifiant d'un sourire aussi large que la baie de Charleston, el e a soulevé ses cheveux pour se rafraîchir.
- Je peux attendre que vous ayez fini, si vous préférez.
- Vos petites fesses dans le champ, c'est pas exactement ce qu'on attend de mol’
Nouveau sourire gigantesque en s'éventant le cou.
Nonobstant les circonstances, je lui ai souri en retour; Lee Ann Mil er était de ces personnes auprès de qui on vient chercher réconfort et conseil’ ou simplement rire un bon coup.
En marchant vers l'arbre, j'ai entendu Gul et s'adresser à l’un des autres joueurs impliqués dans la partie à venir. Je n’ai pas prêté attention à ce qu'il lui disait. Je m'étais déjà concentrée afin de m'imprégner de tous les détails de la scène'
La corde utilisée, jaune, était une tresse à trois fils en polypropylène. le noeud coulant était enfoncé dans la chair du cou à hauteur de la troisième ou de la quatrième cervicale. Le pendu avait perdu sa tête et les deux vertèbres du haut.
Le corps n'était plus que chairs putréfiées et desséchées recouvrant les os. Les vêtements qui le couvraient, un pantalon noir et une veste en jean, flottaient au vent comme sur un épouvantail. Les chaussettes marron et la botte éculée étayaient l'hypothèse que cet individu s'était pendu à une période de l'année où la température était plus fraîche.
Où était l'autre botte ?
À trois mètres du corps, à l'est, un petit drapeau jaune signalait la présence d'un objet : la seconde botte, justement, avec une partie de la jambe droite enfoncée à l’intérieur.
Enfermés dans le cuir, le pied et l'extrémité distale du tibia et du péroné. Ces os n'avaient plus leur extrémité proximale, leur tige axiale ayant été brisée. Et cel e-ci présentait les mêmes bords ébréchés que le fémur, là-bas.
- Expliquez-moi ça ! a dit Gul et qui était venu me rejoindre.
- Les animaux sont des opportunistes. La plupart deviennent des prédateurs pour peu qu'on leur en offre l'occasion.
Un moustique m'a perforé le bras. L'ayant occis d’une claque, je me suis remise à mon repérage des lieux
Le crâne se trouvait plus loin, à six mètres de l'arbre, coincé au creux d'une des racines qui serpentaient à fleur de terre depuis le tronc. Lui aussi indiqué par un fanion.
Et rongé, lui aussi.
- La tête n'est pas tombée à cause d'un animal qui aurait grimpé dans L’arbre, a déclaré Gul et resté près de moi.
- Non, el e se détache souvent toute seule, surtout si le corps est resté longtemps pendu.
Un bruit dans le feuil age a attiré mon regard. Un corbeau venait de se poser sur une branche.
- Les oiseaux ont pu accélérer sa chute. Mais la jambe, el e, a certainement été arrachée par des prédateurs. En tirant dessus. Tout en parlant, je promenais les yeux autour de moi.
- Il manque la mâchoire.
- Je m'en occupe, a dit Gul et, pas impressionné pour deux sous. Le laissant interroger Lee Ann, je me suis accroupie pour examiner la tête de plus près. Pour des raisons connues de lui seul, le chien du shérif a jugé bon de venir me tenir compagnie. Si ces lieux avaient été sous mon autorité, je n'aurais jamais permis qu'un chien s’y promène en liberté. Mais ils étaient sous la responsabilité du shérif et il ne servait à rien de lui rentrer dans le chou : il demeurerait impassible quoi qu'il arrive.
Mieux valait rester concentrée. Et enfiler mes gants.
Le crâne n'avait plus beaucoup de cheveux. Cependant, à l’endroit où il en avait, autrefois, l’os' à présent blanchi par le soleil, présentait une très légère variation de couleur.
Du bout du doigt, j'ai fait délicatement rouler la tête. De minuscules insectes se promenaient sur les traits évidés.
Sur le côté gauche, des lambeaux de chair imprégnés de terre étaient encore accrochés à la joue et à sa tempe. L’oeil était resté dans l'orbite, petitgrain de raisin noir mélangé à de la terre et à de la mousse. Le soleil a disparu derrière un nuage juste au moment où le crâne reprenait sa position initiale. La lumière a baissé et la température fraîchi. J'ai frissonné. Le spectacle que j'avais sous les yeux était ce qu'il restait d'un désespoir total.
Revenue près du corps, j'ai inspecté le sol à la verticale des pieds. Pas de larves, mais des carapaces attestant la présence à de pupes à un moment donné. J'ai sorti une fiole en plastique de mon paquetage pour en recueil ir des échantil ons.
Le chien de Gul et observait, la langue pendante.
- La mâchoire n'a pas été retrouvée'.
Le shérif était de retour. Je me suis relevée.
- On pourrait fouil er le secteur ?
Il est parti régler la question. J'ai continué à emmagasiner les détails. Pas de déjections animales. Des guêpes, des mouches, des fourmis. Un tronc d'arbre portant la trace de griffes, un membre déchiqueté. Une corde effrangée
au bout. Un noeud coulant positionné à l'arrière du cou.
- Lee Ann Mil er voudrait savoir combien de temps il vous faut encore.
- J'ai fini.
- On peut y al er ! a crié Gul et en accompagnant ses mots d'un mouvement circulaire du bras.
Dans le silence des bois, sa voix a retenti comme
une explosion.
Lee Ann Mil er a levé le pouce. Puis el e s'est dirigée vers l'endroit par où nous étions arrivés. Un mot à L’un des types qui regardaient, et celui-ci s'est éclipsé.
Elle est revenue près de L’arbre en portant une civière, aidée d'un autre spectateur.
Après avoir détaché les courroies et les avoir rabattues sur le côté, el e a étendu une housse à cadavre préalablement ouverte. Le type qui était parti est revenu, lesté d'une échel e pliante. Du geste, Gul et lui a indiqué de l’appuyer contre le tronc.
L'ayant dépliée au maximum, l’homme en a escaladé les barreaux. Un rétablissement l'a assis à califourchon sur la branche. Gul et s'est rapproché de l’arbre pour mieux diriger les opérations.
Le reste du groupe observait de loin en silence, les yeux fixés sur le cadavre.
Lee Ann Mil er a tendu une cisail e à longues poignées au gars perché sur la branche.
Après quoi, aidée de son assistant, el e a placé la civière juste en dessous du mort. Elle a ensuite introduit délicatement la jambe du pendu dans l’ouverture de la housse et en a soulevé l'autre extrémité en veil ant à la tenir le plus possible paral èle par rapport au corps.
Du haut de sa branche, le type a interrogé le shérif des yeux.
- Coupe ! lui a crié Gul et, mais vas-y mollo !
Cette fois encore, ses traits n'exprimaient pas la moindre émotion.
- Le plus loin possible du noeud coulant ! ai-je crié à mon tour. Le type s'est penché en avant. Ayant bloqué la corde entre les lames courtes et incurvées de sa cisail e, il a refermé les poignées d'un coup sec. Je me suis avancée, prête à bouger le corps au besoin pour le faire entrer à l'intérieur de la housse.
La corde s'est coupée au deuxième essai.
Lee Ann Mil er a levé encore son côté de la housse en même temps que son assistant abaissait le sien,
Pour ma part, je me suis tenue les deux bras en l’air pour empêcher au besoin le corps de basculer.
Le cadavre a glissé à L’intérieur de la housse. Suant et grognant, Lee Ann Mil er et son acolyte ont fait passer la housse au-dessus de leurs têtes et l’ont déposée sur la civière.
- On voit que vous avez l’habitude !
Elle m'a répondu par un hochement de tête tout en s'épongeant le visage de son bras.
Et el e est partie ramasser la tête et les os de la jambe. Gul et fouil ait déjà les poches du mort à la recherche d'une pièce d'identité.
Rien dans le pantalon. Mais dans l’une des poches de la veste, victoire !
Un portefeuil e en cuir.
Abîmé bien sûr, car la veste était imbibée de matière en décomposition. Gul et a cependant réussi à l’ouvrir en grattant avec son ongle. A L’intérieur, le cuir était détrempé et visqueux.
Se servant de ce même ongle, le shérif a gratté la pâte recouvrant un premier compartiment en plastique.
- Tiens, tiens ! s’est-il exclamé.
Il est possible que ses joues se soient contractées.
10.
- Un permis de conduire délivré par notre grand État de Caroline du Sud !
Gul et a gratté encore le plastique. Ayant relevé ses lunettes sur sa tête, il a penché le portefeuil e d'un côté puis de L’autre.
- Impossible que ce pauvre gars soit Matthew Summerfield. Il a passé le portefeuil e à Lee Ann.
L'adjointe du coroner l'a incliné pour mieux voir. comme le shérif avant el e.
- Ouais, c'est ça... Mais c'est écrit trop petit pour mes pauvres yeux de vieil e.
Elle m'a tendu L’objet.
Bien que la photo soit assez abîmée, il était clair que le sujet représenté n'était plus un gamin. C'était un homme aux traits mous, avec des lunettes à monture noire et les cheveux coiffés de manière à dissimuler sa calvitie. J'ai éloigné le portefeuil e pour mieux déchiffrer le nom à côté de la photo.
- On dirait Chester quelque chose... Pinney. Peut-être Pickney ou Pinckney. Le reste est trop abîmé.
Lee Ann m'a présenté une pochette à fermeture étanche. J'y ai laissé tomber la pièce à conviction. Elle e remis le sachet à Gul et.
- Si vous n'avez rien contre, nous al ons emporter la dépouil e de ce monsieur à la morgue. Miz Rousseau voudra savoir qui c'est et prévenir sa famil e.
Elle a regardé sa montre. Tout le monde a fait son chien de Pavlov.
- On va sur les sept heures, a dit Gul et. Rien d’autre ne se passera ce soir.
Sur un hochement de tête à Lee Ann Mil er et à moi-même, il a rabaissé ses lunettes sur son nez et sifflé son chien avant de repartir vers la route. Laissant son col ègue dégager le reste de la corde et le ranger dans un sachet pour pièce à conviction, Lee Ann m'a accompagnée dans un dernier tour du site destiné à nous convaincre que rien n'avait été oublié. Les lianes et la mousse chuchotaient au-dessus de nos têtes. Les moustiques gémissaient ; un chant d'insectes s’élevait de la sombre tristesse du marais. Le ciel rouge sang commençait à céder la place à un crépuscule typique des Basses Terres.
Lee Ann a claqué les doubles portes du fourgon de la morgue. Elle avait le visage boursouflé par les piqûres d'insectes et la chemise noircie par la transpiration, devant comme derrière. Je lui ai dit que je préviendrais le coroner. Elle m'a remerciée.
- Ça fera toujours un souci de moins pour mon esprit débordé. J’ai appelé Emma avant de m'engager sur l'autoroute. Elle a décroché au bout de trois sonneries. Voix faible, sur la défensive. Je L’ai mise au courant du déroulement des opérations.
- Je ne sais pas comment te remercier.
- Tu n'as pas besoin.
- Les Summerfield seront soulagés.
- Air connu, ai-je répliqué sans grand enthousiasme. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Je L’ai entendue prendre une goulée d'air. Rien n'a suivi.
- Quoi ?
-Tu n'as pas chômé.
- Oh, tu sais...
- J'aurais un service à te demander.
- Vas-y.
Une hésitation, puis :
- Je dois suivre un traitement demain matin. Est-ce que....
- A quel e heure ?
- Sept heures.
- Je passerai te prendre à six heures et demie.
- Merci, Tempe.
Son soulagement m'a presque fait pleurer.
Retour à la maison dans des vêtements qui puaient la mort, comme l'autre jour. Et, comme l’autre jour, décrassage de la tête aux pieds sous la douche extérieure et sous une eau aussi chaude que je pouvais le supporter. Boyd m'a accueil ie avec son enthousiasme habituel, en alternant les huit autour de mes jambes et les sauts sur ses pattes de derrière. Cela, sous l'oeil désapprobateur de Birdie - ou méprisant ? Avec les chats, c'est toujours difficile de savoir.
M'étant changée, j'ai rempli leurs bols respectifs avant d'al er écouter le répondeur.
Ryan n'avait pas appelé. Ni laissé de message sur mon portable. Peter n'était pas là, et sa voiture n'était pas dans l’al ée. Me voyant décrocher sa laisse, Boyd a été pris de frénésie. Il s'est mis à tourner en rond dans la cuisine,.pour s'aplatir brusquement sur les pattes avant, l’arrière-train dressé en l’air. Je l’ai emmené faire une longue promenade sur la plage.
De retour à la maison , j’ ai vérifié une fois de plus les deux téléphones. Nada. J'ai questionné le chien.
- Ryan n'a pas appelé ?
La tête penchée de côté, il a fait danser ses sourcils.
- Tu as raison. Ou il boude et alors laissons lui de l’espace, ou il est occupé et il téléphonera dès qu’il le pourra.
Dans ma chambre, j'ai ouvert la baie donnant sur la terrasse avant d'al er m'écrouler sur mon lit. Boyd s'est effondré sur le plancher. Je suis restée longtemps les yeux ouverts dans le noir, à écouter les vagues et à humer l’odeur de l’océan.
A un moment de la nuit, Birdie a sauté sur mon lit et s'est couché en rond près de moi.
Je me disais que je devrais descendre avaler quelque chose quand je me suis endormie.
Gul et ne s'était pas trompé : rien ne s’est passé cette nuit-là.
- Pinckney ? a lancé Emma, le téléphone col é à l'oreil e. Il était un peu plus de onze heures du matin et Emma, revêtue de la chemise réglementaire des patients, recevait son traitement dans la sal e de soins de la clinique oncologique où je l’avais conduite ce matin, à deux pâtés de maisons du centre hospitalier. Avantage dû à sa fonction de coroner, el e était autorisée à faire usage de son portable.
- Vous avez son numéro ?
Une pause.
- C'est quoi, L’adresse exacte ?
Une pause.
- Je connais. Je filerai là-bas d'ici une petite heure... Ayant raccroché, el e a précisé à mon intention: Chester Tyrus Pinckney.
-Je n'étais pas si loin.
-Le téléphone est coupé. Si l’adresse est bonne, c'est du côté de Rockvil e..
- Dans le sud de l'État ? Près de Kiawah et Seabrook ?
- Oui, sur l'île de Wadmalaw. C'est le fin fond de la campagne.
- Il a fait un sacré bout de chemin pour al er se pendre, ton M. Pinckney, tu ne trouves pas ? ai-je fait remarquer après un instant de réflexion. Emma n'a pas eu le temps de répondre. Une dame en blouse blanche venait d'entrer dans la sal e, un dossier à la main. Visage avenant, quoique indéchiffrable.
Emma me l'a présentée comme étant son médecin traitant, Nadja Lee Russel . Sur les traits de mon amie, l’anxiété a remplacé la bravade qu'el e affichait depuis le début de la matinée.
- Ç'est une crise que vous avez eue là, a déclaré la nouvel e venue.
- Juste de la fatigue.
- Vous avez perdu connaissance ?
- Oui, a reconnu Emma.
- Ça vous était déjà arrivé ?
-Non.
-De la fièvre ? Des nausées ? Des suées nocturnes ?
- Un peu.
- De quoi ?
- Des trois.
Elle a inscrit quelques mots dans son dossier et
tourné plusieurs pages. L’on n’a plus entendu que le bourdonnement des néons au plafond.
Le Dr Russel était plongée dans sa lecture. Le silence perdurait, sinistre. La poitrine comprimée par un étau de glace, j'avais l’impression d'être dans l’attente d'un verdict: vous vivrez, vous n'en réchapperez pas; il y a du mieux, ça empire... Je me suis forcée à sourire.
- J'ai peur de ne pas être porteuse de bonnes nouvel es, Emma, a fini par déclarer le médecin. Les analyses ne sont pas aussi bonnes que je L’espérais.
- Le taux a baissé ?
- Disons qu'il n'y a guère d’amélioration.
La sal e m'a soudain paru toute petite. J’ai saisi la main d'Emma.
- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? a demandé mon amie d'une voix plate, les traits rigidifiés.
- On continue. Tout le monde ne réagit pas pareil. Chez certains patients, l’efficacité du traitement apparaît moins vite.
Emma a hoché la tête.
- Vous êtes jeune et solide. Continuez à travail er sil vous en avez la force.
- Ça, certainement !
Le Dr Russel s'est dirigée vers la porte. Emma l’a suivie des yeux. Dans son regard, j’ai vu de la peur et de la tristesse mais aussi, et surtout, du défi.
- Et comment que je vais travail er, poulette !
À en croire les brochures touristiques, l’île de Wadmalaw est la mieux préservée de toutes cel es de l'archipel qui s'étire le long de la côte, en face de Charleston. C'est aussi la moins attirante.
Techniquement parlant, il s'agit bien d'une île puisque ce bout de terre émergé est séparé du continent par les rivières Bohicket et North Edisto. Cependant, el e ne donne pas vraiment sur l’océan. Elle est bloquée au sud et à l'est par deux îles plus grandes, Kiawah et Seabrook. Le bon côté des choses, c'est que Wadmalaw subit rarement les ouragans de plein fouet. Le mauvais, c'est qu'il n'y a làbas pas une seule plage de sable fin. Cette terre est un ramassis de bois, de marécages et de zones écologiques peu fait pour exciter l’enthousiasme des touristes ou des citadins en quête de résidence secondaire. Toutefois, quelques vil as récentes témoignent que la vie à Wadmalaw va s'améliorant, même si les fermiers, les marins-pêcheurs et les pêcheurs de crabes et de crevettes continuent de former le gros de la population. La principale attraction de l'île est la Plantation de thé de Charleston, fondée en 1799, qui revendique le titre de plus vieil e plantation de thé de toute L’Amérique.
Mais y en a-t-il seulement une autre dans le pays ?
Néanmoins, il se pourrait bien que Wadmalaw devienne un jour une mine d'or pour peu que les tenants de l'éco-tourisme se prennent de passion pour les lézards à écail es mol es et les cooters à pattes palmées. Le bourg de Rockvil e s'élève tout au sud de Wadmalaw. C'est la direction que nous avons prise au départ de la clinique. Avant de monter en voiture, j'avais tenté de parler de sa maladie avec Emma. Elle m'avait vite fait comprendre que le sujet était tabou,
Au début, son attitude m'avait agacée. Pourquoi me demander de lui tenir compagnie si c’était pour me reléguer au rang de spectateur muet ? D'un autre côté, est-ce que je n'aurais pas fait pareil à sa place , ne pas parler de ma maladie pour ne pas lui donner de crédit ?
Je me suis conformée à son souhait. À el e de décider, c'était el e la malade !
J'avais pris le volant, Emma faisait le navigateur. Nous avons tout d'abord traversé les îles James et Johns, puis emprunté la grand-route de Maybank avant de bifurquer sur cel e de Bear Bluff. Mis â part quelques considérations sur la topographie ou les panneaux de circulation, nous roulions en silence, bercées par le ronron de l’air conditionné et le bruit des insectes s’écrasant sur le pare-brise.
Enfin, Emma m’a dit de tourner sur une petite route bordée de chênes aux branches envahies de lianes dégoulinantes. Peu après, el e m’a indiqué de virer encore à droite et ensuite à gauche, quatre cents mètres plus loin. À partir de là, nous avons cahoté. sur un chemin de terre creusé d'ornières. Les arbres des deux côtés s'inclinaient vers le centre de la voie, attirés au fil des siècles par ruban de lumière que créait ce passage au coeur de la végétation. Au-delà de leurs troncs, on distinguait des fossés remplis d’une eau saumâtre d’un vert presque noir en raison de la mousse qui les encombrait. Ça et là, une boîte aux lettres à droite ou à gauche signalait le départ d’un chemin. Celui sur lequel nous roulions était à ce point dévoré par la végétation qu’on avait l’impression de progresser le long d’un tunnel creusé dans l'espace par un vermisseau.
Emma a désigné une boîte aux lettres. Je me suis arrêtée à côté. PINCKNEY.
Des lettres en métal assemblées à la va comme je te pousse, de cel es qu'on achète dans les magasins discount et qu'on se refile de génération en génération.
Par terre, appuyé contre le pilier, un panneau écrit à la main annonçait des lapins à vendre et des appâts de qualité.
Qu'est-ce qu'on attrape, avec les lapins ?
- La tularémie, a répondu Emma. Tourne ici !
- Trente mètres plus loin, les arbres cédaient la place à un épais tail is qui se dissolvait à son tour en une petite clairière.
Pas L’ombre d'un immeuble de standing ou d'un court de tennis; pas l’ombre d'un Dickie Dupree à l’horizon ! Ces lieux n'avaient rien pour inciter un promoteur à y construire la maison de ses rêves.
Au centre de l'espace débroussail é se dressait une maisonnette en bois, entourée du rebut habituel : pneus empilés, pièces de rechange pour moteurs, meubles de jardin déglingués et appareils rouil és. L'habitation, d'un seul étage, reposait sur des piliers en brique à demi éboulés. La porte d'entrée était ouverte, mais la moustiquaire empêchait qu'on distingue quoi que ce soit à
l’intérieur.
À droite, un câble en acier courait entre deux montants. Y était suspendue une laisse pourvue d'un col ier étrangleur.
Un peu plus loin un hangar fait de planches grossières, qui ne tenait debout que par l’opération du Saint-Esprit. A tout croire, la cabane des lapins. Je me suis tournée vers Emma. Elle était en train de prendre une longue inspiration. Visiblement, la tâche à venir n'était pas de cel es qu'el e accomplissait la joie au coeur. Elle est descendue de voiture.
Je l’ai imitée. L'air chaud et humide était saturé d’une odeur de décomposition végétale.
Elle a grimpé le perron. Je suis restée au pied des marches, sur le quivive, prête à voir débouler un pitbul ou un rottweiler. J'adore les chiens, mais je suis réaliste.
À la campagne, chien de garde + inconnus = coups de feu et points de suture.
Emma a frappé à la porte.
Un grand oiseau noir est passé en rase-mottes au dessus du hangar. Je l’ai regardé tournoyer en croassant et disparaître dans les pins au-delà des tail is.
Emma a lancé un appel et a recommencé à tambouriner sur la porte. Une voix d'homme a répondu, ponctuée par un grincement de gonds. J'ai reporté les yeux sur la maison.
Et découvert devant moi la dernière personne que je m'attendais à voir.
11.
Répondant aux coups d’ Emma, un homme venait d’apparaître sur le seuil. Il portait un pantalon jaune qui lui pendait entre les jambes, des sandales en pneu Et un T-shirt abricot qui disait Casse-toi, la Terre est pleine. Des lunettes â monture noire complétaient sa tenue. Surtout, il avait la coiffure la plus moche que j’ai vu de ma vie : trois mèches grasses rabattues sur un crâne aussi chauve qu'un genou.
Je me suis figée, les yeux ronds, la bouche ouverte,
Chester Pinckney lui-même, en chair et en os !
- Qui se permet de frapper à ma putain de porte ?
N’ayant pas vu permis de conduire trouvé sur le pendu, Emma n’était pas en mesure d'identifier l'habitant des lieux. Elle s'est lancée dans son discours sans remarquer ma réaction.
- Comment allez-vous, monsieur ? Puis-je vous demander si vous êtes de la famil e Pinckney ?
- La dernière fois que j'ai jeté un oeil à c'te putain de baraque, c'était bien chez moi.
- Très bien, monsieur. Et vous êtes ?
- C’est-y qu'vous auriez b'soin d'une chenil ette, mes p'tites dames ?
- Non, monsieur. Je voudrais vous entretenir de Chester Tyrus Pinckney. Les yeux de Pinckney se sont rétrécis jusqu'à devenir deux fentes.
- Ç't'une plaisanterie ou quoi ? a-t-il demandé en déviant son regard vers moi.
- Non, monsieur, a poursuivi mon amie avant que j'aie le temps d'ouvrir la bouche.
- Emma...
Elle m'a fait chut de la main.
Un sourire a étiré les lèvres de Pinckney, révélant des dents brunies par des années de négligence à la sauce nicotine.
- C'est Harlan qui vous envoie ?