- Si je suis accusé d'avoir tué sept personnes, dont trois enfants, le prosecutor va invoquer l'homicide volontaire avec circonstances aggravantes, déclara Harris, réfléchissant a haute voix. aussi s˚r que Dieu a créé les pommes vertes.

- Et pas la peine de raver a une libération sous caution, ajouta Darius. Ils diront que tu risques de t'enfuir.

- Mame s'ils fixaient une caution, nous n'aurions aucun moyen de trouver l'argent pour la verser, déclara Jessica, a l'arrière, près de Martin.

- Les agendas des tribunaux sont bondés, remarqua l'avocat. Il y a tant de lois, de nos jours. Rien que l'année dernière, le Congrès en a publié soixante-dix mille pages.

avec tous les défendeurs, tous les appels, la plupart des affaires évoluent a une vitesse d'escargot. Bon Dieu, Harris, tu passerais un an en taule, peut-atre mame deux, a attendre qu'on ait le temps de te juger.

- Et ce serait du temps perdu a jamais, dit Jessica, furieuse, mame si le jury le déclarait innocent.

Ondine et Willa se remirent a pleurer.

Harris se rappelait avec précision chacune de ses crises phobiques de la prison.

- Je ne tiendrai jamais six mois, aucune chance. Peut-atre mame pas un mois.

Tandis qu'ils tournaient en rond dans la ville dont les millions de lumières brillantes ne parvenaient pas a dissiper les ténèbres, ils discutèrent des choix qui s'offraient a lui. Finalement, ils conclurent qu'il n'en avait pas. Il ne pouvait que s'enfuir. Toutefois, sans argent ni faux papiers, il n'irait pas bien loin avant d'atre arraté. Son seul espoir, en conséquence, était la mystérieuse organisation a laquelle appartenaient la rouquine au manteau vert et les deux autres inconnus, mais Harris en savait trop peu a leur sujet pour remettre son avenir entre leurs mains en toute quiétude.

Jessica, Ondine et Willa refusaient catégoriquement d'atre séparées de lui. Craignant que toute séparation ne s'avér‚t définitive, elles éliminèrent immédiatement la possibilité qu'il s'enfuat tout seul. D'autre part, il ne voulait pas non plus les quitter: il soupçonnait qu'en son absence, ses ennemis continueraient de les harceler.

Le capitaine se retourna vers l'arrière du minibus plongé dans l'ombre. Son regard dépassa les visages maussades de ses enfants et de sa belle-soeur, pour croiser celui de son épouse, assise près de Martin.

- Je ne comprends pas que ça en soit arrivé la, dit-il.

- Ce qui compte, c'est qu'on soit ensemble.

- On avait travaillé tellement dur pour avoir. . .

- Tout a déja disparu.

- Tout recommencer a quarante-quatre ans...

- C'est mieux que mourir a quarante-quatre ans, affirma Jessica.

- Un vrai petit soldat, remarqua-t-il affectueusement.

Elle lui sourit.

- «'aurait aussi bien pu atre un tremblement de terre.

La maison n'existerait plus, et nous non plus.

Harris se retourna vers Ondine et Willa. Elles avaient cessé de pleurer, tremblaient toujours, mais une lueur nouvelle de défi brillait dans leurs yeux.

- Tous les copains que vous vous ates faits a l'école...

commença-t-il.

- Ce ne sont que des mômes, déclara Ondine, s'effor-

çant de prendre a la légère la perte de tous ses amis et confidents, ce qui, pour une adolescente, devait pourtant atre le plus dur a supporter. Une bande de gamins idiots, c'est tout.

- Et toi, tu es notre papa, ajouta Willa.

Pour la première fois depuis le début du cauchemar, Harris alla jusqu'a verser quelques larmes.

- Donc, c'est décidé, annonça Jessica. Essaie de trouver une cabine téléphonique, Darius.

Ils en découvrirent une au bout d'une rue commer-

çante, devant une pizzeria.

Harris dut demander de la monnaie a son frère. Il descendit ensuite du minibus et se rendit seul a la cabine. a travers la vitre du restaurant, il aperçut des gens qui man-geaient, buvaient de la bière, discutaient. Un groupe installé a une grande table prenait particulièrement du bon temps: il entendait les rires résonner au-dessus de la musique du juke-box. aucun des daneurs ne semblait conscient du fait que le monde venait de se retourner sens dessus dessous.

Harris fut saisi d'une jalousie tellement intense qu'il eut envie de briser la vitrine, de faire irruption dans la pizzeria, de renverser les tables, d'arracher aux mains des clients couverts et chopes de bière, de leur hurler au visage et de les secouer jusqu'a ce que leurs illusions de sécurité et de normalité soient brisées en autant d'éclats que l'avaient été les siennes. Son amertume était telle qu'il aurait fort bien pu le faire - qu'il l'aurait fait, mame - s'il n'avait d˚ prendre en compte le bien-atre de sa femme et de ses deux filles. Ce n'était mame pas le bonheur de ces gens qu'il enviait, c'était leur bienheureuse ignorance. Mais il lui était impossible de ne pas tenir compte du savoir qu'il avait acquis.

Il décrocha le combiné de la cabine et introduisit des pièces dans la fente. Durant un instant qui lui glaça le sang dans les veines, il se contenta d'écouter la tonalité, incapable de se rappeler le numéro qui figurait sur le papier de la rouquine. Lorsqu'il le retrouva enfin, il le composa sur le cadran d'une main tellement tremblante qu'il s'attendit presque a avoir fait une erreur.

a la troisième sonnerie, un homme répondit par un simple " allô ? ".

- J'ai besoin d'aide, dit Harris, avant de réaliser qu'il ne s'était pas présenté. Je suis désolé. Je... je m'appelle... Descoteaux. Harris Descoteaux. Une personne de votre groupe m'a dit de vous appeler, que vous pouviez m'aider, que vous étiez prats a le faire.

- Si vous possédez ce numéro et si vous l'avez eu de manière légitime, vous devez savoir qu'un certain protocole s'impose, déclara son correspondant, après une hésitation.

- Un protocole ?

Il n'y eut pas de réponse.

Un instant, Harris s'affola, craignant que l'homme ne raccroch‚t, ne s'éloign‚t du téléphone et ne devant a jamais injoignable. Il ne comprit pas ce qu'on attendait de lui avant de se rappeler le mot de passe inscrit sur le papier, sous le numéro. La rouquine lui avait dit de le mémoriser également.

- Les faisans et les dragons, récita-t-il.

Dans le petit couloir, a l'arrière de la grange, Spencer tapa sur le panneau de contrôle la série de chiffres qui déconnectait le système d'alarme. Les Dresmund avaient reçu l'ordre de ne pas changer le code, afin que le propriétaire p˚t revenir chez lui s'ils étaient absents. quand Spencer eut entré le dernier chiffre, l'affichage annonçant aCTIV…, se changea en un D…SaCTIV… moins lumineux.

Il avait emporté une lampe-torche trouvée dans le pick-up, et en dirigea le faisceau sur le mur de gauche.

- Petite salle d'eau, annonça-t-il a Ellie. Juste des toilettes et un lavabo. (au-dela de la première porte s'en trouvait une autre.) Un petit débarras. (au bout du hall, la lumière trouva une troisième porte.) Par la, il y avait une galerie, ouverte a de riches collectionneurs, et un escalier menant a ce qui était le studio de mon père, au premier.

(Il fit pivoter le faisceau vers la droite du couloir, oa ne s'inscrivait qu'une seule porte. Entrouverte.) «a, c'était la salle des archives.

Il aurait pu allumer les panneaux a fluorescence du plafond. Seize ans plus tôt, il était entré dans le noir, seulement guidé par les lettres vertes du système d'alarme.

Intuitivement, il savait que le meilleur espoir de se rappeler ce qu'il avait si longtemps refoulé était de retrouver autant que possible les sensations de cette nuit-la. La grange, a l'époque, avait l'air conditionné. a présent, le chauffage était baissé, si bien que la fraacheur de février l'emplissait et recréait presque les mames conditions. La lumière crue des tubes aurait trop radicalement transformé l'ambiance. S'il désirait une reconstitution authentique, mame l'éclat de sa lampe-torche était trop rassurant, mais il n'avait pas le courage d'avancer dans des ténèbres aussi profondes qu'a l'‚ge de quatorze ans.

Rocky gémit et gratta a la porte de derrière qu'Ellie avait refermée derrière eux. Il frissonnait, paraissait très malheureux.

Pour des raisons que Spencer n'était jamais parvenu a déterminer, le chien n'avait généralement de problème avec l'obscurité qu'a l'extérieur. La plupart du temps, s'il était dans une maison, le noir ne le dérangeait pas, quoiqu'il e˚t parfois besoin d'une veilleuse pour chasser ses pires crises d'angoisse.

- Pauvre petite bate, le plaignit Ellie.

La torche était plus lumineuse qu'une veilleuse et aurait d˚ suffire a le réconforter. au lieu de cela, il tremblait tellement qu'on aurait dit que ses côtes, en s'entre-choquant, allaient résonner comme un xylophone.

- Tout va bien, vieux, lui assura Spencer. Ce que tu sens vient du passé, et c'est terminé depuis bien longtemps. Ici et maintenant, il n'y a rien qui vaille la peine de s'effrayer.

Le chien continua de gratter a la porte, peu convaincu.

- Je le laisse sortir ? demanda Ellie.

- Non. Il va s'apercevoir qu'il fait nuit dehors et se mettre a gratter pour rentrer.

Spencer dirigea a nouveau la torche vers la porte des archives. Il savait que sa propre agitation intérieure était cause des peurs de l'animal qui percevait toujours ses humeurs avec acuité. Il tenta de se calmer. après tout, ce qu'il avait dit était vrai: l'aura maléfique qui s'accrochait a ces murs était un résidu d'horreurs passées; il n'y avait, ici et maintenant, rien a craindre.

D'un autre côté, ce qui était vrai pour Rocky ne l'était pas tout a fait pour lui - qui vivait encore partiellement dans le passé, retenu par la poix noire des souvenirs. Il était encore plus obsédé par ce qu'il avait oublié que par ce qu'il se rappelait parfaitement: les souvenirs qu'il s'était refusés formaient le plus profond des puits de goudron. Ces événements vieux de seize ans ne pouvaient faire aucun mal a Rocky, mais ils avaient le pouvoir réel de piéger Spencer, de se refermer sur lui et de le détruire.

Il commença a raconter a Ellie la nuit du hibou, de l'arc-en-ciel et du couteau. Le son de sa propre voix lui faisait peur. Chacun de ses mots lui semblait un maillon de ces chaanes par lesquelles les wagonnets des montagnes russes sont inexorablement tirés au sommet de la première butte, oa les gondoles a figure de proue en gargouille entraanées dans la lugubre obscurité des baraques foraines. Ces chaanes ne se déplacent que dans une seule direction, et une fois le trajet commencé, mame si une section de rails s'est effondrée en avant ou si un incendie terrible s'est déclenché au plus profond de la baraque, il est impossible de reculer.

- L'été, depuis des années, je dormais sans air condi-

tionné dans ma chambre. L'hiver, la maison était chauffée par un système a eau chaude et a chaleur radiante qui ne faisait pas de bruit, ce qui était très bien. Mais les sifflements de l'air froid a travers les ventilateurs, le bourdon-nement du compresseur qui résonnait le long des tuyaux, me dérangeaient. Non, " déranger " n'est pas le mot. ,Ca me faisait peur. Je craignais que le bruit du conditionneur d'air n'en masque un autre, dans la nuit... un bruit qu'il me faudrait entendre, afin de réagir... sous peine de mort.

- quel bruit ? demanda Ellie.

- Je ne savais pas. Ce n'était qu'une peur infantile.

Du moins, c'était ce que je croyais a l'époque. J'en avais un peu honte. Mais c'est pour ça que ma fenatre était ouverte, pour ça que j'ai entendu le cri. J'ai essayé

de me dire qu'il ne s'agissait que d'un hibou, ou de sa proie, qui hurlait dans la nuit. Mais... c'était tellement désespéré, tellement faible et rempli de terreur... tellement humain...

Il raconta l'histoire de cette nuit de juillet plus rapidement que lorsqu'il se confiait a des inconnus, dans les bars, ou au chien: la sortie de la maison silencieuse, la traversée de la pelouse nimbée d'un clair de lune semblable au gel, l'arrivée au coin de la grange, la visite du hibou, la découverte du van par la portière latérale duquel s'élevait une odeur d'urine et enfin l'entrée dans le couloir oa ils se tenaient a présent.

- Et ensuite, j'ai ouvert la porte des archives, dit-il.

Il l'ouvrit a nouveau et franchit le seuil.

Elle le suivit.

Dans le corridor obscur qu'ils venaient de quitter Rocky continuait de gémir et de gratter a la porte de derrière, demandant a sortir.

Spencer fit évoluer le faisceau de la lampe-torche tout autour de la pièce. La longue table de travail avait disparu, tout comme les deux chaises. La rangée d'armoires a classeurs avait elle aussi été emportée.

Le placard en pin noueux occupait toujours le fond de la pièce, d'un bout a l'autre et du sol au plafond. Il était muni de trois doubles portes aux battants étroits.

L'ancien policier dirigea le pinceau lumineux vers celle du centre.

- Elle était ouverte, et une lueur étrange brillait a l'intérieur du placard, la oa il n'y aurait d˚ avoir aucune lumière. (Sa voix était marquée d'une douleur nouvelle.) Mon coeur battait tellement fort que ça me faisait trembler. J'ai serré les poings, les bras le long du corps pour tenter de me maatriser. J'avais envie de m'enfuir, de tourner les talons et de retourner au lit, d'oublier tout ça.

C'était bien ce qu'il avait ressenti alors, en ce lointain passé, mais il aurait tout aussi bien pu s'exprimer au présent.

Il ouvrit les deux battants centraux dont les gonds rouillés grincèrent. Le faisceau de la torche illumina des cases vides a l'intérieur du placard.

- Il y a quatre attaches qui maintiennent en place la paroi du fond, dit-il.

Son père avait dissimulé lesdites attaches derrière d'as-tucieuses moulures amovibles. Spencer les trouva toutes les quatre: une a droite et une a gauche, a l'arrière de l'étagère du bas; une a droite et une a gauche, a l'arrière de la deuxième en partant du haut.

Rocky entra enfin dans la pièce. Ses griffes cliquetaient sur le plancher de pin ciré.

- C'est ça, gros toutou, reste avec nous, l'encouragea Ellie.

après avoir passé la lampe a sa compagne, Spencer repoussa les étagères. Les entrailles du placard s'escamotèrent dans l'obscurité, tandis que de petites roues grin-

çaient sur de vieux rails métalliques.

Enjambant la base de l'encadrement des portes, il pénétra dans l'espace que venaient de libérer les étagères.

Debout a l'intérieur du meuble, il en repoussa totalement le fond dans le vestibule secret.

Ses paumes étaient moites. Il les essuya sur son jean.

Reprenant la lampe-torche a Ellie, il entra dans la pièce carrée de deux mètres de côté qui s'étendait derrière le placard. Une chaanette pendait de l'ampoule nue fixée au plafond. Lorsqu'il la tira, il fut récompensé par l'apparition d'une lueur aussi sulfureuse que celle qui habitait ses souvenirs.

Un sol de béton. Des murs de béton. Comme dans ses raves.

Ellie referma les portes en pin, s'enfermant a l'intérieur du placard, puis Rocky et elle suivirent Spencer dans le vestibule.

- Cette nuit-la, je suis resté un bon moment dans la salle des archives, a regarder la lumière jaune par l'arrière du placard, et j'avais vraiment envie de m'enfuir. au point que j'ai cru le faire... mais je me suis retrouvé dans le placard sans m'en apercevoir. Je me suis dit: " Va-t'en, va-t'en, fous le camp d'ici en vitesse ", et au mame moment, je suis arrivé ici, sans mame avoir eu conscience de faire un pas. C'était comme... comme si j'avais été

attiré par un aimant... ou comme si j'avais été en transe... Malgré le désir que j'en avais, j'étais incapable de revenir en arrière.

- C'est une ampoule jaune contre les insectes, comme on en utilise dehors, en été, remarqua la jeune femme qui semblait trouver cela curieux.

- Oui, pour éloigner les moustiques. «a ne marche pas très bien, d'ailleurs. Je ne sais pas pourquoi il en a mise une ici, plutôt qu'une ampoule ordinaire.

- C'était peut-atre tout ce qu'il avait sous la main.

- Non. Jamais de la vie. Pas lui. Il a d˚ juger la lumière jaune plus esthétique, plus adaptée a ses fins. Ses actes étaient toujours m˚rement réfléchis. Il ne faisait rien avant d'en avoir étudié avec soin l'aspect esthétique.

Depuis le choix de ses vatements jusqu'a sa manière de préparer un sandwich. C'est une des choses qui rendent tellement horrible ce qu'il a fait au sous-sol... cette longue et minutieuse préparation.

Tenant la torche de la main gauche, il réalisa qu'il suivait de son autre main le tracé de sa cicatrice. Il l'abaissa vers le pistolet SIG 9 mm passé a sa ceinture, contre son ventre, mais il ne tira pas l'arme.

- Comment ta mère pouvait-elle ignorer l'existence de cet endroit ? demanda Ellie, qui explorait le vestibule du regard.

- Il était propriétaire du ranch avant leur mariage. La grange était déja transformée quand ma mère l'a vue.

Cette pièce était autrefois incluse dans celle des archives.

Il a lui-mame posé les placards en pin après le départ des ouvriers, si bien que ces derniers ne savaient pas que l'accès au sous-sol était dissimulé. Pour finir, il a fait venir un type qui a installé du plancher dans tout le reste du b‚timent.

Le Micro Uzi était muni d'une sangle. La jeune femme le fit passer sur son épaule, apparemment pour pouvoir l'enserrer de ses deux bras.

- Il avait préparé ses crimes... avant mame d'épouser ta mère, avant ta naissance ?

Son dégo˚t était aussi intense que la fraacheur de l'air.

Spencer espérait simplement qu'Ellie pourrait assimiler toutes les révélations qui l'attendaient sans que sa répulsion se report‚t le moins du monde du père sur le fils. Il priait désespérément de demeurer pur a ses yeux, dépourvu de tache.

Lui-mame se dégo˚tait quand il retrouvait en lui un aspect de son père, mame le plus innocent. Parfois, en se regardant dans un miroir, il se rappelait les yeux tout aussi sombres de son géniteur et détournait le regard, frissonnant, le coeur au bord des lèvres.

- Peut-atre qu'alors, il ne savait pas exactement pourquoi il avait besoin d'un lieu secret. J'espère que c'est le cas. J'espère qu'il a épousé ma mère et qu'il m'a conçu avant d'éprouver le moindre désir du genre de ceux qu'il... qu'il a satisfaits ici. Toutefois, je le soupçonne d'avoir su pourquoi il lui fallait le sous-sol. Il n'était simplement pas prat a l'utiliser. C'est comme lorsqu'il trouvait une idée de tableau: il lui arrivait d'y réfléchir des années avant de commencer a y travailler.

a la lueur de l'ampoule antimoustiques, la jeune femme avait le teint jaune, mais Spencer sentit qu'elle était en fait aussi blanche que de vieux ossements. Elle contemplait la porte close menant du vestibule a l'escalier du sous-sol.

- Il considérait ce qu'il y avait en bas comme un aspect de son travail ? demanda-t-elle en la désignant d'un signe de tate.

- Personne n'en a la certitude. C'est ce qu'il semblait vouloir dire, mais il est possible qu'il ait juste joué avec les flics et les psys, pour s'amuser. C'était un homme extramement intelligent. Il manipulait les gens avec une grande facilité, et il adorait ça. alors, qui sait ce qu'il avait vraiment dans la tate ?

- quand a-t-il commencé ce... ce travail ?

- Cinq ans après leur mariage. Je n'en avais que quatre. Et il en a fallu encore quatre a ma mère pour s'en apercevoir... ce qui lui a valu la mort. La police a déduit cette date en identifiant les... les restes des premières victimes.

Rocky les avait contournés pour s'approcher de l'entrée du sous-sol. Songeur, maussade, il reniflait la fente étroite qui séparait la porte de son encadrement.

- Parfois, reprit Spencer, au milieu de la nuit, quand je n'arrive pas a dormir, je le revois me tenir sur ses genoux, lutter avec moi pour rire, quand j'avais cinq ou six ans, m'ébouriffer les cheveux. (Sa voix s'étrangla d'émotion.

Il prit une profonde inspiration et se força a continuer, car il était venu ici pour aller jusqu'au bout, pour en terminer enfin.) Il me touchait... avec ces mains... ces mains qui avaient... fait toutes ces choses terribles... sous la grange.

- Oh, l‚cha Ellie a voix basse, comme frappée d'une légère douleur.

Une lueur étrange brillait dans ses yeux. Spencer voulut y lire la compréhension de ce qu'il avait porté en lui durant toutes ces années, de la compassion - et non pas un dégo˚t renouvelé.

- «a me rend malade... que mon propre père m'ait touché. Et pire... parfois je me dis qu'il a pu lui arriver de laisser un cadavre tout frais en bas, dans le noir, une morte, de quitter ses catacombes, encore imprégné par l'odeur du sang, et de rentrer a la maison... de monter l'escalier jusqu'au lit de ma mère. . . de se glisser entre ses bras... de la caresser...

- Mon Dieu, l‚cha Ellie.

Elle ferma les yeux, comme incapable de continuer a le regarder.

Spencer savait que, mame s'il était innocent, il faisait partie de l'horreur. Il était si intimement associé a la monstrueuse brutalité de son père que nul ne pouvait le contempler, en sachant qui il était, sans voir en esprit le jeune Michael dans l'abominable abattoir. Le sang et le désespoir circulaient en parts égales a travers les cavités de son coeur.

Puis la jeune femme ouvrit les yeux. Des larmes brillaient a ses paupières. Elle porta la main a la cicatrice de son compagnon, le touchant plus tendrement qu'il ne l'avait jamais été. En cinq mots, elle lui prouva qu'a ses yeux, il était dépourvu de tache.

- Oh, Seigneur, je suis désolée.

Spencer comprit qu'il ne pourrait l'aimer plus qu'il ne l'aimait alors, d˚t-il vivre cent ans. Sa caresse affectueuse, en cet instant précis, était le plus beau cadeau qu'on lui e˚t jamais fait.

Il aurait seulement voulu atre aussi s˚r de son innocence qu'elle l'était. Bientôt, il allait retrouver les fragments de souvenirs qu'il était venu chercher en ces lieux

- et il priait Dieu ainsi que sa mère défunte de le prendre en pitié, car il craignait de découvrir qu'en toutes choses, il était bel et bien le fils de son père.

Ellie lui avait donné la force d'affronter ce qui l'attendait. avant que ce courage ne p˚t s'évanouir, il se tourna vers la porte du sous-sol.

Rocky leva les yeux et gémit. Son maatre tendit le bras pour lui caresser la tate.

Le battant était plus sale que lorsqu'il l'avait vu pour la dernière fois. Par endroits, la peinture était écaillée.

- C'était fermé aussi, mais ce n'était pas comme ça, dit-il, en se transportant a nouveau en un lointain mois de juillet. quelqu'un a d˚ effacer les taches, les mains.

- Les mains ?

Il cessa de caresser le chien pour désigner le panneau.

- En arc de cercle, depuis la poignée jusqu'au sommet... dix ou douze empreintes qui se chevauchaient, laissées la par une main de femme aux doigts écartés...

comme des ailes d'oiseaux... Du sang frais, encore humide. Rouge vif.

alors que Spencer laissait courir sa propre main sur le bois glacé, il vit les empreintes sanglantes réapparaatre, luire. Elles semblaient aussi réelles qu'elles l'avaient été

cette nuit-la, mais il savait n'avoir affaire qu'a des oiseaux de souvenirs qui prenaient leur essor en lui, visibles a ses yeux mais non a ceux d'Ellie.

- Elles m'hypnotisent, je n'arrive pas a en détacher les yeux, parce qu'elles me font ressentir de manière insoutenable la terreur de cette femme... son désespoir... sa résistance frénétique pendant qu'on la force a quitter ce vestibule pour l'entraaner vers le monde... le monde secret d'en dessous.

Il réalisa qu'il avait posé la main sur la poignée de la porte - froide sous sa paume.

Un frisson chassa de sa voix plusieurs années, au point que lui-mame finit par entendre son timbre d'adolescent.

- Je contemple le sang... je sais qu'elle a besoin d'aide... de mon aide... mais je suis incapable d'avancer.

Incapable. Seigneur. Je ne veux pas. Je ne suis qu'un gamin, nom de Dieu. Les pieds nus, sans arme, terrifié, absolument pas prat a affronter la vérité. Pourtant, aussi effrayé que je sois... je finis par ouvrir la porte rouge...

- Spencer ! s'exclama Ellie.

Le ton surpris et la force de cette exclamation l'éloigna du passé. Il se tourna vers elle, inquiet. Pourtant, ils étaient toujours seuls.

- Mardi dernier, quand tu cherchais un bar, pourquoi t'es-tu arraté dans celui oa je travaillais ? demanda-t-elle.

- C'est le premier que j'ai remarqué.

- C'est tout ?

- Et je n'y étais jamais venu auparavant. Il faut toujours que ce soit un endroit nouveau.

- Mais son nom. . .

Il la regarda sans comprendre.

- La Porte Rouge, ajouta-t-elle.

- Bon Dieu.

Le rapport lui avait échappé avant qu'elle ne mat le doigt dessus.

- Et tu appelles celle-la la porte rouge, continua-t-elle.

- a cause... de tout le sang, des empreintes sanglantes.

Durant seize ans, il avait essayé d'avoir le courage de retourner au sein du cauchemar qui s'étendait derrière la porte rouge. quand il avait vu le bar, lors de cette nuit pluvieuse, a Santa Monica, avec l'entrée peinte d'écarlate et le nom inscrit au-dessus au néon - La PORTE ROUGE - il n'avait pas pu l'ignorer. Son inconscient ne pouvait laisser passer l'occasion d'ouvrir une porte symbolique, alors qu'il n'avait pas encore la force de retourner au Colorado pour franchir la vraie - la seule qui compt‚t. Et c'était en passant cette porte symbolique, en ignorant consciemment les implications de son acte qu'il était arrivé dans le vestibule, derrière le placard en pin. a présent, il devait tourner la froide poignée de laiton que sa main ne parvenait pas a réchauffer, ouvrir la véritable porte, et descendre dans les catacombes oa, plus de seize ans auparavant, il avait abandonné une partie de lui-mame.

Sa vie était un train rapide qui filait sur les rails parallèles du libre arbitre et du destin. Si le destin semblait avoir tordu le rail du libre arbitre afin de l'attirer en cet endroit, a cet instant, il avait besoin de croire que le libre arbitre allait a son tour tordre le rail du destin et l'emporter vers un avenir ne dépendant plus strictement du passé.

Faute de quoi, il découvrirait qu'il était fondamentalement le fils de son père. Et c'était la une chose qu'il serait incapable de supporter, point final.

Il tourna la poignée.

Rocky recula, hors du chemin.

Spencer ouvrit la porte.

La lumière jaune du vestibule révéla les premières marches de béton qui descendaient dans les ténèbres.

Passant la main par l'ouverture, sur la droite, il trouva un interrupteur et alluma la lumière de la cave. Une lumière bleue. L'ancien policier ignorait la raison d'atre de cette couleur. Le fait qu'il f˚t incapable de réfléchir comme son père détesté, de comprendre ce genre de détails curieux, semblait confirmer qu'il ne lui ressemblait pas de manière significative.

Lorsqu'il commença a descendre, il éteignit la torche.

a présent, le chemin serait illuminé comme il l'avait été

lors d'un certain mois de juillet - et dans tous les raves issus de ce mame juillet qu'il avait vécus depuis.

Rocky le suivit puis Ellie.

La cave ne s'Îtendait pas sur toute la surface de la grange qui la surmontait. Elle ne mesurait qu'environ sept mètres sur quatre. Le four et le chauffe-eau se trouvant installés dans un placard, au rez-de-chaussée, elle était totalement vide. Dans la lumière bleue, les murs et le sol de béton évoquaient étrangement l'acier.

- C'est la ? demanda Ellie.

- Non. Ici, il rangeait les photos et les cassettes vidéo.

- Pas de. . .

- Si. D'elles... de la manière dont elles mouraient. De ce qu'il leur faisait, étape par étape.

- Seigneur.

Spencer fit le tour de la cave, la revoyant telle qu'elle avait été la nuit de la porte rouge.

- Derrière un rideau noir, au fond de la pièce, il conservait ses fichiers et un petit laboratoire photographique. Il y avait une télé sur un support de métal noir, et un magnétoscope. En face: une seule chaise. Juste ici.

Pas très confortable. En bois vert pomme, anguleuse, sans rembourrage. Et puis une petite table ronde violette, pour y poser son verre. La peinture de la chaise était un peu terne, alors que celle de la table était une laque épaisse, brillante. Le verre dans lequel il buvait était en cristal, superbement taillé. La lumière bleue étincelait sur toutes ses arates.

- Oa est-ce qu'il... (Elle remarqua soudain une porte encastrée dans le mur et peinte en gris, qui reflétait la lumière bleue de la mame manière que le béton, devenant quasi invisible.) La-dedans ?

- Oui.

La voix de Spencer était encore plus faible et plus lointaine que le cri qui l'avait tiré de son sommeil de juillet.

Le temps ne s'écoulait pas: il s'effondrait sous lui tel un terrain instable. Une demi-minute passa ainsi.

Ellie s'approcha de lui, lui prit la main droite et la serra avec force.

- Faisons ce que tu es venu faire et ensuite, foutons le camp.

Il acquiesça.-Il ne se faisait pas assez confiance pour parler.

L‚chant la main de la jeune femme, il ouvrit la lourde porte grise. Celle-ci ne pouvait atre verrouillée de l'extérieur, seulement de l'intérieur.

Cette nuit-la, quand Spencer était arrivé en ces lieux, son père n'avait pas encore terminé d'attacher la femme dans l'abattoir, si bien que la porte était demeurée ouverte. Une fois la victime garrottée, l'artiste serait sans nul doute remonté dans le vestibule afin de refermer les battants de pin du placard, d'en remettre en place la paroi postérieure, de verrouiller la porte de l'escalier, puis celle des catacombes - de l'intérieur. Ensuite, il serait retourné

auprès de sa prisonnière, s˚r qu'aucun hurlement, aussi perçant f˚t-il, ne retentirait dans la grange, au rez-de-chaussée, encore moins a l'extérieur.

Spencer monta la marche qui marquait le seuil. Un interrupteur était grossièrement fixé a un mur de briques enduit de pl‚tre. Une conduite métallique flexible s'en échappait pour se perdre dans les ombres. L'ancien policier manoeuvra le bouton et toute une série de petites ampoules s'alluma, suspendues a un c‚ble qui formait des boucles au plafond, avant de disparaatre a la vue en s'engageant dans un passage incurvé.

- Spencer, attends ! murmura Ellie.

Lorsqu'il se retourna vers la cave, il constata que Rocky était retourné au pied de l'escalier. Le chien tremblait visiblement, les yeux levés vers le vestibule que dissimulait le placard des archives. Une oreille pendante comme a l'ordinaire, mais l'autre dressée a la verticale.

Sa queue n'était pas glissée entre ses pattes mais tendue a quelques centimètres du sol. Et elle ne battait pas.

Spencer revint en arrière. Il tira le pistolet de sa ceinture.

Ellie fit glisser le Micro Uzi de son épaule et l'empoigna a deux mains. Dépassant l'animal, elle commença a monter lentement les hautes marches, l'oreille tendue.

avec une prudence égale, l'ancien policier se porta au côté de Rocky.

L'artiste se tenait sur le côté de la porte ouverte, dans le vestibule, et Roy demeurait près de lui, le dos au mur.

Tous deux écoutaient discuter le couple, au sous-sol. La cage d'escalier conférait une sonorité sourde aux voix qui s'élevaient vers eux, mais les propos des deux intrus n'en étaient pas moins clairs.

Roy espérait surprendre quelques paroles expliquant les rapports entre Grant et la bonne femme, un début d'information sur le probable complot contre l'agence et sur l'organisation secrète qu'il avait évoquée pour Steven dans la galerie, quelques minutes plus tôt. Mais les fuyards ne parlaient que de cette fameuse nuit d'il y avait seize ans.

…couter clandestinement cette conversation-la semblait amuser le peintre qui, a deux reprises, avait tourné la tate vers lui et lui avait souri. Une fois, il avait mame porté un doigt a ses lèvres, comme pour lui recommander le silence.

Steven avait un petit côté diablotin, joueur, qui faisait de lui un agréable compagnon. Roy aurait aimé ne pas atre obligé de le reconduire en prison. Mais dans le délicat climat politique du pays, il ne voyait pas le moyen de le libérer, officiellement ou non. Le Dr Sabrina Palma récupérerait son bienfaiteur. au mieux, Roy pouvait espérer trouver des raisons vraisemblables de lui rendre visite, voire de s'en faire confier la responsabilité temporaire pour consultation dans d'autres opérations sur le terrain.

Lorsque la bonne femme murmura a Grant " Spencer, attends ! ", d'un ton inquiet, Roy comprit que le chien avait senti leur présence. Puisqu'ils n'avaient pas fait le moindre bruit, ce ne pouvait atre que ce foutu clebs.

Il envisagea de passer devant l'artiste et de se poster au bord de la porte ouverte pour loger une balle dans la tate de la première personne qui sortirait de la cage d'escalier.

Cependant, il ne voulait pas descendre Grant avant de l'avoir interrogé. Et si c'était la bonne femme qui se retrouvait tuée sur le coup, Steven ne serait plus aussi motivé pour aider a tirer les vers du nez de son fils que s'il savait pouvoir ensuite en amener sa compagne a un état de beauté angélique.

Pache dedans. Vert dehors.

Et il y avait pire: en supposant que les fuyards étaient toujours en possession de la mitraillette qu'ils avaient utilisée pour détruire le stabilisateur de l'hélicoptère, a Cedar City, et en supposant que le premier a passer le seuil en f˚t porteur, une confrontation directe serait trop risquée. Si Roy manquait son coup a la tate, la riposte du Micro Uzi les taillerait en pièces, Steven et lui.

La sagesse semblait résider dans la discrétion.

Roy toucha l'épaule de l'artiste et lui fit signe de le suivre. Il leur était impossible de regagner le placard puis d'en franchir les portes en pin pour entrer dans la salle des archives, car cela les aurait obligés a passer devant l'escalier. Mame si aucun des deux autres ne se trouvait assez haut sur les marches pour les voir, l'ombre des espions les trahirait lorsqu'ils passeraient au centre de la petite pièce, juste sous l'ampoule jaune. au contraire, plaqués contre le béton pour éviter de projeter leur ombre, ils s'éloignèrent de la porte, rejoignirent le mur d'en face et se glissèrent dans l'espace étroit qui s'étendait derrière le fond du placard, repoussé dans le vestibule sur ses rails. Cette section mobile mesurait plus de deux mètres de haut, presque autant de large. Cinquante centimètres la séparaient du mur de béton. Dressée entre eux et la porte de la cave, elle leur fournissait la cachette idéale.

Si Grant, la bonne femme ou les deux entraient dans la petite pièce et s'avançaient jusqu'au trou béant, a l'arrière du placard, Roy pourrait se découvrir en toute sécurité et leur tirer dessus par-derrière, les mettant hors d'état de nuire sans les tuer.

S'ils poussaient au contraire leur exploration derrière les entrailles disloquées du meuble, il lui faudrait tout de mame tenter de les atteindre a la tate avant qu'ils n'ou-vrent le feu.

Pache dedans. Vert dehors.

Il tendit l'oreille, le pistolet dans la main droite, canon pointé vers le plafond.

Le discret frottement d'une semelle sur le béton se fit entendre. quelqu'un avait atteint le haut des marches.

Spencer demeura au bas de l'escalier, regrettant qu'Ellie ne lui e˚t pas laissé une chance de monter a sa place.

a trois marches du sommet, la jeune femme marqua une pause d'environ une demi-minute, attentive, avant de s'avancer jusqu'au palier. Elle y demeura un instant immobile, dans le rectangle de lumière jaune d'en haut encadré de lumière bleue d'en bas, telle une silhouette crue dans un tableau d'art moderne.

Spencer constata que Rocky perdait tout intérat pour le vestibule, s'éloignait de lui et s'approchait de la porte grise ouverte, au fond de la cave.

Ellie prit pied sur le palier et s'immobilisa a l'entrée de la petite pièce, regarda a droite et a gauche, l'oreille tendue.

L'ancien policier jeta un nouveau coup d'oeil a Rocky.

Une oreille dressée, la tate inclinée de côté, tremblant, le chien contemplait avec méfiance le passage qui menait aux catacombes, puis au coeur mame de l'horreur.

- On dirait que la boule de poils nous fait juste une grosse crise de frousse, dit Spencer a sa compagne.

La jeune femme jeta un coup d'oeil en arrière.

Rocky gémit.

- Maintenant, il est a l'autre porte, prat a nous faire une petite mare si je le quitte des yeux.

- Ici, tout a l'air normal, admit Ellie en redescendant.

- C'est la grange qui lui fait peur, c'est tout, conclut Spencer. Les endroits nouveaux effraient facilement mon ami. Et pour une fois, il a une sacrément bonne raison d'atre effrayé.

Il remit le cran de s˚reté du pistolet qu'il passa a la ceinture de son jean.

- Il n'est pas le seul a avoir peur, remarqua Ellie en reprenant l'Uzi sur l'épaule. Finissons-en.

Spencer franchit une nouvelle fois le passage qui séparait la cave du monde des ténèbres. Chacun de ses pas le renvoyait un peu plus loin dans le passé.

Ils quittèrent le minibus dans la rue qu'on avait indiquée a Harris au téléphone. accompagnés de Darius, Bonnie et Martin, le capitaine, sa femme et ses filles traversèrent le jardin public adjacent pour rejoindre la plage qui s'étendait a cent cinquante mètres de la.

Les disques de lumière qui entouraient le pied des grands lampadaires ne révélaient pas ‚me qui vive, mais des éclats de rire inquiétants jaillissaient dans l'obscurité.

D'étranges bribes de conversations s'élevaient de tous côtés par-dessus le grondement et les clapotis de l'océan, certaines toutes proches, d'autres lointaines. Une femme qui paraissait complètement défoncée: " T'es un vrai homme-chat, chéri, ouais, un vrai homme-chat. " Le rire haut perché d'un homme retentit dans la nuit, a bonne distance de la femme invisible, sur la droite. a gauche, un autre individu - ‚gé, d'après sa voix - donnait libre cours a son chagrin. Un troisième, doté d'une voix jeune et pure, ne cessait de répéter les mames mots, comme s'il avait psalmodié un mantra: " Les yeux dans les langues, les yeux dans les langues, les yeux dans les langues... "

Harris avait le sentiment d'entraaner sa famille dans un asile d'aliénés en plein air, une maison de fous qui n'avait d'autre toit que les feuilles des palmiers et le ciel nocturne.

Ivrognes et drogués sans logis habitaient les parties les plus boisées du parc, dans des caisses en carton bien cachées, isolées du sol par des journaux et de vieilles couvertures. Le jour, des patineurs et des surfeurs au teint h‚lé, amateurs de raves factices, emplissaient les alentours de la plage. Les véritables occupants des lieux s'égaillaient alors dans la rue pour faire le tour des pou-belles, mendier, et partir en des quates dont eux seuls comprenaient l'objet. La nuit, le parc redevenait leur.

Pelouses, bancs et terrains de handball n'avaient plus rien a envier aux plus dangereux recoins de la planète. Dans le noir, les esprits dérangés jaillissaient des broussailles pour se repaatre les uns des autres. Et bien souvent, de visiteurs innocents supposant a tort que le jardin était public a toute heure du jour et de la nuit.

Ce n'était pas un endroit pour les femmes ou les jeunes filles- et guère conseillé aux hommes armés -, mais c'était le seul chemin direct pour gagner la plage et le pied de la vieille jetée, devant les marches de laquelle ils devaient rencontrer celui qui les emmènerait vers la nouvelle vie qu'ils avaient choisie sans la connaatre.

Ils s'étaient préparés a attendre. alors mame qu'ils approchaient de la grande construction noire, un homme sortit de l'ombre, entre deux piles que la marée n'avait pas encore atteintes. Il les rejoignit au bas des marches.

Malgré l'absence de lampadaire a proximité, la lumière ambiante de la ville qui encerclait la plage permit au capitaine de le reconnaatre. C'était l'asiatique au pull orné de rennes qu'il avait vu pour la première fois le soir mame dans les toilettes du cinéma de Westwood.

- Les faisans et les dragons, dit l'homme, comme s'il avait craint qu'Harris f˚t incapable de distinguer deux Orientaux.

- Oui, je vous reconnais.

- On vous avait demandé de venir seuls, reprocha-t-il, sans colère.

- Nous voulions leur dire au revoir, déclara Darius. Et nous ne savions pas... nous voulions savoir... comment les contacter la oa ils iront ?

- Vous ne le pourrez pas, dit l'homme au pull. aussi pénible que cela paraisse, vous devez accepter le fait que vous ne les reverrez probablement jamais.

Dans le minibus, avant mame qu'Harris e˚t téléphoné, devant la pizzeria, et après, tandis qu'ils gagnaient le jardin public, ils avaient évoqué la possibilité d'une séparation définitive. Durant un instant, aucun d'entre eux ne put ouvrir la bouche. Ils s'entre-regardèrent, dans un état de déni proche de la paralysie.

L'asiatique s'éloigna de quelques mètres pour leur laisser un peu d'intimité, mais déclara néanmoins:

- Nous n'avons pas beaucoup de temps.

quoique Harris e˚t perdu sa maison, ses comptes en banque, son travail et tout le reste, sinon les vatements qu'il portait, ces pertes lui semblaient a présent ridicules.

L'expérience lui avait appris que le droit de propriété était le fondement de tous les droits civils, mais le vol de son dernier centime ne lui avait pas fait le dixième - pas le centième - de l'effet que produisait sur lui la perspective de ne plus revoir ceux qu'il aimait. Il avait ressenti le vol de son domicile et de ses économies comme un coup douloureux, mais cette nouvelle épreuve était semblable a une blessure interne; il lui semblait que toute une partie de son coeur lui avait été arrachée. La douleur, de nature indicible, était incomparablement plus intense.

Ils se firent leurs adieux en moins de mots qu'il ne l'e˚t imaginé possible - parce qu'aucun mot ne convenait. Ils s'étreignirent avec force, sachant qu'ils ne se retrouveraient s˚rement jamais que sur le rivage mystérieux s'étendant au-dela de la tombe. La mère d'Harris et de Darius avait cru en ce rivage lointain, meilleur. Depuis l'enfance, les Descoteaux s'étaient éloignés de la foi qu'elle avait instillée en eux, mais a ce terrible instant, en cet endroit, ils la retrouvèrent intégralement. Harris serra Bonnie avec force, puis Martin, et arriva enfin a son frère en larmes, qui venait de l‚cher Jessica. Il le pressa contre son coeur et l'embrassa sur la joue. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu'il avait embrassé Darius: tous deux étaient trop vieux pour cela depuis bien longtemps. a présent, il se demandait l'intérat des règles stupides de son comportement d'adulte: en un seul baiser, tout ce qui devait atre dit l'avait été.

Derrière eux, les vagues se brisaient sur les piles de la jetée, dans un rugissement a peine plus sonore que les battements du coeur d'Harris lorsqu'il l‚cha enfin Darius.

Regrettant le manque de lumière, le capitaine scruta pour la dernière fois le visage de son frère, soucieux de le graver dans sa mémoire - car il partait sans mame emporter une photographie.

- Il faut y aller, annonça l'homme au pull orné de rennes.

- Peut-atre que tout ne s'écroulera pas, dit l'avocat.

- On peut toujours espérer.

- Peut-atre que le monde va reprendre ses sens.

- Faites attention en retraversant le parc, recommanda Harris.

- On n'a rien a craindre, affirma Darius. Il n'y a personne, la dedans, qui soit aussi dangereux que moi. Je suis avocat, non ?

Le rire que l‚cha le capitaine ressemblait dangereusement a un sanglot.

- Petit frère, dit-il simplement, en guise d'au revoir.

Le cadet hocha la tate. Un instant, il sembla qu'il ne pourrait plus rien ajouter.

- Grand frère, dit-il enfin.

Jessica et Bonnie se détournèrent l'une de l'autre, pressant toutes deux un Kleenex sur leurs yeux.

Les filles et Martin se séparèrent.

L'asiatique mena une des familles Descoteaux vers la gauche, le long de l'océan, tandis que l'autre famille Descoteaux demeurait au pied de la jetée, a les observer. La plage, p‚le, évoquait un chemin onirique. L'écume phosphorescente des vagues se dissolvait sur le sable avec un sifflement ténu, telles des voix affolées délivrant d'énig-matiques avertissements dans les ombres d'un cauchemar.

a trois reprises, Harris regarda l'autre famille Descoteaux par-dessus son épaule, puis il ne trouva plus le courage de se retourner.

Mame après avoir atteint les limites du parc, ils continuèrent de longer la plage. Ils dépassèrent quelques restaurants, tous fermés en ce lundi soir, puis un hôtel, des immeubles et des pavillons illuminés, chaleureux, dont les occupants continuaient de vivre sans avoir conscience des ténèbres suspendues au-dessus d'eux.

au bout de deux ou trois kilomètres, ils arrivèrent devant un autre restaurant. Il était éclairé, mais les grandes fenatres en étaient situées trop haut par rapport a la plage pour qu'Harris distingu‚t les daneurs attablés.

L'homme au pull leur fit quitter la plage et pénétrer dans le parking qui s'étendait devant le b‚timent. Ils s'approchèrent d'un mobile home vert et blanc auprès duquel les voitures avaient l'air minuscules.

- Pourquoi mon frère ne nous a-t-il pas emmenés directement ici ? demanda Harris.

- Il ne serait pas bon qu'il connaisse ce véhicule ou son numéro d'immatriculation, répondit leur guide. Pour son propre bien.

Les Descoteaux le suivirent a l'intérieur du mobile home par une portière latérale, juste derrière la cabine ouverte, et pénétrèrent dans une cuisine. S'écartant, il leur fit signe de continuer vers l'arrière du véhicule.

Une asiatique d'une quarantaine d'années, vatue d'un large pantalon noir et d'un chemisier chinois rouge, les attendait de l'autre côté de la cuisine, debout près de la table de la salle a manger. Son visage possédait une douceur rare et son sourire était chaleureux.

- Je suis ravie que vous ayez pu venir, dit-elle, comme s'ils lui avaient rendu une simple visite de courtoisie. La table peut accueillir sept personnes. a cinq, nous aurons donc toute la place nécessaire. Nous pourrons parler en chemin. Nous avons un tas de choses a nous dire.

Ils se glissèrent dans le box en forme de fer a cheval et s'installèrent tous les cinq.

L'homme au pull décoré de rennes s'était installé au volant. Il mit le moteur en route.

- Vous pouvez m'appeler Mary, reprit la femme. Il est préférable que vous ignoriez mon vrai nom.

Harris envisagea de se taire mais il n'avait aucun talent pour le mensonge.

- J'ai peur de vous reconnaatre, et je suis s˚r que c'est aussi le cas de ma femme.

- C'est exact, confirma Jessica.

- Nous sommes allés plusieurs fois dans votre restaurant de West Hollywood, ajouta Harris. Et la plupart du temps, votre mari ou vous-mame accueilliez les clients a l'entrée.

Leur interlocutrice acquiesça, souriante.

- Je suis flattée que vous me reconnaissiez en dehors... disons, en dehors du contexte habituel.

- Votre mari et vous ates tellement charmants qu'il est difficile de vous oublier, dit Jessica.

- Et comment avez-vous trouvé vos daners chez nous ?

- Toujours excellents.

- Merci. C'est très gentil de le dire. Nous faisons de notre mieux. Mais je n'ai pas encore eu le plaisir de rencontrer vos charmantes filles, bien que je connaisse leur nom. (Elle tendit les mains au-dessus de la table pour prendre celles des filles.) Ondine, Willa, je m'appelle Mae Lee. Je suis ravie de vous rencontrer et j'aimerais que vous cessiez d'avoir peur. Vous ne risquez plus rien, a présent.

Le mobile home quitta le parking du restaurant, gagna la route et s'éloigna.

- Oa allons-nous ? demanda Willa.

- D'abord, nous allons sortir de Californie, expliqua Mae Lee. Nous allons a Las Vegas. Il y a de nombreux mobile homes sur la route, entre ici et Vegas. Nous nous fondrons dans la masse. La-bas, je vous quitterai et vous continuerez avec quelqu'un d'autre. La photo de votre père fera la une des journaux durant un bon moment, mais pendant qu'ils raconteront leurs mensonges a son sujet, vous serez tous dans un endroit s˚r et paisible. Vous allez changer autant que possible d'apparence et apprendre ce que vous pourrez faire pour aider d'autres personnes dans votre cas. On vous donnera de nouveaux noms, et deux nouveaux prénoms. De nouvelles coiffures.

Vous, Mr Descoteaux, vous vous laisserez pousser la barbe - et vous travaillerez avec un bon professeur d'élo-cution pour perdre votre accent des Caraibes, aussi agréable qu'il soit a l'oreille. Oh, il y aura de nombreux changements, et vous vous amuserez bien plus que vous ne pouvez l'imaginer en ce moment. Il y aura du travail, aussi. Le monde ne s'est pas écroulé, Ondine. Il ne s'est pas écroulé, Willa. Il ne fait que passer derrière un nuage noir. Et il y a des choses a faire pour s'assurer que le nuage ne nous avale pas totalement. Ce qui ne se produira pas, je vous le promets. a présent, avant de commencer, puis-je vous servir un thé, du café, du vin, de la bière, ou peut-atre un soda ?

... Le torse et les pieds nus, encore plus frigorifié qu'au coeur de la nuit chaude de juillet, je me tiens dans la pièce illuminée de bleu derrière la chaise verte et la table violette, devant la porte ouverte. Je voudrais abandonner cette quate étrange et m'enfuir a nouveau dans les ténèbres estivales oa les enfants peuvent redevenir des enfants, oa la vérité que j'ignore détenir pourra demeurer a jamais enfouie.

Entre deux battements de paupières, comme transporté

par la puissance d'une incantation magique, j'ai quitté la pièce bleue et suis arrivé dans ce qui devait atre le sous-sol d'une grange plus ancienne, s'élevant a un emplacement voisin de celui qu'occupe l'actuel b‚timent. Tandis que les étages supérieurs étaient abattus et le terrain lissé, recouvert de pelouse, les caves, intactes, étaient reliées au plus profond de la nouvelle grange.

Je suis une nouvelle fois poussé en avant contre mon gré. Ou du moins est-ce la ce que je crois Je frissonne, terrifié par quelque force obscure, mais c'est mon besoin de savoir, ma volonté qui m'entraanent, refoulés depuis la nuit oa ma mère est morte.

Je me trouve dans un couloir incurvé, large de deux mètres. Un c‚ble électrique fait des boucles au centre du plafond vo˚té, soutenant des ampoules de faible puissance, telles celles d'une guirlande d'arbre de NoÎl, espacées d'environ trente centimètres. Les murs sont de briques rouges grossières cimentées a la va vite. «a et la, plaques et veines de pl‚tre souillé, aussi lisse et gras que la graisse figée d'un morceau de viande, les recouvrent.

Je marque une pause, écoutant mon coeur emballé, l'oreille tendue vers les pièces suivantes pour essayer de deviner ce qui m'atend - et vers les précédentes, en espérant qu'une voix me rappelle, me fasse réintégrer la sécurité de l'extérieur. Mais aucun bruit ne retentit, ni devant ni derrière, seulement celui de mon coeur, bien que je ne veuille pas l'écouter. Mon coeur, je le sens, détient toutes les réponses. Dans mon coeur, je sais que la vérité

sur ma mère chérie m'attend et que jamais le monde laissé dehors ne sera le mame. Il a changé a jamais, en mal, au moment oa je l'ai quitté.

Le sol, sous mes pieds, est de pierre, mais pourrait tout aussi bien atre de glace. Fortement incliné, il décrit une large courbe qui permettrait d'y pousser une brouette vers le haut sans s'épuiser, vers le bas sans en perdre le contrôle.

Pieds nus, terrifié, j'avance sur cette pierre gelée.

achevant de négocier le virage, je pénètre dans une pièce de dix mètres de long sur quatre de large. Ici, le sol est a niveau, la descente terminée. Le plafond bas et plat. Les ampoules de NoÎl blanchies par le gel constituent toujours l'unique source lumineuse. a l'époque oa le ranch n'était pas encore équipé de l'électricité, cet endroit était peut-atre un cellier, rempli de pommes de terre du mois d'ao˚t et de reinettes de septembre, assez profond pour rester frais en été et éviter le gel en hiver. Il y avait peut-atre la des étagères chargées de fruits et de légumes en conserve, assez pour subsister pendant trois saisons.

Mais les étagères ont disparu depuis longtemps.

quelle qu'ait pu atre cette pièce, elle est a présent très différente, et je me retrouve brusquement soudé au sol, incapable de bouger. La totalité d'un des longs murs de pl‚tre et la moitié de l'autre sont occupés par des silhouettes féminines grandeur nature, moulées elles aussi dans le pl‚tre, qui semblent vouloir s'échapper de la paroi. Des adultes mais aussi des adolescentes et des gamines de dix ou douze ans. Il y en a vingt, trente, peut-atre quarante. Toutes nues. quelques-unes dans une niche individuelle, d'autres par groupes de deux ou trois, visage contre visage, ou se donnant le bras. Le responsable de ce tableau a eu l'ironie cruelle d'en disposer certaines la main dans la main, comme pour se réconforter dans leur terreur. Leurs expressions sont insoutenables. Hurlantes, implorantes, douloureuses, tordues, déformées par une peur sans égale et une souffrance inimaginable. Les corps sont, sans exception, figés dans une posture d'humilité. Souvent, les bras se lèvent pour protéger le visage ou se tendent pour supplier, a moins qu'ils ne se croisent devant les seins ou le pubis. La, une femme regarde entre les doigts écartés qu'elle a plaqués sur ses yeux. Ces pitoyables figures en prière constitue-raient une horreur inadmissible si elles n'étaient que ce qu'elles paraissent a première vue: des sculptures, l'expression malsaine d'un esprit dérangé. Mais elles sont bien pires que cela, et mame dans les ombres denses, leurs regards vides et blancs me transpercent, me clouent au sol gelé. Le visage de Méduse était si laid qu'il changeait en pierre tous ceux qui l'observaient, mais ceux-la sont différents. S'ils me pétrifient, c'est qu'il s'agit uniquement de femmes qui ont pu atre mères, comme la mienne, defilles qui auraient pu atre mes soeurs si j'avais eu la chance d'en avoir. De femmes qui ont aimé et qui l'ont été, qui ont ressenti la chaleur du soleil et la fraacheur de la pluie, qui ont ri et ravé d'avenir, se sont inquiétées, ont espéré. Elles me pétrifient en raison de notre humanité commune, parce que je sens leur terreur et que j'en suis ému. Leurs expressions torturées sont si poignantes que leur douleur devient ma douleur, et mienne aussi leur mort. Et leur sentiment d'abandon leur terrible solitude durant leurs dernières heures sont semblables a l'abandon et a la solitude que je ressens a présent.

Le spectacle est insoutenable. Pourtant, je ne peux que regarder car si je n'ai que quatorze ans, seulement quatorze ans, je sais que ce qu'elles ont souffert exige d'atre observé avec attention pour faire naatre la pitié et la colère. Ces mères qui auraient pu atre la mienne, ces soeurs qui auraient pu atre mes soeurs, ces victimes -

comme moi.

Elles semblent faites de pl‚tre moulé, sculpté. Mais ce n'est la que le matériau qui préserve leurs expressions tourmentées, les fige en leurs postures implorantes - non pas celles qu'elles avaient adoptées au moment de leur mort, mais de cruels arrangements réalisés après coup.

Mame parmi les ombres miséricordieuses, dans les arcs de lumière gelée, je vois que, par endroits, le pl‚tre a été

coloré par des substances ignobles filtrant de l'intérieur: du gris, du roux et du vert jaun‚tre - une patine biologique gr‚ce a laquelle il est possible de dater les personnages de la fresque.

L'odeur est indescriptible, moins en raison de sa féti-dité que de sa complexité, tout de mame assez répugnante pour me donner la nausée. Plus tard, on découvrira qu'il a utilisé un véritable chaudron de sorcière empli de produits chimiques pour tenter de préserver les corps dans leurs sarcophages de pl‚tre. Il a en grande partie réussi, bien qu'une certaine décomposition soit intervenue. Les remugles qui règnent ici sont ceux qu'on respire dans le monde sous les cimetières. Les horreurs des cercueils, bien après que les vivants en ont contemplé l'intérieur et refermé le couvercle. Ils sont toutefois masqués par des parfums aussi agressifs que celui de l'ammoniac, aussi frais que celui du citron. L'ensemble est amer, aigre, sucré - tellement bizarre que la puanteur a elle seule, sans les silhouettes fantomatiques, me ferait battre le coeur a tout rompre et rendrait aussi froid qu'unfleuve en janvier le sang qui court dans mes veines.

Dans le mur inachevé, une niche attend déja un nouveau corps. Il a ôté les briques, les a empilées d'un côté

du trou, puis il a creusé derrière la paroi maçonnée et emporté la terre. Près de la cavité s'alignent des sacs de pl‚tre de vingt kilos, une longue auge en bois doublée d'acier, deux boates de mortier a base de goudron, des outils de maçon et de sculpteur, un tas de pitons en bois, des rouleaux defil de fer, et d'autres objets que je ne vois pas très bien.

Il est prat. Seule manque la femme qui deviendra le personnage suivant de la fresque. C'est elle qui a perdu le contrôle de sa vessie a l'arrivée du van décoré d'un arc-en-ciel. Ce sont ses mains qui ont créé l'envol d'oiseaux sanglants sur la porte du vestibule.

quelque chose remue, rapide et furtif au sein du trou pratiqué dans le mur, parmi les outils et les matériaux, a travers les ombres et les zones lumineuses aussi p‚les que la neige. Cela sefige en me voyant, tout comme je me suis figé devant les martyres prisonnières des parois. C'est un rat, mais pas un rat comme les autres. Son cr‚ne est déformé, un de ses yeux plus bas que l'autre, sa gueule tordue en un rictus permanent. Un autre trottine a sa suite et s'immobilise a son tour en m'apercevant, non sans s'atre dressé sur ses pattes arrière. Celui-la aussi est un atre unique, pourvu d'étranges excroissances d'os ou de cartilages, différentes de celles de son compagnon, et d'un nez trop large pour sa face étroite. Ce sont la les membres de la petite famille de vermine qui survit dans les catacombes, creusant ses tunnels derrière la fresque, en partie nourrie d'une chair saturée de produits chimiques toxiques. Chaque année, la nouvelle génération produit plus de formes mutantes que la précédente.

Soudain, les deux rats brisent leur paralysie, alors que je ne puis rien contre la mienne, et se h‚tent de retrouver le trou qu'ils ont quitté.

Seize ans plus tard, la longue pièce ne ressemblait pas tout a fait a ce qu'elle était lors de la nuit des hiboux et des rats. Le pl‚tre avait été cassé, déblayé. Les victimes arrachées aux niches murales. La terre noire apparaissait entre les portions de parois que le père de Spencer avait laissées pour soutenir le plafond. Les policiers et les médecins légistes ayant travaillé la durant des semaines y avaient ajouté quelques poutres verticales, comme s'ils n'avaient eu qu'une confiance limitée dans les supports estimés suffisants par Steven ackblom.

L'air frais et sec était a présent chargé d'un vague parfum de terre et de pierre - une odeur propre. Les miasmes agressifs des produits chimiques et la puanteur de la décomposition avaient disparu.

En retrouvant cette pièce au plafond bas, auprès d'Ellie et du chien, Spencer se rappelait avec acuité la peur qui l'avait paralysé a l'‚ge de quatorze ans. Toutefois, des sentiments qui l'agitaient, cette peur était le moins puissant - ce qui l'étonna. L'horreur et le dégo˚t étaient la également, mais pas aussi forts que sa colère, dure comme le diamant. que son chagrin pour les disparues.

Sa compassion envers ceux qui les avaient aimées. Et sa culpabilité de n'avoir réussi a sauver personne.

Il connaissait également le regret - de la vie qu'il aurait pu mener mais n'avait jamais connue. Et ne connaatrait Jamais.

Par-dessus tout, ce qui le submergeait était un respect inattendu, comme il aurait pu en éprouver en n'importe quel lieu oa avaient péri des innocents: du Calvaire a Dachau, de Babi Yar aux prés anonymes oa Staline avait enterré des millions de personnes, des appartements de Jeffrey Dahmer aux salles de torture de l'Inquisition.

Ces sites sanglants ne sont nullement sanctifiés par les meurtriers qui y exercent. Bien qu'ils s'estiment souvent exaltés, ces derniers sont semblables aux vers vivant dans la fiente - et aucun ver n'a le pouvoir de transformer un seul centimètre cube de terre profane en sol consacré.

Bénies, en revanche, sont les victimes, car chacune meurt a la place d'un atre auquel le destin accorde la vie.

Et quoique la plupart de ces martyrs prennent la place des autres sans le savoir ni le vouloir, le fait qu'ils soient choisis par le destin ne rend pas moins sacré leur sacri-fice.

S'il s'était trouvé des cierges en ces catacombes nettoyées, Spencer aurait voulu les allumer, en contempler la flamme jusqu'a devenir aveugle. S'il s'était trouvé un autel, il se serait agenouillé pour prier. Et si l'offrande de sa propre vie avait pu ramener les quarante et une victimes, plus sa mère - ou mame une seule -, il n'aurait pas hésité a quitter ce monde en espérant s'éveiller dans un autre.

Tout ce qu'il pouvait faire, c'était honorer les malheureuses en silence, en se rappelant a jamais les circonstances de leur ultime passage en cet endroit. Son devoir était d'atre un témoin. S'il niait ses souvenirs, ce serait une insulte a celles qui étaient mortes ici, a sa place. Le prix de l'oubli serait la perte de son ‚me.

alors qu'il achevait de décrire les catacombes telles qu'elles avaient été naguère, et qu'il en arrivait enfin au cri de femme l'ayant arraché a sa paralysie, il se trouva soudain incapable de poursuivre. Il continua de parler, ou du moins crut continuer, mais il finit par réaliser que ses paroles refusaient de sortir. Si sa bouche remuait bel et bien, sa voix n'était que silence dans le silence de la pièce.

Enfin, un cri d'angoisse infantile, ténu, bref et haut perché lui échappa. Un cri évoquant un peu celui qui l'avait tiré de son lit cette nui¯-la, ou celui qui, plus tard, avait brisé son apathie. Il enfouit son visage dans ses mains et se mit a trembler d'un chagrin trop intense pour que jaillissent larmes ou sanglots, attendant que la crise s'apaise.

Ellie avait conscience qu'aucun mot, aucun contact ne pouvait le consoler.

Dans sa superbe innocence de chien, Rocky s'imaginait que nulle tristesse ne pouvait survivre a une queue battante, une caresse, un coup de langue chaud et affectueux.

Il se frotta le flanc contre la jambe de son maatre et agita la queue - puis s'éloigna, désorienté, en constatant que sa méthode ne fonctionnait pas.

Presque aussi brutalement qu'il s'en était trouvé incapable une ou deux minutes plus tôt, Spencer s'entendit reprendre la parole.

- J'ai entendu a nouveau la femme crier. La, tout en bas tout au fond. a peine assez fort pour qu'on puisse parler de hurlement. C'était plutôt une supplique adressée a Dieu.

Il se dirigea vers la dernière porte, au bout des catacombes. Ellie et Rocky demeurèrent a ses côtés.

- alors mame que je m'avançais au milieu des mortes, dans les parois, je me suis rappelé un événement qui s'était produit six ans auparavant, alors que j'en avais huit

- un autre cri. Celui de ma mère. Cette nuit-la, c'était le printemps. J'ai été réveillé par la faim et je suis sorti du lit pour aller manger un morceau. J'avais ravé des cookies frais au chocolat qui se trouvaient dans un bocal, a la cuisine. Je suis descendu. Les lumières de certaines pièces étant allumées, je pensais trouver ma mère ou mon père en chemin mais je ne les ai pas vus.

Spencer s'arrata devant une porte peinte en noir, au bout des catacombes - car cet endroit, pour lui, était et serait toujours le mame, mame après qu'on en ait retiré et emporté les corps.

Ellie et Rocky s'immobilisèrent également.

- La cuisine était sombre. Je me préparais a emporter autant de cookies que je pouvais en tenir, plus qu'on ne m'aurait jamais permis d'en prendre en une seule fois.

J'ouvrais le bocal quand j'ai entendu le hurlement.

Dehors. Derrière la maison. Je me suis approché de la fenatre, derrière la table. J'ai écarté le rideau. Ma mère venait de la grange et courait vers la maison, a travers la pelouse. Il... il était derrière elle. Il l'a rattrapée dans le patio. Près de la piscine. Il l'a fait pivoter. L'a frappée. au visage. Elle a hurlé a nouveau. Il l'a frappée encore.

Encore et encore. Tellement vite. Ma mère. Il lui donnait des coups de poing. Elle est tombée, et il lui a balancé un coup de pied dans la tate. Il a balancé a ma mère un coup de pied dans la tate. Elle n'a plus bougé. Tellement vite.

«'a été terminé tellement vite. Il a jeté un coup d'oeil vers la maison mais il ne m'a pas vu dans la cuisine obscure, derrière le rideau a peine écarté. Il l'a ramassée puis l'a portée jusqu'a la grange. Je suis resté un moment a la fenatre. Ensuite, j'ai remis les cookies dans le bocal, reposé le couvercle. Je suis retourné dans ma chambre. Je me suis recouché. J'ai remonté les couvertures...

- Et tu as tout oublié pendant six ans ? demanda Ellie.

Spencer hocha la tate.

- C'était enfoui en moi. C'est pour ça que je n'arrivais pas a dormir avec l'air conditionné. au plus profond de moi, sans en avoir conscience, j'avais peur qu'il vienne me chercher au beau milieu de la nuit et que je ne l'entende pas a cause du bruit.

- Et cette deuxième nuit, des années plus tard, avec ta fenatre ouverte, un autre hurlement...

- Il m'a touché plus profondément que je ne pouvais le comprendre, m'a tiré du lit et m'a poussé jusqu'a la grange, puis au sous-sol. quand je me suis dirigé vers cette porte noire, vers le cri...

La jeune femme tendit la main vers la poignée de la porte, pour l'ouvrir, mais il la retint.

- Pas encore, dit-il. Je ne suis pas encore prat a entrer la-dedans.

... Les pieds nus sur la pierre gelée, je m'approche de la porte noire, empli de peur a cause de ce que j'ai vu aujourd'hui mais aussi a l'‚ge de huit ans, lors de cette nuit de printemps que j'ai jusqu'ici refoulée et qui remonte soudain du plus profond de moi. Mon état dépasse la simple terreur. aucun mot ne peut décrire ce que je ressens. Je suis devant la porte, je la touche. Elle est tellement noire et luisante - ciel nocturne dépourvu d'étoiles, reflété sur le visage aveugle d'un étang. Je suis presque aussi désorienté que terrifié, car il me semble avoir a la fois huit et quatorze ans. Il me semble que je n'ouvre pas seulement le battant pour sauver la femme qui a laissé les oiseaux sanglants sur la porte du vestibule mais aussi pour sauver ma mère. Le présent et le passé se fondent, ne font plus qu'un et je pénètre dans l'abattoir.

Je pénètre dans l'espace profond, dans une nuit infinie.

Le plafond est du mame noir d'encre que les murs, les murs du mame noir d'encre que le sol, le sol semblable a un gouffre plongeant vers l'enfer. Une femme nue a demi évanouie, les lèvres fendues, sanglantes, ne cesse de secouer la tate en un inutile refus. Elle est menottée a une plaque d'acier poli horizontale qui paraat flotter entre sol et plafond, car ses supports sont noirs, eux aussi. Une seule lumière. Juste au-dessus de la table. Fixée a une douille noire. Elle oscille dans le vide, se reflète sur l'acier a la manière de quelque corps céleste ou de la cruelle torche d'un inquisiteur au pouvoir absolu. Mon père est habillé de noir. Seuls son visage et ses mains sont visibles, comme tranchés, dotés d'une vie propre. On dirait une apparition surnaturelle encore incomplète. Il est en train de faire surgir de l'air une seringue hypoder-mique luisante - qu'il prend en fait dans un tiroir, en dessous de la plaque d'acier, un tiroir invisible, noir sur noir.

Je m'écrie " Non, non, non ", et je me jette sur lui, le surprenant au point que la seringue retombe dans son logement. Je le repousse en arrière, loin de la table, de toute lumière, dans l'infini le plus obscur qui soit, jusqu'a ce que nous percutions un mur au bout de l'univers. Je hurle, je tape du poing, mais je ne suis qu'un frale adolescent de quatorze ans alors qu'il est dans la fleur de l'‚ge, musclé, puissant. Je lui donne des coups de pied mais je ne porte pas de chaussures. Il me soulève sans effort, flottant dans l'espace, me retourne et me projette le dos contre la noire paroi invisible, ce qui me coupe le souffle. Il m'y projette a nouveau. La douleur fulgure le long de ma colonne vertébrale. Une obscurité différente se répand en moi, plus profonde que les abysses qui m'entourent. Mais la femme pousse un nouveau cri, et sa voix me permet de résister a ces ténèbres intérieures mame si je ne puis égaler la force supérieure de mon père.

Ensuite, il me plaque contre le mur, me maintient au-dessus du sol. Son visage flotte devant le mien, avec des mèches de cheveux noirs qui lui retombent sur le front, des yeux si noirs qu'il semble s'agir de simples trous par lesquels je contemple la nuit.

- N'aie pas peur, n'aie pas peur, mon petit. Mon bébé.

Je ne te ferai pas de mal. Tu es mon sang, ma semence, ma création, mon bébé. Je ne te ferai jamais de mal.

D'accord ? Tu comprends ? Tu m'entends, fils ? Mon petit garçon, mon gentil petit Mikey, dis, tu m'entends ?

Je suis heureux que tu sois la. Ca devait arriver tôt ou tard, et le plus tôt est le mieux. ah ! mon cher enfant. Je sais pourquoi tu es la. Je sais pourquoi tu es venu.

Je suis étourdi, désorienté, a cause de la parfaite obscurité de la pièce, a cause des horreurs des catacombes et puis parce que j'ai été soulevé, plaqué contre le mur.

Dans mon état, la voix de mon père est aussi apaisante qu'effrayante, étrangement séductrice, et je me convaincs presque qu'il ne me fera rien. J'ai d˚ mal interpréter ce que j'ai vu. Il se remet a parler, sur un ton hypnotique.

Les mots sortent de sa bouche sans me laisser la moindre chance de réfléchir. Seigneur ! J'ai l'esprit qui tourbillonne, et il me presse toujours contre le mur. Son visage est comme une grande lune suspendue au-dessus de moi.

- Je sais pourquoi tu es venu. Je sais ce que tu es. Je sais pourquoi tu es la. Tu es mon sang, ma semence, mon fils, pas plus différent de moi que mon reflet dans le miroir. Tu m'entends, Mikey, mon bébé, tu m'entends ? Je sais ce que tu es, pourquoi tu es venu, pourquoi tu es ici, ce dont tu as besoin. Ce dont tu as besoin. Je le sais, je le sais. Et toi aussi. Tu l'as compris quand tu as franchi cette porte, quand tu l'as vue sur la table, quand tu as vu ses seins et ce qu'il y a entre ses jambes écartées. Tu l'as compris. Oh, oui, tu l'as compris, tu le veux, tu le sais, tu sais ce que tu veux, ce dont tu as besoin, ce que tu es. Et c'est très bien, Mikey, c'est très bien, mon bébé. C'est très bien d'atre ce que tu es, ce que je suis. C'est pour ça que nous sommes nés, tous les deux, c'est ce que nous étions censés devenir.

Brusquement, nous nous retrouvons debout devant la table et je ne sais pas trop comment nous y sommes arrivés. La femme est allongée devant moi, et mon père, pressé contre mon dos, me colle a la plaque d'acier.

Tenant mon poignet avec fermeté, il me pose la main sur les seins de la prisonnière, la fait glisser le long de son corps nu. Bien qu'a demi consciente, sa victime ouvre les paupières. Je la regarde dans les yeux, la suppliant de comprendre, tandis qu'il force ma main a aller partout, sans cesser de parler et de parler encore, de me dire que je peux faire tout ce que je veux a cette femme, que c'est très bien, que je suis né pour ça, qu'elle n'existe que pour atre ce que je désire qu'elle soit.

Je sors un peu de ma stupeur, assez pour lutter brièvement, farouchement. Trop brièvement, pas assez farouchement. Le bras de mon père, autour de ma gorge, m'étrangle, son corps me presse contre la table et son bras gauche m'étrangle, m'étrangle avec le go˚t du sang qui envahit ma bouche, jusqu'a ce que je faiblisse a nouveau. Il sait a quel moment rel‚cher la pression, avant que je ne m'évanouisse, car il ne veut pas de ça. Il a d'autres projets. Je m'affaisse contre lui en pleurant, et mes larmes coulent sur la peau nue de la femme enchaanée.

Il me l‚che la main droite que j'ai a peine la force d'éloigner de la prisonnière. J'entends des cliquètements métalliques. a mon côté. Je baisse les yeux. Une de ses mains explore les instruments argentés qui flottent dans le vide. Parmi clamps, forceps, aiguilles et lames en ape-santeur, il sélectionne un scalpel qu'il introduit dans ma main, autour de laquelle il referme la sienne, m'écrasant les phalanges, me forçant a empoigner l'instrument. La femme aperçoit l'éclair d'acier luisant. Elle nous supplie de ne pas lui faire de mal.

- Je sais ce que tu es, répète mon père. Je sais ce que tu es, mon garçon, mon bébé. Contente-toi d'atre ce que tu es, laisse-toi aller et sois ce que tu es. Tu la trouves belle, hein ? C'est la plus belle chose que tu aies jamais vue, non ? Mais attends que nous lui ayons montré

comment le devenir encore plus. Laisse Papa te montrer ce que tu es, ce dont tu as besoin, ce que tu aimes. Laisse-moi te montrer a quel point c'est amusant. …coute, Mikey, écoute bien. La mame rivière sombre court dans ton coeur et dans le mien. …coute bien et tu l'entendras, cette rivière sombre et profonde, rugissante, rapide, furieuse -

rugissante ! avec moi, maintenant, avec moi, contente-toi de laisser la rivière t'emporter. Reste avec moi et lève la lame très haut. Regarde comme elle brille ! Montre-la lui vois comme elle la regarde, comme elle n'a d'yeux pour rien d'autre. La lame étincelle au creux de ta main et de la mienne. Tu sens le pouvoir que nous avons sur cette fille ? Sur tous les faibles, tous les imbéciles qui ne comprendront jamais rien ? Reste avec moi et lève bien haut le scalpel...

Son bras entoure encore ma gorge, sans serrer, et son autre main tient la mienne, si bien que mon bras gauche est libre. Plutôt que d'essayer de l'empoigner ou de lui donner un coup de coude, ce qui ne produira aucun résultat, je pose la main sur la plaque d'acier. Le désespoir et une horreur insoutenable me donnent des forces.

En m'aidant de cette main et de tout mon corps, je me propulse en arrière. Et ensuite avec mes pieds, que je pose au bord de la table avant de tendre les jambes. Je repousse ce salopard, lui fait perdre l'équilibre. Il titube, sans cesser de me broyer les doigts, tentant de resserrer son étreinte autour de ma gorge. Mais brusquement, il s'effondre sur le dos, m'entraanant avec lui. Mon poids lui coupe le souffle. Le scalpel nous échappe, disparaat dans l'obscurité. Je suis libre. Libre. Je m'éloigne a quatre pattes sur le sol noir. Vers la porte. Ma main droite me fait mal. Je n'ai aucun espoir d'aider la prisonnière, mais je peux aller chercher du secours. La police. N'importe qui. Elle peut encore atre sauvée. Je franchis le battant, me remets sur mes pieds, titube, retrouve mon équilibre en battant des bras et me rue hors des catacombes.

Je cours, je cours, dépassant toutes les femmes, blanches, figées, tentant de hurler. Ma gorge saigne de l'intérieur. a vif, douloureuse. Ma voix n'est qu'un murmure. Et de toute manière, il n'y a personne, au ranch. Seulement lui, moi et la femme nue. Mais je cours, je cours, et je hurle a voix basse alors que nul ne peut m'entendre.

L'expression d'Ellie transperça le coeur de Spencer.

- Je n'aurais pas d˚ t'emmener ici, dit-il. Je n'aurais pas d˚ t'imposer ça.

a la lueur des ampoules gelées, la jeune femme avait le teint gris.

- Si, il fallait que tu le fasses. J'avais des doutes a ce sujet, mais maintenant, c'est terminé. Tu n'aurais pas pu continuer a jamais. . . avec tout ça.

- C'est pourtant ce que je vais atre obligé de faire.

Continuer a jamais avec ça. Maintenant, je ne sais pas pourquoi j'ai cru que je pourrais trouver une vie. Je n'ai aucun droit de te faire porter ce poids avec moi.

- Tu peux continuer et avoir une vie normale... a condition de tout te rappeler. Je sais ce que tu ne te rappelles pas. Je sais ce que sont ces minutes perdues.

Spencer n'eut pas le courage de soutenir son regard. Il observa Rocky. Le chien était assis dans une posture soumise: tate baissée, oreilles pendantes, tremblant.

Son maatre se retourna vers la porte noire. Ce qu'il trouverait au-dela déterminerait son avenir, avec ou sans Ellie. Peut-atre n'en aurait-il pas du tout.

- Je n'ai pas essayé de regagner la maison, dit-il, se forçant a retrouver cette lointaine nuit de son enfance. Il m'aurait rattrapé avant que je n'y arrive ou que je ne puisse me servir du téléphone. au lieu de ça, après avoir retraversé le vestibule, le placard et la pièce des archives, j'ai pris a droite et je suis entré dans la galerie. En atteignant l'escalier qui menait a son atelier, je l'ai entendu arriver derrière moi, dans l'obscurité. Je savais qu'il gardait un revolver dans le tiroir du bas, a gauche, de son bureau. Je l'avais vu, une fois, quand il m'y avait envoyé

chercher quelque chose. Dès mon entrée dans l'atelier, j'ai allumé la lumière et j'ai couru, a travers les chevalets et les placards a fournitures pour rejoindre l'angle opposé

de la pièce. Le bureau était en forme de L. J'ai bondi pardessus, j'ai atterri sur le fauteuil et j'ai ouvert le tiroir a la volée. L'arme était la. Je ne savais pas m'en servir, et j'ignorais si elle était munie d'un cran de s˚reté. J'avais peine a tenir ce foutu revolver, mame a deux mains, tant la droite me faisait mal. Mon père était arrivé en haut des marches. Il pénétrait dans l'atelier, venait vers moi, alors j'ai visé et j'ai pressé la détente. Il n'y avait pas de cran de s˚reté. Le recul a bien failli me projeter sur le cul.

- Et ça l'a arraté?

- Pas tout a fait. J'avais d˚ relever le canon en tirant, si bien que la balle a fait sauter un morceau du plafond.

Mais comme je n'ai pas l‚ché l'arme, il s'est calmé. Il a ralenti le pas, cessé de courir. Il était tellement calme, Ellie, tellement calme ! Comme si rien ne s'était passé.

C'était juste mon papa, mon cher vieux papa, un peu contrarié par ma réaction, bien s˚r, mais me répétant que tout allait bien se passer, voulant m'amadouer avec ses paroles doucereuses, comme dans la pièce noire. Sincère.

Hypnotisant. Et persuadé de parvenir a ses fins si je voulais bien lui en laisser le temps.

- Il ne savait pas que tu l'avais vu battre ta mère et l'emporter vers la grange six ans plus tôt, observa Ellie. Il a d˚ se dire que tu ferait le rapprochement entre sa mort et les pièces secrètes une fois ta panique passée - mais que d'ici-la, il avait tout loisir de te ramener a la raison.

Spencer contemplait la porte noire.

- Oui, c'est peut-atre ce qu'il croyait. Je n'en sais rien.

Il m'a dit que lui ressembler signifiait connaatre le sens de la vie, la véritable plénitude de l'existence, sans limites et sans loi. Il a dit que ce qu'il me montrerait allait me plaire. que j'avais déja commencé a aimer ça dans la pièce noire: j'en avais eu peur, mais j'avais appris que s'amuser ainsi ne présentait aucun inconvénient.

- Mais tu n'avais pas aimé ça. Tu étais dégo˚té.

- Lui disait que j'avais aimé, qu'il s'en était rendu compte. Ses gènes couraient en moi comme une rivière répétait-il, comme une rivière a travers mon coeur. La rivière de notre destin commun, la rivière sombre de nos coeurs. quand il est arrivé assez près du bureau pour que je ne puisse plus le manquer, j'ai fait feu a nouveau. Il a été littéralement soulevé par l'impact, dans un horrible geyser de sang. J'ai eu la certitude de l'avoir tué, mais avant cette nuit-la, je n'avais pas vu beaucoup d'hémo-globine, si bien qu'une toute petite quantité a pu me paraatre énorme. Il s'est effondré par terre, a roulé a plat ventre, et s'est immobilisé, inerte. Moi, j'ai couru hors de l'atelier et je suis retourné en bas. . .

La porte noire attendait.

Ellie demeura muette un instant. Spencer, lui, était incapable de parler.

- Et ce qui s'est passé dans la pièce noire, avec cette femme... dit enfin sa compagne. C'est ça que tu n'arrives pas a te rappeler.

La porte. Il aurait d˚ faire exploser les vieux sous-sols a la dynamite. Les emplir de terre. Les sceller a jamais.

Pourquoi avait-il donc conservé la possibilité d'ouvrir a nouveau cette porte ?

- En revenant ici, j'étais obligé de tenir le revolver de la main gauche, parce qu'il avait serré la droite tellement fort qu'il m'avait broyé les phalanges, reprit-il avec difficulté. Elle palpitait, me torturait. Et le problème, c'est que... je n'y sentais pas uniquement la souffrance.

(Contemplant sa main droite, il la vit plus petite, plus jeune - la main d'un garçon de quatorze ans.) Je sentais encore... la douceur de la femme quand il m'avait forcé a la toucher. Je sentais la rondeur de ses seins. Leur plénitude et leur élasticité. Son ventre plat. Ses poils pubiens un peu rèches... sa chaleur. Toutes ces sensations étaient dans ma main, encore dans ma main, aussi réelles que la douleur.

- Tu n'étais qu'un adolescent, protesta Ellie, dégo˚tée.

C'était la première fois que tu voyais une femme nue, la première fois que tu en touchais une. Bon Dieu, Spencer, dans des circonstances aussi chargées en émotions, pas seulement en terreur mais en tout un tas d'émotions déroutantes, dans un moment aussi sacrément primaire, la toucher ne pouvait que te frapper a tous les niveaux en mame temps. Ton père le savait. C'était un salopard mais pas un imbécile. Il a utilisé ton trouble pour te manipuler.

«a ne veut rien dire du tout.

Elle était trop compréhensive, trop magnanime. Dans cet univers troublé, ceux qui étaient trop magnanimes payaient chèrement leur compassion chrétienne.

- alors, je suis redescendu au fond des catacombes, avec les mortes dans les murs, tout autour de moi, avec le souvenir du sang de mon père, et toujours la sensation qu'avait laissé sur ma main la poitrine de la femme. Le souvenir vivace de la texture de ses mamelons, sous ma paume. . .

- Ne te torture pas comme ça.

- Ne jamais mentir au chien, l‚cha-t-il, mais sans la moindre trace d'humour, cette fois, avec une amertume et une rage qui l'effrayèrent.

La fureur gonflait dans son coeur, plus noire que la porte, devant lui. Il ne pouvait pas plus la chasser qu'il n'avait pu, au mois de juillet, chasser de ses mains le souvenir de la chaleur, des formes et de la douceur sensuelle d'une femme nue. Sa rage manquait d'exutoire, raison pour laquelle elle s'était intensifiée durant seize années au plus profond de son inconscient. Il n'avait jamais su s'il devait la tourner contre son père ou lui-mame. Faute d'une cible, il en avait nié l'existence, l'avait refoulée. a présent, condensée en un distillat de la colère la plus pure, aussi corrosive que de l'acide, elle le rongeait.

- ... avec le souvenir vivace de la texture de ses mamelons sous ma paume, reprit-il, d'une voix qui tremblait autant de fureur que de peur. Je suis revenu ici.

Devant cette porte. Je l'ai ouverte. Je suis entré dans la pièce noire... Et ensuite, je me rappelle seulement en atre sorti, avec le battant qui se refermait derrière moi...

... pieds nus, je retraverse les catacombes avec, en moi, un vide encore plus noir que la pièce que je quitte, sans trop savoir d'oa je viens ni ce qui s'est produit. Je dépasse les femmes dans les murs. Les femmes. Les filles.

Les mères. Les soeurs. Leurs hurlements muets. Des hurlements perpétuels. Oa est Dieu ? Est-ce que Dieu s'en moque ? Pourquoi les a-t-il toutes abandonnées la ?

Pourquoi m'a-t-il abandonné, moi ? L'ombre agrandie d'une araignée court le long des visages de pl‚tre, sur celle du c‚ble électrique qui fait des boucles au plafond.

alors que je dépasse la dernière niche, préparée pour la femme de la pièce noire, mon père s'en échappe. Il émerge de la terre sombre, couvert de sang, titubant, gémissant de douleur, mais rapide, tellement rapide !

autant que l'araignée. Un éclair d'acier jaillit dans la pénombre. Un couteau. Il lui arrive de peindre des couteaux, qu'il fait étinceler comme de saintes reliques. Un éclair d'acier, puis un éclair de douleur. Je l‚che le revolver. Porte les mains a mon visage. Un morceau de joue me pend sur le menton. Je sens mes dents nues sous mes doigts, exposées en un sourire factice sur tout un côté. Et mon père frappe a nouveau. Manque son coup. S'effondre. Il est trop faible pour se relever. En reculant, je remets ma joue en place. Le sang jaillit entre mes doigts, coule le long de ma gorge. J'essaie de maintenir mon visage en un seul morceau. Seigneur, j'essaie de maintenir mon visage en un seul morceau et je cours, je cours.

Derrière moi, mon assaillant est trop faible pour se remettre sur ses pieds mais pas pour crier.

- Est-ce que tu l'as tuée, est-ce que tu l'as tuée, bébé, est-ce que tu as aimé ça, est-ce que tu l'as tuée ?

Spencer était toujours incapable de regarder Ellie en face, et peut-atre ne le pourrait-il plus jamais, pas les yeux dans les yeux. Il la voyait du coin de l'oeil et savait qu'elle pleurait. Pleurait sur lui, les yeux inondés, le visage luisant.

Lui-mame était incapable de pleurer sur son sort. Il n'avait jamais pu se laisser aller, se purger de sa douleur, car il n'était pas s˚r de mériter des larmes: celles d'Ellie, les siennes ou celles de quelqu'un d'autre.

Tout ce qu'il ressentait, a présent, c'était la rage, et toujours sans exutoire.

- La police a trouvé la femme dans la pièce noire, dit-il, morte.

- C'est lui qui l'a tuée, Spencer, affirma sa compagne d'une voix tremblante. «a ne peut atre que lui. C'est ce qu'a dit la police. Toi, tu t'es conduit en héros.

Il secoua la tate, les yeux fixés sur la porte noire.

- quand aurait-il pu la tuer ? quand ? Il a l‚ché le scalpel au moment oa nous sommes tombés tous les deux. Ensuite, j'ai couru, et il s'est lancé a ma poursuite.

- Mais il y avait d'autres scalpels dans le tiroir, d'autres instruments tranchants. Tu l'as &t toi-mame. Il en a empoigné un et il l'a tuée. «a ne lui a pris que quelques secondes. Seulement quelques secondes, Spencer. Ce salopard savait que tu n'irais pas bien loin, qu'il pourrait te rattraper. Et il était tellement excité après sa lutte avec toi qu'il ne pouvait pas attendre. Il tremblait littéralement d'excitation, et il devait la tuer tout de suite, rapidement, brutalement.

- Puis, après m'avoir donné le coup de couteau, il est resté par terre pendant que je m'enfuyais. Il criait, me demandant si je l'avais tuée, si j'avais aimé ça.

- Parce qu'il savait. Il savait qu'elle était morte avant mame que tu ne reviennes pour la libérer. Il était peut-atre fou, peut-atre pas, mais ce qui est s˚r, c'est que c'était l'homme le plus maléfique qui ait jamais vécu. Tu ne comprends donc pas ? Il n'avait pas réussi a te convertir a sa perversion et il n'avait pas non plus réussi a te tuer, si bien que tout ce qui lui restait, c'était essayer de ruiner ta vie, semer le doute dans ton esprit. Tu n'étais qu'un gamin, a moitié aveuglé par la panique et la terreur, désorienté, et il savait ce qui te troublait. Il avait tout compris.

Il s'en est servi contre toi, juste pour s'amuser.

Durant plus de la moitié de sa vie, Spencer avait tenté

de se convaincre que le scénario qu'elle venait de lui conter reflétait la vérité. Mais un vide demeurait dans sa mémoire, et cette amnésie persistante semblait prouver que la vérité était différente de ce qu'il souhaitait désespérément.

- Va-t'en, dit-il d'une voix sourde. Cours au camion, fous le camp d'ici et va a Denver. Je n'aurais pas d˚ t'emmener. Je ne peux pas te demander de m'accompagner plus loin.

- J'y suis, j'y reste.

- Je ne plaisante pas. Va-t'en.

- Pas question.

- Sors d'ici. Et emmène le chien.

- Non.

Rocky gémissait, frissonnait, pelotonné devant un pan de mur en brique rouge sombre comme du sang, en proie a un tourment plus violent que ne lui en avait jamais connu Spencer.

- Emmène-le. Il t'aime bien.

- Je reste. (a travers ses larmes, elle ajouta :) C'est une décision qui m'appartient, nom de Dieu ! Tu ne peux pas la prendre pour moi.

Il se tourna vers elle, l'empoigna par son blouson de cuir et faillit la soulever du sol, tant il voulait la forcer a comprendre. Dans sa rage, sa peur et son dégo˚t de lui-mame, il avait réussi a la regarder de nouveau en face, finalement.

- Mais bon Dieu, après tout ce que tu as vu et entendu tu n'as pas encore compris ? J'ai laissé une partie de moi-mame dans cette pièce, cet abattoir oa il les tuait, j'ai laissé une chose avec laquelle je ne pouvais pas vivre.

qu'est-ce que ça peut bien atre, hein ? quelque chose de pire que les catacombes, de pire que tout. «a doit bien atre pire, puisque je me souviens du reste ! Si je rentre la-dedans, si je me rappelle ce que je lui ait fait, je ne l'ou-blierai plus jamais, je ne pourrai plus jamais me mentir.

Et c'est un souvenir... qui va me br˚ler comme un incendie. Ce qui restera, ce qui ne se consumera pas quand je saurai ce que j'ai fait a cette fille, ce ne sera plus moi, Ellie. Et alors, en compagnie de qui seras-tu, la, dans cet endroit maudit, hein ? Et seule !

Elle leva la main vers son visage et, bien qu'il tent‚t de se dérober, parcourut sa cicatrice du bout des doigts.

- Si j'étais aveugle, si je n'avais jamais vu ton visage, je te connaatrais déja assez bien pour savoir que tu pourrais me briser le coeur, dit-elle.

- Ellie, je t'en prie.

- Je reste.

- S'il te plait, Ellie.

- Non.

Il ne pouvait pas non plus diriger sa rage contre elle, surtout pas contre elle. Il la l‚cha. Demeura les bras le long du corps. a nouveau ‚gé de quatorze ans. anéanti par son indignation. apeuré. Perdu.

La jeune femme posa la main sur la poignée de la porte.

- attends ! (Il tira le pistolet SIG 9 mm de sa ceinture ôta le cran de s˚reté, fit passer une balle dans le canon et le lui tendit.) Il faut que tu aies les deux armes. (Elle tenta de protester mais il la coupa :) Garde-le en main. Et ne t'approche pas trop de moi, une fois la-dedans.

- quoi que tu te rappelles, Spencer, aussi terrible que ce soit, ça ne te transformera pas en ton père, pas en un instant.

- qu'est-ce que tu en sais ? J'ai passé seize ans a gratter, a creuser, a tenter de faire sortir ça des ténèbres, et ça a refusé de venir. Si ça vient maintenant...

Elle remit le cran de s˚reté du pistolet.

- Ellie...

- Je ne veux pas qu'il parte tout seul.

- quand j'étais petit, mon père se battait avec moi pour rire, me chatouillait, me faisait des grimaces. On jouait au ballon, tous les deux. Et lorsque j'ai eu envie de développer mes talents pour le dessin, il m'en a patiemment enseigné la technique. Mais avant et après... il descendait ici - le mame homme - et il torturait des femmes, des jeunes filles, pendant des heures, parfois des jours. Il n'avait aucun mal a passer de cet univers au monde extérieur.

- Je ne vais pas conserver une arme prate et la pointer sur toi comme si je te prenais pour une sorte de monstre alors que je sais que tu n'en es pas un. Je t'en prie, Spencer, ne me force pas a faire ça. Finissons-en, c'est tout.

Dans un profond silence, au bout des catacombes, l'ancien policier prit un moment pour se préparer. au sein de la longue pièce, rien ne bougeait. aucun rat, mutant ou non, n'y vivait plus. Les Dresmund avaient reçu l'ordre de les empoisonner.

Spencer ouvrit la porte noire.

Il alluma la lumière.

Hésita un instant sur le seuil puis entra.

aussi terrifié qu'il f˚t, le chien le suivit. Peut-atre craignait-il de se retrouver seul dans les catacombes. Ou bien peut-atre, cette fois, son tourment était-il entièrement d˚ a l'état d'esprit de son maatre, auquel cas il savait qu'on avait besoin de lui. Il demeura non loin de Spencer.

Ellie passa la dernière. Le poids de la porte la fit se refermer derrière elle.

L'abattoir était presque aussi déroutant que lors de la nuit des scalpels et des couteaux. La table d'acier avait disparu, la pièce était vide. La noirceur quasi totale n'autori-sait aucun point de repère, si bien que l'endroit semblait parfois presque aussi étriqué qu'un cercueil, et l'instant d'après nettement plus vaste qu'en réalité. L'unique source lumineuse était toujours la petite ampoule du plafond, dans sa douille noire.

Les Dresmund avaient reçu pour instruction de veiller au bon fonctionnement de toutes les lumières. On ne leur avait pas ordonné de faire le ménage dans l'abattoir, mais la couche de poussière qui tapissait les murs était cependant très fine, sans aucun doute parce que la pièce n'était pas ventilée, toujours condamnée.

C'était une capsule temporelle, demeurée scellée pendant seize ans, qui renfermait non des reliques du passé

mais des souvenirs perdus. Elle affectait Spencer avec encore plus de force qu'il ne s'y était attendu. Il distinguait l'éclat du scalpel comme si, a ce moment mame, la lame avait encore été suspendue dans l'air.

... Les pieds nus, le revolver dans la main gauche, je me h‚te de quitter l'atelier oa j'ai tiré sur mon père, de franchir le placard pour pénétrer en un monde très différent de celui qui s'étend derrière la penderie dans les livres de C.S. Lewis, de retraverser les catacombes sans oser regarder sur les côtés, parce que les mortes paraissent s'efforcer de briser la couche blanche qui les recouvre.

J'ai la crainte irraisonnée qu'elles ne se libèrent, comme si le pl‚tre était encore frais, et qu'elles ne m'entraanent avec elles dans un mur. Je suis le fils de mon père. Je mérite d'atre étouffé par une p‚te humide et froide, de m'en faire enfoncer dans les narines et déverser au fond de la gorge, jusqu'a ne plus former qu'un avec les personnages de la fresque - nouveau havre pour les rats.

Mon coeur cogne si fort que chaque battement m'obscur-cit brièvement la vue, comme si les poussées de pression sanguine menaçaient de faire exploser les capillaires de mes yeux. Je sens aussi les pulsations dans ma main droite. Mes phalanges palpitent, boum-boum, trois petits coeurs dans chaque doigt. Mais je l'aime, cette douleur, j'en veux davantage. En sortant du vestibule, pendant que je descendais l'escalier vers la pièce illuminée de bleu, j'ai cogné mes phalanges gonflées contre le revolver que je tiens dans l'autre main. a présent, au fond des catacombes, je les y cogne a nouveau, fort, pour en chasser toute sensation, sinon la souffrance. Parce que... parce que, Seigneur Dieu Tout-Puissant, autant que la douleur, ma main porte encore comme une souillure la douceur de la peau d'une femme. Les courbes pleines et la chaude élasticité de ses seins, ses mamelons dressés frottant contre ma paume. Son ventre plat, ses muscles bandés tandis qu'elle tirait sur ses chaanes. La chaleur lubrique dans laquelle mon père a forcé mes doigts, malgré ma résistance, malgré les terribles protestations de la victime presque inconsciente, dont les yeux étaient plongés dans les miens. Implorants. quelle détresse se lisait dans ces yeux ! Mais la main traatresse possède sa propre mémoire, inaltérable, qui me rend malade. Toutes les sensations qu'elle me fait éprouver me rendent malade, de mame qu'une partie de celles qui résident dans mon coeur.

J'y abrite un profond dégo˚t, un profond mépris, une pro-

fonde terreur de moi-mame, mais aussi d'autres sentiments

- des émotions perverses, en harmonie avec l'excitation de la main détestée. Devant la porte de la pièce noire, je m'arrate, m'appuie contre le mur et vomis. Je suis trempé

de sueur. Parcouru de frissons glacials. quand je me détourne de la flaque, l'estomac purgé a défaut de l'‚me, je me force a saisir de ma main blessée la poignée du battant et a la manoeuvrer violemment, si bien qu'une douleur perçante traverse mon avant-bras. Et ensuite, je suis a l'intérieur, a nouveau dans la pièce noire.

Ne la regarde pas. Non. Non. Ne la regarde pas nue. Tu n'as aucun droit de la voir nue. La chose est possible si je détourne les yeux, si je t‚tonne vers la table, n'ayant conscience que d'une forme couleur chair quiflotte dans l'obscurité, a la périphérie de mon champ de vision.

- Tout va bien, lui dis-je, la voix rauque a cause de la strangulation que j'ai subie. Tout va bien, madame, il est mort, madame, je l'ai tué. Je vais vous libérer et vous faire sortir d'ici, n'ayez pas peur. (Et soudain, je réalise que je n'ai aucune idée de l'endroit oa chercher la clef des menottes.) Je n'ai pas la clef, madame, pas la clef mais je vais aller chercher de l'aide, appeler la police.

Tout va bien: il est mort.

La forme que je distingue du coin de l'oeil n'émet pas le moindre son. Déja étourdie par les coups reçus a la tate, seulement a demi consciente, la femme est a présent évanouie. Mais je ne veux pas qu'elle se réveille après mon départ, seule, terrifiée. Je me rappelle son regard -

ma mère avait-elle le mame, a lafin ? - et je ne veux pas qu'elle ait peur en se réveillant, qu'elle le croie prat a revenir la prendre. Je ne veux pas qu'elle ait peur, c'est tout, alors je vais atre obligé de la faire revenir a elle, de la secouer, de la réveiller, de lui expliquer qu'il est mort et que je vais revenir avec de l'aide. Je contourne la table, tentant de ne pas regarder son corps, seulement son visage. Une odeur monte a mes narines. Terrible.

Répugnante. Les ténèbres redeviennent étourdissantes. Je lève la main. La pose sur la table pour garder mon équilibre. C'est ma main droite, celle qui se rappelle encore les courbes de ses seins, et elle rencontre une masse chaude, visqueuse, glissante qui n'était pas la auparavant. Je contemple le visage de la prisonnière. Elle a la bouche ouverte. Et ses yeux ! Des yeux fixes, morts. Il s'est occupé d'elle. Deux coups de scalpel. Cruels. Bru-taux. avec toute sa force colossale derrière la lame. La gorge. L'abdomen. Je tourne le dos a la table, a la femme, et me heurte au mur. J'essuie ma main droite sur la noire paroi, j'appelle Jésus, ma mère, et je marmonne

" S'il vous plaat, madame, s'il vous plaat ", comme si elle pouvait refermer ses blessures par la seule force de sa volonté pour peu qu'elle écoute mes plaintes. Je continue de m'essuyer la main sur le mur, encore et encore, le dos et la paume, ne chassant pas seulement la substance dans laquelle je l'ai posée mais aussi les sensations que la femme m'a fait éprouver lorsqu'elle était vivante. Je frotte de plus en plus fort, avec colère, avec fureur, jusqu'a ce que mes doigts me semblent en feu, jusqu'a ce qu'ils n'abritent plus rien, que la douleur. Ensuite, je reste immobile un instant. Ne sachant plus trop oa je me trouve. Je sais qu'il y a une porte. Je m'en approche. Je la passe. ah ! oui. Les catacombes.

Spencer se tenait au centre de la pièce noire, la main droite levée devant les yeux, la contemplant dans la lumière crue comme s'il ne s'était nullement agi de celle qui était demeurée au bout de son poignet durant les seize dernières années.

- Je l'aurais sauvée, dit-il, presque surpris.

- Je sais, dit Ellie.

- Mais je n'ai pu sauver personne.

- Ce n'est pas ta faute.

Pour la première fois depuis ce lointain mois de juillet, il songea qu'il finirait peut-atre par accepter - pas tout de suite mais au bout d'un certain temps - que son fardeau de culpabilité n'était pas plus lourd que celui des autres.

Des souvenirs plus sombres, une expérience plus intime de la capacité humaine a faire le mal, un savoir que d'autres auraient détesté se voir imposer comme il le lui avait été - tout cela, oui, mais pas de plus lourd fardeau de culpabilité.

Rocky aboya. Deux fois. Fort.

- Il n'aboie jamais, remarqua Spencer, stupéfait.

Ellie ôta le cran de s˚reté du SIG et pivota vers la porte au moment oa celle-ci s'ouvrait. Elle ne fut pas assez rapide.

L'homme au visage aimable - celui-la mame qui s'était introduit dans le chalet de Malibu - s'engouffra dans la pièce noire. Il tenait dans la main droite un Beretta muni d'un silencieux. Souriant, il tira sans hésiter.

La jeune femme reçut la balle dans l'épaule droite et poussa un cri de douleur aigu. agitée d'un sursaut, sa main laissa échapper le pistolet tandis qu'elle était projetée contre le mur. Elle s'affaissa le long de la paroi ténébreuse, haletante, sous le choc. Réalisant que le Micro Uzi glissait de son épaule, elle tenta de s'en saisir de la main gauche. Il lui glissa entre les doigts, tomba a terre et rebondit loin d'elle.

L'arme de poing avait disparu en cliquetant dans la direction de l'arrivant, hors de portée, mais Spencer se jeta vers l'Uzi alors mame qu'il tombait a terre.

L'homme souriant fit feu a nouveau. Le projectile arracha une étincelle a la pierre, a quelques centimètres de la main de l'ancien policier, le forçant a reculer, puis elle ricocha a travers la pièce.

Le tireur ne semblait nullement inquiet du sifflement de la balle qui rebondissait, comme si son existence avait été enchantée et que sa sécurité ne faisait aucun doute.

- J'aimerais mieux ne pas avoir a vous tuer, dit-il. Et je ne voulais pas non plus tirer sur Ellie. J'ai d'autres projets pour vous deux. Mais encore un geste brusque et vous ne me laisserez plus le choix. Maintenant, envoyez l'Uzi par ici.

Plutôt que d'obéir, Spencer s'approcha de sa compagne et lui effleura le visage avant d'en observer l'épaule.

- Grave ?

La main sur la blessure, elle tentait de ne pas révéler sa douleur, mais la vérité brillait dans ses yeux.

- «a va très bien, ce n'est rien, affirma-t-elle - mais il la vit jeter un coup d'oeil au chien gémissant alors qu'elle mentait.

La lourde porte de l'abattoir ne s'était pas refermée.

quelqu'un la maintenait ouverte. Le tireur fit un pas de côté pour laisser entrer celui qui l'accompagnait. Steven ackblom.

Roy ne doutait pas que cette nuit d˚t atre une des plus intéressantes de sa vie. Il refusait de trahir sa bien-aimée en souhaitant que cette nuit dans les catacombes soit encore plus intéressante que sa première nuit avec elle. Il y avait la une incroyable conjonction d'événements: la capture de la bonne femme, enfin; la chance d'apprendre ce que Grant savait d'une hypothétique organisation opposée a l'agence, puis le plaisir de soulager cet homme de ses souffrances; l'occasion unique, enfin, d'observer un des plus grands artistes du siècle exercer ses talents dans le domaine qui l'avait rendu célèbre. Et lorsqu'il en aurait terminé, peut-atre les yeux parfaits d'Eleanor seraient-ils mame récupérables. En une nuit pareille, on sentait les forces cosmiques a l'oeuvre.

quand Steven passa la porte, l'expression de Spencer Grant paya a elle seule la perte de deux hélicoptères et d'un satellite. La colère lui assombrit le visage, lui déforma les traits. C'était une rage tellement pure qu'elle recelait une fascinante beauté propre. Malgré sa fureur, Grant n'en recula pas moins au côté de la bonne femme.

- Salut, Mikey, lança Steven. qu'est-ce que tu deviens ? (Son fils - naguère Mikey, aujourd'hui Spencer

- était incapable de parler.) Moi, je me porte bien, mais...

je me suis beaucoup ennuyé.

Grant demeurait muet. L'expression de ses yeux faisait frissonner Roy.

L'artiste laissa son regard errer sur les murs, le plafond et le sol noirs.

- Ils m'ont collé sur le dos la fille que tu as tuée, cette nuit-la. Et je ne les ai pas détrompés. Pour toi, bébé.

- Il ne l'a jamais touchée, dit Ellie Summerton.

- Vraiment ? demanda Steven.

- Nous le savons très bien.

Le peintre poussa un soupir de regret.

- Eh bien, non, c'est vrai. Mais il en est passé a ça. (Il leva la main, l'index et le pouce séparés d'a peine un centimètre.) a ça !

- Il n'en est mame pas passé a un kilomètre, contra la bonne femme, tandis que Grant demeurait incapable d'ouvrir la bouche.

- ah, non ? rétorqua Steven. Moi, je crois que si. Si j'avais été un peu plus malin, si je l'avais encouragé a baisser son pantalon et a grimper sur elle d'abord, je crois qu'ensuite, il aurait été ravi de prendre le scalpel. Il aurait mieux ressenti l'esprit de la chose, voyez-vous.

- Tu n'es pas mon père, déclara platement Grant.

- La, tu te trompes, mon cher enfant. Ta mère avait un grand respect pour les liens du mariage. Elle n'a jamais eu d'autre homme que moi. J'en ai la certitude. Sur la fin ici mame, elle n'a pas pu me dissimuler le plus petit secret.

Roy crut que l'ancien policier allait se précipiter sur son père avec la fureur d'un taureau de combat, sans se soucier des balles.

- quel pitoyable petit chien, remarqua Steven. Regarde comme il tremble et comme il baisse la tate. C'est un compagnon parfait pour toi, Mikey. Il me rappelle la manière dont tu t'es conduit, cette nuit-la. quand je t'ai donné la chance de te transcender, tu as été trop pusilla-nime pour la saisir.

La bonne femme paraissait furieuse, elle aussi, peut-atre encore plus qu'effrayée, quoiqu'elle le f˚t également.

Ses yeux n'avaient jamais été plus beaux.

- C'était il y a bien longtemps, Mikey, et le monde a changé, reprit Steven en faisant deux pas vers son fils et sa compagne. J'étais tellement en avance sur mon temps, tellement plus d'avant-garde que je ne m'en rendais compte. Les journaux ont dit que j'étais fou. Je devrais exiger une réhabilitation, tu ne crois pas ? a présent, les rues sont pleines d'individus plus violents que je ne l'ai jamais été. Les gangs échangent des coups de fusil oa bon leur semble, les bébés se font tirer dessus dans les cours d'écoles maternelles - et personne ne fait rien. Les esprits éclairés sont trop occupés a s'inquiéter des colo-rants qui risquent de nous priver de trois jours et demi d'espérance de vie. Est-ce que tu as lu l'histoire de ces agents du FBI, en Idaho, qui ont assaisonné une femme désarmée alors qu'elle avait son bébé dans les bras - et descendu son fils de quatorze ans dans le dos pendant qu'il tentait de s'enfuir ? Ils les ont tués tous les deux. Tu as lu ça dans les journaux, Mikey ? Maintenant, des gens tels que Roy, ici présent, détiennent des positions très importantes au gouvernement. Moi, je pourrais faire une grande carrière politique, de nos jours. J'ai toutes les qua-

lités requises. Je ne suis pas fou, Mikey. Papa n'est pas fou et ne l'a jamais été. Maléfique, oui. «a, je veux bien l'admettre. Depuis ma plus tendre enfance, j'ai toujours aimé m'amuser. Mais je ne suis pas fou, mon bébé. alors que Roy, que tu vois la, le gardien de la sécurité publique, le protecteur de la République - lui, mon cher Mikey, c'est un véritable fou furieux.

Roy lui sourit, se demandant quelle plaisanterie il était en train de mettre en scène. L'artiste ne cessait de l'étonner. Toutefois, il s'était tellement avancé dans la pièce que son gardien n'en voyait plus le visage, seulement la nuque.

- Je voudrais que tu l'entendes délirer sur la compassion, sur la mauvaise qualité de vie que subissent tellement de gens, sur l'injustice, sur l'élimination de 90 % de la population afin de sauver l'environnement. Il aime tout le monde. Il comprend les souffrances des hommes. Il verse mame des larmes sur leur sort. Et dès qu'il en a l'occasion, il les propulse au royaume des cieux pour améliorer un peu la société. C'est a se tordre, Mikey.

Pourtant, on lui confie des hélicoptères des limousines, tout l'argent dont il a besoin, et des gorilles avec de gros revolvers a l'aisselle. On le laisse courir et rendre le monde meilleur. Cet homme-la, Mikey, crois-moi, il a des vers dans le cerveau.

- Il y a des vers dans mon cerveau, approuva Roy, qui jouait le jeu. De beaux gros vers visqueux.

- Tu vois, reprit le peintre. Il est amusant, Roy. Il veut seulement atre aimé. Et la plupart des gens l'aiment bien.

N'est-ce pas, Roy ?

L'interpellé sentit qu'ils en arrivaient a la chute de l'histoire.

- Eh bien, Steven, je ne voudrais pas me vanter...

- Tu vois ! s'exclama Steven. Il est modeste, aussi.

Modeste, bon et compatissant. Est-ce que tout le monde ne vous aime pas, Roy ? allons. Ne soyez pas aussi timide.

- Eh bien, oui, la plupart des gens m'aiment bien, admit Roy, mais c'est parce que je traite tout le monde avec respect.

- Exactement, approuva Steven en riant. Roy traite tout le monde avec le mame respect solennel. C'est un tueur adepte de l'égalité des chances. Il met tout le monde a la mame enseigne, depuis le conseiller du président qu'il descend dans un jardin public de Washington avant de maquiller le crime en suicide... jusqu'au paraplégique ordinaire qu'il abat pour le soulager de ses tourments quotidiens. Il ne comprend pas que ces choses-la doivent atre faites pour le plaisir Seulement pour le plaisir. Les faire dans un but noble, c'est de la folie. Et il se prend tellement au sérieux, il se considère comme un raveur, un homme avec de grands idéaux. Mais il applique ses principes - je dois au moins lui accorder ça.

avec lui, pas de passe-droit. C'est le malade mental enragé le plus égalitaire, le plus dépourvu de préjugés qui ait jamais vécu. Ce n'est pas votre avis, Mr Rink ?

Rink ? Nom de Dieu. Roy ne voulait pas que Rink ou Fordyce entendent et voient cela. Ce n'étaient que des paquets de muscles, pas de véritables individus responsables. Il se tourna vers la porte en se demandant pourquoi il ne l'avait pas entendue s'ouvrir - et constata qu'il n'y avait personne. au mame instant, il entendit le Micro Uzi racler le béton, alors que Steven ackblom s'en emparait, et il comprit ce qui se passait.

Trop tard.

L'Uzi crépita entre les mains de l'artiste. Criblé de balles, Roy tomba, roula sur lui-mame et tenta de riposter.

Bien qu'il n'e˚t pas l‚ché son arme, il fut incapable de contraindre son doigt a presser la détente. Paralysé. Il était paralysé.

Par-dessus les sifflements et les claquements des ricochets, un terrible grondement s'éleva: un bruit tout droit sorti d'un film d'horreur, qui se répercuta lui aussi sur les murs noirs, nettement plus terrifiant que celui des balles.

L'espace d'une seconde, Roy ne comprit pas de quoi il s'agissait ni d'oa cela venait. Il crut presque devoir attribuer la chose a Grant, en raison de la fureur qui en déformait le visage, puis il vit le chien se jeter sur Steven. Le peintre tenta de se détourner de sa victime pour abattre la créature infernale, mais cette dernière était déja sur lui, le repoussait vers le mur, lui déchirait les mains de ses crocs. Il l‚cha l'Uzi. L'animal bondit plus haut, tentant de le mordre au visage, a la gorge.

L'artiste hurlait.

Roy eut envie de lui dire que les plus dangereux de tous les hommes - et, visiblement, cela valait pour les chiens - étaient ceux qui avaient été le plus rabaissés.

quand on leur avait arraché jusqu'a leur fierté et leur espoir, quand ils se retrouvaient acculés dans le dernier angle possible, ils n'avaient plus rien a perdre. Pour ne pas créer des individus aussi désespérés, appliquer le plus tôt possible la compassion était la seule chose a faire, la plus morale - mais aussi la plus sage. Il ne put toutefois s'ouvrir de ces réflexions, car en plus d'atre paralysé, il se rendit compte qu'il était incapable de parler.

- Rocky, non ! Couché, Rocky, couché !

Spencer empoigna le chien par le collier et le tira en arrière jusqu'a ce qu'il obéat enfin.

ackblom, assis par terre, avait les jambes relevées dans une attitude de défense, les bras croisés devant le visage, les mains ensanglantées.

Ellie avait ramassé l'Uzi. Spencer le lui prit.

Il constata qu'elle saignait de l'oreille gauche.

- Tu as encore été touchée ?

- Par un ricochet: une égratignure, affirma-t-elle - et cette fois, elle e˚t pu regarder le chien en face.

L'ancien policier posa les yeux sur la chose qui était son père.

Ce salopard meurtrier avait baissé les bras. Il était d'un calme horripilant.

- Il y a des hommes postés d'un bout a l'autre de la propriété. Pas dans ce b‚timent, mais si vous sortez, vous n'irez pas loin. Tu ne peux pas t'échapper, Mikey.

- Si personne n'a jamais entendu les hurlements qui s'élevaient ici autrefois, ils n'ont pas non plus entendu les coups de feu, contra Ellie. On a encore une chance.

Le tueur de femmes secoua la tate.

- Pas si vous ne nous emmenez pas, moi et l'étonnant Mr Miro, ici présent.

- Il est mort, remarqua Ellie.

- aucune importance. Mort, il nous est plus utile. On ne sait jamais ce qu'un type pareil peut inventer. Si on devait le transporter hors d'ici vivant, je me sentirais un peu nerveux. On va le soutenir entre nous, bébé, toi et moi. Ils verront qu'il est blessé mais ils ne sauront pas a quel point. Peut-atre tiennent-ils assez a lui pour se retenir de tirer.

- Je ne veux pas de ton aide, dit Spencer.

- Bien s˚r, mais tu en as besoin, répliqua son père. Ils n'ont pas touché a votre camion. Leurs instructions étaient de rester a l'écart, de se contenter de surveiller jusqu'a nouvel ordre. alors, si on transporte Roy entre nous jusqu'au véhicule, ils ne sauront pas trop ce qui se passe.

Il se remit péniblement sur ses pieds.

Spencer recula devant lui comme il aurait reculé devant une apparition au milieu d'un pentacle tracé a la craie, en réponse a l'invocation d'un sorcier. Rocky imita son maatre en grognant.

Ellie se tenait sur le seuil de la pièce, appuyée a l'encadrement de la porte. Hors de portée, raisonnablement en sécurité.

Spencer avait le chien - quel chien ! - et l'arme. ackblom était désarmé, handicapé par ses mains couvertes de morsures. Pourtant, le fils avait aussi peur de son père que lors de cette fameuse nuit de juillet.

- Est-ce qu'on a besoin de lui ? demanda-t-il a Ellie.

- Bon Dieu, non !

- Tu es s˚re que ça va marcher, ton bidouillage avec l'ordinateur ?

- Oui.

- qu'est-ce qu'il t'arrivera, si je te laisse entre leurs mains ? demanda Spencer a son père.

L'artiste examinait ses mains avec intérat, étudiant les blessures comme s'il ne s'en était pas inquiété le moins du monde. On e˚t dit qu'il contemplait une fleur ou tout autre objet esthétique qu'il venait de découvrir.

- qu'est-ce qu'il m'arrivera, Mikey ? Tu veux dire: quand je retournerai en prison ? Je lis un peu, pour passer le temps. Je peins un peu, aussi - tu le savais ? Je crois que je vais faire un portrait de ta petite garce, la, près de la porte, telle que je l'imaginerai nue telle que je sais qu'elle serait si j'avais l'occasion de l'allonger sur une table et de lui faire réaliser tout son potentiel. Je vois que ça te dégo˚te, mon bébé. Mais vraiment, ce ne serait qu'un tout petit plaisir que tu pourrais bien m'accorder en considérant qu'elle n'aurait jamais été plus belle que sur ma toile. Ce serait ma manière de la partager avec toi.

(Il poussa un soupir et releva les yeux, comme si la douleur ne l'avait nullement perturbé.) qu'est-ce qu'il se passera, si tu me laisses avec eux, Mikey ? Tu me condamne-ras a une existence oa je g‚cherai mon talent et ma joie de vivre, une existence minable et stérile, derrière des murs gris. Voila ce qu'il m'arrivera, espèce de sale gamin ingrat.

- Tu disais qu'ils étaient pires que toi ?

- Moi, je sais ce que je suis.

- qu'est-ce que ça signifie ?

- La conscience de soi est une vertu qui leur manque.

- Ils t'ont laissé sortir.

- Temporairement. Pour une consultation.

- Ils te laisseront encore sortir, non ?

- Espérons que ça ne prendra pas seize ans de plus. (Il sourit, comme si ses mains n'avaient subi que des égratignures.) Cela dit, nous vivons une époque qui donne naissance a une nouvelle espèce de fascistes: je suppose que de temps en temps, ils jugeront utile ma consultation.

- Tu crois que tu n'y retourneras jamais, dit Spencer.

Tu crois que, cette nuit, tu vas leur échapper, hein ?

- Ils sont trop nombreux, Mikey. Des colosses, avec de grosses armes a l'aisselle. De belles limousines Chrysler noires. Des hélicoptères a volonté. Non, non, je serai probablement obligé de prendre mon mal en patience jusqu'a la prochaine consultation.

- Espèce de menteur. Tu as tué ma mère, salopard !

l‚cha Spencer.

- Oh, n'essaie pas de m'effrayer, répondit son père. Je me rappelle cette pièce, il y a seize ans. Tu n'étais qu'un petit chaton, a l'époque, Mikey, et c'est encore ce que tu es aujourd'hui. Sacrée cicatrice que tu as la, bébé. Il t'a fallu combien de temps avant de pouvoir reprendre de la nourriture solide ?

- Je t'ai vu lui taper dessus, près de la piscine.

- Si ça te fait du bien de te confesser, vas-y.

- J'étais descendu a la cuisine pour prendre des cookies, et je l'ai entendue hurler.

- Et tu as eu tes cookies ?

- quand elle est tombée, tu lui as donné un coup de pied dans la tate.

- Ne sois pas ennuyeux, Mikey. Tu n'as jamais été le fils que j'aurais souhaité avoir, mais tu n'avais encore jamais été ennuyeux.

Cet homme était d'un calme inaltérable, parfaitement maatre de lui. Il possédait une aura de puissance impressionnante - mais pas la moindre lueur de folie dans les yeux. S'il avait prononcé une homélie, on e˚t pu le prendre pour un pratre. Et il affirmait ne pas atre fou -

mais maléfique.

Spencer se demanda si c'était vrai.

- Tu sais que tu as une dette envers moi, Mikey. Sans moi, tu n'existerais pas. quoi que tu puisses penser de moi, je suis bel et bien ton père.

- Sans toi, je n'existerais pas, c'est vrai, et ça me conviendrait très bien. Ce serait parfait. Mais sans ma mère, j'aurais pu atre exactement comme toi. C'est envers elle que j'ai une dette. Seulement envers elle. C'est elle qui m'a donné le seul salut que je puisse espérer.

- Oh, Mikey, Mikey, tu ne réussiras pas a me culpabi-liser. Tu veux que je prenne l'air très triste ? D'accord, je vais prendre l'air très triste. Mais ta mère n'était rien pour moi. Seulement un alibi commode, pendant un moment, une façade bien utile, avec de jolis nichons. Seulement elle était trop curieuse. Et quand j'ai été forcé de l'emme-

ner ici, elle a été semblable a toutes les autres - sauf qu'elle s'est révèlée moins excitante que la plupart.

- Eh bien, voila pour elle, dit Spencer en tirant une courte rafale de mitraillette qui propulsa son père en enfer.

Il n'y eut pas de ricochets. Chacune des balles trouva sa cible, et le mort les emporta avec lui en s'effondrant dans une mare du sang le plus noir que Spencer e˚t jamais vu.

Rocky exécuta un bond, surpris en entendant les coups de feu, puis inclina la tate de côté et contempla Steven ackblom, le renifla comme si son odeur avait été différente de tout ce qu'il avait déja senti. Comme Spencer observait son père défunt, il eut conscience du coup d'oeil curieux que lui lançait l'animal. Lequel rejoignit ensuite Ellie près de la porte.

quand il s'en approcha a son tour, l'ancien policier craignit de regarder sa compagne.

- Je me demandais si tu en serais capable, observat-elle. Sinon, j'aurais été obligée de le faire moi-mame et, avec mon bras, le recul m'aurait fait un mal de chien.

Il croisa son regard. Elle ne tentait pas de le réconforter: elle pensait ce qu'elle avait dit.

- «a ne m'a pas plu, déclara-t-il.

- Moi, j'aurais aimé ça.

- Je ne crois pas.

- …normément.

- «a ne m'a pas déplu non plus.

- Pourquoi est-ce que ça t'aurait déplu ? quand on croise un cafard, il faut l'écraser.

- Comment va ton épaule ?

- Ca fait mal a hurler, mais ça ne saigne pas tant que ça. (Elle plia et déplia les doigts de la main droite, fit la grimace.) Je pourrai quand mame taper a deux mains sur le clavier. J'espère seulement que j'irai assez vite.

Tous trois se h‚tèrent de retraverser les catacombes dépeuplées, en direction de la pièce bleue, du vestibule jaune et du monde étrange qui les attendait au-dela.

Roy ne ressentait aucune douleur. En fait, il ne ressentait rien du tout. Ce qui l'aidait énormément a faire le mort. Il craignait que les fugitifs ne l'achèvent s'ils s'apercevaient qu'il était en vie. Spencer Grant, alias Michael ackblom, était indéniablement aussi fou que son père et capable de n'importe quelle atrocité. En conséquence, Roy ferma les yeux et usa de sa paralysie a son avantage.

après l'occasion unique qu'il lui avait offerte, Roy était déçu par l'artiste. Par son inf‚me traatrise.

Mais plus que tout, il était déçu de lui-mame. Il s'était gravement trompé au sujet de Steven ackblom. Le grand talent et la sensibilité qu'il avait perçus n'étaient pas des illusions, mais il s'était persuadé qu'ils représentaient la somme de l'individu. Pas un instant, il n'avait entrevu le côté sombre.

Bien entendu, comme l'avait dit le peintre, il se liait toujours très vite. quelques instants a peine après avoir rencontré quelqu'un, il avait une conscience aiguÎ des souffrances de l'autre. C'était la une de ses vertus, et il n'aurait pas souhaité avoir le coeur plus endurci. Le cal-vaire d'ackblom l'avait profondément ému: un homme d'un tel esprit, d'un tel talent, enfermé dans une cellule pour le restant de ses jours. La compassion l'avait empaché de distinguer toute la vérité.

L'espoir de sortir de cette affaire vivant et de revoir Eve ne le quittait pas. Il n'avait pas le sentiment d'atre en train de mourir. Bien entendu, il ne ressentait pas grand-chose en dessous du cou, voire rien du tout.

La certitude que, s'il mourait, il se joindrait a la grande fate cosmique oa l'attendraient tant d'amis qu'avec une grande tendresse il y avait envoyés, le réconfortait. Il voulait vivre, pour Eve, mais d'une certaine manière, il lui tardait de gagner ce plan de réalité plus élevé oa n'existait qu'un seul sexe, oa tout le monde avait la mame couleur de peau bleue, radieuse, et était d'une parfaite beauté

androgyne, oa nul n'était stupide ni trop intelligent, oa chacun possédait un appartement, une garde-robe et des chaussures identiques - et oa l'on pouvait obtenir a volonté une excellente eau minérale et des fruits frais. Il faudrait lui présenter a nouveau les personnes qu'il avait connues ici-bas, car sous leur apparence bleue générique il ne les reconnaatrait pas. Voila qui pouvait paraatre triste: ne pas voir les gens tels qu'ils avaient été. D'un autre côté, il n'avait nulle envie de passer l'éternité en compagnie de sa très chère maman s'il devait en contempler le cr‚ne défoncé - telle qu'il l'avait laissée juste après l'avoir dépachée dans ce monde meilleur.

Lorsqu'il tenta a nouveau de parler, il se rendit compte que sa voix lui était revenue.

- Vous ates mort, Steven, ou vous faites semblant ?

De l'autre côté de la pièce, effondré contre un mur noir, l'artiste ne répondit pas.

- Je crois qu'ils sont partis et qu'ils ne reviendront pas. alors, si vous faites semblant, vous pouvez arrater.

Pas de réponse.

- Très bien, vous ates passé, et tout ce qui était mauvais en vous a été abandonné ici. Je suis s˚r que vous ates empli de remords, a présent, que vous regrettez de ne pas vous atre montré assez compatissant envers moi. alors, si vous pouviez exercer un peu de votre puissance cosmique, traverser le voile et effectuer un petit miracle afin que je sois a nouveau capable de marcher, je pense que ce serait tout a fait convenable.

La pièce demeura silencieuse.

Roy n'éprouvait toujours aucune sensation en dessous du cou.

- J'espère que je n'aurai pas besoin d'un médium pour attirer votre attention, dit-il encore. Ce ne serait vraiment pas pratique.

Silence. quiétude. Et une froide lumière blanche, en un cône étroit, qui br˚lait au centre des ténèbres environ-nantes.

- Je vais attendre. Je suis s˚r que traverser le voile demande de grands efforts.

Le miracle allait se produire d'un instant a l'autre.

En ouvrant la portière du pick-up, Spencer craignit soudain d'avoir perdu la clef de contact. Elle se trouvait dans la poche de son blouson.

Lorsqu'il s'installa au volant et démarra, Rocky était déja sur la banquette arrière. Ellie sur le siège du passager. Le coussin du motel reposait sur les genoux de la jeune femme, et l'ordinateur portable sur le coussin attendant d'atre mis en route - ce qui fut fait dès que le moteur rugit.

- Ne bouge pas encore, ordonna Ellie.

- On fait une cible idéale, ici.

- Il faut que je retourne dans Godzilla.

- Godzilla ?

- Le système dans lequel j'étais avant qu'on quitte le camion.

- qu'est-ce que c'est ?

- Tant qu'on reste ici, ils vont sans doute se contenter d'observer et d'attendre, mais dès qu'on se mettra en route, ils seront obligés d'agir. Je ne veux pas qu'ils nous foncent dessus avant qu'on soit prats a les recevoir.

- qu'est-ce que c'est, Godzilla ?

- Chut. Il faut que je me concentre.

Spencer contempla les prés et les collines par la vitre latérale. La neige ne luisait pas d'un éclat aussi fort que précédemment, car la lune déclinait. quoique entraané a repérer les surveillances clandestines en milieu urbain ou rural, il ne voyait aucun signe des espions de l'agence.

Pourtant, il les savait présents.

Les doigts d'Ellie couraient sur le clavier. Les touches cliquetaient. Données et diagrammes défilaient sur l'écran.

S'intéressant de nouveau au paysage hivernal, Spencer se rappela les ch‚teaux forts de neige, les tunnels, les pistes de luge tracées avec soin. Et il y avait plus important: en dehors de la topographie de ses vieux terrains de jeux enneigés, il se souvenait de la joie éprouvée quand il se lançait dans ces aventures enfantines. Réminiscences d'une époque innocente. Fantasmes juvéniles. Bonheur.

Mémoire ténue, mais qu'il pourrait peut-atre retrouver avec un peu d'entraanement. Durant très longtemps, il n'avait pu prendre plaisir a se rappeler le moindre détail de son enfance. La nuit de juillet n'avait pas seulement changé sa vie mais également sa perception de ce qu'avait été cette dernière avant le hibou, les rats, le scalpel et le couteau.

Parfois, sa mère l'avait aidé a construire ses ch‚teaux de neige. Il se rappelait qu'en certaines occasions, elle avait fait de la luge avec lui. Ils aimaient particulièrement sortir après le crépuscule. La nuit était tellement fraache le monde tellement mystérieux, en noir et blanc. avec des milliards d'étoiles dans le ciel, on pouvait s'imaginer que la luge était une fusée et qu'on partait vers d'autres planètes.

Il songea a la tombe de sa mère, a Denver, et eut soudain envie de s'y rendre pour la première fois depuis que ses grands-parents l'avaient emmené a San Francisco. Il eut envie de s'asseoir par terre, près d'elle, et de se remémorer leurs nuits de luge sous un milliard d'étoiles, avec son rire a elle qui s'envolait telle de la musique a travers les prés immaculés.

a l'arrière, assis sur le plancher, les pattes sur le siège avant, Rocky tendit le cou pour lui lécher affectueusement le visage.

Spencer se tourna pour lui caresser la tate et le cou.

- Mr Rocky Dog, plus puissant qu'une locomotive, plus rapide qu'une balle de fusil, capable de franchir des gratte-ciel d'un seul bond, terreur des chats et des dober-mans. D'oa sors-tu ça, hein ? (Il gratta le chien derrière l'oreille, puis explora doucement du bout des doigts le cartilage broyé qui lui faisait a jamais pendre l'oreille gauche.) Est-ce que le type qui t'a blessé, autrefois, ressemblait a celui que tu as vu en bas, dans la pièce noire ?

Ou bien, as-tu reconnu une odeur ? Est-ce que tous les méchants ont la mame odeur ? (Rocky jouissait de toute cette attention.) Mr Rocky Dog, le héros velu, mériterait sa propre bande dessinée. allez, montre-nous les crocs, fais-nous peur.

Le chien se contenta de haleter.

- allez, fais voir un peu tout ça, répéta Spencer en grognant et en retroussant lui-mame les lèvres.

L'animal trouva le jeu amusant, découvrit les crocs, et tous deux se retrouvèrent a grogner, nez a nez.

- Prate, annonça Ellie.

- Dieu merci, soupira son compagnon. Je commençais a manquer d'idées d'activités pour éviter de devenir dingue.

- Il faut que tu m'aides a les repérer, annonça-t-elle. Je vais regarder aussi, mais je risque d'en rater.

- C'est Godzilla ? demanda-t-il en désignant l'écran.

- Non. C'est le plateau sur lequel Godzilla et moi allons jouer. Une représentation quadrillée des deux hectares entourant la maison et la grange. Chaque carreau mesure six mètres de côté. J'espère seulement que mes données de base sont assez précises. Je sais que les plans du cadastre ne sont pas justes, loin de la, mais prions qu'ils le soient suffisamment. Tu vois la forme verte ?

C'est la maison. Et ça ? La grange. La, tu as les écuries au bout de l'allée. Le point clignotant, c'est nous. Et la ligne, ici, c'est la route qu'on veut rejoindre.

- Est-ce que c'est basé sur un de tes jeux vidéo ?

- Non, c'est la triste réalité. Et quoi qu'il puisse arriver, Spencer... je t'aime. Je n'imagine rien de mieux que passer le reste de ma vie avec toi. J'espère que ça durera plus de cinq minutes.

Il se préparait a mettre le pick-up en prise. L'expression brute des sentiments de la jeune femme le fit hésiter car il avait envie de l'embrasser, ici mame, tout de suite, pour la première fois, au cas oa ce f˚t aussi la dernière.

Soudain, il se figea et lui lança un regard stupéfait, tandis que la compréhension se faisait jour en lui.

- Godzilla nous observe d'en haut, c'est ça ?

- Oui.

- C'est un satellite ? Et tu l'as piraté ?

- Je conservais ces codes pour un moment oa je me trouverais totalement acculée, sans autre porte de sortie, parce que je n'aurai plus jamais la possibilité de les utili-

ser. quand nous serons sortis d'ici et que j'abandonnerai Godzilla, il sera débranché et reprogrammé.

- qu'est-ce qu'il fait, a part observer ?

- Tu te rappelles les films ?

- Les films de Godzilla ?

- Son souffle ardent, chauffé a blanc ?

- Tu plaisantes ?

- Il a une mauvaise haleine qui fait fondre les chars d'assaut.

- Seigneur.

- C'est maintenant ou jamais, conclut la jeune femme.

- Maintenant, décida-t-il en passant la marche arrière voulant en finir avant d'avoir le temps de se poser d'autres questions.

Il alluma les phares, s'éloigna de la grange a reculons, puis contourna le b‚timent, parcourant en sens inverse le chemin qu'ils avaient pris pour venir.

- Pas trop vite, lui enjoignit-elle. On a intérat a partir sur la pointe des pieds, crois-moi.

Spencer rel‚cha un peu l'accélérateur.

Ils avançaient au ralenti. Dépassaient la grange. La bifurcation de l'allée. La cour, sur leur droite. La piscine.

Un faisceau de lumière blanche éclatante se fixa sur eux. Le projecteur était installé a une fenatre ouverte du premier étage de la maison - a une soixantaine de mètres d'eux, légèrement sur la droite. Lorsqu'il regardait dans cette direction, Spencer se trouvait aveuglé, incapable d'estimer si les tireurs étaient embusqués aux autres fenatres.

Les doigts d'Ellie firent vibrer les touches du clavier.

Jetant un coup d'oeil sur l'écran, l'ancien policier y vit apparaatre une zone jaune représentant une surface d'environ deux mètres de large sur vingt-quatre de long, entre eux et la maison.

La jeune femme appuya sur la touche ENTER.

- Plisse les yeux ! ordonna-t-elle.

- Rocky ! a terre ! cria Spencer au mame moment.

Une incandescence d'un blanc bleuté surgit des étoiles.

Pas aussi fulgurante qu'il s'y était attendu, a peine plus violente que le projecteur, mais infiniment plus étrange que tout ce qu'il avait pu observer - au-dessus du niveau du sol. Le faisceau, doté de limites bien tranchées, semblait moins irradier la lumière que la contenir, gainer un feu nucléaire d'une peau aussi fine que la surface d'un étang. Un ronronnement a faire vibrer les os l'accompagnait- tel du larsen surgi de haut-parleurs colossaux, dans un stade -, ainsi qu'une soudaine turbulence de l'air.

Tandis que la lumière décrivait le parcours qu'avait fixé

Ellie (deux mètres de large, vingt-quatre de long, entre eux et la maison, mais sans s'approcher des uns ni de l'autre), un tumulte similaire au grondement souterrain des rares tremblements de terre qu'avait connus Spencer au fil des ans, mais bien plus puissant, s'éleva. La terre trembla assez fort pour agiter le camion. Dans la zone concernée, la neige et la terre s'enflammèrent, fondirent instantanément, jusqu'a une profondeur qu'il ne pouvait deviner. Le faisceau continua sa progression, et le centre d'un grand sycomore s'évanouit en un éclair. Il ne fit pas que s'enflammer mais disparut littéralement, comme s'il n'avait jamais existé. L'arbre fut converti en lumière et en une chaleur détectable mame a l'intérieur du véhicule avec les vitres relevées, a presque trente mètres de distance. Nombre de branches sectionnées, qui s'étaient trouvées hors des limites bien définies du rayon, s'effondrèrent des deux côtés. Des flammes en jaillissaient au point de rupture. La lame blanc bleu acheva de tracer un chemin flamboyant a travers la cour, jusqu'au bout de la trajectoire prévue par Ellie, décrivant une diagonale entre le pick-up et la maison, empiétant sur un bord du patio, dont elle vaporisa le béton - puis elle s'éteignit d'un seul coup.

Une surface large de deux mètres et longue de vingt-quatre luisait d'un éclat blanc, telle une coulée de lave tout juste sortie du cratère, au sommet d'un volcan. Le magma bouillonnait au sein de sa tranchée. Des bulles se créaient a sa surface, puis crevaient, tandis que des nuées d'étincelles rouges et blanches jaillissaient dans l'air, et que sa luminosité colorait de rouge orangé la neige alentour, atteignant mame le camion.

Durant toute la manoeuvre, s'ils n'avaient pas été trop abasourdis pour parler, il aurait fallu hurler pour s'entendre. a présent, le silence paraissait aussi profond que celui du vide spatial.

Dans la maison, les serviteurs de l'agence éteignirent leur projecteur.

- Repars, enjoignit Ellie, tendue.

Spencer n'avait pas réalisé qu'il s'était totalement arraté.

Ils redémarrèrent. Doucement. Traversant avec précaution la cage aux lions. Doucement. L'ancien policier se risqua a accélérer un peu, parce qu'en cet instant précis les lions devaient avoir une trouille de tous les diables.

- Dieu bénisse l'amérique, dit-il d'une voix tremblante.

- Oh, Godzilla n'est pas des nôtres.

- ah, non ?

- Il est japonais.

- Les Japonais disposent d'un satellite équipé d'un rayon de la mort ?

- Technologie laser améliorée. Et ils ont huit satellites dans le système.

- Je les croyais trop occupés a concevoir de meilleures télévisions.

La jeune femme s'activait a nouveau sur le clavier, se préparant au pire.

- Merde. J'ai une crampe a la main droite.

Spencer constata qu'elle avait désigné la maison comme nouvelle cible.

- Les Etats-Unis disposent de quelque chose de similaire, reprit-elle, mais je n'ai pas les codes qui me permettraient d'y accéder. Nos imbéciles a nous appellent ça le Marteau de l'Hyper-Espace, ce qui n'a aucun sens. C'est juste le nom d'un jeu vidéo qu'ils ont bien aimé.

- C'est toi qui l'avait conçu, ce jeu ?

- a dire vrai, oui.

- Et on en trouve dans les magasins ?

- Oui.

- J'en ai vu un, une fois.

Ils étaient en train de dépasser la maison. Sans mame regarder vers les fenatres. Il ne fallait pas tenter le diable.

- Et tu peux commander a un satellite japonais secret ?

- Gr‚ce au DOD, répondit-elle.

- Le ministère de la Défense ?

- Les Japonais ne sont pas au courant, mais le DOD

peut prendre le contrôle de Godzilla quand il le désire. Je ne fais que me servir de portes déja en place.

Spencer se rappela une chose qu'elle lui avait dite dans le désert, la veille, lorsqu'il avait exprimé son scepticisme quant a la possibilité d'une surveillance satellite. Il la lui cita:

- Tu serais surpris d'apprendre tout ce qu'il y a, la-haut. " Surpris " n'est mame pas le mot.

- Les Israéliens ont leur propre système.

- Les Israéliens ?

- Eh oui, la petite IsraÎl. Elle m'inquiète moins que tous les autres qui en disposent. Les Chinois. Imagine un peu. Peut-atre les Français. Plus question de faire des plaisanteries sur les chauffeurs de taxi parisiens. Dieu seul sait qui d'autre encore en est équipé.

Ils avaient presque dépassé la maison.

Un petit trou rond perfora la vitre latérale, derrière Ellie, alors mame que la détonation résonnait dans la nuit.

Spencer sentit un impact faire vibrer son siège. La vélocité de la balle était telle que le verre Securit se fendilla légèrement mais n'explosa pas. Dieu merci, Rocky aboyait énergiquement plutôt que de gémir comme un malheureux.

- Bande de cons, l‚cha Ellie en appuyant a nouveau sur ENTER.

Surgissant du vide spatial, une nouvelle colonne de lumière blanc bleu s'abattit sur la ferme victorienne, en vaporisant instantanément un cylindre de deux mètres de diamètre. Le reste du b‚timent explosa. Des flammes emplirent la nuit. S'il restait des survivants dans la maison qui s'effondrait, ils seraient obligés de sortir trop vite pour se préoccuper de leurs armes et tirer a nouveau sur le pick-up.

Ellie était secouée.

- Je ne pouvais pas prendre le risque qu'ils touchent le relai-satellite, derrière nous. Si jamais ça arrivait, on serait dans une merde noire.

- Les Russes ont aussi un truc comme ça ?

- Et mame d'autres, encore plus bizarres.

- Plus bizarres ?

- C'est pourquoi tout le monde, ou presque, veut désespérément obtenir sa propre version de Godzilla. Tu as entendu parler d'un certain Zhirinovsky ?

- Le politicien russe ?

La jeune femme se pencha a nouveau sur l'ordinateur, tapant d'autres instructions.

- Toute sa bande - qui continuera d'exister mame après sa mort - est constituée de communistes a l'ancienne mode qui veulent régenter le monde. Sauf que, cette fois, ils sont décidés a le faire sauter s'ils ne par-viennent pas a leurs fins. Plus de défaites gracieuses. Et si on est assez malin pour annihiler la faction de Zhirinovsky, il y aura toujours un malade du pouvoir, quelque part, pour se targuer d'atre un politicien.

a quarante mètres d'eux, sur la droite, une Ford Bronco sortit de sa cachette, un bouquet d'arbres et de buissons. Elle s'arrata en travers de l'allée, leur bloquant le chemin.

Spencer immobilisa le pick-up.

Le chauffeur de la Bronco demeura au volant, mais deux hommes armés de fusils a longue portée jaillirent de la banquette arrière et s'agenouillèrent en position de tir.

Ils levèrent leurs armes.

- Baisse-toi ! ordonna Spencer, poussant la tate d'Ellie sous le niveau des vitres, tandis que lui-mame se laissait glisser le long de son siège.

- Non ? fit-elle, incrédule.

-Eh si.

- Ils bloquent l'allée ?

- Deux tireurs d'élite et une Bronco.

- Mais ils n'ont pas encore compris ?

- Couché, Rocky ! ordonna Spencer.

Le chien était a nouveau debout, les pattes sur le siège avant, hochant la tate avec enthousiasme.

- Rocky, couché ! l‚cha sèchement son maatre.

L'animal gémit, vexé, mais se laissa tomber sur le plancher.

- a quelle distance sont-ils ? interrogea Ellie.

Spencer risqua un bref coup d'oeil puis se baissa a nouveau. Une balle ricocha sur le montant du pare-brise sans le faire exploser.

- Dans les quarante mètres.

La jeune femme tapa sur le clavier. Sur l'écran, une ligne jaune apparut a droite du chemin. Longue de douze mètres, elle s'étendait vers la Bronco en terrain découvert mais s'arratait a un ou deux mètres de l'allée.

- Je ne veux pas toucher la route, expliqua Ellie. Si on essaie de franchir de la terre en fusion, les pneus vont se dissoudre.

- Je peux appuyer sur ENTER ? demanda son compagnon.

- Je t'en prie.

Il le fit et se redressa a nouveau, plissant les yeux, tandis que le souffle de Godzilla jaillissait une fois de plus dans la nuit, dévorant le sol. La terre trembla. Un tonnerre apocalyptique s'éleva sous le pick-up, comme si la planète avait été en train de tomber en morceaux. L'air nocturne s'emplit d'un ronflement assourdissant et l'im-pitoyable faisceau décrivit la trajectoire qu'on lui avait assignée.

avant que Godzilla n'e˚t changé la terre en magma bouillonnant sur seulement la moitié des douze mètres, les deux tireurs d'élite l‚chèrent leurs armes et bondirent vers leur véhicule. Tandis qu'ils s'accrochaient aux flancs de la Bronco, le conducteur démarra, quitta l'allée, traversa a toute vitesse un pré gelé, défonça une barrière blanche en bois, franchit un paddock, démolit une nouvelle clôture et dépassa la première des écuries. quand Godzilla s'arrata au bord du chemin, que la nuit redevint soudain sombre et paisible, le véhicule roulait toujours, se fondant rapidement dans l'obscurité, comme si le conducteur avait décidÎ de continuer a travers champs jusqu'a la panne d'essence.

Spencer rejoignit la route du comté. Il s'arrata, regarda des deux côtés. Pas la moindre circulation. Tournant a droite, il prit la direction de Denver.

Durant plusieurs kilomètres, ni lui ni la jeune femme n'ouvrirent la bouche.

Rocky, debout, les pattes sur le siège avant, contemplait la route. Depuis deux ans que Spencer le connaissait, il n'avait jamais aimé regarder en arrière.

Ellie avait une main pressée sur sa blessure. L'ancien policier espérait que ses amis de Denver pourraient lui fournir une assistance médicale. Les médicaments qu'elle avait extorqués, par ordinateur, a divers laboratoires phar-maceutiques, avaient été perdus avec la Range Rover.

- On ferait mieux de s'arrater a Copper Mountain pour trouver un autre véhicule, dit-elle enfin. Celui-la est trop reconnaissable.

- D'accord.

Elle éteignit l'ordinateur. Le débrancha.

Les montagnes étaient couvertes de sombres conifères et de neige p‚le.

La lune se couchait derrière le camion. Le ciel nocturne, devant eux, resplendissait d'étoiles.

Eve Jarnmer détestait Washington D.C. au mois d'ao˚t.

En fait, elle détestait Washington en toute saison avec une égale passion. Certes, la ville connaissait une courte période agréable, quand les cerisiers étaient en fleurs, le reste de l'année, elle était lamentable. Humide, surpeu-plée, bruyante, sale, infestée de criminels. Emplie de politiciens ennuyeux, cupides et bates, dont les idéaux se situaient dans le slip ou dans les poches. C'était une capitale absolument inadéquate et, parfois, Eve ravait de déplacer le gouvernement, lorsque le moment serait venu.

Peut-atre a Las Vegas.

Pour rouler dans la chaleur accablante du mois d'ao˚t, elle avait réglé quasiment au maximum l'air conditionné

de son Town Car Chrysler, dont les ventilateurs fonctionnaient a plein régime. Un air glacial fouettait son visage et son corps, remontait sous sa jupe, mais elle avait encore chaud. Une partie de cette chaleur bien entendu n'avait rien a voir avec l'été: elle était teilement excitée qu'elle aurait pu remporter un concours de moiteur contre une éponge.

Elle détestait presque autant la Chrysler que Washington. avec son argent et sa position sociale, elle aurait d˚

conduire une Mercedes - sinon une Rolls-Royce. Toutefois, en tant que femme de politicien, elle devait se soucier des apparences - au moins pendant encore un certain temps. Se déplacer au volant d'une voiture étrangère aurait été mal vu.

Dix-huit mois s'étaient écoulés depuis qu'Eve avait rencontré Roy Miro et appris la véritable nature de son destin. Depuis seize mois, elle était l'épouse du très admiré sénateur E. Jackson Haynes, qui brandirait l'éten-dard de son parti lors des élections présidentielles, l'année suivante. Il ne s'agissait pas la de spéculation. Tout était déja arrangé: ses rivaux échoueraient d'une manière ou d'une autre aux primaires, le laissant seul - géant sur la scène du monde.

Personnellement, elle n'avait que mépris pour E. Jackson Haynes et refusait de le laisser la toucher, hormis en public. Il avait mame d˚ mémoriser plusieurs pages de règles définissant dans quelles limites il pouvait alors l'étreindre affectueusement, l'embrasser sur la joue et lui prendre les mains. Les enregistrements qu'elle détenait de lui en train de se livrer a l'acte sexuel avec divers enfants des deux sexes, ‚gés de moins de douze ans, dans sa gar-

çonnière de Las Vegas, avaient assuré l'acceptation rapide de la proposition de mariage et des termes stricts auxquels obéiraient leurs relations.

Jackson ne se plaignait ni trop souvent ni trop fort de cet arrangement. Devenir président lui tenait a coeur, et sans la série d'enregistrements que possédait Eve, incri-minant tous ses rivaux politiques sérieux, il n'aurait pas la moindre chance d'approcher de la Maison Blanche.

Durant un certain temps, la jeune femme s'était demandé si certains des politiciens et autres individus haut placés dont elle avait encouru l'inimitié ne seraient pas trop bates pour comprendre qu'ils ne pouvaient s'échapper des boates dans lesquelles elle les avait enfermés. S'ils l'assassinaient, ils se trouveraient tous enlisés dans la série de scandales politiques la plus longue et la plus répugnante de toute l'histoire. Il n'y aurait d'ailleurs pas que des scandales. Une bonne partie de ces serviteurs du peuple avaient commis des crimes assez atroces pour provoquer des émeutes, mame si des agents fédéraux descendaient dans la rue avec des mitraillettes.

Certains des pires crétins n'avaient pas été immédiatement persuadés qu'elle avait dissimulé des copies de ses enregistrements dans le monde entier et que le contenu de ces disques compacts serait diffusé sur les ondes quelques minutes après sa mort, émis par des sources multiples - le plus souvent automatisées. Les derniers, pourtant, s'étaient rendus a la raison lorsqu'elle avait pris le contrôle de leurs téléviseurs gr‚ce au satellite et au c‚ble - dont elle avait déconnecté les autres clients - et leur avait passé a tous des fragments de leurs crimes. Installés dans leur propre chambre a coucher, dans leur bureau, ils avaient écouté avec stupéfaction, craignant qu'elle ne f˚t en train de faire profiter le monde entier de ces documents.

L'informatique était une invention merveilleuse.

Une bonne partie desdits crétins s'étaient trouvés en compagnie de leur épouse ou de leur maatresse quand ces programmes inattendus et fort personnels avaient remplacé les émissions de télévision. Dans la plupart des cas, leur compagne était aussi coupable ou assoiffée de pouvoir qu'eux-mames et disposée a se taire. Toutefois, un sénateur influent et un membre du cabinet du président étaient mariés a des femmes a la moralité étrange, qui avaient refusé de garder secret ce qu'elles venaient d'apprendre. avant que ne pussent commencer procédures de divorce et révélations publiques, elles avaient toutes deux été abattues, la mame nuit, devant des distributeurs automatiques de billets. a la suite de cette tragédie, le dra-peau national avait été amené pour vingt-quatre heures dans tous les b‚timents gouvernementaux du pays - et un projet de loi demandant l'affichage de mises en garde sur les distributeurs automatiques avait été déposé au Congrès.

Eve poussa l'air conditionné au maximum. Songer a l'expression de ces femmes lorsqu'elle leur avait braqué

son pistolet sur la tate l'excitait de plus belle.

Elle se trouvait encore a trois kilomètres de Cloverfield, et la circulation était terrible. Elle avait envie de klaxonner, d'adresser un doigt levé aux insupportables demeurés qui provoquaient les embouteillages aux carrefours, mais elle devait demeurer discrète. La future première dame des …tats-Unis ne pouvait se permettre de faire des bras d'honneur. En outre, elle avait appris de Roy que la colère était une faiblesse. La colère devait atre maatrisée, changée en l'unique émotion noble: la compassion. Les mauvais conducteurs ne bloquaient pas la circulation par plaisir: ils ne possédaient tout simplement pas l'intelligence nécessaire pour conduire mieux.

Leur vie était probablement très triste, de bien des manières. Ils ne méritaient pas d'atre insultés mais envoyés avec compassion dans un monde meilleur, dès que ce soulagement pourrait leur atre octroyé dans un lieu écarté.

Eve envisagea de noter leurs numéros d'immatriculation, afin de retrouver ultérieurement certaines de ces pauvres ‚mes et de leur faire cet incomparable présent.

Elle était hélas trop pressée pour se montrer aussi compatissante qu'elle aurait voulu.

Elle br˚lait d'arriver a Cloverfield afin de partager la bonne nouvelle de la générosité de son père. Gr‚ce a une chaane complexe de trusts internationaux et de corporations diverses, son père - Thomas Summerton, premier adjoint du ministre de la Justice des …tats-Unis - avait transféré a son nom trois cents millions de dollars en actions, ce qui lui procurait autant de liberté que les enregistrements réalisés deux ans durant, dans son bunker de Las Vegas infesté par les araignées.

La chose la plus intelligente qu'elle e˚t jamais faite, dans une vie emplie de fines manoeuvres avait été de ne pas pressurer son père naguère, lorsqu'elle avait pour la première fois gagné un ascendant sur lui. au lieu de cela, elle lui avait demandé un poste au sein de l'agence. Il s'était imaginé qu'elle désirait travailler dans le bunker parce que la t‚che était aisée: rien a faire, sinon gagner cent mille dollars par an en restant assise a lire des magazines. Il avait commis l'erreur de la prendre pour une petite arriviste dépourvue de matière grise.

Certains hommes ne cessaient jamais de penser avec leur slip sans rien comprendre. Tom Summerton était de ceux-la.

Il y avait fort longtemps, quand la mère d'Eve était sa maatresse, il aurait été bien inspiré de la mieux traiter.

Lorsqu'elle était tombée enceinte et avait refusé d'avor-ter, il l'avait abandonnée comme une malpropre. a l'époque, papa était un jeune homme déja riche, héritier d'une fortune encore plus grande - et bien qu'il n'e˚t pas beaucoup de pouvoir politique, il possédait de grandes ambitions. Il aurait pu se permettre de traiter sa mère correctement. Lorsqu'elle l'avait menacé de tout révéler publiquement et de ruiner sa carrière, il lui avait dépaché

deux gorilles pour la tabasser, et elle avait failli faire une fausse couche. Par la suite, la pauvre femme était demeurée amère et terrifiée jusqu'au jour de sa mort.

Papa avait pensé avec son slip lorsqu'il avait été assez stupide pour entretenir une maitresse de quinze ans.

Ensuite, il avait pensé avec ses poches, alors qu'il e˚t d˚

se servir de sa tate ou de son coeur.

Il pensait a nouveau avec son slip lorsqu'il s'était laissé

séduire par Eve - quoique, naturellement, il ne l'e˚t jamais vue auparavant et e˚t ignoré qu'elle était sa fille.

a ce moment-la il avait oublié cette pauvre maman, comme s'il ne s'Îtait agi que d'une aventure d'une nuit, alors qu'il l'avait sautée pendant deux ans avant de la laisser tomber. Et sa mère existait a peine dans ses souvenirs, la possibilité d'avoir engendré un enfant s'était totalement effacée de son ardoise mentale.

Eve ne l'avait pas simplement séduit: elle l'avait réduit a un état de concupiscence bestiale qui avait fait de lui en quelques semaines la plus facile des cibles. Lorsqu'elle lui avait enfin suggéré un petit jeu de rôles fantasmatique au cours duquel il ferait semblant d'atre un père abusant de sa fille, cela l'avait excité au plus haut point. La résistance feinte et les appels au viol de la jeune femme l'avaient tellement enthousiasmé qu'il avait réalisé des prouesses d'endurance. Lesquelles étaient préservées sur des cassettes vidéo a haute résolution, sous quatre angles différents, et enregistrées sur le meilleur matériel hi-fi.

Elle avait conservé un peu de son sperme pour faire réaliser une comparaison génétique avec un échantillon de son propre sang, afin de le convaincre qu'elle était bel et bien son enfant chérie. Le film de leur jeu de rôles serait sans le moindre doute considéré par les autorités comme un authentique viol incestueux.

Lorsqu'il s'était vu offrir ce paquet cadeau, pour une fois dans sa vie, Thomas Summerton avait pensé avec son cerveau. Convaincu que tuer Eve ne le sauverait pas, il avait accepté de payer ce qu'il fallait pour acheter son silence. quand au lieu d'une grosse somme, elle lui avait demandé un travail s˚r et bien payé pour le gouvernement, il avait été surpris - mais ravi. Il l'avait été bien moins lorsqu'elle avait voulu en apprendre plus sur l'agence et les activités secrètes dont il s'était une ou deux fois vanté au lit. après quelques jours difficiles, toutefois, il avait compris que la sagesse commandait de la faire entrer dans les replis de son organisation.

- Tu es une rusée petite salope, avait-il dit lorsqu'ils avaient scellé leur accord, tout en lui entourant les épaules d'un bras avec une affection non feinte.

après lui avoir procuré cet emploi, il avait été déçu d'apprendre qu'ils ne continueraient pas a coucher ensemble, mais le temps l'avait consolé de cette perte. Il considérait réellement " rusée " comme le terme la définissant le mieux. Il n'avait réalisé avec quel talent elle utilisait son poste dans le bunker a ses propres fins qu'en apprenant qu'elle avait épousé E. Jackson Haynes au bout d'une cour éclair de deux jours, et réussi a mettre dans sa poche la plupart des politiciens importants de la ville.

C'était alors qu'elle était revenue le voir afin d'entamer les discussions concernant son héritage: il avait compris que " rusée " n'était peut-atre pas un mot assez fort pour la décrire.

Eve atteignit le bout de la route d'accès a Cloverfield et se gara le long d'un trottoir rouge, près de la porte d'entrée, devant un panneau annonçant STaTIONNEMENT INTERDIT EN PERMaNENCE. Elle posa une des cartes de membre du Congrès de Jackson sur le tableau de bord, jouit encore quelques instants de l'air glacial de la Chrysler, puis sortit dans la chaleur et l'humidité du mois d'ao˚t.

Cloverfield - tout de colonnades blanches et de murs orgueilleux - était l'une des meilleures institutions de sa catégorie dans tous les …tats-Unis. Un portier en livrée accueillit la jeune femme. Le concierge qui trônait a la réception, dans le hall, était un gentleman anglais très distingué, Danfield, mais elle ignorait s'il s'agissait la de son patronyme ou de son prénom.

Lorsqu'il lui eut fait signer le registre et qu'ils eurent échangé quelques propos badins, Eve suivit son chemin habituel a travers les halls silencieux. Les toiles de célèbres artistes des siècles précédents paraient les murs, complétés par d'antiques tapis persans sur un plancher en acajou sombre, poli au point d'en paraitre liquide.

quand elle pénétra dans la suite de Roy, elle trouva le cher homme en train de prendre de l'exercice, s'essayant a la marche avec un appareil prévu a cet effet. Gr‚ce a l'attention des meilleurs spécialistes et thérapeutes du monde entier, il avait retrouvé le complet usage de ses bras. Il semblait de plus en plus certain de pouvoir marcher seul d'ici quelques mois - quoique non sans boiter.

La jeune femme lui donna un baiser sec sur la joue. Il lui en rendit un autre, encore plus sec.

- Vous ates plus belle a chacune de vos visites, déclara-t-il.

- Les hommes se retournent encore sur mon passage, admit-elle, mais plus tout a fait comme avant, depuis que je suis obligée de porter ce genre de vatements.

La future première dame des …tats-Unis ne pouvait s'habiller comme une ancienne danseuse de Las Vegas heureuse d'affoler les libidos. a présent, elle portait mame un soutien-gorge qui lui séparait et lui aplatissait les seins, afin de paraitre moins généreusement pourvue qu'elle ne l'était.

De toute manière, elle n'avait jamais été danseuse, et son nom de jeune fille n'était pas Jammer, mais Lincoln, comme abraham. Elle avait fréquenté les écoles de cinq

…tats différents et d'allemagne de l'Ouest, car son père, militaire de carrière, était sans cesse transféré de base en base. après avoir obtenu un diplôme a la Sorbonne, elle avait passé quelques années au royaume de Tonga, dans le Pacifique Sud, en tant qu'institutrice. Du moins, était-ce la ce que révéleraient toutes les archives, mame au journaliste le plus industrieux, armé de l'ordinateur le plus puissant et de l'esprit le plus avisé.

Roy et elle prirent place côte a côte sur un canapé. Des théières emplies de thé chaud, un assortiment de p‚tisseries, de la crème fraache et de la confiture reposaient sur une charmante table basse Chippendale.

Tandis qu'ils grignotaient et sirotaient leur tasse, elle évoqua les trois cents millions que lui avait abandonnés son père. Roy en fut si heureux pour elle qu'il en eut les larmes aux yeux. Il était réellement adorable.

Ils parlèrent d'avenir.

Ils ne pourraient atre a nouveau ensemble chaque nuit, sans subterfuge, qu'a une date déplorablement éloignée.

E. Jackson Haynes deviendrait président le 20 janvier, d'ici dix-sept mois. quoiqu'il ignor‚t ce détail, le vice-président et lui seraient assassinés l'année suivante. avec l'approbation des spécialistes de la Constitution et sur le conseil de la Cour suprame des …tats-Unis, les deux chambres du Congrès prendraient la décision sans précédent de demander une élection anticipée. Eve Marie Lincoln Haynes, veuve du martyr, se présenterait, serait élue a une majorité écrasante et entamerait son premier mandat.

- Un an plus tard, je pense que j'aurai suffisamment porté le deuil, dit-elle a Roy. Vous croyez qu'un an suffira ?

- Ce sera plus que convenable. Particulièrement compte tenu du fait que le public vous adorera et voudra votre bonheur.

- Ensuite, je pourrai épouser l'héroique agent du FBI qui a traqué et abattu ce maniaque évadé, Steven ackblom.

- Encore quatre ans avant que nous ne soyons heureux ensemble, nota Roy. Ce n'est pas si long, vraiment. Je vous promets de vous rendre heureuse, Eve, et de faire honneur a ma position de premier gentleman.

- Je le sais, chéri, dit-elle.

- Et a partir de la, quiconque n'aimera pas ce que vous ferez...

- ... se verra traiter avec la plus grande des compassions.

- Exactement.

- alors, ne parlons plus du temps qu'il nous reste a attendre. Discutons encore de vos merveilleuses idées.

Faisons des projets.

Durant un long moment, ils parlèrent des uniformes des nombreuses organisations fédérales nouvelles qu'ils souhaitaient créer, se demandant particulièrement si des boutons-pressions et des fermetures a glissière métalliques ne seraient pas plus esthétiques que les tradition-nels boutons en os.

Sous le soleil ardent, de jeunes hommes musclés et des légions de superbes jeunes femmes en bikinis des plus échancrés se gorgeaient d'ultraviolets, allongés sur leurs serviettes. Des enfants b‚tissaient des ch‚teaux de sable.

Des retraités assis sous des parasols et portant des chapeaux de paille se gorgeaient d'ombre. Tous vivaient dans la bienheureuse ignorance des yeux dans le ciel et de la possibilité d'atre instantanément vaporisés par le caprice de politiciens de diverses nationalités - voire par un petit génie de l'informatique dément, vivant dans un fantasme cyberpunk a Cleveland, a Londres, au Cap ou a Pitts-burgh.

Tandis qu'il marchait sur la plage, au bord des premières vagues, avec, a sa droite, de gigantesques hôtels agglutinés, il se caressa légèrement le visage. Sa barbe le démangeait. Il l'avait depuis six mois, et elle n'était nullement broussailleuse, mais au contraire douce et bien taillée. Ellie ne cessait de répéter qu'elle le rendait encore plus séduisant. Pourtant, en cette chaude journée d'ao˚t, a Miami Beach, elle le démangeait comme s'il avait eu des puces et il aurait donné cher pour se raser.

En outre, il aimait l'aspect de son visage glabre. Durant les dix-huit mois qui avaient suivi l'attaque du ranch de Vail par Godzilla, un excellent chirurgien esthétique du secteur privé britannique avait réalisé trois opérations successives sur sa cicatrice, qui était maintenant réduite a une simple ligne, quasiment invisible - mame lorsqu'il était bronzé. quelques retouches avaient aussi été apportées a son nez et a son menton.

Il utilisait des dizaines de noms, a présent, mais ni Spencer Grant, ni Michael ackblom n'en faisaient partie.

Ses amis les plus intimes, au sein de la résistance, le connaissaient sous celui de Phil Richards. Ellie, elle, avait choisi de conserver son prénom et adopté Richards comme patronyme. Rocky répondait aussi bien au nom de

" Killer " qu'a celui qu'il portait auparavant.

Phil tourna le dos a l'océan, se fraya un chemin entre les amateurs de bains de soleil, et pénétra dans le parc superbement entretenu d'un des hôtels les plus récents.

En sandales, short blanc et chemise hawaienne flamboyante, il ressemblait a d'innombrables autres touristes.

La piscine de l'établissement était plus vaste qu'un terrain de football et aussi biscornue qu'un lagon tropical.

Périmètre de roche afificielle. Iles de roche artificielle au milieu. Une cascade a deux niveaux se déversait a l'une de ses extrémités bordées de palmiers.

Dans une grotte située derrière ces chutes se trouvait le bar - un pavillon de style polynésien, entouré de bam-bous, de feuilles de palmes séchées et de gros coquillages

- accessible a pied ou a la nage. Les serveuses portaient des tongs, des jupes portefeuille faites d'un tissu imprimé

d'orchidées colorées et des hauts de bikinis assortis. Chacune avait une fleur fraiche dans les cheveux.

La famille Padrakian - Bob, Jean et leur fils de huit ans, Mark - était assise a une petite table, près du fond de la grotte. Bob buvait un cuba libre, Mark un Canada Dry, tandis que Jean déchirait nerveusement une serviette en papier en se mordant la lèvre inférieure.

Phil s'approcha d'eux et surprit Jean - pour qui il était un parfait inconnu - en s'exclamant: " Salut, Sally, tu as une mine d'enfer ! ", en l'étreignant et en l'embrassant sur la joue. Il ébouriffa les cheveux de Mark: " Comment ça va, Pete ? Tout a l'heure, je t'emmène faire de la plongée. qu'est-ce que tu en dis ? " Tout en serrant vigoureu-sement la main de Bob, il déclara: " Tu devrais surveiller ton tour de taille, vieux, sinon tu vas finir par ressembler a Oncle Morty. " Puis il s'assit en leur compagnie et ajouta doucement: " Les faisans et les dragons. "

quelques minutes plus tard, lorsqu'il eut achevé un pina colad et étudié a la dérobée les autres clients du bar pour s'assurer qu'aucun ne s'intéressait de trop près aux Padrakian, Phil paya toutes les consommations en liquide. Il fit entrer ses compagnons dans l'hôtel, sans cesser de bavarder au sujet d'imaginaires cousins communs. Leur fit traverser le hall glacial. Puis franchir une porte cochère, derrière laquelle ils retrouvèrent la chaleur et l'humidité. D'après lui, nul ne les suivait ni ne les surveillait.

Les Padrakian avaient fort bien suivi les instructions reçues au téléphone. Ils étaient vatus comme des touristes du New Jersey a la recherche de soleil, quoique Bob pouss‚t la chose un peu trop loin en portant mocassins et chaussettes noires avec son bermuda.

Un car touristique, avec de grandes vitres latérales, s'approcha de l'hôtel et s'arrata devant eux, sous la porte cochère. Pour le moment, les enseignes magnétiques posées sur chacune des portières avant proclamaient: LES

aVENTURES aqUaTIqUES DU CaPITaINE BaRBE-NOIRE. En dessous, outre le dessin d'un pirate souriant, des lettres plus fines expliquaient: ITIN…RaIRES GUID…S, LOCaTION DE

PLaNCHES a VOILE, SKI NaUTIqUE, PECHE SOUS-MaRINE.

Le conducteur descendit et contourna le véhicule par l'avant pour leur en ouvrir la portière coulissante. Il portait une chemise en lin blanc, froissée avec go˚t, un léger pantalon de coutil et des chaussures de toile rose vif, aux lacets verts. Mame avec ses dreadlocks'et sa boucle d'oreille en argent, il réussissait a paraitre aussi intellectuel et aussi digne qu'il l'avait jamais été en costume trois-pièces ou en uniforme de capitaine, a l'époque oa Phil servait sous ses ordres dans la division ouest de la police de Los angeles. Sa peau d'un noir de jais semblait encore plus sombre et plus luisante dans la chaleur tropicale de Miami que sur la côte ouest.

Les Padrakian grimpèrent a l'arrière du car. Phil s'assit a l'avant, avec le conducteur - que ses amis connaissaient a présent sous le nom de Ronald - Ron - Truman.

- Super, les chaussures, dit Phil.

- Ce sont mes filles qui les ont choisies.

- Ouais, mais elles te plaisent.

- Je ne peux pas le nier. Elles sont très chouettes.

- On aurait dit que tu dansais, quand tu as contourné le car, pour bien les montrer.

Ron eut un large sourire en s'éloignant de l'hôtel.

- Vous, les Blancs, vous enviez toujours notre démarche.

Il s'exprimait avec un accent anglais tellement convaincant que Phil n'avait qu'a fermer les yeux pour voir Big Ben. Tandis qu'il travaillait a perdre ses intonations antillaises, il s'était découvert un talent pour les accents et les dialectes qui avait fait de lui l'homme aux mille voix de la résistance.

- Je dois vous avouer que nous avons une trouille de tous les diables, déclara Bob, derrière eux.

- Tout va bien, a présent, répondit Phil en se détournant pour sourire aux trois réfugiés.

- Personne ne nous suit, a moins que ce ne soit d'en haut, ajouta Ron, mame si les Padrakian ne savaient probablement pas de quoi il parlait. Et ce n'est pas très probable.

- Je veux dire que nous savons mame pas qui diable vous pouvez bien atre, reprit le père de famille.

- Nous sommes vos amis, lui assura Phil. En fait, si tout se passe pour vous comme pour moi ou pour Ron et sa famille, nous allons mame atre les meilleurs amis que vous ayez jamais eus.

- Plus que des amis, vraiment, insista son compagnon.

De la famille.

Bob et Jean paraissaient sceptiques, effrayés. Mark était assez jeune pour ne pas s'inquiéter.

- Restez tranquilles un moment et ne vous inquiétez de rien, leur enjoignit Phil. On vous expliquera tout très bientôt.

Ils se garèrent devant un gigantesque centre commercial, dans lequel ils pénétrèrent. Passant devant des dizaines de boutiques, ils gagnèrent une des allées les moins fréquentées, franchirent une porte oa figuraient les symboles internationaux des toilettes et du téléphone, et se retrouvèrent dans un long couloir. Ils dépassèrent les cabines et les W.-C. publics. au bout du corridor, un escalier descendait jusqu'a une des grandes pièces communes du centre commercial, oa les boutiques trop petites pour disposer d'un quai de débarquement personnel recevaient leurs marchandises. Deux des quatre portes escamotables étaient ouvertes, et des véhicules de livraison s'étaient insérés a reculons dans les passages. Trois employés en uniforme d'une épicerie fine vendant fromages, viandes séchées et produits divers se h‚taient de décharger le camion arraté sur la baie numéro quatre, entassant des cartons sur des diables qu'ils roulaient jusqu'a un monte-charge. Ils n'accordèrent pas la moindre attention a Phil, a Ron et aux Padrakian. Une bonne partie des caisses portaient la mention P…rissabLE, CONSERVER

aU frais.et ils n'avaient pas de temps a perdre.

a l'arrière de l'autre camion, celui de la baie numéro un - un petit modèle, comparé au dix-huit roues de la porte quatre -, le chauffeur apparut dans l'obscurité du compartiment réservé a la cargaison, long de cinq mètres.

Il sauta a terre alors que les arrivants approchaient. Ils grimpèrent a l'intérieur, comme si partir en promenade a l'intérieur d'un véhicule de marchandises n'avait rien eu de remarquable. Le routier referma les portes derrière eux, et quelques instants plus tard, ils étaient sur la route.

Le camion ne recelait que des blocs de mousse du type qu'utilisent les déménageurs, sur lesquels ils s'assirent, dans le noir absolu. En raison du bruit du moteur et des vibrations sourdes des parois de métal autour d'eux, il leur était impossible de discuter.

Vingt minutes plus tard, le véhicule s'arrata. Le contact fut coupé. au bout de cinq minutes supplémentaires, les portes arrière s'ouvrirent et le chauffeur apparut dans un soleil éblouissant.

- Il n'y a personne en vue. Dépachez-vous.

Ils mirent pied a terre a l'angle du parking d'une plage publique. Le soleil faisait étinceler les pare-brise et les chromes des voitures en stationnement. Des mouettes blanches évoluaient dans le ciel. L'odeur de l'eau salée montait aux narines de Phil.

- On est presque arrivé, déclara-t-il aux Padrakian.

Le terrain de camping ne se trouvait qu'a environ quatre cents mètres de l'endroit oa ils quittèrent le camion. Le mobile home Road King noir et blanc était de grande taille, mais de nombreux autres, tout aussi gros, étaient garés près des bornes des installations communes, entre les palmiers.

Les arbres frissonnaient paresseusement dans la brise humide. a cent mètres de la, au bord des vagues, deux pélicans évoluaient d'avant en arrière au milieu de l'écume. Leur démarche saccadée évoquait une antique danse égyptienne.

a l'intérieur du Road King, trois personnes, dont Ellie, travaillaient devant des terminaux d'ordinateurs, dans le salon; elle se leva en souriant pour recevoir l'étreinte et le baiser de Phil.

- Ron a de nouvelles chaussures, annonça-t-il en caressant affectueusement le ventre rebondi de sa compagne.

- Je les ai déja vues.

- Dis-lui qu'elles lui donnent une démarche d'enfer.

«a lui fait plaisir.

- ah oui ?

- «a le fait se sentir noir.

- Mais il est noir.

- …videmment.

Phil et elle rejoignirent Ron et les Padrakian autour d'une table en forme de fer a cheval qui pouvait accueillir sept personnes.

S'asseyant auprès de Jean Padrakian afin de lui souhaiter la bienvenue dans sa nouvelle vie, Ellie lui prit la main et la serra comme celle d'une soeur qu'elle n'aurait pas vue depuis beau temps et dont le contact l'aurait réconfortée. Elle possédait une singulière chaleur qui mettait rapidement les gens a l'aise.

Phil la contempla avec amour, fierté - et un peu de jalousie pour son sens des relations humaines.

Finalement, toujours accroché au vague espoir de retrouver un jour son ancienne vie, incapable d'accepter totalement la nouvelle existence qu'on lui offrait, Bob Padrakian déclara:

- Nous avons tout perdu. Tout. Bon, d'accord, j'ai un autre nom, une autre carte d'identité, et un passé que nul ne pourra mettre en doute. Mais qu'est-ce qui se passe, ensuite ? Comment vais-je gagner ma vie ?

- Nous aimerions que vous travailliez pour nous, dit Phil. Si vous ne le désirez pas... nous vous installerons ailleurs, avec un capital de base pour vous remettre a flot.

Vous pourrez vivre totalement hors de la résistance. On vous obtiendra mame un bon emploi.

- Mais vous ne connaatrez plus jamais la paix, continua Ron, parce qu'a présent, vous savez que personne n'est a l'abri dans le nouvel ordre du monde.

- C'est votre exceptionnel talent en matière d'informa-tique et celui de Jean qui vous ont valu vos ennuis, reprit Phil. Et nous n'avons jamais assez de ce genre de talents.

Bob fronça le sourcil.

- qu'est-ce que nous serions censés faire, exactement ?

- Les harceler, encore et toujours. Vous infiltrer dans leurs ordinateurs pour savoir qui se trouve sur leurs listes noires. Sortir ces personnes de leur chemin, chaque fois que c'est possible, avant que le couperet ne tombe.

Détruire les casiers judiciaires illégaux constitués a l'en-contre de citoyens innocents, seulement coupables de posséder des opinions bien tranchées. Il y a énormément de travail.

Bob jeta un coup d'oeil dans les profondeurs du mobile home, vers les deux personnes qui s'activaient encore devant leur écran.

- Vous semblez bien organisés et bien financés. Est-ce que vous disposez de capitaux étrangers ? (Il jeta un regard lourd de sous-entendus a Ron Truman.) quoi qu'il puisse se passer en ce moment dans ce pays, et quoi qu'il puisse arriver dans l'avenir, je me considère et me considérerai toujours comme américain.

Ron abandonna son accent anglais pour celui des bayous de Louisiane.

- Je suis aussi américain qu'une tarte a la langouste, Bob. (Il adopta les intonations de la Virginie profonde.) Je peux vous réciter n'importe quel passage des écrits de Thomas Jefferson. Je les ai tous appris par coeur. Il y a un an et demi, je n'aurais pas pu vous en sortir la moindre phrase. Maintenant, le recueil de ces oeuvres est devenu ma bible.

- Nous nous finançons en volant les voleurs, expliqua Ellie. Nous manipulons leurs archives informatiques et transférons leur argent sur nos comptes, de bien des manières que vous trouveriez sans doute ingénieuses. De toute façon, il y a tellement de trous dans leur comptabilité que la moitié du temps, ils ne se rendent mame pas compte qu'on les vole.

- Voler les voleurs ? répéta Bob. quels voleurs ?

- Les politiciens. Les agences gouvernementales qui disposent de " caisses noires " pour des projets secrets.

Le trottinement rapide de quatre petites pattes annonça l'arrivée de Killer qui revenait de la chambre a coucher, a l'arrière, oa il avait fait la sieste. Il se faufila sous la table, faisant sursauter Jean Padrakian, et fouettant de sa queue les jambes de tout un chacun. S'insérant entre la table et le banc, il posa les pattes avant sur les genoux du jeune Mark.

L'enfant eut un petit rire ravi et se trouva immédiatement gratifié d'un vigoureux coup de langue au visage.

- Comment il s'appelle ?

- Killer, répondit Ellie.

- Il n'est pas méchant, hein ? s'inquiéta Jean.

Phil et Ellie échangèrent un coup d'oeil et un sourire.

- Killer est notre ambassadeur de bonne volonté, répondit le premier. Depuis qu'il a gracieusement accepté

ce poste, nous n'avons pas eu la moindre crise diploma-tique.

Depuis dix-huit mois, Killer ne se ressemblait plus. Il n'était plus brun, fauve, noir et blanc, comme a l'époque oa il s'appelait Rocky, mais entièrement noir. Chien inco-gnito. Errant en fuite. Toutou masqué. Boule de fourrure fugitive. Phil avait déja décidé que lorsqu'il se raserait la barbe (bientôt), ils permettraient aussi a la robe de l'animal de retrouver progressivement ses couleurs d'origine.

- Nous vivons a une époque oa la technologie de pointe permet a une poignée de totalitaristes de suborner une société démocratique et de contrôler avec une grande subtilité une bonne partie du gouvernement, de l'économie et de la culture, Bob, reprit Ron, revenant au sujet principal de la discussion. S'ils en contrôlent trop pendant trop longtemps, sans opposition, ils deviennent plus audacieux. Veulent tout contrôler, chaque aspect de la vie des gens. Et le temps que le grand public se rende compte de ce qui s'est passé sa capacité de résistance lui a été

arrachée. Les forces rÎunies contre lui sont invincibles.

- a ce moment-la, le contrôle subtil laisse la place a l'exercice officiel d'un pouvoir absolu, ajouta Ellie. C'est alors qu'ils ouvrent leurs camps de " rééducation " pour nous aider, nous autres, ‚mes égarées, a retrouver le droit chemin.

Bob la contemplait, choqué.

- Vous ne croyez pas réellement que quelque chose d'aussi extrame pourrait se produire ici ?

Plutôt que de répondre, Ellie soutint son regard, jusqu'a ce qu'il e˚t le temps de réfléchir aux terribles injustices déja commises envers lui et sa famille, qui les avaient menés en cet endroit, a ce moment de leur existence.

- Bon Dieu, murmura-t-il, avant de baisser les yeux sur ses mains croisées pensif.

Jean regarda son fils, qui caressait et grattait joyeusement Killer, puis elle jeta un coup d'oeil au ventre arrondi d'Ellie.

- Notre place est ici, Bob, dit-elle. C'est notre avenir.

Une bonne chose. Ces gens-la ont de l'espoir, et nous avons énormément besoin d'espérer. (Elle se tourna vers Ellie.) quand doit arriver le bébé ?

- Dans deux mois.

- Garçon ou fille ?

- Une petite fille.

- Vous avez déja choisi son prénom ?

- JenniferCorrine.

- C'est joli, approuva Jean.

Ellie sourit.

- En mémoire de la mère de Phil et de la mienne.

- Nous avons effectivement de l'espoir, dit Phil a Bob Padrakian. Plus qu'assez pour faire des enfants et continuer a vivre, mame dans la résistance. Parce que la technologie moderne a aussi ses bons côtés. Vous le savez.

Vous aimez ça autant que nous. Ses bienfaits surpassent largement ses inconvénients. Mais il y aura toujours des Hitler en herbe. alors, il nous appartient de livrer une nouvelle sorte de guerre, oa l'on gagne plus de batailles par la connaissance que par les armes.

- Bien que les armes y aient parfois leur place, conclut Ron.

Bob contempla le ventre tendu d'Ellie, puis se tourna vers son épouse.

- Tu es s˚re ?

- Ils ont de l'espoir, répéta simplement Jean.

Son mari acquiesça.

- alors, c'est l'avenir.

Plus tard, a l'approche du crépuscule, Phil, Ellie et Killer allèrent se promener sur la plage.

Le soleil était énorme, très bas et très rouge. Il disparaissait rapidement derrière l'horizon, a l'ouest.

Vers l'est, sur l'atlantique, le ciel se faisait vaste, profond - d'un pourpre sombre. Les étoiles arrivaient pour permettre aux marins de trouver leur route sur une mer inconnue.

Phil et Ellie discutèrent de Jennifer Corrine et de tous les espoirs qu'ils entretenaient pour elle, de chaussures, de bateaux et de cire a boucher, de choux et de rois. Ils se relayaient pour lancer une balle, mais Killer ne permettait a nul autre que lui de la rapporter.

Phil, qui avait naguère été Michael et le fils du mal, puis Spencer, si longtemps emprisonné au sein d'une nuit de juillet, passa un bras autour des épaules de son épouse.

En contemplant les étoiles éternelles, il comprit que la vie des hommes était libre des chaanes du destin. Sauf sur un point: la destinée humaine était d'atre libre.

Il s'assombrille, (teinte, tinte)

tout ceci notre monde amusanimal.

James Joyce,

Finnegans Wake'.

POSTFaCE

Il n'existe pas de premier assistant du ministre de la Justice. J'ai créé le poste de Thomas Summerton afin de ne mettre dans l'embarras aucun employé fédéral.

Les techniques de surveillance high-tech mentionnées dans cette histoire sont réelles, nullement fictives. Le traitement d'une image filmée par satellite et colossalement agrandie serait plus long a obtenir que dans ma description, mais en cette matière, la technologie rattrape rapidement la fiction.

Il serait également possible de créer une arme laser ali-mentee par énergie nucléaire et de la placer sur orbite.

Mais, qu'une puissance mondiale dispose d'ores et déja d'un système tel que Godzilla est pure spéculation de ma part.

Les manipulations de données et les invasions de systèmes informatiques dépeints dans cette histoire sont toutes possibles. Pour des raisons de lisibilité, toutefois, j'en ai simplifié les détails techniques.

La loi sur la confiscation des biens dont est victime Harris Descoteaux est authentique. Elle est de plus en plus utilisée contre des citoyens innocents. Dans l'intérat du récit, j'ai pris quelques libertés avec la manière dont elle s'applique a Harris et la vitesse avec laquelle se produit sa chute. La récente décision de la Cour suprame, exigeant une audience avant que la confiscation ne prenne effet, n'est pas une protection suffisante au sein d'une démocratie. L'audience aura lieu devant un juge qui, si l'on se fie a de nombreux précédents, prendra le parti du gouvernement. En outre, il n'est pas toujours nécessaire de fournir la moindre preuve contre le propriétaire, ni d'accuser ce dernier du moindre crime.

La propriété de la branche davidienne de Waco, Texas, a réellement existé. Il est prouvé que David Koresh la quittait régulièrement et aurait pu atre arraté de manière conventionnelle. a la suite de l'assaut fédéral, on s'est aperçu que les membres de la secte possédaient moitié

moins d'armes par personne que le citoyen moyen du Texas. Il est également prouvé qu'avant l'assaut, les services de protection de l'enfance du Texas avaient mené

une enquate sur les accusations de viols de mineurs pesant sur les membres de la secte et les avaient jugées dénuées de fondement. En revanche, que le gouvernement espér‚t se servir des davidiens comme d'un précédent pour appliquer la loi sur la confiscation aux groupements religieux est pure spéculation.

Je juge personnellement les croyances de la branche davidienne assez curieuses et mame parfois détestables.

Je ne vois cependant pas en quoi ces croyances justifiaient qu'elle soit prise pour cible par la justice.

Le comportement criminel des agences fédérales décrit dans ce roman ne sort pas entièrement de mon imagination. Les assauts paramilitaires contre des particuliers sont, a notre époque, une réalité.

L'histoire fait référence a un événement authentique: Randy et Vicky Weaver, ainsi que leur fils Sammy, s'étaient retirés dans une propriété isolée de huit hectares, en plein Idaho, afin d'échapper au stress de la vie urbaine et de mettre en pratique une vague croyance dans le sépa-ratisme blanc. En tant que séparatistes, ils n'estimaient pas que les membres d'une autre race dussent atre persécutés ou asservis - mais que les différentes races devaient vivre séparées. Certaines sectes religieuses noires défen-dent des idées similaires. Bien qu'a mon avis des personnes aux idées aussi étroites soient terriblement ignorantes, la Constitution des …tats-Unis leur donne le droit de vivre comme elles l'entendent, de mame qu'elle donne aux amish celui de vivre entre eux, tant qu'ils ne contreviennent pas a la loi. L'aTF et le FBI (pour des raisons encore obscures) en sont arrivés a la conclusion erronée que Mr Weaver défendait la suprématie de la race blanche et était donc dangereux. Des agents lui ont tendu des pièges a plusieurs reprises et ont fini par l'accuser d'une violation technique des lois sur les armes. Sa convocation au tribunal portait la date du 20 mars alors que le procès était fixé au 20 février. Les prosecutors fédéraux reconnaissent que Mr Weaver n'a pas été

informé correctement, mais comme il ne s'est pas présenté au tribunal a la date prévue, il a été condamné par défaut.

En ao˚t 1992, des agents fédéraux armés de M16

munis de viseur laser ont assiégé la propriété des Weaver.

Sammy, ‚gé de quatorze ans a été abattu dans le dos.

Mrs Weaver, qui se tenait sur le pas de sa porte avec la petite Elisheba, un bébé de dix mois, dans les bras, a reçu une balle en pleine tate. Le chien de la famille a eté touché au flanc, puis achevé alors qu'il tentait de s'enfuir.

Par la suite, des agents conduisant des sortes de chars d'assaut ont roulé a plusieurs reprises sur son cadavre.

En juillet 1993, un jury de l'Idaho a déclaré Mr Weaver innocent du meurtre d'un marshal des …tats-Unis (tué

durant l'assaut), innocent de toute conspiration visant a provoquer une confrontation avec le gouvernement, et innocent de toute complicité de meurtre ou incitation au meurtre. Le jury s'est affirmé particulièrement choqué du fait que le gouvernement ait tenté de faire passer les Weaver pour des néo-nazis, alors qu'ils n'entretenaient nullement de telles opinions.

Gerry Spence, l'avocat de la défense, a déclaré par la suite: " aujourd'hui, un jury a statué qu'on n'a pas le droit de tuer quelqu'un sous prétexte qu'on porte un insigne, ni de tenter de dissimuler ces homicides en poursuivant des innocents en justice. a présent, qu'allons-nous faire en ce qui concerne la mort de Vicky Weaver assassinée avec un bébé dans les bras, et celle de Sammy Weaver, un enfant abattu dans le dos ? quelqu'un doit répondre de ces meurtres. "

a l'heure oa j'écris ces lignes, le gouvernement fédéral se garde encore de rechercher une véritable justice. Si justice est jamais rendue dans l'affaire Weaver, ce sera certainement gr‚ce a l'action du prosecutor du comté de Boundary, en Idaho.